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     Date : 19990519

     Dossier : IMM-4318-98

OTTAWA (Ontario), le 19 mai 1999

EN PRÉSENCE DE Monsieur le juge Rouleau

ENTRE :


MOHANAMBIKAI GENGESWARAN,

NILANI GENGESWARAN,

URVASI GENGESWARAN,

KASTHURI GENGESWARAN,

     demanderesses,

ET :


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.


ORDONNANCE

[1]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée pour être réexaminée par un tribunal différemment constitué.

     " P. ROULEAU "

     _________________

                                             JUGE

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.

     Date : 19990519

     Dossier : IMM-4318-98

ENTRE :

MOHANAMBIKAI GENGESWARAN,

NILANI GENGESWARAN,

URVASI GENGESWARAN,

KASTHURI GENGESWARAN,

     demanderesses,

ET :


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section du statut de réfugié (SSR) a statué, le 29 juillet 1998, que les demanderesses n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention.

[2]      Les demanderesses, des citoyennes du Sri Lanka, sont une femme tamoule et ses trois enfants âgées de douze ans, neuf ans et un an. Elles prétendent avoir une crainte subjective et fondée de persécution en raison de leur appartenance à un certain groupe social, soit celui des Tamouls de Jaffna, et des opinions politiques qu'on leur attribue. La demanderesse adulte affirme qu'elle a peur que les policiers l'arrêtent si elle est renvoyée dans son pays. De plus, ses enfants, en particulier son aînée, pourraient être recrutés par les Tigres libérateurs de l'Eelam Tamoul (LTTE).

[3]      Le mari de la demanderesse adulte a été enlevé par le LTTE en septembre 1997 et contraint à travailler dans un camp. Elle n'a pas eu de nouvelles de lui depuis. Après l'enlèvement de son mari, la demanderesse adulte est partie avec ses trois filles pour Colombo avec l'aide des amis de son mari. Elle a obtenu un billet de médecin pour la cadette de ses filles, ce qui lui a permis de traverser les points de contrôle militaires avec ses filles. Arrivées à Colombo, les demanderesses sont demeurées chez un autre ami de la famille qui est propriétaire d' une auberge. La demanderesse adulte a alors communiqué avec son frère en Allemagne pour obtenir de l'aide financière.

[4]      Selon le FRP de la demanderesse adulte, le 15 novembre 1997, ses filles et elle habitaient toujours à l'auberge lorsque les policiers sont arrivés et ont rassemblé les Tamouls pour les amener au poste de police. La demanderesse adulte a été interrogée et menacée. Elle a également été fouillée à nu et elle a dû tourner en rond, les mains derrière la tête, devant un policier. Après avoir été détenues pendant deux jours, la demanderesse adulte et ses filles ont été libérées grâce à un pot-de-vin versé par l'ami avec de l'argent qu'il avait obtenu de son frère. Avant de relâcher la demanderesse adulte, les policiers ont pris ses empreintes digitales et l'ont obligée à signer un document qu'elle ne pouvait pas lire puisqu'il était écrit en singhalais. Elle affirme avoir signé ce document sous la pression pour recouvrer leur liberté. La demanderesse adulte et ses filles se sont ensuite enfuies du Sri Lanka avec l'aide de son frère qui était en Allemagne.

[5]      La Commission a statué que les demanderesses n'étaient pas des réfugiées au sens de la Convention étant donné leur manque de crédibilité lors de leur témoignage et le fait que, si elles avaient une crainte fondée de persécution dans le nord du Sri Lanka, une possibilité raisonnable de refuge intérieur s'offrait à elles à Colombo.

[6]      Les questions en litige sont les suivantes :

     1)      La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en omettant d'évaluer le risque que l'aînée soit persécutée en étant recrutée de force par le LTTE?
     2)      La Commission a-t-elle pris sa décision en ce qui concerne la PRI sans tenir compte de la preuve qui lui était soumise ?

[7]      À l'audience, la demanderesse adulte a déclaré qu'elle avait peur que ses enfants, en particulier l'aînée, soient recrutées de force par le LTTE. La Commission a reconnu cette crainte, mentionnant que l'enfant appartenait à la limite inférieure du groupe d'âge visé. Elle n'a cependant pas tranché la question de savoir si elle avait une crainte fondée de persécution.

[8]      Dans l'affaire Iruthayathas c. M.C.I., (1994), 82 F.T.R. 150, le juge Reed a statué que lorsque la Commission concentre son attention sur la situation du demandeur principal et n'évalue pas la possibilité que les enfants soient persécutés, elle commet une erreur qui commande l'annulation de sa décision.

[9]      Dans la décision de la Commission, il est mentionné que le sort des revendications des demanderesses mineures dépend du témoignage de la demanderesse adulte. Le manque de crédibilité et l'existence d'une PRI raisonnable signifient donc que les revendications des demanderesses mineures doivent également être rejetées.

[10]      À mon avis, la Commission n'a pas bien évalué la possibilité que l'aînée soit recrutée par le LTTE. Suivant la preuve documentaire, les jeunes Tamoules âgées d'à peine dix à douze ans sont recrutées; divulgation supplémentaire de l'agent d'audience (janvier 1998, p. 4.2.1 à 4.2.2). L'aînée de la demanderesse adulte a douze ans. La Convention est un document axé sur l'avenir. C'est pourquoi, il n'est pas suffisant de déclarer que l'enfant appartient à la limite inférieure du groupe d'âge visé, car si c'est le cas, elle fera partie de ce groupe au cours des prochaines années. Il ne suffit donc pas de simplement déclarer qu'elle appartient à la limite inférieure de ce groupe d'âge et de refuser ensuite sa demande. En omettant d'étudier convenablement sa demande, la Commission a, comme dans l'affaire Iruthayathas, commis une erreur qui commande l'annulation de sa décision.

[11]      En l'espèce, la Commission a jugé que de nombreuses questions de crédibilité et de plausibilité se posaient, mais elle a choisi de plutôt se concentrer sur l'existence d'une PRI à Colombo. Le critère à appliquer pour déterminer s'il existe une PRI a été établi par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Rasaratnam, [1992] 1 C.F. 706 et clarifié dans l'affaire Thirunavukkarasu, [1994] 1 C.F. 589. Dans l'affaire Rasaratnam, le juge Mahoney a statué qu'il s'agissait d'un critère à deux volets :

         En premier lieu, la Commission doit être convaincue, d'après la preuve qui lui est soumise, que les circonstances dans la partie du pays où le demandeur aurait pu se réfugier sont suffisamment sécuritaires pour permettre à l'appelant de " jouir des droits fondamentaux de la personne ".         
         En deuxième lieu, la situation dans cette partie du pays doit être telle qu'il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s'y réfugier.         

[12]      Dans l'affaire Thirunavukkarasu, le juge Linden a clarifié davantage le second volet de ce critère :

         Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s"agit d"un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C"est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur ...         
         La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l"autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S"il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu"il s"expose à un grand danger physique ou qu"il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer.              

[13]      Lors de son examen, la Commission a jugé que la demanderesse adulte ne correspondait pas à la description d'une jeune Tamoule recherchée par les autorités en qualité de terroriste présumée du LTTE. Pour cette raison, ajoutée au fait qu'il leur est facile d'établir leur identité auprès des autorités, la Commission a conclu qu'il existait simplement une faible possibilité que les demanderesses aient une crainte fondée de persécution. La Commission a souligné qu'il y a une forte population de Tamouls à Colombo et elle a déclaré que le propriétaire de l'auberge pourrait venir en aide aux demanderesses si elles retournaient à Colombo. La Commission a conclu que ce dernier facteur place les demanderesses dans une situation différente de celle des personnes qui risquent de ne pas avoir de possibilité raisonnable de refuge à Colombo parce qu'elles ne bénéficient d'aucune aide. À mon avis, la conclusion de la Commission est manifestement déraisonnable.

[14]      Premièrement, il existait une preuve documentaire, dont la Commission n'a pas discuté, suivant laquelle les jeunes Tamoules et leurs enfants sont recrutés par le LTTE pour participer à des activités terroristes. Bien que la Commission ne soit pas tenue de fournir des explications relativement à chacun des éléments de preuve, elle doit s'attarder aux éléments qui contredisent sa conclusion pour ce qui est des questions importantes. Comme l'a déclaré le juge Evans dans l'affaire Cepeda-Gutierrez, (6 octobre 1998, IMM-596-98) :

         Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.         

[15]      Je suis d'accord avec le juge Evans. L'absence de toute analyse de la preuve documentaire qui contredit directement la conclusion de la Commission que les demanderesses ne correspondent pas à la description des personnes soupçonnées de participer à des activités terroristes permet à cette Cour d'" inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée ' sans tenir compte des éléments dont il [disposait] ' ".

[16]      Deuxièmement, la Commission a conclu que les demanderesses n'ont pas une crainte fondée de persécution parce que seuls les Tamouls originaires du nord qui arrivent à Colombo sont soupçonnés d'être membres du LTTE. La Commission n'a mentionné aucune preuve documentaire pour appuyer cette conclusion. En fait, comme le signalent les demanderesses, il existe une preuve documentaire contradictoire suivant laquelle [Traduction] " Les organismes de défense des droits de la personne de Colombo affirment que les Tamouls qui arrivent de l'extérieur et qui résident à Colombo sont soupçonnés à cause de la menace que le LTTE représente dans la ville ... ". Le même raisonnement s'applique en l'espèce. Le fait que la Commission a omis de tenir compte de la preuve documentaire qui existait à ce sujet et qui contredit carrément sa conclusion permet à la Cour d'inférer que la Commission a tiré une conclusion de fait erronée.

[17]      Enfin, la Commission a tenu compte de l'opinion exprimée par Bruce Mathews dans une lettre récente concernant la situation actuelle à Colombo et ne l'a pas rejetée. Dans cette lettre, il fait remarquer que [Traduction] " Colombo risque de ne pas offrir une possibilité raisonnable de refuge intérieur à quelqu'un qui arrive dans cette ville et n'y connaît personne ". La Commission a ensuite déclaré que la demanderesse adulte ne se trouvait pas dans cette situation puisqu'elle avait déjà demeuré dans l'auberge d'une personne à Colombo et que cette personne pouvait lui venir en aide. Toutefois, à mon avis, l'existence d'une possibilité raisonnable de refuge ne tient pas simplement au fait qu'un ami d'un ami a aidé la demanderesse adulte, il y a déjà plus d'un an, dans un environnement politique explosif. Une relation plus proche doit être établie. Néanmoins, sur ce point, la Commission possède un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d'examiner et d'apprécier la preuve comme elle le juge indiqué.

[18]      La Commission a omis d'évaluer le risque que les enfants soient persécutés et a commis une erreur en concluant qu'il existait une possibilité raisonnable de refuge intérieur étant donné qu'il est possible d' inférer que la Commission a rendu sa décision sans tenir compte d'une preuve documentaire pertinente.

[19]      Dans ses motifs, la Commission a passé beaucoup de temps à signaler les nombreux doutes qu'elle avait en ce qui concerne la crédibilité et la plausibilité du témoignage de la demanderesse adulte. Elle a pourtant décidé de fonder sa décision seulement sur la question de l'existence d'une PRI. Étant donné cette décision et les erreurs mentionnées plus haut, la conclusion de la Commission ne peut être maintenue.



[20]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

     " P. ROULEAU "

                                         JUGE

OTTAWA (Ontario)

Le 19 mai 1999

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NUMÉRO DU GREFFE :                      IMM-4318-98     

INTITULÉ DE LA CAUSE :                  Mohanambikai Gengeswaran                                  et autres c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                  Le 5 mai 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR M. le juge Rouleau

EN DATE DU :                          19 mai 1999

ONT COMPARU :     

Me Michael Battista                          Pour les demanderesses

Me Ian Hicks                              Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Michael F. Battista

Toronto (Ontario)                          Pour les demanderesses

Me Morris Rosenberg

Sous-procureur

général du Canada                          Pour le défendeur

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