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Date : 20050117

Dossier : T-1018-04

Référence : 2005 CF 47

OTTAWA (ONTARIO), LE 17 JANVIER 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LUC MARTINEAU

ENTRE :

                                       LA SUCCESSION DE JULIETTE THIBAULT

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                La demanderesse sollicite, en application des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, le contrôle judiciaire d'une décision rendue le 13 avril 2004 par l'honorable R.G. Conant, agissant comme membre désigné de la Commission d'appel des pensions (la CAP), qui lui avait refusé l'autorisation d'interjeter appel d'une décision du tribunal de révision (le tribunal) en date du 13 novembre 2003.

[2]                Mme Juliette Thibault est née le 14 novembre 1914. Elle a versé des cotisations au Régime de pensions du Canada (le RPC) de 1966 à 1976 inclusivement. Elle est devenue admissible à des prestations de retraite du RPC lorsqu'elle a pris sa retraite, mais elle n'a pas présenté de demande à ce moment-là, ni par la suite.

[3]                L'alinéa 44(1)a) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8 (la Loi) prévoit qu'une pension de retraite est payée à un cotisant qui a atteint l'âge de soixante ans, mais, selon le paragraphe 60(1) de la Loi, aucune prestation n'est payable à une personne sous le régime de la Loi sauf si demande en a été faite par elle ou en son nom et si le paiement en a été approuvé en vertu de la Loi.

[4]                Mme Juliette Thibault est décédée le 27 février 2002 à l'âge de 87 ans.

[5]                En mars 2002, le ministre du Développement des ressources humaines du Canada (DRHC) recevait de Keith Veinot, fils de Mme Juliette Thibault et son exécuteur testamentaire, une demande après décès en date du 26 mars 2002, pour le versement d'une pension de retraite au nom de Juliette Thibault.


[6]                Selon le paragraphe 60(2) de la Loi, une demande de prestation, présentée par une succession, qui aurait été payable pour un mois à une personne décédée, laquelle, avant son décès, aurait eu droit, sur approbation d'une demande, au paiement de cette prestation, peut être approuvée si elle est présentée dans les douze mois suivant le décès de cette personne. Selon le paragraphe 60(5) de la Loi, une demande de prestation présentée par une succession est réputée avoir été reçue le jour du décès.

[7]                Par ailleurs, selon le paragraphe 67(3) de la Loi :

dans le cas où le requérant a atteint l'âge de 65 ans avant la réception de la demande, la pension est payable et commence avec le dernier en date des mois suivants :

a)          le douzième mois précédant le mois suivant celui au cours duquel la demande a été présentée ou le mois de janvier 1995;

b)          le mois au cours duquel le requérant atteint l'âge de soixante-cinq ans; ou

c)          le mois choisi par le requérant dans la demande.

[8]                L'article 2 de la Loi définit ainsi le mot « requérant » : personne ou ayants droit qui ont fait une demande de prestation. Cela dit, le paragraphe 67(3) de la Loi emploie, dans sa version anglaise, l'expression « person who has applied » , c'est-à-dire, en d'autres termes, le requérant (Meyer c. Canada (Procureur général), [2003] A.C.F. no 346 (C.A.F.) (QL)).

[9]                La demande présentée par la succession de Mme Thibault a été approuvée avec date de prise d'effet en mars 2001. DRHC a donc versé à la succession de Mme Thibault une pension de retraite après décès qui comprenait onze mois de prestations rétroactives.


[10]            Le 13 mai 2002, M. Veinot priait DRHC de [traduction] « réexaminer le dossier de ma mère et voir si vous pourriez faire quelque chose pour m'aider à recouvrer la pension de retraite qu'elle avait le droit de recevoir sur plusieurs années mais qu'elle n'a pas reçue » . Le 21 mai 2002, DRHC envoyait à M. Veinot une lettre expliquant que la Loi n'autorise un paiement rétroactif de prestation que pour un maximum de onze mois, étant donné que sa mère avait plus de 65 ans lorsque la demande avait été reçue. Le 27 mai 2002, M. Veinot demandait à DRHC de réexaminer la date de prise d'effet de la pension de retraite. Le 20 juin 2002, DRHC informait M. Veinot que sa demande avait été réexaminée et que la décision refusant d'autres paiements rétroactifs était maintenue. Par avis d'appel en date du 24 juin 2002, M. Veinot, en tant qu'administrateur de la succession de Juliette Thibault, informait le Bureau du Commissaire des tribunaux de révision qu'il souhaitait faire appel de la décision à un tribunal de révision constitué en vertu de l'article 82 de la Loi (le tribunal).

[11]            Le 13 novembre 2003, le tribunal concluait que la période de rétroactivité était limitée à onze mois, en application du paragraphe 67(3) de la Loi. Le tribunal déclarait qu'il était lié par l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Meyer, précitée, où elle avait jugé que la limite de douze mois appliquée à la rétroactivité des prestations, limite prévue par le paragraphe 67(3) de la Loi, s'appliquait aux demandes présentées par les successions. Sur ce point, la Cour d'appel fédérale s'exprimait ainsi :


La demanderesse affirme que le paragraphe 67(3) ne s'applique pas aux ayants droit et qu'il s'applique uniquement aux demandes qui sont faites par des personnes vivantes. La demanderesse affirme que, selon cette interprétation, la limite de douze mois établie à l'alinéa 67(3)a) à l'égard de la rétroactivité des prestations ne s'applique pas en l'espèce. Elle déclare que la succession de sa mère devrait avoir droit à la rétroactivité pour une vingtaine d'années, soit la période qui s'est écoulée entre la date à laquelle sa mère a atteint l'âge de soixante-cinq ans et celle de son décès, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.

Il est reconnu que, dans la mesure où le paragraphe 67(3) était destiné à s'appliquer aux ayants droit, il a été mal rédigé. Néanmoins, je suis porté à conclure que cette disposition s'applique de fait aux demandes présentées par des ayants droit et que la limite de douze mois établie à l'égard de la rétroactivité des prestations s'applique en l'espèce.

L'argument de la demanderesse est fondé sur la version anglaise du paragraphe 67(3). La demanderesse affirme que le début de cette disposition indique l'intention de limiter son application aux requérants qui sont des « personnes » par opposition à des « ayants droit » . Toutefois, la version française du paragraphe 67(3) emploie le mot « requérant » , soit un terme plus général, englobant tant une personne qu'un ayant droit. Le paragraphe 2(1) définit les mots « requérant » et « applicant » :

"requérant" Dans la partie II :

a)              personne ou ayants droits qui on fait une demande de prestation;

"applicant" means, in Part II:

(a)             a person or an estate that has applied for a benefit,

...

La lecture de la version française montre clairement que, même si les paragraphes 67(1) et (2), par leurs termes exprès, ne s'appliquent pas aux ayants droit, le paragraphe 67(3) s'applique à la catégorie plus générale des requérants au sens du paragraphe 2(1), c'est-à-dire aux ayants droit ainsi qu'aux personnes vivantes. La meilleure interprétation, dans le cas du paragraphe 67(3), est celle qui est plus générale plutôt qu'une interprétation stricte.

Une interprétation du paragraphe 67(3) qui englobe les demandes présentées par des ayants droit évite un résultat absurde. Si le paragraphe 67(3) s'appliquait uniquement aux demandes qui sont faites par des personnes vivantes, les requérants vivants n'auraient droit qu'à une période rétroactive de douze mois, alors que dans le cas de demandes présentées par des ayants droit, aucune limite ne serait établie à l'égard de la rétroactivité. Il serait manifestement absurde d'interpréter la législation comme accordant aux survivants ou aux bénéficiaires d'une succession des avantages plus généreux que ceux qui sont accordés aux cotisants vivants.

[12]            Par demande en date du 11 février 2004, M. Veinot, exécuteur testamentaire de Juliette Thibault, demandait à la CAP l'autorisation d'en appeler. L'honorable R.G. Conant, agissant comme membre désigné de la CAP (le juge saisi de la demande d'autorisation), lui a refusé l'autorisation d'interjeter appel le 13 avril 2004 au motif que [traduction] « il est clair que le paragraphe 67(3) de la Loi impose le versement de prestations à compter du douzième mois précédant le mois suivant celui au cours duquel la demande a été présentée. Puisque la demande a été présentée en mars 2002 et que la retraitée est décédée en février, le mois antérieur, aucun argument défendable ni aucun point de droit ne peut être avancé en vue de paiements allant au-delà des onze mois déjà payés » .

[13]            La demanderesse voudrait maintenant une ordonnance annulant la décision du juge saisi de la demande d'autorisation, ainsi qu'une ordonnance lui accordant l'autorisation de faire appel de la décision du tribunal. Subsidiairement, elle voudrait une ordonnance annulant la décision contestée et une ordonnance renvoyant l'affaire à la CAP pour réexamen.

[14]            D'abord, il convient de noter que, comme on peut le lire dans la décision Paproski c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2000] A.C.F. no 859 (C.F. 1re inst.) (QL) et dans l'arrêt Rafuse c. Canada (Commission d'appel des pensions), [2002] A.C.F. no 91 (C.A.F.) (QL), la Cour n'a pas compétence pour rendre une ordonnance accordant l'autorisation d'interjeter appel devant la CAP. La Cour ne peut qu'annuler la décision contestée et renvoyer l'affaire à la CAP pour réexamen.


[15]            Deuxièmement, la décision du juge saisi de la demande d'autorisation est sujette au contrôle judiciaire de la Cour fédérale (Martin c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [1999] A.C.F. no 1972 (C.A.F.) (QL)). Lorsqu'elle examine une demande de contrôle judiciaire selon les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour ne peut simplement infirmer ou annuler la décision du seul fait qu'elle serait arrivée à une conclusion autre. Selon l'avocat de la demanderesse, la demande d'autorisation soulève principalement des questions de droit ou des questions mixtes de droit et de fait. Une pure question de droit est décidée selon la norme de la décision correcte. Cependant, la Cour a déjà jugé que c'est la norme de la décision raisonnable simpliciter qui semble indiquée lorsque la décision contestée ne concerne pas uniquement une question de droit (Callihoo c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. no 612 (C.F. 1re inst.) (QL); Davies c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [1999] A.C.F. no 1514 (C.F. 1re inst.) (QL); Rafuse c. Canada (Commission d'appel des pensions), [2000] A.C.F. no 1178 (C.F. 1re inst.) (QL); Wihksne c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. no 1178 (C.F. 1re inst.) (QL); Martin, précité, au paragraphe 9).

[16]            Troisièmement, le contrôle d'une décision qui porte sur une demande d'autorisation de faire appel à la CAP fait généralement intervenir deux aspects :


a)          Le juge saisi de la demande d'autorisation a-t-il appliqué le bon critère - c'est-à-dire, s'est-il demandé si la demande soulève un argument défendable sans par ailleurs évaluer le fond de la demande? Sur ce point, une procédure d'autorisation de faire appel est une étape préliminaire qui précède l'audition de la demande au fond. C'est un premier obstacle, et un obstacle moindre, pour le demandeur par rapport à celui qu'il doit franchir lorsque l'appel est jugé au fond (Kerth c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [1999] A.C.F. no 1252 (C.F. 1re inst.) (QL)). Au stade de la demande d'autorisation, le demandeur n'a pas à établir le bien-fondé de ses prétentions.

b)          Le décideur a-t-il commis une erreur de droit ou a-t-il mal apprécié les faits lorsqu'il s'est demandé si un argument valable avait été soulevé? Sur ce point, la Cour a reconnu par le passé (décision Callihoo, précitée, au paragraphe 19) que, si des preuves nouvelles sont produites avec la demande et/ou si la demande soulève un point de droit ou d'importants points de fait que n'a pas examinés adéquatement le tribunal de révision dans sa décision, alors un argument défendable est soulevé qui mérite examen. Par ailleurs, en accord avec la norme de contrôle applicable dans un tel cas, la Cour doit s'abstenir de modifier la décision du juge de ne pas accorder l'autorisation de faire appel si cette décision est appuyée par des motifs pouvant résister à une analyse assez poussée.

[17]            En l'espèce, le juge saisi de la demande d'autorisation a manifestement appliqué le bon critère, c'est-à-dire celui de savoir si la demande soulevait un argument défendable. Je suis également d'avis que les motifs exposés par lui pour refuser l'autorisation peuvent résister à une analyse assez poussée. Le tribunal a estimé que l'arrêt rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Meyer, précitée, disposait des points soulevés ici par la demanderesse. La demanderesse ne met pas en doute la conclusion principale du tribunal selon laquelle l'arrêt Meyer permet de dire si le paragraphe 67(3) de la Loi limite la période de rétroactivité. Par ailleurs, la demande d'autorisation ne met pas sérieusement en doute le raisonnement juridique à l'origine de l'arrêt Meyer, ni ne conteste que les circonstances de la présente affaire et celles de l'affaire Meyer sont les mêmes. À mon avis, le juge saisi de la demande d'autorisation n'a pas commis d'erreur de droit ni n'a agi déraisonnablement lorsqu'il a estimé que la demanderesse ne pouvait soulever aucun argument défendable ni aucune question de droit en vue d'obtenir des prestations dépassant la période de onze mois. En l'espèce, le juge saisi de la demande d'autorisation a considéré qu'il était clair que le paragraphe 67(3) de la Loi impose le versement de prestations à compter du douzième mois précédant le mois suivant celui au cours duquel la demande a été présentée. Autrement dit, le juge a conclu que, contrairement à ce qu'affirmait la demanderesse, il n'y avait pas d'erreur de droit dans la décision du tribunal, une décision fondée sur l'arrêt Meyer, et il n'y avait donc pas d'argument défendable.


[18]            Quoi qu'il en soit, même si je présume pour les fins du débat que le point soulevé dans la demande d'autorisation présentée par la demanderesse à la CAP devrait être décidé au fond selon la norme de la décision correcte, la demanderesse ne m'a pas persuadé qu'elle peut opposer un argument défendable du seul fait que les motifs exposés par le juge ne font pas mention du paragraphe 44(1) ni du paragraphe 60(2) de la Loi. Il est évident que l'absence de cette mention n'a aucun effet sur la période de rétroactivité du versement de prestations, laquelle est clairement limitée par l'alinéa 67(3)a) de la Loi. Le paragraphe 44(1) de la Loi est simplement une disposition générale selon laquelle une pension de retraite doit être versée à un cotisant qui a atteint l'âge de 60 ans. Manifestement, cette disposition est subordonnée aux autres dispositions de la Loi, à savoir les paragraphes 60(2) et 67(3). S'agissant du paragraphe 60(2) de la Loi, son effet se limite à l'approbation d'une demande de prestations. Cependant, une fois la demande approuvée, l'établissement de la date de prise d'effet ou de la période de rétroactivité est une autre affaire. Sur ce point, le paragraphe 67(3) de la Loi a pour effet de limiter la période de rétroactivité à un maximum de douze mois.

[19]            Finalement, je suis d'avis qu'aucune erreur de fait ou de droit sujette à révision n'a été commise et que je ne puis modifier la décision du juge. La demande sera donc rejetée. Le défendeur aura droit aux dépens.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La demande est rejetée, avec dépens en faveur du défendeur.

                                                                                 « Luc Martineau »                       

                                                                                                     Juge                                 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1018-04

INTITULÉ :               LA SUCCESSION DE JULIETTE THIBAULT c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                              HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 11 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 17 JANVIER 2005

COMPARUTIONS :

CHARLES DEMOND                                                 POUR LA DEMANDERESSE

FLORENCE CLANCY                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CHARLES DEMOND                                                 POUR LA DEMANDERESSE

BEDFORD (N.-É.)

JOHN H. SIMS, c.r.                                         POUR LE DÉFENDEUR

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA


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