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Date : 20051216

Dossier : IMM-6490-04

Référence : 2005 CF 1700

Ottawa (Ontario), 16 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

MANUEL JOAO ANTONIO

demandeur

et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Le demandeur, M. Manuel Joao Antonio, est citoyen angolais. Il est arrivé au Canada en provenance du Portugal au mois de mai 2000, et il a soumis une demande d'asile fondée sur la crainte alléguée d'être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social, celui des déserteurs. Il affirme que s'il retournait en Angola, le gouvernement le poursuivrait ou l'exécuterait pour désertion.

[2]         Le ministre a comparu à l'audience et a soutenu que le demandeur était exclu de la protection de la loi parce qu'il existait des raisons sérieuses de penser qu'il avait commis des crimes contre l'humanité au sens de l'article 1(F) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (28 juillet 1951) (la Convention), annexé à la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.R.C., 1985, ch. I-2 (LIPR).

[3]         Dans une décision en date du 7 juillet 2004, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a jugé (a) que le demandeur n'étaitni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger et (b) qu'il était exclu, aux termes de l'article 1(F) de la Convention, de la protection prévue par la LIPR. La présente demande de contrôle judiciaire vise cette décision.

Les questions litigieuses

[4]         Le demandeur ne conteste pas la conclusion de la Commission qu'il n'est pas une personne à protéger mais, relativement à la conclusion qu'il est exclu de la protection de la LIPR en vertu de l'article 1(F) de la Convention, il soulève la question suivante :

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en statuant que l'armée angolaise est une organisation « visant principalement une fin limitée et brutale » ?

Les dispositions législatives applicables

[5]         Les dispositions législatives se rapportant aux questions soulevées par la présente demande sont reproduites à l'annexe A jointe aux présents motifs.

Analyse

(a)         Y a-t-il lieu de rejeter la demande en raison de l'omission du demandeur de contester la décision inclusive?

[6]         Dans ses motifs, la Commission a examiné la preuve présentée par le demandeur au sujet de son service militaire et de sa désertion, et elle a conclu, de façon générale, que ses prétentions n'étaient pas crédibles. La Commission a indiqué, notamment :

Après avoir examiné l'ensemble de la preuve dont il a été saisi, le tribunal conclut qu'il n'existe pas de possibilité sérieuse que le demandeur d'asile soit persécuté pour l'un des motifs prévus par la Convention, s'il retourne en Angola. En outre, le tribunal conclut que le demandeur n'a pas la qualité de personne à protéger, dans la mesure où son renvoi en Angola ne l'exposerait pas personnellement à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités, et qu'il n'existe aucun motif sérieux de croire qu'il y serait personnellement exposé au risque d'être soumis à la torture.

[7]         Cette conclusion (qualifiée de décision inclusive) était distincte de la suivante (qualifiée de décision exclusive) :

Le tribunal conclut également que l'alinéa 1Fa) de la Convention sur les réfugiés s'applique au demandeur d'asile [...] et qu'en vertu de l'article 98 de la LIPR, le demandeur n'a donc pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[8]         L'article 98 de la LIPR énonce que les personnes visées aux sections E ou F de l'article premier de la Convention ne peuvent avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. Par conséquent, la Commission n'a à se prononcer sur l'exclusion que si elle conclut qu'un demandeur pourrait autrement avoir droit à la protection en vertu des articles 96 ou 97 de la LIPR. Lorsqu'elle estime, comme en l'espèce, que le demandeur n'est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, elle n'a pas, à strictement parler, à examiner la question de l'exclusion en application de l'article 98 de la LIPR et de l'article premier de la Convention. Il s'ensuit que, si la décision inclusive de la Commission n'est pas erronée, toute erreur que pourrait renfermer la décision exclusive serait sans conséquence.

[9]         Le demandeur a concédé, dans ses observations orales, que la décision inclusive détermine l'issue de la demande, ce qui signifie qu'au présent stade de l'instance l'issue du contrôle judiciaire ne fait aucun doute : la demande sera rejetée, que la décision exclusive de la Commission soit ou non entachée d'erreur. Toutefois, le demandeur prie la Cour de contrôler cette dernière décision en raison de ses répercussions sur d'autres questions d'immigration. Par exemple, si la décision est maintenue, le demandeur sera assujetti à l'alinéa 112(3)c) de la LIPR s'il fait une demande d'examen des risques avant renvoi, alinéa qui prévoit que l'asile ne peut être conféré au demandeur débouté au titre de l'article 1(F) de la Convention. De plus, la décision de la Commission ferait obstacle à toute enquête sur l'admissibilité (par. 35(1) de la LIPR) qui pourrait se tenir à son égard, notamment dans le cadre d'une demande en tant que membre de la catégorie des époux au Canada.

[10]       Le défendeur conteste la gravité des conséquences découlant de la décision exclusive et m'exhorte à ne pas entendre l'argumentation relative à cette question et à ne pas me prononcer sur elle parce qu'elle est sans rapport avec la demande de contrôle judiciaire.

[11]       De façon générale, j'estime que la Cour doit éviter de s'engager dans des débats théoriques. En l'espèce, il y a lieu de rejeter la demande, et le demandeur lui-même l'a reconnu. Toutefois, je pense qu'en raison des circonstances particulières de l'affaire et de la gravité des conséquences découlant de la décision exclusive il est indiqué d'examiner les arguments du demandeur.

(b)         La décision exclusive de la Commission est-elle entachée d'une erreur?

[12]       Pour juger que le demandeur était exclu de la protection de la Loi en vertu de l'article applicable de la Convention et de l'article 98 de la LIPR, la Commission s'est appuyée sur deux conclusions déterminantes :

  • le demandeur avait servi activement dans les forces armées régulières de l'Angola;

  • l'armée angolaise pouvait être considérée comme une organisation qui « vise principalement des fins limitées et brutales » (Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.F.)).

[13]       Le demandeur ne conteste pas la première conclusion, mais il soutient que la Commission a erronément conclu que l'armée angolaise était une organisation qui visait principalement des fins limitées et brutales, affirmant qu'il s'agissait d'une armée nationale qui accomplissait le mandat légitime de fournir des services militaires aux citoyens du pays. Le demandeur reconnaît que les forces armées ont effectivement commis des crimes contre l'humanité, mais il trouve à redire à la conclusion de la Commission qu'il s'agissait là des « fins » visées par l'armée.

[14]       Il est bien établi en droit que la simple appartenance à une organisation qui commet des crimes contre l'humanité n'est pas suffisante pour exclure un demandeur (Ramirez, précité; Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993), 21 Imm. L.R. (2d) 221 (C.A.F.)). Comme la Cour l'a indiqué dans Yogo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 655, au par. 19 :

... lorsque rien ne prouve que le demandeur a participé directement à la perpétration de crimes contre l'humanité, il est important de reconnaître la distinction entre une organisation dans laquelle la perpétration de tels crimes fait partie, de façon continue et régulière, de son fonctionnement et une organisation poursuivant une fin unique et brutale.

[15]       Toutefois, lorsque l'organisation n'a pour ainsi dire pas d'autres fins que des fins limitées et brutales, on peut raisonnablement conclure que tout membre de l'organisation commet des crimes contre l'humanité. Naturellement, il s'agit d'une présomption qui peut être réfuté par la preuve du rôle particulier du membre concerné. En l'espèce, le demandeur ne conteste pas la conclusion de la Commission selon laquelle il a servi activement dans les forces armées angolaises. Par conséquent, si la Commission n'a pas commis d'erreur en déterminant que l'armée angolaise poursuivait principalement une fin limitée et brutale, il s'ensuit que sa décision exclusive n'est pas déraisonnable.

[16]       Le demandeur cite diverses décisions à l'appui de sa position, mais chacune d'elles présente des faits qui la distinguent de la présente espèce et ne peut donc être d'un grand secours au demandeur.

  • Dans Saridag c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 85 F.T.R. 307 (1re inst.), le juge McKeown semble affaiblir substantiellement la présomption établie par l'arrêt Ramirez, précité, mais selon moi, la portée de cette décision - portant qu'on ne pouvait considérer qu'un jeune garçon ayant servi dans un groupe paramilitaire de l'âge de onze ans à l'âge de treize ans s'était rendu complice des crimes commis par le groupe - se limite aux faits particuliers en cause. Le juge McKeown a beaucoup insisté sur le jeune âge et la capacité mentale du demandeur (au par. 9).

  • Balta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 91 F.T.R. 81 (1re inst.) semble aussi limiter voire éliminer la présomption formulée dans Ramirez, précité. Le juge Wetston y a rejeté la conclusion de la Commission selon laquelle l'appartenance à l'armée serbe suffisait pour établir que le demandeur appuyait les actes haineux commis par l'armée. Cependant, cette position du juge se fondait sur l'absence complète d'éléments de preuve permettant à la Commission « de conclure raisonnablement à la connaissance suffisante et à la participation personnelle » du demandeur (par. 17). En l'espèce, de nombreux éléments de preuve indiquent que le demandeur aurait dû être au courant des crimes commis par l'armée angolaise et bien que la Commission n'ait pas fait le lien entre ces éléments de preuve et la complicité de l'intéressé, leur existence suffit à distinguer la présente espèce de l'affaire Balta.

  • Dans Yogo, précité, la juge Hansen a estimé que la Commission n'avait pas relevé d'éléments de preuve pouvant étayer la conclusion que les forces de sécurité dont le demandeur faisait partie poursuivaient une « fin limitée et brutale » . En l'espèce, toutefois, la Commission a cité maints éléments de preuve lui permettant de déterminer que l'armée angolaise visait une telle fin, notamment l'existence d'une politique de la « terre brûlée » visant à faire disparaître toute opposition. De fait, la Commission a signalé qu'il était impossible de distinguer les actes de violence politique commis par l'armée des crimes violents de droit commun. L'armée tuait « systématiquement » .

[17]       Le demandeur fait mention d'un seul but légitime poursuivi par l'armée angolaise pendant la période où il servait dans ses rangs, celui de la défense nationale. À l'appui de cet argument, il cite deux phrases tirées de la volumineuse preuve documentaire affirmant que le rôle de l'armée angolaise consistait à protéger le pays contre les menaces extérieures. Toutefois, la preuve documentaire démontre amplement que, pendant la période de guerre civile au cours de laquelle le demandeur a servi dans les forces armées, les activités militaires visaient à écraser l'UNITA et à terroriser la population. Fait important, aucun élément de preuve documentaire n'établit que l'armée ait eu d'autres activités à cette époque.

[18]       Compte tenu de la preuve dont la Commission fait état, je ne suis pas convaincue qu'il était déraisonnable de décrire l'armée angolaise comme une organisation poursuivant une « fin limitée et brutale » . J'estime donc que la Commission avait des « des raisons sérieuses de penser » que le demandeur était complice des crimes de l'armée en raison de son service continu et volontaire dans ses rangs et dans ses ramifications paramilitaires.

[19]       Par conséquent, la Commission n'a pas commis d'erreur en concluant que le demandeur était exclu de la protection de la Loi en application de l'article 1(F).

Conclusion

[20]       Pour ces motifs, la demande sera rejetée. Les parties n'ayant pas soumis de question pour certification, aucune question ne sera certifiée.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  1. Aucune question de portée générale n'est certifiée.

     « Judith A. Snider »

__________________________

     Juge

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


ANNEXE « A »

aux Motifs de l'ordonnance et ordonnance en date du 16 décembre 2005

dans

MANUEL JOAO ANTONIO

et

LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

Loi sur l'Immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre;

b) occuper un poste de rang supérieur -- au sens du règlement -- au sein d'un gouvernement qui, de l'avis du ministre, se livre ou s'est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l'humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre;

...

98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

...

112(3) L'asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

...

c) il a été débouté de sa demande d'asile au titre de la section F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés;

...

L'Article premier de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) Qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiés;

c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

Immigration and Refugee Protection Act, 2001, c. 27

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; or

...

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

...

112(3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person

...

(c) made a claim to refugee protection that was rejected on the basis of section F of Article 1 of the Refugee Convention; or

...

Article 1 of the United Nations Convention relation to the Status of Refugees

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

(b) he has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

(c) he has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-6490-04

INTITULÉ :                                        MANUEL JOAO ANTONIO c. LE SOLLICITEUR                                                                           GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                13 décembre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE                         Juge Snider

EN DATE DU :                                   16 décembre 2005

COMPARUTIONS :

Michael Korman                                                POUR LE DEMANDEUR

Lorne McClenaghan                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Otis & Korman                                                 POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

                                                                                                                                                           

John H. Sims, C.R.                                            POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

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