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Date : 20060614

Dossier : IMM-5417-05

Référence : 2006 CF 749

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

ENTRE :

JIMMY SINOHE PIMENTEL COLMENARES

et KEYLA ELIZABETH ANTUNEZ GIL

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs, Jimmy Sinohe Pimentel Colmenares et Keyla Elizabeth Antunez Gil, sont mari et femme. Leurs demandes d’asile à titre de réfugié ou de personne à protéger ont été rejetées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) dans une décision rendue à Calgary le 18 août 2005.   

 

 

Contexte

[2]               Les demandeurs sont entrés au Canada en provenance du Venezuela via les États‑Unis en 2004. À leur arrivée, ils ont raconté que, en raison de leurs activités politiques en opposition au régime du président Chavez, ils avaient été victimes de harcèlement, d’intimidation et d’attaques physiques visant principalement M. Pimentel.   

 

[3]               Dans son témoignage devant la Commission, M. Pimentel a déclaré être un membre actif du parti d’opposition « Primero Justicia » et détenir le rang de [traduction] « coordonnateur de projet du budget participatif » dans l’État de Zulia. Une lettre du parti Primero Justicia confirme le rôle de premier plan que jouait M. Pimentel et, dans une deuxième lettre, son travail politique a été décrit de la manière suivante :

[traduction]

La présente certifie que le citoyen vénézuélien Jimmy Sinohe Pimentel Colmenares, titulaire de la carte d’identité numéro 11.766.851, exerçant la profession d’ingénieur, appartient au parti politique Primero Justicia depuis 2000.

 

Le citoyen Jimmy Pimentel a travaillé à titre de coordonnateur du budget participatif et du contrôle pour l’État de Zulia de septembre 2001 au 15 janvier 2004, date à laquelle il a dû quitter le poste et le pays parce qu’il était persécuté par les agents du gouvernement du président Chavez qui l’ont agressé physiquement en plusieurs occasions et qui l’ont également menacé de mort, car son idéologie et ses valeurs politiques s’opposaient au régime en place.

 

Le travail du coordonnateur Jimmy Pimentel est reconnu jusque dans les secteurs les plus humbles de l’État de Zulia, où il a créé des groupes de travail communautaire ayant pour tâche de préserver les droits civils et économiques des citoyens assurés par les lois vénézuéliennes. Il a également participé activement aux activités générales de notre parti, autant dans l’État de Zulia que dans d’autres organisations.

 

Les actes de violence et de persécution ainsi que les meurtres commis par les partisans du gouvernement du président Chavez contre les membres de notre parti ont augmenté de manière alarmante au cours des derniers mois. Ces actes se sont produits dans tout le territoire national et ils visaient tant des figures publiques comme le coordonnateur Jimmy Pimentel que des militants de rang inférieur.

 

D’autres documents soumis en preuve devant la Commission montrent que M. Pimentel agissait fréquemment, du moins entre mars 2002 et novembre 2003, à titre de commentateur à la télévision, se prononçant sur des questions politiques. 

 

[4]               M. Pimentel a relaté deux évènements graves où des partisans de Chavez s’en étaient pris violemment à lui. Lors du premier, cinq « bolivariens » armés l’ont battu dans le but de l’empêcher de recueillir des signatures en faveur d’un référendum visant à faire tomber le gouvernement Chavez. Cette agression a été suffisamment grave pour que M. Pimentel quitte la région afin d’obtenir des soins médicaux pour ses blessures qui l’ont immobilisé pendant sept (7) jours. Il affirme que cet évènement a été suivi d’appels lors desquels sa femme et lui ont été menacés de mort s’il ne cessait pas ses activités politiques.  

 

[5]               Quand M. Pimentel est revenu dans sa ville de résidence pour déposer une plainte officielle relativement à l’agression, la police lui a répondu qu’elle ne mènerait pas d’enquête sur l’affaire. Deux semaines plus tard, il prétend avoir été la cible de coups de feu pendant qu’il conduisait. Encore une fois, la police n’a pas donné suite à son appel au sujet de cet évènement. Le même jour, quelqu’un l’a appelé pour le menacer, lui disant que sa tête serait pendue à un arbre. C’est à ce moment que les demandeurs ont fui le Venezuela.  

 

Décision de la Commission

[6]               Il ressort clairement de la décision de la Commission que celle‑ci a jugé crédible le témoignage de M. Pimentel au sujet de ses activités politiques ainsi que de l’intimidation et de la violence dont il a été victime. Chose certaine, la décision ne comporte aucune réserve au sujet de la crédibilité de M. Pimentel et les évènements qu’il a relatés sont dûment notés.  

 

[7]               La Commission semble avoir rejeté les demandes d’asile des demandeurs pour le motif qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) et « qu’aucune violation systématique des droits de la personne n’est commise à l’endroit des membres et des militants de base des partis d’opposition » au Venezuela. La Commission a également caractérisé les liens de M. Pimentel avec Primero Justicia de « subalternes », ce qui ne ferait pas de lui une cible des partisans de Chavez s’il retournait au Venezuela. En ce qui concerne la PRI dont pourraient se prévaloir les demandeurs, la Commission a laissé entendre que Caracas ou Valencia constituerait un asile. 

 

Questions

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle dans son traitement de la preuve concernant les activités politiques de M. Pimentel?

 

2.         La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les demandeurs disposaient d’une PRI?

 

Analyse   

[8]               Il a été convenu que, pour ce qui est des conclusions de fait et celles fondées sur la preuve tirées par la Commission, la norme de contrôle applicable est la décision manifestement déraisonnable : voir Offei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. n2000, 2005 CF 1619, particulièrement les paragraphes 10-15, et Crespo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. n849, 2005 CF 672. Dans cette dernière affaire, dont les faits étaient semblables à ceux en l’espèce, la juge Carolyn Layden‑Stevenson a conclu que la Commission n’avait pas tenu compte d’un document-clé (malgré un examen par ailleurs complet de la preuve documentaire) et avait mal interprété la preuve devant elle, de sorte qu’il avait été jugé que la demanderesse disposait d’une PRI alors qu’il n’en existait pas. En conséquence, la décision de la Commission dans cette affaire a été annulée. 

 

[9]               Comme dans les affaires mentionnées ci-dessus, la décision de la Commission comporte de graves lacunes rendant nécessaire le renvoi de l’affaire pour un nouvel examen sur le fond.

 

[10]           De toute évidence, la Commission n’a pas traité correctement la question du rôle politique de M. Pimentel au sein du mouvement d’opposition politique au Venezuela. Même si ces éléments de preuve auraient pu être portés à la connaissance de la Commission d’une bien meilleure façon, le dossier révèle néanmoins que M. Pimentel n’était certainement pas un membre « subalterne » ou un militant « de base » de Primero Justicia. Son statut en tant qu’activiste politique était beaucoup plus considérable que ne l’a jugé la Commission – du moins dans l’État de Zulia – et son rôle était suffisamment important pour que les partisans du régime de Chavez le prennent personnellement pour cible. Il ne semble pas s’agir ici d’une situation où une personne se trouve simplement au mauvais endroit au mauvais moment.  

 

[11]           La décision de la Commission ne fait aucune mention des lettres corroborantes de Primero Justicia ni des éléments de preuve montrant qu’il était une personnalité publique en raison de son travail de commentateur d’opposition à la télévision. Ces éléments de preuve étaient essentiels et contredisaient directement la conclusion de la Commission selon laquelle M. Pimentel était un membre subalterne du parti. En conséquence, la Commission était tenue de prendre en compte ces éléments de preuve et l’omission de ce faire constitue un type d’erreur sur lequel la Cour s’est penchée dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. n1425, dans laquelle le juge John Evans a conclu au paragraphe 27 : 

27.       Finalement, je dois me demander si la section du statut a tiré cette conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] ». À mon avis, la preuve était si importante pour la cause du demandeur que l'on peut inférer de l'omission de la section du statut de la mentionner dans ses motifs que la conclusion de fait a été tirée sans tenir compte de cet élément. Il est d'autant plus facile de tirer cette inférence parce que la Commission a traité dans ses motifs d'autres éléments de preuve indiquant que le retour à Mexico ne constituerait pas un préjudice indu. L'affirmation « passe‑partout » selon laquelle la Commission a examiné l'ensemble de la preuve dont elle était saisie n'est pas suffisante pour empêcher de tirer cette inférence, compte tenu de l'importance de cette preuve pour la revendication du demandeur.

 

[12]           En l’espèce, la Commission n’a pas expliqué comment elle en était venue à la conclusion que M. Pimentel jouait un rôle politique subalterne ou de base. Les seuls éléments de preuve dont disposait la Commission à ce sujet indiquaient le contraire de cette conclusion. En outre, la théorie d’engagement politique subalterne était contredite par toute l’attention qu’avaient accordée les partisans de Chavez à M. Pimentel. À mon avis, la Commission avait l’obligation d’examiner soigneusement la preuve décrivant le rôle politique de M. Pimentel ainsi que son statut d’opposant politique au régime de Chavez. L’omission par la Commission de mentionner cette preuve indique qu’elle a tiré une conclusion de fait erronée, sans tenir compte des éléments dont elle disposait.  

 

[13]           La façon dont la Commission a abordé la question de la PRI est également problématique. Quand M. Pimentel a été interrogé au sujet de la possibilité de trouver asile à l’extérieur de l’État où il habitait, il a témoigné :

[traduction]

Q.                    Maintenant, si vous deviez retourner au Venezuela, pourriez-vous vous installer ailleurs au Venezuela? Il y a de nombreuses villes auxquelles vous pouvez penser, où vous seriez à l’abri des personnes que vous craignez?

 

COMMISSAIRE : Peut-être devriez-vous suggérer un ou deux endroits, disons Caracas ou Valencia.

 

RÉVÉREND MCLEOD: Merci Monsieur, je choisirai ces deux‑là.

 

COMMISSAIRE : Et, en général, n’importe où en dehors de Zulia.

 

LE DEMANDEUR :    Non, je ne peux pas – j’ai été persécuté dans

l’État de Zulia et au Venezuela principalement en raison de mon opposition au gouvernement. Et depuis janvier de cette année, après les modifications apportées au code pénal, je ne pourrais plus manifester aucune forme d’opposition au gouvernement, pas plus que je ne pourrais adhérer à n’importe quel parti politique parce que maintenant le gouvernement a légalement le droit de me torturer, de me persécuter ou de me faire du mal. Et pour moi, retourner maintenant dans un autre État, tous les États au Venezuela – bien à l’exception d’un seul État, tous les États du Venezuela sont aux mains du gouvernement. Si je devais retourner, je devrais renoncer à mon droit implicite établi dans la législature nationale – établi dans la législation nationale relative à la charte internationale des droits de la personne, qui prévoit que j’ai le droit d’avoir une opinion politique, d’exercer des activités politiques. Si je devais renoncer à ce droit, peut‑être que je pourrais être – que je pourrais avoir une sorte de – que je pourrais être relativement en sécurité, mais je ne renoncerai pas à ce en quoi je crois, à mes valeurs, à mon droit; je ne renoncerai pas à mon opposition ferme au gouvernement (incompréhensible) parce que je crois que c’est un système totalitaire qui viole les droits de la personne.

 

 

[14]           Il est difficile de comprendre comment M. Pimentel pourrait se trouver en sécurité où que ce soit dans le pays étant donné que ses persécuteurs sont des partisans du gouvernement national et que la police, qui n’a apparemment pas donné suite à ses plaintes, fait partie de l’appareil de protection étatique – à moins, bien sûr, que M. Pimentel ne soit prêt à abandonner son action en faveur d’un changement politique. Cependant, la loi n’exige pas qu’une victime de persécution fondée sur un motif politique abandonne nécessairement son engagement dans l’activisme politique afin de vivre en sécurité dans un pays comme le Venezuela : voir Ahmed c. Secretary of State for the Home Department, [1999] E.W.J. no 5882 (C.A. britannique). La décision de la Commission ne comporte aucune analyse de la preuve de M. Pimentel à cet égard et elle ne comprend aucune appréciation du risque auquel seraient exposés les demandeurs s’ils retournaient au Venezuela et si M. Pimentel reprenait ses activités politiques. L’omission de prendre en compte le témoignage de M. Pimentel selon lequel il reprendrait ses activités politiques s’il retournait au Venezuela constitue également une erreur susceptible de contrôle relativement à la question de la PRI. Cette conclusion est appuyée par la décision Malik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. n297, 2002 CFPI 223, dans laquelle le juge John O’Keefe formule les observations suivantes au paragraphe 28 :

28.       Je suis d'avis que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle dans son évaluation de la PRI à Kotli. La transcription révèle que le demandeur a témoigné qu'il rencontrerait les mêmes problèmes dans cette ville plus grande. Si c'est vrai, Kotli ne constituerait pas une PRI pour le demandeur. La Commission n'a pas semblé aborder dans sa décision le fait que le demandeur ferait face aux mêmes problèmes dans la ville plus grande. Les observations se trouvant à la page 2 de la décision mentionnée précédemment semblent appuyer le témoignage du demandeur. Je conclus donc que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle relativement à la question de la PRI.

 

[15]           Pour les motifs énoncés ci‑dessus, il est nécessaire que la présente affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond. Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question à certifier et aucune question de portée générale n’est soulevée. 

 

 

JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE QUE la décision de la Commission soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond.

 

 

« Robert L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-5417-05

 

INTITULÉ :                                                               JIMMY SINOHE PIMENTAL COLMENARES ET AL.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 7 JUIN 2006 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 14 JUIN 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Poulton                                                             POUR LES DEMANDEURS

 

Sally Thomas                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mamann & Associates                                                  POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)                                                                    

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                                          

 

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