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Date : 20020403

Dossier : IMM-6593-00

Référence neutre : 2002 CFPI 370

ENTRE :

                              Houcine ALLEL

                             Lahouaria ABDOU

                                                               demandeurs

                                    et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                          ET DE L'IMMIGRATION

                                                                défendeur

                         MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE NADON


[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la « Section du statut » ), en date du 6 décembre 2000. La Section du statut a conclu que les demandeurs n'étaient pas crédibles et, par conséquent, elle a rejeté leurs revendications du statut de réfugié. La Section du statut a, de plus, conclu que le demandeur Houcine Allel (le « demandeur principal » ) était exclu de l'application de la Convention, en vertu de l'alinéa 1F a), puisqu'il y avait, selon la Section du statut, des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait été complice dans la commission de crimes contre l'humanité. Le texte de l'alinéa 1F a) de la Convention se lit comme suit:

F.    Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:

a)    Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

[...]

[2]                 Il n'est pas contesté qu'il n'y a aucune preuve au dossier que le demandeur principal aurait été l'auteur de crimes contre l'humanité. La Section du statut ne s'est attardée qu'à la complicité du demandeur principal.

[3]                 Les demandeurs, mari et femme, sont des citoyens de l'Algérie. M. Allel, né le 10 juillet 1963 à Oran, a été policier dans son pays de 1989 à 1996. Après un stage de 11 mois à l'école de police de Hydra, en banlieue d'Alger, il a été posté à la caserne de matériel de police d'Oran, où il a travaillé comme mécanicien et, par la suite, comme agent de bureau.

[4]                 Il a occupé ce poste à Oran pendant cinq ans et il a été par la suite muté, en janvier 1995, au poste de chauffeur au laboratoire scientifique de la police d'Oran. Le poste occupé par le demandeur principal était celui de chauffeur du commissaire principal au laboratoire de police. Ce laboratoire, selon le demandeur principal, était « attaché au commissariat de police Chateauneuf d'Oran » .


[5]                 Quelques mois après sa mutation, le demandeur principal découvre que les prisonniers détenus à Chateauneuf d'Oran sont torturés. Il donne, comme exemple, la situation de l'un de ses collègues de travail, qui a été arrêté parce qu'on le soupçonnait de terrorisme. Selon le demandeur principal, son collègue serait décédé suite aux mauvais traitements qu'on lui aurait faits en 1995 ou 1996.

[6]                 Le demandeur principal a témoigné qu'il s'est dès lors renseigné auprès d'un collègue, officier de police, pour savoir comment il pouvait démissionner. Il aurait été informé qu'il ne pouvait pas démissionner sans mettre sa vie en danger.

[7]                 C'est à compter de cette date que le demandeur a décidé de quitter l'Algérie. Il a quitté son pays le 24 août 1996 et est arrivé au Canada le 31 mai 2000, après avoir passé deux jours en Espagne, 15 jours en France et trois ans et demi aux États-Unis.

[8]                 Le deuxième demandeur est Mme Lahouaria Abdou, née le 20 septembre 1974 à Oran, Algérie. Elle a quitté son pays au mois de novembre 1999 pour arriver à New York le 20 novembre. Elle s'est mariée au demandeur principal au New Jersey et, par la suite, elle est entrée au Canada avec son mari le 31 mai 2000.


[9]                 Les deux demandeurs ont revendiqué le statut de réfugié lors de leur arrivée au Canada le 31 mai 2000. Il est à noter que Mme Abdou n'a pas revendiqué le statut de réfugié aux États-Unis, même si elle y a passé presque six mois. Quant au demandeur principal, il n'a pas revendiqué le statut de réfugié lors de son passage en Espagne et en France, mais il l'a revendiqué, sans succès, aux États-Unis en décembre 1997.

[10]            En premier lieu, la Section du statut a conclu que les demandeurs n'étaient pas crédibles et que, par conséquent, ils n'avaient pas démontré qu'ils avaient une crainte bien fondée de persécution en Algérie. Quant au demandeur principal, la Section du statut, à la page 6 de ses motifs, énonce ce qui suit:

Nous devons conclure, pour la revendication de monsieur, qu'il n'est pas crédible quant à sa crainte de persécution. Les agissements du revendicateur sont difficilement conciliables avec une personne qui craint pour sa vie. Il travaille pour les autorités policières, devient chauffeur du commissaire principal, entreprend des démarches en Tunisie, revient en Algérie, poursuit son travail et, à nouveau, il retourne en Tunisie pour obtenir un visa américain et il franchit deux pays européens sans réclamer la protection. Les explications données pour ne pas revendiquer ne passent pas la rampe et, au surplus, elles sont contradictoires.

[11]            Après lecture attentive de toute la preuve, je n'ai aucune hésitation à conclure que la conclusion de la Section du statut n'est nullement déraisonnable. La Section du statut pouvait, à mon avis, raisonnablement conclure que les explications du demandeur principal, concernant son omission de réclamer le statut de réfugié lors de son passage en Espagne et en France, n'étaient pas crédibles.

[12]            En ce qui a trait à Mme Abdou, la Section du statut, aussi à la page 6 de ses motifs, s'exprime comme suit:


Témoignage de madame Lahouaria Abdou:

Madame a raconté qu'elle ne veut pas subit [sic] les affres en Algérie. Elle a souligné qu'en juillet 1999, une vieille dame, qui avait l'habitude de critiquer les terroristes, fut retrouvée égorgée dans son appartement. Elle craint surtout les faux barrages que l'on dresse sur les routes. Ainsi, la demanderesse avoue que sa mère et elle-même ont déménagé à Arzew à la fin du mois d'août 1999 afin de se rapprocher de son lieu de travail. Elle mentionne avoir pris la décision de quitter en août 1999. Cela correspond avec la date indiquée par le revendicateur où il a souligné que les deux mères ont convenu de ce mariage en août 1999. Le déménagement coïncide avec la promesse de mariage. Madame semble s'appuyer sur son futur époux car elle arrive à New York le 20 novembre 1999 mais ne revendique pas à cet endroit, elle préfère venir au Canada car son mari en a décidé ainsi.

Ce mariage en est un de convenance. Le revendicateur l'a admis. Ils ne se connaissent pas si ce n'est que les deux mères sont des copines. Il a souligné que madame lui est promise depuis quelques mois.

Nous abondons dans le sens du revendicateur à l'effet que c'est un mariage de convenance, de raison. Ces explications données, nous ne pouvons que conclure que la demande de protection de madame n'est pas justifiée, ni fondée.

[13]            Plus loin, à la page 10 de ses motifs, la Section du statut ajoute ce qui suit:

La revendication de madame Abdou:

Madame allègue dans son récit se baser sur l'histoire de son époux mais en sus, elle ajoute un fait où une voisine fut égorgée et de plus elle craint les barrages routiers. À cet effet, elle déménage près de son lieu de travail.

N'eut été d'un éventuel mariage en Amérique du Nord, la demanderesse resterait toujours en Algérie. Le revendicateur principal a fait part que ce sont les deux mères des demandeurs qui ont convenu du mariage. Devant cet état de fait, le tribunal ne peut que conclure qu'il s'agit d'un mariage de raison car ils ne se connaissaient pas de l'aveu du revendicateur principal avant l'automne 1999. Il ne s'agit pas d'élaborer davantage.


[14]            Il est évident que la Section du statut n'a pas cru les explications de Mme Abdou concernant les raisons pour lesquelles elle aurait quitté l'Algérie. Selon la Section du statut, le motif véritable de son départ est le mariage qu'avaient orchestré sa mère et celle du demandeur principal. Encore une fois, après une lecture attentive de la preuve, je n'ai aucune hésitation à conclure que la conclusion à laquelle en arrive la Section du statut n'est nullement déraisonnable.

[15]            Le deuxième volet de la décision de la Section du statut concerne l'exclusion de demandeur principal du bénéfice de la protection accordée par la Convention, en raison de l'application de l'alinéa 1F a) de la Convention.

[16]            Comme premier argument, le demandeur principal soulève une question de justice naturelle, à savoir que le représentant de la Ministre, M. Louis Dubé, n'aurait pas démontré qu'il était autorisé à agir pour la Ministre. L'argument du demandeur principal se retrouve aux paragraphes 6 à 9 de son Mémoire amendé:

6.             En décembre 2000, M. Dubé est intervenu comme représentant de la Ministre dans un dossier devant la CISR où Me Sylvio Houle agissait pour le revendicateur. M. Dubé a invoqué les mêmes clauses Fa) et Fc). Me Houle lui a demandé de démontrer qu'il était désigné représentant de la Ministre et qu'il n'était plus agent d'audience comme auparavant. M. Dubé n'a pas pu démontrer qu'il était également autorisé à agir en tant que représentant de la Ministre ni à l'audience ni à date, selon Me Houle.

7.             Selon l'article 69(5) [sic s. 69.1(5)] de la Loi sur l'immigration, la Ministre peut intervenir dans une revendication. Lorsque celle-ci met en cause la section F du premier article de la Convention, elle peut déposer des pièces et interroger des témoins.

8.             N'étant pas dûment autorisé par la Ministre à être son représentant désigné, M. Dubé ne pouvait légalement intervenir dans l'audience des demandeurs ni soulever les clauses d'exclusion Fa) et Fc).

9.             La fausse représentation de M. Dubé est de telle envergure qu'elle vicie toute l'audience et compromet la bonne administration de la justice parce qu'il y a un abus de droit dans ce dossier.


[17]            La preuve au soutien des arguments du demandeur se retrouve à l'affidavit de Me Rachel Benaroch, l'ancien procureur des demandeurs (Me Benaroch représentait les demandeurs devant la Section du statut, et c'est elle qui a déposé la présente demande de contrôle judiciaire), en date du 5 février 2001. Me Benaroch affirme ce qui suit:

1.             Je suis l'avocate des demandeurs;

2.             Toutes les allégations au mémoire des demandeurs ayant trait à M. Dubé me sont parvenues directement de Me Sylvio Houle. Selon Me Houle, M. Dubé devait fournir à la CISR une preuve à l'effet qu'il était bel et bien représentant de la Ministre.

3.             Me Houle m'a informée récemment qu'il n'a reçu aucune preuve à cet effet depuis le mois de décembre 2000 et il semblerait la CISR non plus.

[18]            Il est évident, à la lecture de l'affidavit de Me Benaroch, qu'elle n'a pas connaissance personnelle des faits qu'elle relate. De toute façon, les faits contenus à son affidavit, même si elle en avait eu une connaissance personnelle, ne sont pas suffisants, à mon avis, pour démontrer que M. Dubé n'était pas habilité à agir comme représentant de la Ministre, conformément à l'avis d'intervention qu'il a déposé devant la Section du statut.

[19]            Ce premier argument est, à mon avis, sans mérite et il sera rejeté.

[20]            Comme deuxième argument concernant son exclusion, le demandeur principal soumet que la Section du statut a commis un certain nombre d'erreurs concernant les faits sur lesquels elle s'est appuyée pour l'exclure de la protection de la Convention. De plus, selon le demandeur principal, la Section du statut a commis plusieurs erreurs de droit.

[21]            Selon le défendeur, la Section du statut n'a commis aucune erreur sur les faits et, de toute façon, si erreurs il y a, ces erreurs ne sont nullement déterminantes. Quant aux erreurs de droit, le défendeur est d'avis que la Section du statut n'en a commis aucune.

[22]            Je commence par les erreurs de fait. Selon le demandeur principal, ces erreurs sont les suivantes:

1.         Qu'il était le chauffeur particulier du commissaire principal de police.

2.         Qu'il avait reçu sa formation de policier dans une école surnommée « l'École supérieure de torture » .

3.         Qu'il serait allé à la morgue où s'entassaient des corps.

[23]            Aux pages 1 et 2 de ses motifs, la Section du statut se contente d'affirmer que le demandeur principal a suivi un stage de formation et que par la suite, il fut affecté à Oran. Par ailleurs, à la page 9 de ses motifs, la Section du statut énonce ce qui suit:


[...] Il travaillait à Oran où il a reçu sa formation et dont la preuve documentaire affuble l'École supérieure de police de Chateauneuf du quolibet de l'École supérieure de torture. [...]

[24]            Je suis d'accord avec le demandeur principal que rien dans la preuve ne démontre qu'il aurait suivi un stage à un endroit surnommé « l'École supérieure de torture » .

[25]            À la page 2 de ses motifs, la Section du statut indique que le demandeur principal, à compter de janvier 1995, était le chauffeur du commissaire principal au laboratoire de police à Chateauneuf, à Oran. À la page 3, par ailleurs, la Section du statut indique que le demandeur principal était employé à titre de chauffeur du commissaire principal, présumément le commissaire principal du poste de police de Chateauneuf d'Oran, que la Section du statut qualifie comme étant « l'École supérieure de torture » . À la page 9 de ses motifs, la Section du statut énonce encore une fois que le demandeur principal était le chauffeur particulier du commissaire principal.

[26]            La troisième erreur factuelle soulevée par le demandeur principal concerne l'énoncé de la Section du statut, à la page 9 de ses motifs, à l'effet que le demandeur principal aurait été présent à la morgue « où s'entassaient des corps » . Le témoignage du demandeur, sur lequel s'appuie la Section du statut, se retrouve aux pages 85 et 86 de la transcription du 19 octobre 2000 (Dossier du tribunal, pages 434 et 435):

Q.            Est-ce que vous avez vu des interrogatoires autre que celui que vous avez entendu se faire torturer là?


R.            Non, j'ai jamais vu.

Q.            Est-ce que vous avez ...?

R.            Une fois j'ai été à Amor (phonétique), j'ai vu des terroristes jeter par terre, j'ai pas dormi.

Q.            Comment vous saviez que c'était des terroristes?

R.            Mes amis ils ont été pour faire, je sais pas, faire voir une autopsie comme ça les résultats, il m'ont dit c'est des terroristes et ils ont été abattus par balles par des groupes antiterroristes, j'ai pas dormi cette nuit-là.

Q.            Mais qui vous a dit c'est des ... d'autres policiers vous ont dit c'est des terroristes?

R.            C'est mes camarades, mes collègues dans le laboratoire. On a été sur place à la morgue.

-              Hum, hum.

R.            À l'hôpital.

Q.            Comment vous faites pour identifier une pile de cadavres et savoir que c'est des terroristes?

R.            Eux ils font, c'est leur boulot. Moi je suis rentré, je suis resté une seconde, je suis sorti. J'ai pas mangé ce jour là, j'ai pas dormi.


[27]            À la lecture de la transcription, il n'est pas évident, à mon avis, que la Section du statut a commis une erreur en affirmant que le demandeur principal avait été à la morgue « où s'entassaient les corps » . Le langage utilisé par la Section du statut n'est probablement pas aussi précis qu'il aurait dû l'être, mais le témoignage du demandeur principal, sur lequel s'appuie la Section du statut est à l'effet que lors d'une visite à la morgue, il a vu un certain nombre de corps « par terre » . Lorsque la Section du statut lui a demandé comment il faisait pour identifier « une pile de cadavres » , le demandeur principal a répondu que ce n'était pas son boulot, mais celui de certains de ses collègues dans le laboratoire. De toute façon, je suis satisfait que si la Section du statut a erré, l'erreur n'est nullement déterminante.

[28]            Quant à savoir si les erreurs de la Section du statut concernant l'employeur du demandeur principal et l'endroit où il a effectué son stage sont déterminantes, je traiterai de cette question plus loin dans mes motifs.

[29]            Quant aux erreurs de droit soulevées par le demandeur principal, elles sont au nombre de six. À mon avis, il n'est pas nécessaire d'examiner séparément chacune des erreurs soulevées puisqu'en fin de compte, ce que le demandeur principal reproche à la Section du statut c'est d'avoir mal compris et mal interprété les principes énoncés par la Cour d'appel fédérale relativement à l'exclusion d'une personne complice de crimes contre l'humanité.

[30]            Toute discussion de ce sujet doit commencer, à mon avis, par la décision de la Cour d'appel fédérale dans Bazargan c. M.E.I. (1996), 205 N.R. 282, où le juge Décary, après un examen minutieux de la jurisprudence pertinente, dont les décisions de la Cour d'appel fédérale dans Ramirez c. M.E.I., [1992] 2 C.F. 306, et Moreno et Sanchez c. M.E.I., [1994] 1 C.F. 298, explique, aux paragraphes 7 à 12, les principes applicables dans les termes suivants:


[7]           Le juge des requêtes a tiré des propos du juge MacKay dans l'affaire Gutierrez et al . c. Minister of Employment and Immigration (1994), 84 F.T.R. 227 (Div. 1ère inst.), le principe qu'il ne saurait y avoir complicité dans la commission d'un crime de nature internationale que si les trois conditions suivantes étaient remplies: 1) l'appartenance à un groupe qui, dans le cadres de ses activités continues et régulières, commet de telles infractions; 2) une participation personnelle et consciente; et 3) le défaut de se dissocier du groupe à la première opportunité raisonnable.

[8]           Nous ne croyons pas que telle lecture puisse être faite dans le contexte des propos du juge MacKay et quoi qu'il en soit, ce serait là donner aux arrêts de cette cour dans Ramirez, Moreno et Sivakumar une portée qu'ils n'ont pas et qu'ils ne sauraient avoir.

[9]           D'une part, en effet, il s'agissait, dans ces trois affaires, de revendicateurs qui étaient membres du groupe impliqué. La question de la complicité d'un non-membre ne se posait donc pas.

[10]         D'autre part, il est certain, à la lumière des propos du juge MacGuigan dans Ramirez, précité, que la cour a expressément refusé de faire de l'appartenance formelle à un groupe une condition d'application de la clause d'exclusion. Le juge MacGuigan prenait bien soin, en effet, à la page 320 C.F. de ses motifs, de préciser qu'il n'était

"pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire."

Il est vrai que parmi "les faits particuliers" de l'affaire dont le juge MacGuigan traitera plus avant dans ses motifs se trouvent le fait que Ramirez était effectivement un membre actif du groupe qui commettait les atrocités (l'armée salvadorienne) et le fait que Ramirez avait fait preuve bien tardivement de remords, mais ce sont là des faits qui aident à décider si la condition de participation personnelle et consciente est remplie, et non pas des conditions qui s'ajoutent à celle-ci. L'appartenance au groupe allégera, bien sûr, le fardeau de preuve incombant au Ministre en ce qu'elle permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente". Mais il s'impose de ne pas transformer en condition de droit ce qui n'est en réalité qu'une simple présomption de fait.

[11]         Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une "participation personnelle et consciente" puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'oeuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. Il n'est nul besoin d'être un membre pour être un collaborateur. La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318 C.F., "dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont". Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération.


[12]         Cela dit, tout devient question de faits. Le Ministre n'a pas à prouver la culpabilité de l'intimé. Il n'a qu'à démontrer - et la norme de preuve qu'il doit satisfaire est "moindre que la prépondérance des probabilités" (Ramirez, précité, à la p. 314 C.F.) - qu'il a des raisons sérieuses de penser que l'intimé est coupable.[...]     [le souligné est le mien]

[31]            Il est donc nécessaire, à ce stade, de résumer brièvement les faits qui ont mené la Section du statut à exclure le demandeur principal.

[32]            La Section du statut a commencé son analyse en examinant la documentation concernant la violation des droits humains par les autorités algériennes et, en particulier, par la police algérienne. Premièrement, la Section du statut a fait référence aux pièces M-7, M-9, M-10 et M-14, et plus particulièrement aux extraits suivants, cités à la page 8 de ses motifs:

« On estime à plus de 50,000 le nombre de morts. Aux crimes odieux et aux attentats aveugles des organisations islamistes armées ont succédé les exécutions sommaires perpétrées par les forces de l'ordre... Massacres et disparitions se multiplient. La torture est systématiquement appliquée dans les commissariats, les casernes et les prisons. »

[...]

« Comme les poursuites judiciaires leur paraissent trop compliquées et pas très consciencieuses, la police et les militaires préfèrent rendre justice eux-mêmes. Ils arrêtent des civils suspects, les interrogent, les torturent et en cas de doute les exécutent. » .

[...]

« Des centaines de témoignages transmis par des exilés, par des civils algériens de passage en Europe et qui n'ont pas d'appartenance politique ou encore recueillis sur place auprès des familles des victimes et des défenseurs des droits de l'homme, il apparaît que les forces engagées dans la lutte antiterroriste ont procédé à des exécutions de personnes suspectes d'appartenir ou de soutenir les groupes armés. La FIDH est en possession de centaines de noms de personnes qui auraient été tuées dans de telles circonstances par des forces régulières. »


[...]

« On the other hand, security forces have been implicated in torture, forced « disappearances » arbitrary killerys and extrajudicial executions on a scale that can only be characterized as systematic » .

[33]            De ces extraits, la Section du statut a conclu que la police algérienne, de façon claire et constante, était impliquée dans la violation des droits de la personne. Dans cette veine, la Section du statut a noté que le demandeur principal avait admis avoir entendu des cris et des hurlements venant de la caserne de Chateauneuf d'Oran. La Section du statut a aussi noté que le demandeur principal savait que les détenus étaient torturés à cet endroit. Pour compléter sa pensée relativement à la connaissance qu'avait le demandeur principal, la Section du statut énonce, à la page 8 de ses motifs, ce qui suit:

[...] Il a tenté de minimiser la chose en affirmant qu'il savait ce qui se passait mais pas à ce point. Cet aveu qu'il savait, sa réticence constante en cours d'audience à comprendre le sens réel de ce que le tribunal appelait les violations des droits de la personne ont affecté sa crédibilité.

[34]            La Section du statut a aussi noté que le demandeur principal était le chauffeur particulier du commissaire principal et qu'il devait avoir accès à de l'information privilégiée. Je note que la Section du statut ne précise pas si le demandeur principal était le chauffeur du commissaire principal de la caserne de Chateauneuf d'Oran ou du commissaire principal du laboratoire scientifique. Je reviendrai plus loin sur ce point.

[35]            De sa fonction, la Section du statut a conclu que le demandeur principal était sûrement « un homme loyal, discret et dévoué à son employeur, qui, en l'occurrence, occupe un poste important dans une machine qui ne respectait pas les droits de la personne » . Encore une fois, il n'est pas clair si la Section du statut avait en tête le commissaire principal de la caserne de police de Chateauneuf d'Oran ou le commissaire principal du laboratoire scientifique.

[36]            La Section du statut a aussi noté que le demandeur principal travaillait à Oran, où il avait reçu sa formation. Cela, évidemment, est une erreur, car le demandeur principal a témoigné qu'il avait reçu sa formation à l'École de police de Hydra, en banlieue d'Alger.

[37]            La Section du statut a aussi noté que le Chateauneuf d'Oran était surnommé « l'École supérieure de torture » . Cela est aussi une erreur, à mon avis, puisque, comme je l'ai mentionné plus tôt, il n'y a aucune preuve à cet effet. Il semble plutôt que c'est l'École de police de Chateauneuf d'Alger qui est surnommée « l'École supérieure de torture » .

[38]            La Section du statut a aussi conclu que la mutation du demandeur en 1995 comme chauffeur constituait une promotion, puisque le demandeur principal avait admis qu'il désirait bonifier ses revenus et avoir des horaires de travail plus intéressants.


[39]            La Section du statut a aussi noté que la preuve documentaire démontrait que la torture était couramment utilisée à Oran, où le demandeur principal travaillait.

[40]            À la page 9 de ses motifs, la Section du statut conclut comme suit son analyse concernant l'exclusion du demandeur principal:

Comment conclure, devant ces faits, que le revendicateur ne partageait pas les desseins de l'organisme pour lequel il a travaillé pendant de nombreuses années. Comment ne pas interpréter le fait d'être resté au service de la police pendant ces années comme un consentement à ce que faisaient ses collègues qui torturaient et tuaient.

Il a mentionné que parfois les policiers sont forcés d'appliquer un tel régime. Il ajoute que certains abusent. Il a mentionné avoir été à la morgue ou s'entassaient des corps. Le fait d'aller sur les lieux où se trouvaient des corps, de souligner les précédentes affirmations et sans objection équivaut à mettre « sa roue dans l'engrenage d'une opération » dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la poursuite de la perpétration d'autres crimes semblables. Le revendicateur, par son travail et sa connaissance de ce que la police commettait des abus, s'est rendu complice de ces actes.

[41]            À mon avis, même si la Section du statut a semblé confondre le commissaire principal du laboratoire de police avec le commissaire principal de la caserne de police, cette erreur n'est pas déterminante compte tenu de l'ensemble de la preuve. J'en arrive aussi à la conclusion que l'erreur de la Section du statut concernant l'endroit du stage du demandeur principal n'est pas déterminante.


[42]            La confusion concernant le laboratoire de police et la caserne de police résulte, à mon avis, en partie, du témoignage confus du demandeur principal. En premier lieu, il indiquait, au paragraphe 9 de son Formulaire de renseignements personnels (son « FRP » ), qu'il travaillait comme chauffeur du commissaire principal au laboratoire de police « attaché au Commissariat de police Chateauneuf d'Oran » . Après avoir témoigné qu'il avait appris qu'il y avait un poste au « Chateauneuf laboratoire » , le demandeur principal a informé la Section du statut que « Chateauneuf c'est un grand commissariat, c'est là où ça gère tous les petits commissariats [...] » (p. 54 de la transcription). Par la suite, il a indiqué que l'on pouvait qualifier le Chateauneuf comme étant le quartier général de la police situé à Oran.

[43]            Il a, de plus, expliqué qu'il travaillait au laboratoire régional d'Oran et non pas au Chateauneuf, « parce que ce n'était pas le même service » . Il a aussi expliqué que le laboratoire et la caserne avaient leurs propres employés, et qu'il y avait une rue qui séparait le laboratoire du Chateauneuf. Finalement, il a expliqué que le laboratoire et la caserne étaient situés à l'intérieur de la même enceinte et que les employés utilisaient la même entrée pour leurs voitures. Il appert du témoignage du demandeur principal que chacun des services avait son propre bâtiment.


[44]            Le demandeur principal a admis qu'il savait que des personnes étaient torturées au Chateauneuf d'Oran. Il a même entendu des cris et des hurlements venant de cet endroit. Je note que cette partie du témoignage est plutôt surprenante, puisque le demandeur principal a témoigné que le laboratoire était situé dans un édifice complètement séparé de celui du Chateauneuf d'Oran. Il a, de plus, témoigné qu'il se sentait complice de ce qui se passait et qu'il détestait « son boulot de policier » . Voilà pourquoi il voulait quitter l'Algérie le plus tôt possible.

[45]            Il est aussi important de noter que le demandeur principal a témoigné qu'il savait depuis 1992-1993 que la police torturait des individus dans les commissariats de police. Force est de constater qu'il n'a pas entrepris de démarches, selon ses dires, pour démissionner avant 1996. Au paragraphe 11 de son FRP, le demandeur principal déclare « quand je me suis rendu compte de ce qu'on faisait à Chateauneuf, je ne voulais plus rester à la police » .

[46]            Par conséquent, à mon avis, les erreurs de la Section du statut ne sont pas déterminantes. Il est clair, à la lecture de la preuve, que le demandeur principal, policier depuis 1989, savait beaucoup de choses concernant la torture pratiquée par les forces policières en Algérie et, plus particulièrement, par les forces policières situées à Oran. Au paragraphe 10 de son FRP, il donne comme exemple de torture le sort réservé à l'un de ses collègues de travail « à la caserne » . Le demandeur lui-même ne semble pas faire la distinction entre la caserne et le laboratoire.


[47]            Lors de son témoignage devant la Section du statut, le demandeur n'a fait aucune distinction entre les divers éléments de la police algérienne. Il n'a jamais témoigné que des unités spéciales de la police étaient celles qui maltraitaient et torturaient les détenus. Au contraire, son témoignage est à l'effet que les forces policières dont il était membre, étaient responsables du mauvais traitement fait aux détenus. C'est pourquoi, à mon avis, il a témoigné qu'il avait un problème de conscience. À la page 92 de la transcription, voici ce qu'il a dit:

Oui, je me sentais comme... comme ma conscience, comme j'étais complice, comme ça.

[48]            Le demandeur principal reproche à la Section du statut de ne pas avoir caractérisé la nature de l'organisation pour laquelle le demandeur principal travaillait. Selon le demandeur principal, cette erreur est fondamentale et vicie tout le raisonnement de la Section du statut concernant son exclusion.

[49]            Selon le demandeur principal, il était important de caractériser l'organisation puisque « le travail du demandeur était lié à des opérations de police tout à fait régulières, usuelles et normales telles que nous les comprenons au Canada et, qui ne peuvent en rien avoir un rapport quelconque avec la commission de crimes contre l'humanité ou de plus contraires aux Nations Unies » . Le demandeur principal soumet que la simple connaissance de crimes contre l'humanité ne peut le rendre complice de ces crimes. Selon le demandeur principal, une participation personnelle et une intention commune sont les éléments essentiels à l'établissement de sa complicité. Il soumet que ces éléments n'ont nullement été démontrés par le représentant du Ministre.

[50]            Il ne peut faire de doute, comme le souligne le défendeur au paragraphe 42 de son mémoire, que le droit canadien reconnaît l'existence du concept de complicité par association selon lequel un individu, n'ayant lui-même commis aucun crime contre l'humanité, peut néanmoins être tenu responsable de ces crimes « en raison de son association étroite et volontaire avec une organisation vouée à la commission d'actes de persécution, et de la connaissance qu'il a de la commission de ces crimes par cette organisation » .

[51]            La preuve est claire. Le demandeur principal avait pleine connaissance du fait que certains de ses collègues, officiers de police, étaient engagés dans la torture de personnes détenues, et plus particulièrement de personnes détenues au Châteauneuf d'Oran. Comme je l'ai mentionné plus tôt, le demandeur principal a témoigné qu'il savait, depuis les années 1992-1993, qu'il était pratique courante de torturer des détenus dans les commissariats de police. À la page 81 de la transcription, la Section du statut interroge le demandeur principal concernant sa connaissance de la torture :

Q.             Mais moi ce que je vous demande, Monsieur, c'est depuis 92, 93, 94, c'est connu...

R.             Hum, hum.

Q.             ...que la police torture systématiquement dans à peu près tous les commissariats de police. En réaction au terrorisme, la seule façon qu'ils ont trouvé c'est de arrêter systématiquement, de torturer tout le monde,...

R.             Oui.

[52]            Il est important de noter, que le demandeur principal s'est joint à la police algérienne, comme recrue, en 1989 et qu'il n'a quitté ses fonctions qu'en 1996.

[53]            La Section du statut a aussi conclu que la preuve documentaire démontrait que la police et l'armée algérienne étaient impliquées dans la torture des détenus. À mon avis, après lecture de la preuve documentaire, la conclusion de la Section du statut ne peut être qualifiée comme étant déraisonnable.

[54]            Je suis donc d'avis que, compte tenu de toute la preuve, l'omission de la Section du statut de caractériser la nature de l'organisation pour laquelle le demandeur principal travaillait, ne constitue nullement une erreur qui pourrait justifier une intervention de ma part. Même si le demandeur principal n'était, selon ses dires, que le chauffeur du commissaire principal du laboratoire de police d'Oran, la preuve était suffisante, à mon avis, pour permettre à la Section du statut de conclure qu'il y avait participation personnelle et consciente du demandeur principal. Vu cette conclusion, la Section du statut pouvait donc conclure qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur principal avait été complice dans la commission de crimes contre l'humanité.


[55]            Il est à noter que la Section du statut, en concluant comme elle l'a fait, a considéré le fait que le demandeur principal avait été réticent tout au long de son interrogatoire à répondre à des questions claires concernant la torture pratiquée en Algérie. Vu cette réticence du demandeur principal à répondre à ses questions, la Section du statut a conclu qu'il n'était pas crédible. Dans Bazargan, précitée, le juge Décary a pris bien soin d'expliquer qu'il ne fallait pas transformer des présomptions de fait ou des questions de fait, en questions de droit. Selon le juge Décary, « tout devient question de faits » . À mon avis, les faits devant la Section du statut ne me permettent nullement de conclure que la Section du statut a commis une erreur qui pourrait justifier mon intervention.

[56]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs sera rejetée.

     

                                                                                         « Marc Nadon »                    

                                                                                                             Juge                        

  

Montréal (Québec)

Le 3 avril 2002


                                                                                                

                                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

  

Date : 20020403

Dossier : IMM-6593-00

Entre :

                                                                                  Houcine ALLEL

                                                                              Lahouaria ABDOU

                                                                                                                                                                             demandeurs

                                                                                                et

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                                                défendeur

                                                                                                                                                                            

                                                                 MOTIFS DE L'ORDONNANCE

                                                                                                                                                                            


                                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                        IMM-6593-00

INTITULÉ :                                                    

                                                                                    Houcine ALLEL

                                                                                 Lahouaria ABDOU

                                                                                                                                                                               demandeurs

                                                                                                et

                                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                          ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                                                  défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le 4 octobre 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE L'HONORABLE JUGE NADON

EN DATE DU :                                                3 avril 2002

   

COMPARUTIONS :

Me Johanne Doyon

POUR LES DEMANDEURS

Me Martine Valois

POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DOYON, GUERTIN, MONTBRIAND & PLAMONDON

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

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