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Date : 20051206

Dossier : T-626-96

Référence : 2005 CF 1659

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

 

 

ENTRE :

 

HUSSEIN FARZAM

demandeur

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, M. Hussein Farzam, a 42 ans. Il a quitté l’Iran en août 1984 sans sa femme, Mme Esmat Mohiti. Il est arrivé au Canada le 26 octobre 1988 en qualité de réfugié pris en charge par le gouvernement (CR1), en vertu d’un permis ministériel. Il a obtenu le droit d’établissement le 5 novembre 1991. Avant et après l’obtention du droit d’établissement, il s’est efforcé de faire admettre sa femme au Canada en tant que membre de la catégorie de la famille, en vertu soit d’un permis ministériel, soit d’un visa de résident permanent.

 

[2]               Le 10 janvier 1994, un permis ministériel a été délivré afin de permettre à Mme Mohiti de venir au Canada. Le permis a été envoyé à l’ambassade du Canada à Téhéran, mais Mme Mohiti ne l’a jamais réclamé. L’ambassade du Canada à Damas, qui était chargée de traiter la demande d’admission de Mme Mohiti au Canada, n’a dans ses dossiers aucune note indiquant que le demandeur ou Mme Mohiti a communiqué avec elle entre le 10 janvier 1994 et le 5 janvier 1995. Le permis ministériel a plus tard été renvoyé à l’ambassade à Damas et a finalement été détruit le 5 février 1995.

 

[3]               En mai 1996, le demandeur a intenté la présente action en dommages-intérêts contre la Couronne à la suite de la suspension d’une action similaire, introduite en août 1995, devant la Cour supérieure de l’Ontario. Il allègue que des fonctionnaires du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada (CIC) ont été doublement négligents, soit lors du traitement de sa demande de résidence permanente et lors du traitement du dossier d’immigration de sa femme.

 

[4]               Cependant, comme il est expliqué plus loin, l’action du demandeur a déjà été rejetée dans la mesure où celui-ci réclamait des dommages-intérêts pour les possibilités d’emploi qu’il a perdues et pour les déclarations inexactes qui lui ont été faites avant son arrivée au Canada. Par ailleurs, les prétentions du demandeur qui étaient fondées sur le défaut d’admettre sa femme au Canada ont elles aussi été rejetées dans la mesure où elles reposent sur la négligence présumée, qui n’a pas été commise à l’extérieur du Canada, de la part d’agents de la défenderesse (Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 140, [2003] A.C.F. no 203 (QL)).

 

LES PROCÉDURES CONNEXES

 

[5]               Le 16 septembre 2002, la défenderesse a déposé une requête en jugement sommaire où il était allégué qu’il n’y avait pas de véritable question en litige. La requête était fondée essentiellement sur l’expiration des délais de prescription au moment où l’action a été intentée. L’affaire a été tranchée le 10 février 2003 par le juge Hugessen qui a accueilli en partie la requête pour le motif que le demandeur n’avait pas intenté son action dans les délais de prescription de six mois ou six ans que prévoient l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, et l’article 7 de la Loi sur l’immunité des personnes publiques exerçant des attributions d’ordre public, L.R.O. 1990, ch. P‑38, selon le cas.

 

[6]               Premièrement, le juge Hugessen a estimé que l’action du demandeur pouvait être divisée en trois demandes distinctes. La première était fondée sur les déclarations inexactes qu’un agent d’immigration en poste à l’étranger aurait faites au demandeur, en 1988, avant son arrivée au Canada. La deuxième était fondée sur les possibilités d’emploi que le demandeur aurait perdues à son arrivée au Canada parce qu’il a été traité comme un revendicateur du statut de réfugié, ce qui l’aurait empêché de travailler sans avoir obtenu au préalable une autorisation. La troisième avait trait aux dommages causés par la rupture alléguée de son mariage en 1993 qui serait attribuable à la négligence de la défenderesse, ce qui aurait plongé le demandeur dans un état dépressif (Farzam, précitée, au paragraphe 5).

 

[7]               Deuxièmement, le juge Hugessen a considéré que l’action du demandeur reposait uniquement sur la négligence et qu’il n’y avait aucun fait sur lequel ce dernier pouvait s’appuyer pour alléguer un manquement aux obligations de fiduciaire :

[...] Le demandeur n’a pas démontré qu’il était particulièrement vulnérable, et les éléments dont je dispose indiquent assez clairement que, peu de temps après son arrivée au Canada, le demandeur a obtenu de l’aide juridique et des avis juridiques. Selon moi, bien qu’il soit exact que les différentes catégories d’obligations de fiduciaire ne sont pas limitées, celles-ci n’incluent pas les obligations que les agents de l’Immigration ont à l’égard des immigrants qui sont en mesure d’obtenir de l’aide juridique lorsqu’ils traitent avec le ministère et qui obtiennent effectivement une telle aide. (Farzam, précitée, au paragraphe 6).

 

[8]               Troisièmement, le juge Hugessen a décidé que les deux premières demandes étaient prescrites au moment où l’action a été introduite, que le délai de prescription applicable soit de six mois ou de six ans. Il a donc ordonné le rejet de l’action du demandeur dans la mesure où celui-ci réclamait des dommages-intérêts pour la perte de possibilités d’emploi ainsi que pour les déclarations inexactes qu’on lui avait faites avant son arrivée au Canada (Farzam, précitée, au paragraphe 8).

 

[9]               Quatrièmement, le juge Hugessen a fait remarquer que Mme Mohiti avait « apparemment » divorcé du demandeur en décembre 1993, c’est-à-dire avant la délivrance du permis ministériel en janvier 1994. Il a aussi fait remarquer qu’il y avait des éléments de preuve permettant de conclure à la négligence dans la façon dont les bureaux situés à Damas ou à Téhéran ont traité la demande d’immigration au Canada de Mme Mohiti. Apparemment, deux dossiers avaient été ouverts, avec le résultat que les agents d’immigration ont informé par erreur Mme Mohiti que le demandeur n’avait pas fourni l’engagement d’aide requis (comme en fait foi un télex, daté du 4 juin 1993, à Mme Mohiti). En fait, la défenderesse a admis d’emblée que cette déclaration était erronée car le demandeur avait déjà fourni l’engagement d’aide en question, en juin 1992. Comme les agents en poste à Damas ou à Téhéran ne bénéficiaient pas de la protection de la Loi sur l’immunité des personnes à l’égard des actes ou omissions qu’ils pouvaient commettre dans l’exercice de leurs fonctions dans ces bureaux, le délai de prescription de six ans s’appliquait. Le juge Hugessen a donc conclu que la partie de la demande fondée sur la négligence alléguée d’agents en poste à l’étranger semblait avoir été faite en temps opportun et ne devait pas être rejetée sommairement. Il a toutefois conclu aussi que ce n’était pas le cas des allégations de négligence de la part d’agents en Ontario, qui étaient prescrites. Il a donc ordonné le rejet des demandes fondées sur le défaut d’admettre la femme du demandeur au Canada dans la mesure où elles reposent sur la négligence alléguée d’agents de la défenderesse qui n’a pas été commise à l’extérieur du Canada.

 

[10]           Le 12 mars 2003, le demandeur a interjeté appel de la décision du juge Hugessen devant la Cour d’appel fédérale. Le 24 octobre 2003, à la suite d’un examen de l’état de l’instance, la Cour d’appel a rejeté l’appel. Par conséquent, le seul élément de l’action du demandeur qui subsiste est la demande concernant le défaut allégué d’admettre la femme du demandeur au Canada dans la mesure où elle est fondée sur des allégations de négligence de la part d’agents d’immigration travaillant à l’extérieur du Canada.

 

[11]           À la suite d’une conférence préparatoire, la protonotaire Aronovitch a résumé dans son ordonnance du 1er février 2005 en se reportant à l’ordonnance susmentionnée du juge Hugessen, le cadre factuel et juridique qui s’applique en l’espèce :

 

a)      Vu les circonstances de l’espèce, y avait‑il envers le demandeur une obligation de diligence prima facie relativement au traitement de la demande de sa femme?

b)      Les actes ou omissions des agents de CIC en poste à l’étranger constituaient‑ils un manquement à l’obligation de diligence applicable à l’administration et au traitement du dossier de Mme Mohiti?

c)      Si la responsabilité peut être établie, quel est le montant approprié des dommages‑intérêts?

d)      La partie qui obtiendra gain de cause a-t-elle droit à des dépens et, dans l’affirmative, à quel montant?

 

[12]           Les parties ayant indiqué qu’elles étaient disposées à procéder dès que possible, le juge en chef Lutfy a rendu le 16 mars 2005 une ordonnance fixant la date de l’instruction au 24 octobre 2005, à Ottawa. Douze jours ont été réservés pour l’audience.

 

[13]           Le 13 octobre 2005, soit dix jours avant le début de la présente instruction, le demandeur a déposé une requête en ajournement parce que son frère et sa mère, M. Hassan Farzam et Mme Razia Farzam (les témoins iraniens), à qui il avait demandé de témoigner à l’instruction, s’étaient vu refuser un visa de visiteur leur permettant de venir au Canada. Le 18 octobre 2005, le juge en chef Lutfy a rejeté la requête en ajournement.

 

[14]           Simultanément, le 13 octobre 2005, le demandeur a aussi présenté une requête par écrit en vue d’obtenir l’autorisation de produire deux documents attribués à Mme Mohiti comme preuves directes à l’instruction, documents qui m’ont été transmis en ma qualité de juge chargé de l’instruction. Selon le demandeur, ces documents tendraient à établir la cause du divorce que Mme Mohiti aurait demandé en décembre 1993. Le premier document était une lettre apparemment signée par Mme Mohiti, datée du 13 avril 1993 et adressée au demandeur (la lettre de 1993). Le second document était une déclaration provenant apparemment de Mme Mohiti, authentifiée par un notaire public en Iran et datée du 3 octobre 1996 (la déclaration de 1996). Habituellement, en vertu de la règle interdisant le ouï-dire, les déclarations écrites produites comme preuve de leur contenu sont irrecevables. Pour les besoins de la requête, j’ai présumé que l’authenticité des documents avait été établie. J’ai souligné que Mme Mohiti avait « apparemment » divorcé du demandeur en décembre 1993, un fait qui devrait être prouvé à l’instruction. Cela dit, j’ai conclu que les éléments de preuve en litige ne satisfaisaient pas aux deux exigences distinctes de la « nécessité » et de la « fiabilité ». Le demandeur savait depuis un certain temps qu’il allait devoir établir à l’instruction la cause du divorce, et que la meilleure personne pour témoigner sur cette question aurait été Mme Mohiti elle-même. J’ai décidé que le droit de contre‑interroger Mme Mohiti sur une question aussi cruciale devrait avoir préséance dans les circonstances particulières de l’espèce. Par conséquent, j’ai décidé qu’avant que les déclarations faites par Mme Mohiti en 1993 et en 1996 puissent être acceptés comme preuves directes, la défenderesse devrait pouvoir contre-interroger celle‑ci à l’instruction sur toutes les circonstances et tous les faits pertinents entourant la rupture du mariage et le divorce subséquent. La requête a donc été rejetée le 21 octobre 2005 (Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1432, A.C.F. no 1757 (QL)).

 

[15]           Le 21 octobre 2005, soit moins d’un jour franc avant la date prévue du procès, le demandeur a déposé et signifié un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance l’autorisant à produire par voie de conférence téléphonique les dépositions des témoins iraniens à l’instruction. Il souhaitait introduire à l’instruction, par voie de conférence téléphonique, les dépositions des témoins iraniens comme preuve directe des raisons personnelles pour lesquelles Mme Mohiti avait divorcé. La requête, à laquelle s’est opposée de façon véhémente la défenderesse, a été plaidée et débattue devant moi à l’ouverture de l’instruction, le 24 octobre 2005. J’ai encore une fois souligné que des parties importantes des dépositions proposées constitueraient une preuve par ouï-dire et soulèveraient également des questions sur la crédibilité des témoins iraniens, qui sont, respectivement, la mère et le frère du demandeur. J’ai estimé qu’il serait essentiel dans les circonstances que la Cour puisse observer le comportement de ces témoins. En conclusion, la preuve présentée par le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il serait dans l’intérêt de la justice de rendre une ordonnance autorisant la présentation des dépositions des témoins iraniens par voie de conférence téléphonique ni que, à une date aussi tardive et en l’absence d’un plan détaillé, une telle formule permettrait d’apporter au présent litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. La requête a donc été rejetée le 26 octobre 2005 (Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1453, A.C.F. no 1776 (QL)).

 

[16]           Le 2 novembre 2005, après avoir présenté ses éléments de preuve, le demandeur, par l’entremise de son avocate, m’a demandé de vive voix de rendre une ordonnance ajournant la présente affaire pendant une durée indéterminée. Là encore, cette requête reposait sur le fait que les dépositions des témoins iraniens étaient nécessaires et que l’absence des témoins à l’instruction n’était pas imputable à une manœuvre quelconque de sa part. Ces arguments avaient déjà été invoqués dans le cadre de la requête en ajournement qu’avait présentée le demandeur, et le juge en chef Lutfy les avait rejetés. Cette nouvelle demande, qui a été traitée comme une requête en ajournement officielle, a été rejetée le même jour (Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1497). L’instruction s’est donc poursuivie avec la présentation de la preuve de la défenderesse et a pris fin le 7 novembre 2005, avec les plaidoiries des avocats.

 

LA PREUVE PRÉSENTÉE À L’INSTRUCTION

 

[17]           J’admets les éléments du témoignage du demandeur qui sont exposés ci-après, dans la mesure où ils décrivent de façon utile les circonstances entourant son mariage et les mesures qu’il a prises pour que sa femme soit admise au Canada, ou dans la mesure où ils sont par ailleurs pertinents aux questions relatives aux dommages‑intérêts et au lien de causalité. En ce qui concerne le traitement, d’une part, de la demande du demandeur en vue d’obtenir le droit d’établissement et, d’autre part, de celle de Mme Mohiti en vue de venir au Canada, je me fie surtout à la preuve documentaire ainsi qu’aux dépositions des témoins de la défenderesse, que j’ai trouvés tout à fait crédibles et plus fiables que le demandeur.

 

            La période iranienne (1963 à 1984)

 

[18]           Le demandeur est né en 1963 et a grandi à Naghadeh, une ville située dans la province de l’Azerbaïdjan occidental, au Nord de l’Iran, pas très loin de la frontière irakienne. En 1984, le demandeur étudiait à l’université de Tabriz, une ville située dans la province de l’Azerbaïdjan oriental, à quelques heures de distance de sa ville natale. À l’époque du Nouvel An iranien de 1984 - le 20 mars, selon le calendrier grégorien - le demandeur avait presque terminé sa première année d’études universitaires en génie électrique à Tabriz. C’est au cours des deux semaines de congé du Nouvel An, plus précisément le 20 mars 1984, date de son propre anniversaire, que le demandeur a épousé Mme Esmat Mohiti. Le mariage a été enregistré le 28 mars 1984.

 

[19]           Avant de l’épouser, le demandeur connaissait Mme Mohiti depuis trois ans. Ils s’étaient rencontrés à l’école secondaire, et ils provenaient du même quartier. Elle avait trois ans et demi de moins que lui, mais le demandeur trouvait qu’elle était très mûre pour son âge et qu’elle avait l’esprit très ouvert. Le demandeur et Mme Mohiti partageaient des points de vue similaires au sujet du monde et de la société. Ils étaient fort proches. Leur mariage n’a pas été arrangé. Le demandeur et Mme Mohiti avaient des affinités, ils étaient sur la même longueur d’ondes.

 

[20]           Au cours de l’année universitaire qui a pris fin en avril 1984, le demandeur étudiait à Tabriz la semaine et revenait à Naghadeh la fin de semaine pour voir Mme Mohiti. Il y allait également pour voir comment les choses se passaient à son entreprise. À l’époque, il exploitait à Naghadeh une entreprise spécialisée dans la fabrication de produits agricoles et de pompes pour puits d’eau profonds. Six personnes y travaillaient. Le demandeur avait lui‑même conçu une pompe pour puits d’eau profonds et avait commencé à la fabriquer avec l’accord du ministère iranien de la machinerie lourde, qui lui avait accordé un permis de fabrication ainsi que du terrain pour exploiter le projet.

 

[21]           Pendant sa première année d’études universitaire à Tabriz, le demandeur était inscrit en génie électrique. Le programme de première année se composait principalement de cours généraux, plus précisément en physique, en chimie et en mathématiques. Il a aussi suivi un cours d’initiation au génie électrique. Quand son année universitaire a pris fin en avril 1984, il a quitté Tabriz et a habité avec sa femme et sa famille, au domicile familial situé au 33, rue Sadeghi, à Naghadeh. Le demandeur et Mme Mohiti partageaient la maison avec la mère, le frère et les deux sœurs de ce dernier, mais le couple avait des pièces qui leur étaient réservées. Entre les mois d’avril et août 1984, le demandeur a travaillé à temps plein à son entreprise de Naghadeh.

 

[22]           À cette époque, l’Iran était aux prises avec des troubles civils. En 1980, Abolhassan Bani‑Sadr avait été élu président du pays. Son administration était laïque, même si le pays était appelé une république islamique. Quelques mois plus tard, l’Irak a envahi l’Iran, et les deux pays ont été en guerre pendant les huit années suivantes. M. Bani-Sadr a été démis de ses fonctions un an après son élection. Selon le demandeur, les partisans de la ligne dure ont commencé à prendre les choses en main. Cela le dérangeait parce qu’il ne partageait pas les mêmes vues. Il n’était pas un homme religieux. Il a commencé à s’associer aux moudjahiddin, qui luttaient contre le gouvernement. Le demandeur se considérait comme un sympathisant.

 

[23]           À la fin de l’été 1984, de nombreuses personnes avaient été arrêtées, dont plusieurs amis du demandeur. L’un d’eux, qu’il connaissait depuis la 8e année, avait été exécuté. À cette époque-là, les sympathisants ne se réunissaient pas en public. Ils se rencontraient clandestinement, dans des maisons sûres, où ils discutaient de politique et de questions sociales. À la fin du mois d’août 1984, la maison où ils se réunissaient le plus souvent a été l’objet d’une descente. Le demandeur se trouvait alors à l’extérieur de la ville, pour affaires. Il mettait à l’essai le nouveau dispositif pour puits d’eau profonds qu’il avait conçu, dans un secteur rural situé au Sud de Naghadeh, à près d’une heure de distance de la ville. Un ami, qui avait réussi à s’enfuir, l’a rejoint à temps pour lui apprendre la nouvelle de la descente et des arrestations. Le demandeur savait qu’il serait arrêté s’il retournait à Naghadeh. Craignant pour sa vie, il a décidé de quitter l’Iran. Son intention était de se rendre en Turquie et, de là, dans un pays de l’Ouest, le Canada faisant partie de ses projets. Sa femme le rejoindrait plus tard. Avec l’aide de combattants kurdes, il a traversé la frontière de l’Irak. Malheureusement, l’armée irakienne l’a intercepté en compagnie d’un groupe de Kurdes iraniens. Enfin, après avoir été interrogé et emprisonné, il s’est retrouvé dans le camp de réfugiés de Shomali, dans le Sud de l’Irak, où il a vécu de 1984 à 1988.

 

Le camp de Shomali (1984 à 1988)

 

[24]           Le camp de Shomali était situé dans une région désertique, dans une vieille école. Les conditions étaient fort rudimentaires, très difficiles. Le bâtiment était surpeuplé; il y avait parfois jusqu’à dix personnes dans chaque classe. Pendant quelques semaines, le demandeur a dormi par terre. Les Irakiens ont ensuite donné aux détenus un mince matelas de mousse, une couverture et un oreiller pour dormir, ainsi qu’un chaudron, une casserole et une cuillère pour manger. Les fourchettes étaient interdites. Ces conditions étaient fort stressantes. Pour essayer de diminuer la tension, le demandeur pensait à sa femme. Il essayait d’imaginer ce qu’elle faisait en Iran. Son rêve de la retrouver l’empêchait de sombrer dans le désespoir. Le demandeur a déclaré qu’il savait qu’au moins deux personnes s’étaient suicidées à Shomali. M. Massoud Ebady, un autre réfugié iranien, a vécu dans le camp de Shomali de 1984 à 1986 et, pendant cette période, il a été un ami proche du demandeur. Il a déclaré que celui-ci parlait constamment de sa femme et disait qu’elle était [Traduction] « l’amour de sa vie [...] le maintenant en vie pour plus tard, dans l’espoir d’un avenir meilleur ».

 

[25]           La Croix‑Rouge est la première organisation internationale à laquelle le demandeur a eu affaire. Il semble que celle‑ci était « chargée » du camp de Shomali. D’après le demandeur, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) a pris la suite de la Croix‑Rouge au cours de l’été de 1987 et a commencé à faciliter le départ des réfugiés présents en Irak. Le 16 juin 1987, le HCNUR a remis au demandeur un formulaire d’enregistrement aux fins de réétablissement. Le demandeur avait fourni à un agent du HCNUR des renseignements de base sur les membres de sa famille et les personnes à sa charge, sur son instruction et sa formation, sur les langues qu’il parlait, sur son expérience professionnelle, etc. Il avait mentionné qu’il avait en Suède un cousin qui serait peut-être en mesure de l’aider dans ses efforts pour se réétablir dans ce pays. Le demandeur a fait un récit digne de foi et, dans ce contexte, il a été considéré comme un réfugié protégé par le HCNUR. (Cependant, comme le demandeur n’avait ni passeport ni pièces d’identité, il a été considéré par le HCNUR et, plus tard, par les autorités canadiennes, comme un « apatride ».)

 

[26]           Une fois qu’il avait conclu qu’une personne était un réfugié, le HCNUR transmettait des renseignements précisant que cette personne devait être prise en considération en vue de son réétablissement dans un pays tiers. D’après la façon dont fonctionnait le système canadien d’immigration à l’époque, un agent des visas devait ensuite évaluer si la personne était bel et bien un réfugié au sens de la Convention. Il déterminait si la personne craignait avec raison d’être persécutée. Selon Mme Kathryn Porter, une agente des visas chevronnée ayant longtemps travaillé dans des ambassades - à Athènes, à Damas et à Ottawa - et dont le témoignage est selon moi entièrement digne de foi, les agents s’efforçaient lors des entrevues de vérifier les antécédents politiques et criminels des revendicateurs du statut de réfugié au Canada. Ils étaient ainsi en mesure de déterminer s’ils étaient d’accord avec le renvoi du HCNUR.

 

[27]           Le demandeur a déclaré avoir rencontré M. Stan Peryer pour la première fois le 20 juin 1988, au camp de Shomali. M. Peryer était un agent d’immigration canadien qui travaillait pour la Direction générale de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de CIC, au Caire. À la suite de leur première rencontre, ils ont prévu une entrevue pour le lendemain et ils se sont effectivement rencontrés le 21 juin 1988. Ce jour-là, le demandeur a rempli une demande de résidence permanente au Canada en présence de M. Peryer. À ce stade-ci, j’accepte la déclaration du demandeur, à savoir que dès le départ et, en fait, avant son arrivée au Canada, il a clairement indiqué aux autorités canadiennes qu’il souhaitait que sa femme le rejoigne en temps opportun. Cela dit et compte tenu du jugement sommaire rendu par le juge Hugessen, je répète qu’il ne peut y avoir aucune cause d’action fondée sur les déclarations que M. Peryer aurait faites au demandeur, c’est-à-dire que [Traduction] « il avait tout intérêt à immigrer au Canada et [qu’] il serait capable de parrainer sa femme dès son arrivée au Canada ».

 

Le traitement de la demande d’établissement présentée par le demandeur à partir du Canada (1988 à 1991)

 

[28]           Quand il est arrivé au Canada en octobre 1988, le demandeur n’avait pas de passeport et les vérifications des antécédents qui étaient exigées n’avaient pas été entreprises ou complétées par la Direction générale de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de CIC, au Caire. Cependant, pour une raison ou une autre, on avait autorisé le demandeur à venir au Canada en qualité de personne bénéficiant d’une admission anticipée, en vertu d’un permis ministériel, en vue d’obtenir la résidence permanente, catégorie CR1. Cela signifiait que le demandeur n’avait pas le statut de résident permanent lorsqu’il est arrivé au Canada et, naturellement, qu’il ne pouvait pas parrainer sa femme. Selon Mme Porter, le statut qu’avait le demandeur à son arrivée au Canada était certes inusité, voire [Traduction] « exceptionnel ». Comme elle l’a dit à la Cour :

[Traduction] Il est nettement plus facile pour la personne que tout soit terminé avant son départ et, quand elle obtient le droit d’établissement au Canada, tout est réglé. La personne a le statut de résident permanent et tout est en règle et en ordre quand elle arrive.

 

[29]           Comme l’a expliqué Mme Porter, tous les réfugiés dont le dossier est traité à l’étranger franchissent habituellement les mêmes étapes que celles auxquelles est soumise toute personne qui sollicite la résidence permanente. Les vérifications des antécédents et les vérifications médicales doivent être faites. En général, ces personnes reçoivent leur visa d’immigration à l’étranger. Les réfugiés acceptés à l’étranger obtiennent le droit d’établissement dès leur arrivée au Canada. Le statut CR1 indique qu’une personne est un « réfugié pris en charge par le gouvernement » qui prendra soin du réfugié pendant la première année de son séjour au Canada. Toutefois, un réfugié peut aussi être admis au Canada à titre de CR3, c’est‑à‑dire comme réfugié parrainé par un groupe privé. Dans un tel cas, cela signifie qu’il y a déjà au Canada un organisme ou un groupe de personnes ayant officiellement présenté une demande de parrainage, qui a été approuvée par CIC, et ayant a promis de prendre soin du réfugié en question pendant la première année de son séjour au Canada.

 

[30]           Fait intéressant, il semble que les Iraniens ayant vécu au camp de Shomali n’ont pas tous été traités de la même façon que le demandeur. En effet, M. Ebady, qui a lui aussi séjourné à cet endroit de 1984 à 1986, a été admis comme CR3 et a obtenu le droit d’établissement le jour de son arrivée au Canada, le 12 août 1986. L’avocat de la défenderesse a contesté la pertinence de cette preuve, et je conviens que cette preuve est peu pertinente dans la mesure où elle tend à établir que la défenderesse a agi de manière irrégulière en 1988. Cela dit, lorsqu’il est question comme en l’espèce, de déterminer s’il existe ou non une obligation de diligence raisonnable, la Cour doit examiner la nature du lien. Comme l’a dit la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, à la page 1151 : « [l]e lien étroit peut être utilement considéré non pas tellement comme un critère en soi, mais comme une notion large qui peut inclure différentes catégories d’affaires comportant différents facteurs » (passage cité et approuvé dans l’arrêt Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 195, au paragraphe 23, et dans Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, au paragraphe 35). En fait, dans Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, le juge Iacobucci signale, au paragraphe 50, que « [p]armi les facteurs qui peuvent s’avérer pertinents quant à l’examen, mentionnons les attentes des parties, les déclarations, la confiance, ainsi que la nature des biens en cause et d’autres intérêts en jeu ».

 

[31]           Le dossier d’immigration du demandeur a été traité au Canada par le bureau régional de Citoyenneté et Immigration Canada à Windsor (le Centre d’Immigration Canada, ou CIC, de Windsor) qui avait demandé au Caire de lui transmettre le dossier du demandeur (de même que ceux de quatre autres Iraniens) en vue de continuer la procédure menant à l’octroi du droit d’établissement. Pendant le traitement de la demande de droit d’établissement que le demandeur avait présentée depuis le Canada, le permis ministériel a été renouvelé périodiquement. Il a fallu trois ans pour traiter la demande du demandeur. Dans l’intervalle, des permis de travail lui ont été délivrés. À partir du mois de mars 1989 au moins, Mme Loretta Ferrara a été l’agente d’immigration chargée du traitement de la demande de droit d’établissement du demandeur.

 

[32]           Je signale que la preuve indique que soit le CIC de Windsor, soit le bureau du Caire a omis de prendre en temps opportun les mesures qui convenaient pour obtenir les informations requises sur les antécédents du demandeur. Il a plus tard été reconnu que [Traduction] « ce dossier a peut-être échappé à notre attention » (télex du Caire au CIC de Windsor, en date du 17 décembre 1989). Cependant, là encore, cette preuve n’est pas pertinente dans la mesure où elle repose sur une allégation de négligence dans la façon dont le dossier d’immigration personnel du demandeur a été traité. Comme l’a décidé le juge Hugessen, le demandeur ne peut pas non plus formuler une réclamation en s’appuyant sur la perte de possibilités d’emploi.

 

La première tentative du demandeur de faire venir sa femme au Canada en vertu d’un permis ministériel (1990-1991)

 

[33]           À l’initiative du demandeur, et même si celui-ci n’était pas encore résident permanent, des mesures ont été prises officiellement en mars 1990, par l’intermédiaire du CIC de Windsor, pour faire venir Mme Mohiti au Canada en vertu d’un permis ministériel. En fait, le 29 mars 1990, Mme Ferrara a envoyé à l’ambassade du Canada à Damas un télex demandant que [Traduction] « la femme de l’intéressé soit autorisée à venir en vertu d’un permis et que les médicaux soient délivrés ». Lorsque le télex est arrivé à Damas, un commis travaillant au service de gestion des dossiers a créé un dossier pour Mme Mohiti sous le numéro B265 1372 3. À cette époque, l’ambassade du Canada à Damas était le bureau régional responsable de cinq pays : l’Iran, l’Iraq, la Syrie, le Liban et la Jordanie. Selon la preuve, cette ambassade était fort occupée au cours de la période en cause et traitait chaque année plus de 4 000 visas d’immigrant et 7 000 visas de visiteur. En outre, le service de gestion des dossiers ouvrait une centaine de nouveaux dossiers par jour et son système n’était pas informatisé.

 

[34]           Le demandeur a déclaré que, d’après ce que Mme Ferrara lui avait dit, il s’attendait à ce que sa femme soit rapidement admise au Canada en vertu d’un permis ministériel. Cependant, comme la preuve l’établit de façon concluante, cette décision n’était pas du ressort de Mme Ferrara. Elle devait être prise par le ministre lui-même ou par son représentant désigné, à Damas. Il ressort de la preuve que la demande de Mme Ferrara pour qu’un permis ministériel soit délivré à Mme Mohiti n’a pas été traitée de façon négligente par les agents d’immigration à Damas. À cet égard, le bureau de Damas avait besoin d’autres renseignements essentiels avant de pouvoir traiter la demande et recommander la délivrance d’un permis ministériel, comme l’ont expliqué Mme Porter et M. Rénald Gilbert, qui sont, selon moi, entièrement dignes de foi. M. Gilbert a commencé à travailler comme agent du service extérieur pour les Affaires extérieures en 1987 et a été affecté, à titre d’agent des visas, à New Delhi de 1988 à 1991 et à Damas de 1991 à 1994 avant d’occuper des fonctions d’un niveau supérieur à Ottawa et à Beijing. Il a déclaré qu’avant que l’ambassade du Canada à Damas puisse prendre la décision de délivrer un permis ministériel, il fallait que Mme Mohiti fournisse des renseignements de base. Cependant, ces renseignements ne figuraient pas dans le télex que Mme Ferrara a envoyé en mars 1990.

 

[35]           Mme Mohiti devait fournir au bureau de Damas les renseignements de base ainsi que les documents nécessaires pour que son permis ministériel puisse être traité. Les bureaux des visas avaient pour pratique d’envoyer au requérant une demande de résidence permanente (IMM 8), accompagnée d’instructions sur la façon de remplir le formulaire et de précisions sur les documents qui devaient être joints au formulaire dûment rempli. Le requérant devait fournir une série de photographies, une copie du passeport, une copie d’un certificat de naissance ou d’une carte d’identité, une copie du contrat de mariage ainsi qu’un certificat de police. Ces documents devaient permettre à l’agent des visas d’évaluer si le requérant répondait aux exigences de la loi, c’est‑à‑dire qu’il ne présentait aucun problème sérieux sur le plan médical ou au point de vue de ses antécédents, y compris en matière de criminalité ou de sécurité. Cela devait aussi permettre à l’agent d’évaluer l’authenticité du mariage. 

 

[36]           En réponse à la demande faite par Mme Ferrara, le 24 avril 1990, le bureau de Damas a envoyé sans délai une trousse de demande à Mme Mohiti, en se servant des renseignements contenus dans le dossier B265 1372 3. Cependant, les formulaires de demande dûment remplis n’ont été renvoyés à l’ambassade du Canada à Damas qu’en octobre 1992. Mme Mohiti n’ayant pas témoigné, il n’y a aucune preuve expliquant pourquoi elle a tardé à remplir ces documents. Dans l’intervalle, comme nous le verrons maintenant, le bureau de Damas avait été informé par Mme Ferrara le 5 novembre 1991 de traiter le dossier de Mme Mohiti comme une demande de parrainage.

 

La tentative ultérieure du demandeur de faire venir sa femme au Canada à titre d’immigrante parrainée sollicitant le statut de résidente permanente (1991à 1994)

 

[37]           Le bureau de Damas attendait toujours de recevoir, dûment remplis, les formulaires qui avaient été envoyés à Mme Mohiti en avril 1990. Dans l’intervalle, tant Mme Ferrara que le demandeur s’attendaient apparemment à ce que « quelque chose se passe » avec le permis ministériel. Cela ne s’est pas concrétisé. Mme Ferrara n’a toutefois pas relancé le bureau de Damas, car on lui aurait dit de s’abstenir de communiquer avec ce bureau qui était débordé de travail. Là encore, la question de savoir si Mme Ferrara a agi avec négligence ou non n’est pas directement pertinente dans la mesure où cette partie de la demande a déjà été rejetée par le juge Hugessen.

 

[38]           En septembre 1991, le CIC de Windsor a tenté de communiquer avec le demandeur par téléphone; ce dernier n’habitait toutefois plus à l’adresse inscrite dans le dossier. Le demandeur a catégoriquement affirmé avoir toujours avisé sans délai CIC de tout changement d’adresse, et ce, à plus d’une reprise, mais ce n’est pas ce qui ressort de la preuve documentaire. Lors de son contre‑interrogatoire par l’avocat de la défenderesse, il aurait été facile pour le demandeur de reconnaître immédiatement qu’il avait peut-être bien oublié d’informer CIC de ses changements d’adresse. Bien que la persistance avec laquelle le demandeur a nié un fait évident concerne bel et bien un élément essentiel de sa demande, elle est néanmoins symptomatique de son attitude générale dans la présente affaire. Il rejette entièrement la faute sur les agents de CIC. Jamais le demandeur n’a voulu admettre qu’il était peut-être responsable du moindre retard dans cette affaire. Cela mine sérieusement sa crédibilité générale.

 

[39]           Le demandeur a fini par obtenir le droit d’établissement le 5 novembre 1991. Il a déclaré qu’un permis ministériel n’ayant toujours pas été délivré à Mme Mohiti, il a décidé en mars 1992 de parrainer sa femme pour la faire admettre au Canada à titre de membre de la catégorie de la famille. Pendant ce temps, le 5 novembre 1991, Mme Ferrara a envoyé le message suivant par télex au bureau de Damas :

[Traduction] Comme il a fallu trois ans pour accorder le droit d’établissement à M. Farzam au Canada dans le cadre d’une admission anticipée, il serait préférable que vous traitiez sa femme comme une immigrante et non comme une personne faisant l’objet d’une admission anticipée en vertu d’un permis. Farzam (droit d’étab. 5 nov. 91) était d’accord pour qu’un visa d’immigrant soit délivré à sa femme. Transmettrai le 1344 lorsque je l’aurai reçu.

 

[40]           Mme Ferrara n’avait rien à gagner en rédigeant ce télex. Jamais le demandeur n’était accompagné d’un interprète aux entrevues qu’il a eues avec Mme Ferrara. La preuve établit de manière concluante qu’il comprenait suffisamment bien l’anglais et qu’il était capable de s’exprimer dans cette langue. Je préfère donc le témoignage de Mme Ferrara, à savoir qu’elle n’aurait pas écrit ce télex si le demandeur ne lui avait pas donné instruction de traiter sa femme comme une immigrante parrainée par lui. Le « formulaire 1344 » qui est mentionné dans le télex est l’engagement de parrainage qu’un répondant doit remplir pour qu’une demande de délivrance d’un visa de résident permanent soit traitée à l’étranger.

 

[41]           Après avoir reçu le télex du 5 novembre 1991 de Mme Ferrara, le bureau de Damas a ouvert un dossier portant le numéro B 276 6558 4, de façon à traiter la femme du demandeur comme une personne sollicitant la résidence permanente, et a récrit au CIC de Windsor pour demander son adresse. Le bureau de Damas avait donc ouvert par erreur un second dossier au nom de Mme Mohiti.

 

[42]           Aucun employé du service de gestion des dossiers en poste à Damas n’a témoigné. Le témoignage de M. Gilbert, qui se trouvait là à cette époque, est fort général, et ce dernier ne s’occupait pas des cas iraniens. La défenderesse a décidé de ne pas convoquer M. Pierre Trottier, l’agent des visas en poste à Damas qui, à l’époque, était directement chargé du traitement des demandes de visa de citoyens iraniens. En 1994, Mme Porter a pris sa place et a été affectée aux dossiers iraniens. Mme Porter a occupé ce poste pendant trois ans. L’avocat de la défenderesse lui a demandé si, d’après son expérience, elle était capable d’expliquer pourquoi le service de gestion des dossiers de Damas avait ouvert le second dossier le 5 novembre 1991. Sa réponse a été négative :

             [Traduction] Habituellement, avant d’ouvrir un dossier, une contre‑vérification est faite [...]

 

             Chaque fois qu’un renseignement est reçu, une contre‑vérification est faite pour déterminer si un numéro de dossier est inscrit; s’il n’y en a pas, on vérifie alors si un dossier existe déjà.

 

             J’ignore pourquoi. Il y a une légère différence dans le nom. Le problème se trouve peut‑être là.

 

Je ne peux rien dire de plus.

 

[43]           Bien qu’elle note qu’il y a [Traduction] « une légère différence dans le nom », Mme Porter laisse entendre implicitement que les gens travaillant au service de gestion des dossiers à Damas ont dû commettre une erreur. Ils étaient chargés d’ouvrir les dossiers d’immigration et ils auraient dû [Traduction] « vérifier si un dossier existe déjà ». En fait, dans le télex qu’elle a envoyé à l’Administration centrale à Hull, le 23 mai 1995, Mme Porter déclare catégoriquement que [Traduction] « notre service de gestion des dossiers a commis une erreur ». Elle a aussi expliqué que le personnel en poste à Damas était au courant des différentes façons d’écrire les noms ou des variations possibles. M. Gilbert a déclaré aussi que le service de gestion des dossiers utilisait un système de classement « Soundex ». [Traduction] « Ce système est basé sur le son [...] il s’agit d’un moyen de vérifier que l’on saisit bien les diverses façons d’orthographier un nom ». Je conclus donc que le commis au service des gestions des dossiers, qui a ouvert le second dossier, a été apparemment négligent car il n’a pas fait les vérifications appropriées.

 

[44]           Je signale que l’avocate du demandeur a formulé une objection au sujet de l’utilisation générale du télex daté du 23 mai 1995 de Mme Porter comme preuve de son contenu. Cette note de service a été préparée à la même époque par Mme Porter, à partir de tous les renseignements disponibles versés au dossier. Même s’il s’agit d’une preuve par ouï-dire, j’estime que le document est suffisamment fiable pour qu’on l’admette en preuve. En fait, je souligne que la majeure partie de son contenu est déjà corroborée par d’autres preuves documentaires directes ou des témoignages. Mme Porter n’avait aucune raison d’inclure dans le sommaire qu’elle a préparé en mai 1995 des renseignements qui ne provenaient pas des dossiers existants. En outre, elle a été soumise à un interrogatoire principal et à un long contre‑interrogatoire par l’avocate du demandeur sur tous les aspects de son télex. La méthode qu’elle a utilisée n’a pas été mise en doute ni sérieusement contestée par le demandeur. En fait, le télex reflète simplement ce qui avait été fait dans le dossier et peut être admis en preuve sur ce fondement. Je rejette donc l’objection de l’avocate du demandeur.

 

[45]           D’après la preuve documentaire non contestée que la Cour a admise, le demandeur et Mme Mohiti ont renvoyé les formulaires qui étaient nécessaires pour le traitement de la demande de résidence permanente de Mme Mohiti en juin et en octobre 1992, respectivement. En fait, le demandeur a reçu de CIC une lettre datée du 30 juin 1992, qui confirmait que le ministère avait approuvé sa demande de parrainage. Le texte de cette lettre est en partie le suivant :

[Traduction] Votre engagement de parrainage n’est valable aux yeux de la loi qui si votre parent présente une demande à l’étranger; c’est à ce moment-là qu’il est possible d’établir l’admissibilité au parrainage. Aucune autre mesure de votre part n’est exigée pour le moment. L’approbation de votre engagement établit que vous êtes en mesure de fournir celui‑ci. Cependant, comme il est indiqué au verso de votre copie de l’engagement (copie rose numéro 3), il n’y a aucune garantie que votre parent recevra un visa d’immigrant. Vous devriez donc aviser votre parent de ne pas quitter son emploi, vendre ses biens ou prendre des mesures en vue de son émigration avant d’être officiellement informé de le faire par le bureau canadien des visas concerné.

 

Comme on ignore à l’heure actuelle le temps qu’il faut en moyenne pour traiter la demande au bureau à l’étranger, nous ne pouvons pas faire de recherches pour déterminer où en est le dossier de votre parent. Nous vous suggérons de rester en contact avec votre parent, car c’est lui qui sera le mieux placé pour vous informer des contacts qu’il pourrait avoir eus avec l’ambassade ou le consulat du Canada.

 

Veuillez nous informer de tout changement d’adresse au cas où nous aurions besoin de communiquer avec vous.

 

En terminant, je vous suggère fortement, dans votre propre intérêt, de veiller à ce que les immigrants admis en vertu de votre parrainage soient convenablement protégés contre d’éventuels frais hospitaliers et médicaux en les inscrivant aux régimes hospitaliers et médicaux provinciaux.

 

Après avoir reçu cette lettre, le demandeur a communiqué avec sa femme. Il lui a envoyé une copie du formulaire, une copie de son numéro d’assurance sociale et le numéro du formulaire de demande afin qu’elle puisse se présenter à l’ambassade du Canada à Téhéran et mettre en branle le processus. C’était tout ce qu’il avait à faire. Il a envoyé les renseignements à une adresse à Karaj, une ville située à l’Ouest de Téhéran, où toute sa famille avait apparemment déménagé après avoir quitté Naghadeh en 1992. Dans l’intervalle, le bureau de Damas a reçu l’approbation de la demande de parrainage le 29 juillet 1992 et l’a versée dans le dossier B276 6558 4, soit le second dossier que le service de gestion des dossiers avait ouvert à Damas le 5 novembre 1991.

 

[46]           Mme Mohiti a rempli les formulaires de demande et les a signés le 24 août 1992. Elle a aussi fourni un rapport de police, une copie de sa carte d’identité et une copie de son certificat de mariage. Cependant, le bureau de Damas n’a reçu les formulaires que le 2 octobre 1992. Je souscris entièrement à la preuve de la défenderesse à cet égard.

 

[47]           Selon M. Gilbert et Mme Porter, il fallait normalement au bureau de Damas de six mois à un an pour traiter une demande de visa de résident permanent. Si une entrevue était nécessaire, le demandeur iranien pouvait se présenter à l’ambassade à Damas ou attendre qu’un agent des visas du bureau de Damas se rende à Téhéran, où l’entrevue aurait lieu à l’ambassade. L’agent des visas pouvait renoncer à cette entrevue quand la légitimité du mariage ne faisait aucun doute. Entre parenthèses, la légitimité du mariage du demandeur et de Mme Mohiti n’a jamais été mise en doute par le CIC de Windsor ou le bureau de Damas. Si on présume que les mesures appropriées ont été prises par le bureau de Damas (c’est-à-dire qu’il a vérifié les antécédents) et par Mme Mohiti (c’est-à-dire qu’elle a renvoyé les formulaires médicaux), cela signifiait que Mme Mohiti pouvait s’attendre à obtenir son visa de résident permanent vers le mois d’octobre 1993, au plus tard.

 

[48]           Malheureusement, le bureau de Damas n’a envoyé la demande d’examens médicaux à Mme Mohiti que le 14 novembre 1993 parce que, à Damas, les agents n’ont appris que le 28 septembre 1993 que deux dossiers étaient ouverts. Comme il a déjà été indiqué, deux dossiers avaient été ouverts pour la demande de la femme du demandeur : un en 1990, le dossier B265-1372 3, et l’autre en 1992, le dossier B276-6558 4. C’est pourquoi les documents versés dans l’un des dossiers ne se trouvaient pas dans l’autre. Cela explique aussi pourquoi, le 4 juin 1993, l’ambassade du Canada à Damas a envoyé à Mme Mohiti un télex indiquant que le demandeur n’avait pas fourni l’engagement d’aide, et ce, même si la demande de parrainage de Mme Mohiti par le demandeur, laquelle demande incluait l’engagement d’aide, avait été dûment approuvée et transmise à Damas un an plus tôt.

 

[49]           Il n’est pas nécessaire d’énumérer ici tout ce que le demandeur a fait au Canada pour que l’on corrige la situation après avoir été informé par Mme Mohiti, en juin 1993, que le bureau de Damas n’avait « apparemment » pas encore reçu l’engagement d’aide. Le 18 juin 1993, il s’est présenté au CIC de Windsor et a demandé à rencontrer Mme Ferrara, qui a catégoriquement refusé de le voir et d’examiner l’affaire plus en détail. Il semble que Mme Kelly White, une agente travaillant au CIC de Windsor, ait dit au demandeur à cette occasion que le bureau ne ferait rien avant que le délai devienne [Traduction] « déraisonnable ». Aussi répréhensible que cette conduite puisse paraître aujourd’hui, cette preuve n’est pas pertinente dans la mesure où la présente demande doit se limiter aux actes ou omissions que des agents de la défenderesse ont commis à l’extérieur du Canada. Quoi qu'il en soit, au cours de l’été de 1994, le demandeur a poursuivi ses efforts pour obtenir des éclaircissements par l’intermédiaire du cabinet de l’honorable Herb Gray, de même qu’avec le concours de M. Rob Harris, du Service d’aide juridique de Windsor. Ces efforts ont finalement donné quelques résultats. Le 28 septembre 1993, l’ambassade du Canada à Damas a été mise au courant par Mme Ferrara que ses agents traitaient deux dossiers.

 

[50]           Le 14 novembre 1993, le bureau de Damas a envoyé une demande d’examens médicaux à Mme Mohiti. Pour ce qui est des instructions concernant les examens médicaux, Mme Porter a signalé, dans le télex qu’elle a envoyé à l’Administration centrale d’Emploi et Immigration à Hull (Québec) le 23 mai 1995, que Mme Mohiti n’avait apparemment jamais reçu les documents que le bureau de Damas était censé avoir envoyés le 14 novembre 1993. Cependant, en contre-interrogatoire, le demandeur a déclaré que sa famille avait reçu la lettre d’instructions à l’adresse de Karaj.

 

[51]           À l’automne 1993, le demandeur a déménagé de Windsor à Ottawa. Il avait sollicité l’aide de l’honorable John Manley. Il a fallu peu de temps pour que M. Manley obtienne quelques réponses des fonctionnaires responsables de CIC en décembre 1993. Le 4 janvier 1994, Mme Annette Gauthier, agente à la section OPAM, a envoyé au bureau de Damas un télex dans lequel elle mentionnait les observations de M. Manley ainsi que les faits pertinents de l’affaire. Elle a demandé qu’on lui fasse part de l’état du dossier et qu’on lui dise si on avait envisagé d’accorder une admission anticipée à Mme Mohiti. Le 10 janvier 1994, l’ambassade du Canada à Damas a délivré à Mme Mohiti un permis ministériel l’autorisant à venir au Canada. Ce permis était valable jusqu’au 5 janvier 1995.

 

Les motifs présumés du divorce de Mme Mohiti

 

[52]           Le demandeur a déclaré avoir appris, environ une semaine après que M. Manley l’eut informé que le bureau de Damas avait ouvert deux dossiers, que sa femme avait quitté le domicile de sa famille à Karaj. Il faut donc s’interroger sur les allées et venues de Mme Mohiti en Iran ainsi que sur les motifs pour lesquels elle a divorcé du demandeur. Il n’a pas été établi de manière concluante, comme l’a allégué le demandeur, que Mme Mohiti avait divorcé de lui en décembre 1993 et qu’elle vivait toujours - si tant est qu’elle l’ait fait - avec la famille du demandeur, à Karaj. Le demandeur a allégué de plus qu’elle avait divorcé à cause des retards subis et de la déclaration inexacte qui lui avait été faite en juin 1993. Il a soutenu aussi que sa femme pensait qu’il n’avait pas fourni l’engagement d’aide; il lui a assuré que ce n’était pas le cas, mais cela n’a servi à rien; elle ne voulait plus venir au Canada.

 

[53]           La preuve que le demandeur a produite à l’instruction au sujet des motifs présumés du divorce de Mme Mohiti est contradictoire et peu fiable. J’estime que le demandeur n’est pas digne de foi. Il a été tout le contraire d’un témoin sincère. Son témoignage sur cette question cruciale n’a pas été spontané et a donné l’impression d’avoir été préparé. En outre, lors de son témoignage, il était plus intéressé à insister sur le fait qu’il n’était pas responsable de ce qui s’était passé et à jeter tout le blâme sur les agents d’immigration, qu’à dire toute la vérité. 

 

[54]           Mme Mohiti n’a pas témoigné à l’instruction. L’une des questions fondamentales à l’instruction concernait la cause de la rupture du mariage, ainsi que du divorce qui a suivi et du remariage de Mme Mohiti en Iran. La meilleure personne qui aurait pu témoigner sur cet aspect, y compris sur les motifs pour lesquels elle ne voulait plus venir au Canada après la délivrance d’un permis ministériel en janvier 1994, était Mme Mohiti elle-même. Pour déterminer si les retards subis et la déclaration inexacte faite en juin 1993, et attribués à des agents d’immigration en poste à l’extérieur du Canada, étaient la cause directe de la « perte de confiance » de Mme Mohiti envers le demandeur, il aurait fallu entendre sa déposition en audience publique.

 

[55]           Si Mme Mohiti avait témoigné à l’instruction, l’importance relative à accorder aux déclarations qu’elle aurait faites au sujet de la rupture du mariage et du divorce subséquent aurait dépendu de sa crédibilité générale ainsi que des réponses qu’elle aurait données de nombreuses questions posées en contre-interrogatoire. Par exemple, où et avec qui a-t-elle vécu après le départ du demandeur de l’Iran, en août 1994? Quelle vie menait-elle en Iran? Était-elle heureuse? A-t-elle changé, en tant que personne, au fil des ans? Quels projets avait-elle avec le demandeur? Vivait-elle de façon indépendante en Iran? Recevait‑elle un soutien, financier ou autre, de la part du demandeur ou de sa famille? S’attendait-elle à ce que le demandeur subvienne à ses besoins financiers si elle venait au Canada? A-t-elle reçu du demandeur une assurance quelconque à cet égard? Lui a-t-elle demandé s’il avait un emploi régulier au Canada? Entretenait-elle des rapports avec sa propre famille? Sa famille faisait-elle pression sur elle pour qu’elle divorce? Qu’est-ce qui l’avait convaincue au départ de remplir une demande pour obtenir un visa de résidente permanente au Canada? À quoi s’attendait-elle en venant au Canada? Était-ce pour elle une sorte de sacrifice? Pourquoi a-t-elle changé d’avis? Quand a-t-elle décidé de divorcer? Comment a-t-elle obtenu le divorce? Pour quelles raisons? Par qui le divorce a-t-il été prononcé? Quand et à quelle occasion a-t-elle rencontré l’homme avec qui elle est maintenant remariée?

 

[56]           Je signale que, dans son formulaire de demande, daté du 24 août 1992, Mme Mohiti a déclaré avoir travaillé dans un institut de beauté, à Karaj, d’octobre 1991 à mars 1992. Elle a dit aussi avoir vécu au no 111, avenue Pasdaran, à Naghadeh, jusqu’en août 1990 et vivre depuis ce temps dans un district de Téhéran appelé Azadi. Il semble que la première adresse que Mme Mohiti avait mentionnée dans sa demande n’était pas celle du domicile familial du demandeur à Naghadeh; il s’agissait plutôt de l’adresse des parents de Mme Mohiti à Naghadeh. Ces déclarations de Mme Mohiti contredisent carrément le témoignage du demandeur. Ce dernier a déclaré que Mme Mohiti avait vécu tout le temps avec sa famille à lui. Selon la preuve, l’adresse de la famille du demandeur à Naghadeh était le 33, rue Sadeghi, et non le 111, avenue Pasdaran. Le demandeur a déclaré aussi que toute sa famille avait déménagé à Karaj en 1992. En fait, d’après la preuve, l’adresse de la famille du demandeur à Karaj était la suivante : no 64, face au parc, 3e rue ouest, boul. Shahid Rejai, bloc 2 de Zamin Shahri, 1er, Villa St. Shahin ouest, Karaj, ce qui est l’adresse indiquée sur la lettre datée du 14 novembre 1993. Comment se fait-il dans ce cas que Mme Mohiti indique dans sa demande qu’elle vivait à Azadi, et non à Karaj, depuis août 1990?

 

[57]           Lorsqu’on l’a interrogé précisément sur l’adresse d’Azadi, le demandeur s’est hasardé à expliquer que sa femme y avait habité pendant un certain temps parce que c’était plus proche que Karaj de l’ambassade du Canada. Je trouve cette explication invraisemblable. Mme Mohiti n’était pas obligée d’avoir des contacts quotidiens avec l’ambassade du Canada à Téhéran, car sa demande était traitée directement par le bureau de Damas. En outre, le témoignage du demandeur contient maintes autres incohérences. Le demandeur a tout d’abord déclaré que sa famille avait déménagé en 1992 de Naghadeh à Karaj qui, d’après le demandeur, est [Traduction] « une ville qui se trouve à côté de Téhéran ». Ailleurs dans son témoignage, il reconnaît que Karaj se trouve à une cinquantaine de kilomètres de Téhéran et qu’Azadi est plus proche de Téhéran. Au sujet de l’adresse d’Azadi, le demandeur déclare catégoriquement ce qui suit : [Traduction] « En 1990, quand elle est allée à cette adresse, ils ont simplement déménagé à Téhéran. Ils n’ont pas déménagé à Karaj. Ils sont d’abord allés à Téhéran. C’était son adresse là-bas ». Pour la première fois dans son témoignage, le demandeur laisse entendre que sa famille avait déménagé à Téhéran en 1990, avec Mme Mohiti. Cependant, après d’autres questions, le demandeur a reconnu qu’en août 1992, Mme Mohiti vivait encore à Téhéran, et non à Karaj. Alors, quand exactement Mme Mohiti a-t-elle déménagé à Karaj?

 

[58]           Le demandeur a aussi produit plusieurs factures téléphoniques pour prouver qu’il communiquait souvent avec sa famille et sa femme en Iran. Il a produit en preuve des factures téléphoniques où figuraient des numéros qui étaient apparemment ceux de sa famille à Naghadeh, en 1989 et 1990, et à Karaj, en 1993. Toutefois, le demandeur n’a, semble-t-il, conservé aucun relevé des appels faits en Iran en 1991 et en 1992. Je trouve cela fort surprenant, car il a gardé des factures téléphoniques pour 1989 et 1990, de même que pour 1993.

 

[59]           Le demandeur a également déclaré qu’il correspondait régulièrement avec Mme Mohiti. Cependant, il n’était pas très sûr du nombre de lettres qu’il avait reçues d’elle - de 20 à 25 probablement, a-t-il répondu après avoir été interrogé plus longuement. Il a toutefois déclaré avoir remis ces lettres à son ancien avocat, mais elles n’ont jamais été produites lors du processus de communication de la preuve, sauf pour ce qui est de la lettre de 1993 déjà mentionnée. Mais, plus important encore, le demandeur a dit avoir détruit plus tard toutes ces lettres sur l’avis de la Dre Badarunisa Begum Khan, psychiatre, qui l’a traité pour une dépression de 1996 à 2002. À l’instruction, la Dre Khan a déclaré n’avoir jamais donné un tel conseil au demandeur, et qu’il ne s’agissait pas du genre de conseils qu’elle donnerait à un patient. Je n’ai aucune raison de douter de la véracité de la déclaration de la Dre Khan. Cela mine considérablement la crédibilité du demandeur en ce qui a trait aux points litigieux en l’espèce. En général, le demandeur a été un bien piètre témoin. Il lui a été impossible d’être objectif et il s’est montré peu disposé à faire ne serait‑ce qu’une simple admission de responsabilité ou à accepter d’être blâmé pour ce qui lui arrivait. Cette attitude a une incidence sur l’importance relative que la Cour doit accorder au rapport d’expert, car la Dre Khan s’est principalement fiée aux déclarations du demandeur.

 

[60]           Le demandeur a aussi déclaré avoir eu, avec Mme Mohiti, le 14 décembre 1993, une longue conversation téléphonique au cours de laquelle il a tenté de lui dire qu’une erreur avait été commise et qu’il n’en était pas responsable. Qu’elle l’ait cru ou non, ou qu’elle ait déjà divorcé comme l’a laissé entendre le demandeur, celui-ci n’a rien pu faire de plus pour la persuader de venir au Canada. Le demandeur a fourni une preuve de cet appel en produisant une facture téléphonique où figurait un numéro à Karaj (Iran). Il s’agit apparemment du numéro de téléphone de sa famille à Karaj. Selon le témoignage du demandeur, sa femme lui avait donné un ultimatum de six mois : [Traduction] « Je te donne six mois, à compter d’aujourd’hui, pour régler le problème. Tu le règles. Sinon, je déménage. » Le demandeur a déclaré [Traduction] « la date approche et je suis désespéré. J’essaie de leur expliquer la situation; que je n’ai [jamais] fait d’erreur. J’ai vraiment tout fait. C’est une erreur. Mais, malheureusement, personne n’a communiqué avec elle pour dire qu’il s’agissait d’une erreur. Personne. Peu importe ce que je disais, ils ne pouvaient pas le croire. » (Non souligné dans l’original.) Apparemment, c’est à cette occasion que le demandeur a appris que Mme Mohiti avait divorcé de lui. Le demandeur était-il en ligne avec sa femme et/ou avec d’autres membres de sa famille? De qui s’agissait-il donc? Vu les problèmes de crédibilité dont j’ai déjà fait état, j’ai de fortes raisons de croire que le demandeur ne dit pas toute la vérité au sujet du but et de l’objet de cette conversation téléphonique et qu’il dissimule des informations pertinentes à la Cour.

 

[61]           Le demandeur a déclaré avoir appris en juillet ou en août 1995 que Mme Mohiti s’était remariée. D’après son certificat de naissance, Mme Mohiti s’est remariée le 7 août 1995. Cela étant dit, je suis disposé à admettre, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Mohiti s’est remariée en juillet ou en août 1995. Je conclus donc qu’elle était déjà divorcée. À ce sujet, M. Hassan Abbasi, qui est allé à Naghadeh en 1996, a déclaré qu’il était notoire dans cette petite ville que Mme Mohiti avait divorcé du demandeur, qu’elle s’était remariée et qu’elle avait maintenant un bébé. Je ne puis toutefois souscrire à l’affirmation du demandeur selon laquelle Mme Mohiti avait divorcé de lui en décembre 1993. Aucune décision judiciaire ni aucun document officiel ne confirment que Mme Mohiti a obtenu le divorce en décembre 1993. Il s’agirait là de la meilleure preuve du divorce. En fait, la preuve d’une procédure ou d’une pièce, de n’importe quel tribunal d’un État étranger peut se faire, dans toute action ou procédure, au moyen d’une ampliation ou une copie certifiée de la procédure ou de la pièce, donnée comme portant le sceau du tribunal en question, sans aucune preuve de l’authenticité de ce sceau ou de la signature du juge de paix, ni autre preuve (paragraphe 23(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5). La déclaration générale faite par le demandeur et d’autres témoins de ce dernier, à savoir qu’il est difficile d’obtenir des documents officiels des autorités iraniennes, ne me convainc tout simplement pas. À l’évidence, pour une raison ou une autre, le demandeur a décidé de ne pas donner instruction à son ancien avocat de tenter d’obtenir les documents officiels concernant le divorce. Ce fait est corroboré par M. David J. Hughes, qui a déclaré que le demandeur comptait sur des membres de sa famille pour faire les recherches nécessaires en Iran. Comme l’a précisé M. Hughes à cet égard : [Traduction] « à ce stade-là, il incombait encore aux parents vivant dans le pays, d’après ce que j’ai compris, de nous indiquer ou de trouver le tribunal religieux où avaient été prononcés le divorce et le remariage. C’est tout ce qu’il y a eu car, peu après cela, il vous a transféré le dossier », c’est-à-dire à l’avocate actuelle du demandeur, Mme Silvia R. Maciunas. 

 

[62]           Cela nous amène à l’importance relative à accorder aux déclarations extrajudiciaires de Mme Mohiti. À l’instruction, l’authenticité des documents datant de 1993 et de 1996 qui sont attribués à Mme Mohiti a été prouvée, mais sans admission de la part de la défenderesse quant à la véracité de leur contenu. Que j’aie eu tort ou raison de rejeter la requête antérieure du demandeur visant à introduire ces documents comme preuves directes à l’instruction (Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1432), ayant maintenant pu entendre tous les témoins et après avoir examiné l’ensemble de la preuve, j’accorde peu d’importance à cette preuve par ouï-dire. Les déclarations faites par Mme Mohiti dans le document de 1996 sont très vagues et n’établissent pas de manière concluante qu’elle s’est fiée à une déclaration inexacte des agents d’immigration à Damas ou à Téhéran pour divorcer du demandeur. Mme Mohiti ne menace pas non plus, dans la lettre de 1993, de demander le divorce. Au contraire, elle dit : [Traduction] « Sens-toi bien libre de critiquer ma lettre. Si tu es fâché, dis‑le moi. N’hésite pas à me critiquer et à te plaindre ».

 

[63]           En revanche, dans la lettre datée de 1993, Mme Mohiti dit à son mari [Traduction] « sois sérieux dans tes décisions et dans ce que tu fais. Ne me fais pas attendre plus longtemps. J’ai mes propres désirs et je ne tiens pas à tourner en rond ici [en Iran]. Je ne suis pas née pour gâcher ma vie. Je ne suis plus une enfant. Quand je t’ai épousée, j’avais 16 ans et j’en aurai maintenant 25 en mehr [septembre ou octobre, suivant le jour et le mois de l’année] ». Mme Mohiti se plaint aussi dans la lettre de 1993 que [Traduction] « [d]epuis plus de deux mois et demi, j’attends une lettre de toi [...] entre-temps, comme j’attendais ta lettre et la réponse à la lettre d’invitation, je ne suis pas allée à Naghadeh [...] je veux que mon avenir soit clair : aller à Naghadeh pour de bon, ou non ». Vers la fin de la lettre de 1993, elle informe le demandeur que [Traduction] « [...] mon père m’appelle tous les jours et s’informe de ma situation. Il veut savoir quand j’obtiendrai ma réponse. D’autres ne me laissent pas tranquille non plus. »

 

[64]           Il a aussi été mentionné plus tôt que la Cour a rejeté deux requêtes en ajournement de la présente instance parce que la mère et le frère du demandeur (les témoins iraniens) se sont vu refuser un visa de visiteur pour venir au Canada (voir l’ordonnance rendue par le juge en chef Lutfy le 18 octobre 2005 et la décision Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1497). J’ai rejeté également une requête visant à entendre les dépositions des témoins iraniens par voie d’une conférence téléphonique (Farzam c. Canada (Sa Majesté la Reine du Chef du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1453). Cela étant dit, je signale qu’à l’instruction l’authenticité des trois déclarations non datées et non faites sous serment que l’on attribue aux témoins iraniens et à Goulsom Farzam (la sœur du demandeur) a été prouvée, mais sans admission de la part de la défenderesse quant à la véracité de leur contenu. Là encore, présumant que ces déclarations reflètent ce que ces témoins auraient dit en audience publique et ayant maintenant entendu tous les témoins et examiné l’ensemble de la preuve, j’accorde peu d’importance à cette preuve par ouï-dire. Il est manifeste que ces déclarations sont contradictoires et peu fiables. Comme je l’ai déjà dit, elles suscitent de sérieux doutes au sujet des allées et venues de Mme Mohiti, ainsi que de l’endroit où elle vivait réellement en Iran, et avec qui. Elles donnent fortement à penser que Mme Mohiti ne s’est adressée à un tribunal pour obtenir le divorce qu’en décembre 1993, et non pas qu’elle était déjà divorcée, comme le prétend le demandeur, lorsqu’il a eu sa conversation téléphonique avec elle le 20 décembre 1993. Au sujet des motifs pour lesquels Mme Mohiti a divorcé du demandeur, il ressort de la lettre de Hassan Farzam que [traduction] « [l]a famille a tellement insisté pour le divorce qu’elle a été battue deux fois par son père et une fois par son frère ». Cette déclaration est également corroborée par le rapport de la Dre Khan, qui mentionne ce qui suit : [Traduction] « Pendant ce temps, les parents de sa femme ont commencé à faire pression sur elle pour qu’elle le quitte. En fin de compte, elle a divorcé en 1993 et s’est mariée à quelqu’un d’autre ». Ce commentaire de la Dre Khan est du ouï-dire, mais il est tiré d’une déclaration que le demandeur lui a faite antérieurement. Toutes ces déclarations relatées contredisent ce qu’affirme le demandeur, à savoir que Mme Mohiti a divorcé en décembre 1993 et s’est mariée avec quelqu’un d’autre en 1995 à cause d’une déclaration inexacte que des agents d’immigration auraient faite.

 

La conduite des parties pendant la période de validité du permis ministériel (janvier 1994 à janvier 1995)

 

[65]           Le 10 janvier 1994, un permis ministériel a été délivré à Mme Mohiti lui permettant de venir au Canada. Il était valide pendant un an, c’est-à-dire jusqu’au 5 janvier 1995. La preuve a établi de façon concluante qu’en dépit de la délivrance de ce permis, Mme Mohiti, pour des raisons quelconques, a décidé de rester en Iran. Il est peu vraisemblable qu’après tout ce qu’il avait fait pour obtenir l’admission de sa femme au Canada, le demandeur n’ait pas communiqué avec celle-ci pour l’informer qu’un permis ministériel avait été délivré en janvier 1994 et qu’il lui suffisait maintenant d’aller le chercher à l’ambassade du Canada à Téhéran. En fait, le demandeur a dit à l’instruction que [Traduction] « il n’avait pas perdu espoir » de la faire venir au Canada; Mme Mohiti avait peut-être bien divorcé, mais elle ne s’était pas encore remariée.

 

[66]           La preuve établit de façon concluante que le permis ministériel a été délivré grâce aux efforts du demandeur et à une intervention au niveau politique. En fait, les diverses lettres officielles adressées au demandeur ou à son avocate établissaient déjà de manière concluante que le demandeur n’était pas à blâmer et que des mesures avaient été prises pour accélérer le traitement du dossier d’immigration de Mme Mohiti. Le demandeur n’a pas dit à la Cour s’il avait envoyé ces diverses lettres à sa femme et à sa famille en Iran. Cependant, pour une raison ou une autre, il voulait maintenant des excuses du gouvernement canadien, quelque chose d’officiel qui pouvait être directement adressé à Mme Mohiti et que celle-ci aurait pu croire. Cela laisserait donc entendre que le demandeur ou sa famille était encore en contact avec Mme Mohiti en 1994, quel que fût l’endroit où elle se trouvait en Iran.

 

[67]           Le 20 mai 1994, Mme Annette Gauthier, de la Section de Hull, a envoyé au demandeur une lettre dans laquelle elle expliquait toute la situation. La lettre était adressée au demandeur, et non à Mme Mohiti. On ne sait pas trop si le demandeur avait fourni à Mme Gauthier la nouvelle adresse de Mme Mohiti en Iran. Quoi qu'il en soit, ce dernier en a fait une copie et a lui-même envoyé la lettre de Mme Gauthier à sa famille :

[Traduction] Objet – (Mohiti) Esmat : DDN 20 mars 63, Iran : Je vous envoie cette lettre pour que vous puissiez la remettre à votre femme et lui indiquer ce qui a été fait dans son dossier depuis janvier 1990. Il semble que le Centre d’immigration du Canada de Windsor ait indiqué à votre avocat en janvier 1990 qu’il n’avait aucune objection à ce que l’on délivre un permis ministériel en vue de l’admission anticipée de votre femme; cependant, rien d’autre n’a été fait. Ce n’est que lorsque vous avez produit un engagement de parrainage pour votre femme en mars 1992 que des documents ont été envoyés en Iran pour traitement. Il semble que Téhéran ait ouvert par erreur deux dossiers. C’est ainsi que, le 4 juin 1993, on a envoyé à votre femme un télex l’informant qu’on n’avait toujours pas reçu l’engagement d’aide de votre part. C’était inexact. Le bureau des visas à Damas a confirmé, en janvier 1994, avoir ouvert par erreur deux dossiers pour votre femme – le dossier numéro B-0265-6558 et le dossier numéro B-265-1372. C’est pourquoi lorsque votre député (M. John Manley) a porté cette affaire à notre attention le 4 janvier 1994, nous avons aussitôt communiqué avec le bureau de Damas pour lui demander d’examiner ce dossier pour des raisons d’ordre humanitaire. Il l’a fait et, vu tous les problèmes survenus ou de toutes les erreurs commises, le bureau a décidé de délivrer un permis ministériel pour l’admission anticipée de votre femme au Canada.

 

Un permis ministériel valide jusqu’au 5 janvier 1995 a été délivré le 10 janvier 1994. J’espère que cela permettra de convaincre votre femme que vous n’êtes pas responsable du temps qu’il a fallu pour régler son dossier. Bonne chance.

 

[68]           Cette lettre n’a pas satisfait le demandeur. Dans son témoignage, il n’a pas dit s’il avait demandé ou non à sa famille d’envoyer quand même la lettre à Mme Mohiti.

 

[69]           Le 1er août 1994, l’ambassade à Téhéran a informé par télex l’ambassade à Damas que Mme Mohiti n’était pas venue chercher le permis, et qu’elle était incapable de la joindre par téléphone. Le 20 septembre 1994, Damas a avisé le CIC de Windsor par télex qu’il était impossible de joindre Mme Mohiti par téléphone ou à son adresse. Le 28 septembre 1994, le CIC de Windsor a envoyé un avis de convocation au demandeur l’avisant qu’il était impossible de communiquer avec sa femme par téléphone ou à l’adresse donnée, et de bien vouloir fournir ses numéro de téléphone et adresse actuels. Le 3 novembre 1994, le CIC de Windsor a écrit au Service d’aide juridique de Windsor pour l’informer que l’avis de convocation du demandeur en date du 28 septembre 1994 lui avait été retourné et pour lui demander de faire parvenir cet avis au demandeur et de s’assurer que l’adresse actuelle du demandeur lui serait communiquée.

 

[70]           Le permis ministériel a été renvoyé au bureau de Damas et détruit le 5 février 1995.

 

            La dépression du demandeur (1995 à 2002)

 

[71]           Le demandeur a appris que Mme Mohiti s’était apparemment remariée en juillet ou en août 1995. Le certificat de naissance de Mme Mahiti indique qu’elle s’est mariée le 7 août 1995, mais le demandeur a déclaré avoir appris la nouvelle du mariage à la fin de juillet 1995. En fait, il a dit que, après avoir découvert le 26 juillet 1995 que Mme Mohiti s’était remariée, il s’était présenté à une clinique sans rendez-vous afin d’obtenir une consultation pour dépression. Ce n’est qu’à ce moment‑là que le demandeur a perdu tout espoir d’être un jour réuni avec sa femme. Il a déclaré s’être senti différent à partir de cette date-là. D’après son témoignage, sa dépression a débuté peu après. Il s’est refermé sur lui-même. Il n’appréciait plus rien, et bien des choses ne l’intéressaient plus. Cela s’est répercuté sur sa vie sociale. Il était irritable et triste. Il avait une très faible estime de lui‑même. Il avait de la difficulté à conserver des emplois convenables. À un certain moment, il a travaillé comme plongeur dans un restaurant local; à un autre, il a travaillé au magasin People’s Jewellers. Il était parfois capable de subvenir à ses besoins financiers, mais il recourait souvent à l’aide sociale ou à l’assurance-emploi. Il a cherché de l’aide pour surmonter son stress. Il ne parvenait plus à dormir. Le 20 septembre 1995, il s’est présenté à une clinique sans rendez-vous d’Ottawa pour obtenir de l’aide au sujet de son problème d’insomnie. Il y est retourné le 23 septembre 1995, le 20 juin 1995, le 26 juillet 1995 et en janvier 1996. Chaque fois, on lui prescrivait des antidépresseurs. Il n’y a toutefois aucune preuve médicale qui confirme que le demandeur souffrait bel et bien de dépression. Ce n’est qu’en 1996 que ce diagnostic a été posé.

 

[72]           En 1996, le demandeur a été inscrit sur la liste d’attente en psychiatrie à l’Hôpital général d’Ottawa. La liste était longue. Un médecin du nom de Bazarjani lui a donné quelques informations sur un psychiatre qui pourrait le recevoir plus rapidement, un médecin du nom de John Dimock. Il a vu le Dr Dimock à quelques reprises. Ce dernier lui a prescrit 50 mg de Zoloft. Après avoir cessé de consulter le Dr Dimock, le demandeur a consulté la Dre Matuk, un médecin de famille. Cette dernière lui a prescrit du Zoloft et d’autres antidépresseurs. Elle l’a traité pendant qu’il attendait toujours de consulter la Dre Khan, une psychiatre travaillant à l’Hôpital général d’Ottawa. Selon le demandeur, la Dre Matuk prenait toujours le temps de l’écouter et de le conseiller, et elle essayait de le réconforter.

 

[73]           Le demandeur a rencontré la Dre Khan pour la première fois le 24 avril 1996. Dans son premier rapport daté du 29 juillet 1996, la Dre Khan a indiqué que le demandeur était aux prises avec [Traduction] « un trouble d’adaptation accompagné d’une humeur dépressive ». Médicalement parlant, il ne s’agit pas d’une « dépression ». La Dre Khan a soigné le demandeur pendant un certain temps, mais il n’a pas réagi favorablement au traitement. Elle a alors conclu qu’il était vraiment déprimé. Dans son rapport daté du 23 août 2005, la Dre Khan a expliqué que le traitement de son état incluait une pharmacothérapie (Zoloft et Clonazepam) de même qu’une psychothérapie axée sur la compréhension de soi.

 

[74]           En réponse aux questions précises de l’avocat de la défenderesse sur les facteurs qui auraient été susceptibles d’engendrer l’état dépressif du demandeur, la Dre Khan a dit que plusieurs facteurs auraient pu avoir un rôle. Il était préoccupé par les procédures juridiques. Son pays lui manquait. Sa famille lui manquait. Sa culture lui manquait. Il avait de la difficulté à s’adapter au Canada. Il était incapable d’obtenir un bon emploi. Il était déçu par son niveau de vie et son manque de réussite financière. Il était isolé. Il était incapable de mener à bien ses projets. Il avait passé quatre ans dans un camp de réfugiés. La Dre Khan a déclaré qu’il n’y a aucune façon de quantifier l’effet que chacun de ces facteurs de stress a eu sur le demandeur. Elle croyait toutefois que le facteur qui avait déclenché la dépression du demandeur était son « divorce ». Cependant, lorsque la Dre Khan fait référence au « divorce » dans son rapport, elle présume aussi que Mme Mohiti s’est remariée la même année où elle a divorcé du demandeur. Il n’est donc pas clair si le « facteur déclenchant » était le divorce lui-même ou le remariage subséquent de Mme Mohiti. La Dre Khan a aussi laissé entendre que le fait que le demandeur ne pouvait pas faire venir Mme Mohiti au Canada, qu’il était séparé de sa famille et qu’on le faisait passer apparemment pour un « menteur » aux yeux de son ex-femme constituaient d’autres facteurs importants. La Dre Khan a cessé de s’occuper du demandeur en octobre 2002, et il n’y a aucune preuve médicale sur son état de santé actuel.

 

            Études à l’Université d’Ottawa et à l’Université Carlton (1995-1997 et 2000-2005)

 

[75]           Pendant sa dépression, le demandeur a commencé et poursuivi des études en génie. À l’automne 1995, il s’est inscrit à l’Université d’Ottawa. Il a été déçu des notes qu’il avait obtenues. Il a échoué certains cours et en a reporté d’autres. Il en a réussi quelques-uns, mais n’était pas satisfait du tout de ses résultats. Ce fut une session très décevante pour lui. Les choses ne se sont pas améliorées au cours du deuxième semestre. Il a abandonné certains cours ou a obtenu le report de certains de ses examens grâce à un rapport médical. Il est quand même parvenu à obtenir la note B+ en dessin mécanique, mais cette note était pour lui fort insatisfaisante parce qu’il avait fait du dessin pendant de nombreuses années. Il croyait avoir le potentiel requis pour décrocher la note A+. À la fin de l’année universitaire, on lui a demandé de quitter la faculté. Grâce à une note de la Dre Matuk, le demandeur a pu expliquer pourquoi il avait eu des résultats aussi décevants. L’université l’a autorisé à s’inscrire pour une autre année. La Dr Matuk lui avait conseillé de ne pas étudier à temps plein.

 

[76]           La deuxième année à l’Université d’Ottawa s’est déroulée aussi mal que la première. Le demandeur étudiait à temps partiel. Il a suivi quelques cours à l’automne 1996, mais sans obtenir de bons résultats. Il est toutefois parvenu à obtenir la note A– en « Communication en français ». Une fois de plus, l’université lui a demandé de se retirer de la faculté. Une fois de plus, il a réussi à démontrer qu’il fallait lui donner une autre chance.

 

[77]           À l’automne 1997, le demandeur a entrepris sa troisième année à l’Université d’Ottawa. Ses notes ont été aussi mauvaises que celles des années antérieures :

[Traduction] Trois fois, ils m’ont donné une chance. Ils m’ont demandé d’abandonner en 1996 et 1997, mais ils m’ont toujours accordé une exemption afin que je puisse revenir, que je m’inscrive en génie à temps plein. Mais, il n’en fut plus question en 1998. Après cela, ils ne m’ont jamais autorisé à revenir. J’ai dû abandonner pour de bon la faculté.

 

[...]

 

J’ai tout simplement dû quitter l’université.

 

[78]           Le demandeur s’est inscrit à l’Université Carleton en 2000, mais a décroché quelque temps plus tard. Il a décidé de se réinscrire en 2001 comme étudiant à temps partiel. Son année s’est mieux déroulée. Il voulait reprendre des études en génie, mais l’université n’a pas voulu à moins qu’il prouve qu’il était capable d’obtenir de bonnes notes tout en étudiant à temps plein. Le demandeur s’est inscrit en études environnementales. Il a obtenu un baccalauréat en 2005. N’ayant pas obtenu de diplôme en sciences, ses attentes professionnelles sont peu élevées. Même s’il pourrait être admis aujourd’hui en génie à l’Université Carleton, il a déclaré qu’il aura bientôt 43 ans et ne veut pas continuer à étudier.

 

            Pertes de revenus passés et futurs

 

[79]           Il ressort de la preuve que, depuis son admission au Canada en 1988, le demandeur a occupé divers emplois à temps partiel, la plupart dans des bijouteries ou d’autres magasins de vente au détail, comme Holt Renfrew. Il n’a pas travaillé tout le temps et, certaines années, il n’a pas travaillé du tout. Je signale qu’il a touché des prestations d’aide sociale de 1992 à 1995 inclusivement, ainsi qu’en 2002. Entre 1990 et 2004, c’est-à-dire sur une période d’environ 14 ans, c’est en 2000 qu’il a touché son revenu total le plus élevé, soit 17 051 $ (ce qui inclut les prestations d’assurance-emploi reçues). En 2004, il a aussi obtenu deux bourses d’études (3 000 $ de la Fondation canadienne des bourses d’études du millénaire et 1 175 $ de l’Université Carleton).

 

[80]           M. Farzam a soutenu que, n’eût été la négligence de la défenderesse, il avait le potentiel voulu pour obtenir un diplôme universitaire en génie mécanique et décrocher un emploi dans ce domaine. Il réclame donc à la défenderesse une indemnité pour la perte de revenus passés et futurs. Il réclame aussi ses frais de scolarité et le coût des manuels qu’il a dû acheter pendant qu’il étudiait à l’université. Il a déclaré devoir à la CIBC 3 800 $ et 17 849,32 $, sommes qui représentent deux prêts étudiants « non remboursés ». Je souligne que le demandeur n’a pas expliqué de manière satisfaisante à la Cour pourquoi il n’a pas entrepris d’études en génie au Canada avant 1995. Son explication - il s’efforçait de faire venir sa femme au Canada - n’est pas une excuse valable dans les circonstances. Compte tenu du fait qu’il ne travaillait pas toujours et que, lorsqu’il travaillait, c’était toujours à temps partiel, rien ne l’a vraiment empêché d’entreprendre des études en génie au Canada avant 1995.

 

[81]           À l’appui de la réclamation pour pertes pécuniaires, le demandeur a fait comparaître un actuaire, M. Guy Martel, en tant que témoin-expert. Ce dernier a tenté de calculer la perte de revenus passés et futurs. Les faits qui ont été fournis à M. Martel pour qu’il établisse son rapport d’expert reposaient sur différentes hypothèses au sujet des revenus escomptés du demandeur. Ses calculs étaient fondés sur des périodes différentes pendant lesquelles le demandeur aurait commencé à travailler. L’expert a aussi comparé les revenus qu’aurait touchés le demandeur s’il avait travaillé comme ingénieur en mécanique, ou s’il avait occupé un poste professionnel dans le domaine des relations publiques et des communications ou dans le domaine des sciences naturelles et appliquées. M. Martel a ensuite comparé ces revenus au salaire que le demandeur a effectivement gagné. Cependant, les hypothèses de M. Martel ne reposent pas sur des éléments de preuve dignes de foi et fiables. En outre, le demandeur n’a produit aucune preuve convaincante qu’il a pris des mesures pour limiter ses dommages. Je ne puis donc souscrire à aucun des scénarios que M. Martel a analysés dans son rapport d’expert.

 

DÉTERMINATION DE LA VALIDITÉ DES PRÉTENTIONS DU DEMANDEUR

 

[82]           La responsabilité de l’État n’est pas directe puisqu’elle découle du fait d’autrui. Pour que l’État soit tenu responsable, le demandeur doit démontrer qu’un ou plusieurs des préposés de l’État, agissant dans le cadre de leur emploi, ont manqué à une obligation qu’ils avaient envers lui. Il doit également établir que le manquement lui a causé un préjudice du genre de celui qui engagerait la responsabilité personnelle d’une personne physique. Le passage pertinent de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, modifiée par L.C. 1990, ch. 8, article 21 (la LRCECA) est le suivant : « En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour : a) les délits civils commis par ses préposés ». La responsabilité découlant de l’article 3 de la LRCECA est nuancée par l’article 10 : « L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l’alinéa 3a), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants ».

 

[83]           Dans son ordonnance datée du 1er février 2005, la protonotaire Aronovitch a formulé les questions que la Cour devait trancher en l’espèce en faisant référence à « règle A.B.C. ». Selon cette règle, dans une action pour négligence un demandeur peut obtenir gain de cause en établissant trois éléments à la satisfaction du tribunal : A) il existe une obligation de diligence; B) il y a eu manquement à cette obligation; C) ce manquement a entraîné un préjudice. Il s’agit là de l’approche anglaise traditionnelle en matière de responsabilité pour négligence (Allen M. Linden, Canadian Tort Law, 7e éd. (Markham, Ont. : Butterworths, 2001) à la page 102, et jurisprudence citée par l’auteur). Cela étant dit, le cadre d’analyse suivant peut s’avérer fort utile : 1) le demandeur subit un préjudice; 2) le préjudice doit être causé par la conduite du défendeur; 3) la conduite du défendeur est négligente, c’est‑à‑dire qu’elle n’est pas conforme à la norme de diligence établie par la loi; 4) il existe une obligation reconnue par la loi permettant d’éviter ce préjudice; 5) la conduite du défendeur est une cause immédiate de la perte ou, autrement dit, le préjudice n’est pas une conséquence trop éloignée de la conduite du défendeur; 6) la conduite du demandeur n’est pas telle qu’elle fait obstacle à une réparation ou réduit celle‑ci, c’est‑à‑dire que le demandeur ne doit pas être coupable de négligence contributive et ne doit pas avoir assumé volontairement le risque (Canadian Tort Law, op. cit., à la page 103). En l’espèce, quelle que soit la méthode employée, le résultat est le même : la présente action doit être rejetée car les conditions requises ne sont pas toutes remplies.

 

            Absence de preuve au sujet du lien de causalité

 

[84]           Il n’est pas établi, selon la prépondérance de la preuve, que les actes ou omissions des agents de CIC travaillant à l’extérieur du Canada ont causé, comme l’allègue le demandeur, la rupture de son mariage et le divorce qui a suivi. Je ne répéterai pas tout ce qui a déjà été dit sur le sujet dans la section précédente (voir, en particulier, mon analyse de la preuve sous la rubrique « Les motifs présumés du divorce de Mme Mohiti »), mais je ferai toutefois les commentaires suivants.

 

[85]           Premièrement, en quittant l’Iran en 1984 sans sa femme, le demandeur a volontairement pris le risque que cette dernière décide de rester dans ce pays. La preuve établit à cet égard que le demandeur et Mme Mohiti ont vécu ensemble en Iran, en tant que mari et femme, pendant moins de six mois et que les deux étaient relativement jeunes à l’époque. Le couple était déjà séparé depuis quatre ans quand le demandeur est arrivé au Canada en 1988. Avant que Mme Mohiti renvoie son formulaire de demande à l’ambassade du Canada à Damas en octobre 1992, il s’est écoulé quatre autres années. Quoique les agents d’immigration en poste à Damas aient fait ou pas, le temps passait rapidement. En fait, le demandeur courait déjà un risque élevé à cause de la longue période pendant laquelle le couple a été séparé, soit environ huit ans en octobre 1992. Le traitement ordinaire de la demande, par les agents d’immigration en poste à Damas, nécessiterait au moins six mois de plus, sinon une année entière, ce qui nous amènerait au mois d’octobre 1993.

 

[86]           Deuxièmement, la preuve concernant les motifs présumés pour lesquels Mme Mohiti a divorcé et est restée en Iran est circonstancielle et non concluante, car elle est entièrement fondée sur du ouï-dire. La Cour n’a été saisie d’aucune preuve documentaire concernant la date du divorce, et il n’y a aucune preuve crédible ou fiable au sujet des motifs de divorce de Mme Mohiti. Comme Mme Mohiti n’a pas témoigné à l’instruction, absolument rien ne permet de conclure que la rupture du mariage et le divorce qui a suivi ont été causés par la négligence d’agents d’immigration. Le refus de Mme Mohiti de venir au Canada après la délivrance d’un permis ministériel en janvier 1994 indique qu’il y a peut-être eu d’autres motifs, plus profonds ceux-là, que les retards et la déclaration inexacte faite en juin 1993 lors du traitement de son dossier d’immigration. Mme Mohiti n’a pas témoigné à l’instruction. Les déclarations ou les motifs de divorce que le demandeur attribue à Mme Mohiti cadrent aussi avec d’autres hypothèses raisonnables. Je rejette également le témoignage du demandeur au sujet de cet élément essentiel de sa prétention. Je ne le trouve tout simplement pas digne de foi. Dans ces circonstances, le demandeur n’a pas prouvé comme il lui incombait l’existence d’un lien de causalité.

 

[87]           Troisièmement, je souligne que la décision de Mme Mohiti de rester en Iran, de revenir s’installer à Naghadeh, de divorcer du demandeur, de marier un autre homme et d’avoir un enfant était une décision entièrement personnelle, fondée sur ses propres considérations subjectives. Je reconnais que le demandeur était profondément amoureux de Mme Mohiti et qu’il a fait tout ce qui était possible pour la convaincre de venir au Canada mais, malheureusement, cela n’est pas suffisant pour établir l’existence d’un lien de causalité. Manifestement, Mme Mohiti n’était plus disposée à venir au Canada. Quelles que soient ses raisons personnelles, il n’empêche que Mme Mohiti n’a jamais réclamé le permis ministériel qui lui a été délivré le 10 janvier 1994. En fait, ce permis était valide jusqu’au 5 janvier 1995.

 

[88]           Je répète qu’il est essentiel de prouver le lien de causalité pour déterminer le bien‑fondé d’une action en négligence (Allen Linden, Canadian Tort Law, op. cit., 109ss). En l’espèce, je conclus que le préjudice subi par le demandeur est attribuable à la décision personnelle de Mme Mohiti de rester en Iran et ne peut être positivement attribué à un acte ou à une omission des agents de CIC à l’extérieur du Canada. Je conclus que la demande est tout à fait lacunaire au point de vue de la preuve, et cela constitue un motif valable pour rejeter cette demande sur ce seul fondement. Cependant, étant donné que les avocats ont également traité des questions de l’obligation de diligence et des dommages‑intérêts, je les examinerai aussi.

 

            Absence d’une obligation de diligence en l’espèce

 

[89]           Les avocats reconnaissent que la bonne façon, pour la Cour, de déterminer s’il existe en l’espèce une obligation de diligence est de recourir à « l’approche en deux étapes » qui a été énoncée pour la première fois par la Chambre des lords dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Counsel, [1978] A.C. 728 (H.L). Ce critère a été adopté par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, aux pages 10 à 12, et appliqué de façon constante par les tribunaux au Canada, bien qu’il semble avoir été [Traduction] « enterré dans le pays où il a vu le jour » (Allen Linden, Canadian Tort Law, op. cit., à la page 270).

 

[90]           Dans l’arrêt Cooper, précité, au paragraphe 30, la Cour suprême décrit comme suit cette approche en deux étapes :

À la première étape du critère de l'arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était-il la conséquence prévisible de l'acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe-t-il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l'espèce? L'analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l'arrêt Anns met l'accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l'on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape du critère de l'arrêt Anns il reste toujours à trancher la question de savoir s'il existe des considérations de politique étrangères au lien existant entre les parties qui sont susceptibles d'écarter l'obligation de diligence.

 

[91]           Dans l’arrêt connexe Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, dans lequel il était question d’un organisme de réglementation quasi gouvernemental, la Cour a résumé les enseignements de Cooper, précité; elle a expliqué que l’arrêt Cooper « reprend le critère énoncé dans l’arrêt Anns et clarifie les éléments de politique précis qui doivent être examinés à chaque étape » de l’analyse :

À la première étape du critère énoncé dans l'arrêt Anns, il s'agit de déterminer si les circonstances dévoilent un préjudice raisonnablement prévisible et un lien de proximité suffisamment étroit pour établir une obligation de diligence prima facie. À cette étape, l'accent est mis sur les facteurs découlant du lien entre le demandeur et le défendeur, notamment des considérations de politique générales. Le point de départ de cette analyse consiste à établir s'il existe des catégories analogues d'affaires où les tribunaux ont reconnu l'existence d'un lien étroit. En l'absence de telles décisions, il s'agit de déterminer s'il y a lieu de reconnaître une nouvelle obligation de diligence dans les circonstances de l'espèce. La simple prévisibilité ne suffit pas à établir une obligation de diligence prima facie. Le demandeur doit aussi prouver l'existence d'un lien étroit -- que le défendeur avait avec lui une relation à ce point étroite et directe qu'il est juste de lui imposer une obligation de diligence dans les circonstances. Les facteurs donnant lieu à l'existence d'un lien étroit doivent être fondés sur la loi applicable le cas échéant, comme en l'espèce.

Si, à la première étape du critère énoncé dans l'arrêt Anns, le demandeur réussit à établir à une obligation de diligence prima facie (malgré le fait que l'obligation proposée ne corresponde pas à une catégorie de réparation déjà reconnue), il faut passer à la deuxième étape de ce critère. Il s'agit de savoir s'il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient l'annulation de la responsabilité. De telles considérations comprennent notamment l'effet qu'aurait la reconnaissance d'une telle obligation de diligence sur d'autres obligations légales, son incidence sur le système juridique et, d'une façon moins précise mais tout aussi importante, l'effet qu'aurait l'imposition d'une responsabilité sur la société en général.

 

[92]           La Cour suprême dit qu’à la première étape du critère, le point de départ consiste à établir s’il existe des « catégories analogues d’affaires » dans lesquelles l’existence d’un lien de proximité a été reconnue antérieurement. À cet égard, les catégories suivantes sont mentionnées dans l’arrêt Cooper, précité, au paragraphe 36 :

Quelles sont donc les catégories pour lesquelles on a conclu à la proximité? Il y a d'abord, naturellement, les cas où l'acte du défendeur cause des lésions au demandeur ou des dommages à ses biens et que ces lésions ou dommages étaient prévisibles. On a interprété cette catégorie comme englobant aussi les chocs nerveux (voir, par exemple, Alcock c. Chief Constable of the South Yorkshire Police, [1991] 4 All E.R. 907 (H.L.)). Il existe également une catégorie pour les déclarations inexactes faites avec négligence : Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1963] 2 All E.R. 575 (H.L.), et pour la faute dans l'exercice d'une charge publique. On a reconnu l'existence de l'obligation d'avertir du danger : Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189. En outre, il a été conclu qu'une municipalité avait envers les acheteurs potentiels de maisons l'obligation d'inspecter avec diligence les ensembles résidentiels : Anns, précité; Kamloops, précité. De la même manière, des autorités gouvernementales se chargeant de l'entretien de routes ont été tenues à l'obligation d'effectuer cet entretien avec diligence : Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, Swinamer c. Nouvelle-Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445, etc. La perte économique relationnelle (liée à l'exécution d'un contrat) peut entraîner une obligation de diligence en matière délictuelle dans certains cas, comme les cas où le demandeur a un droit de possession ou de propriété sur le bien, les cas d'avarie commune et les cas où le lien entre le demandeur et le propriétaire du bien est une entreprise commune : Norsk, précité; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210. Lorsqu'une affaire constitue l'un de ces cas ou un cas analogue et que la prévisibilité raisonnable est établie, on peut affirmer l'existence d'une obligation de diligence prima facie.

 

[93]           Les avocats ont été incapables d’indiquer à la Cour des décisions dans lesquelles la Couronne a été reconnue coupable de négligence relativement à des faits comparables à ceux dont il est question dans la présente demande, et je présume qu’il n’en existe aucune. Bien que le lien de proximité ait été reconnu dans des cas où le choc nerveux subi était la conséquence prévisible d’un accident attribuable à la négligence d’un défendeur, on ne pouvait pas raisonnablement prévoir en l’espèce que le demandeur subirait le genre de préjudice qu’il allègue. J’estime que les agents d’immigration en poste à Damas ne pouvaient pas raisonnablement anticiper ou prévoir, dans les circonstances de l’espèce, que la femme du demandeur divorcerait à cause de retards additionnels ou d’une déclaration inexacte, à savoir que le demandeur n’avait pas encore fourni l’engagement d’aide requis. Les dommages que le demandeur aurait subis à cause du traitement du dossier de sa femme sont simplement trop éloignés pour qu’il existe un préjudice raisonnablement prévisible. Cependant, même si j’acceptais que la prévisibilité a été suffisamment établie, la Chambre des lords a dit dans l’arrêt Hill c. Chief Constable of West Yorkshire, [1989] A.C. 53 (H.L.), à la page 60 : [Traduction] « [...] la prévisibilité d’un préjudice probable n’est pas en soi un critère suffisant de responsabilité en cas de négligence. Il faut invariablement un autre élément pour établir le degré d’étroitesse du lien entre le demandeur et le défendeur [...] ».

 

[94]           En l’espèce, tout lien entre le demandeur et la défenderesse découle exclusivement de la mise en application de la politique canadienne d’immigration qui est reconnue par une loi, c’est-à-dire la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2. Le demandeur est arrivé au Canada en 1988 en qualité de réfugié pris en charge par le gouvernement (CR1), en vertu d’un permis ministériel. L’engagement pris par le gouvernement d’aider financièrement le demandeur a pris fin un an après son admission. En novembre 1991, le demandeur a obtenu le droit d’établissement. Les actes négligents reprochés à des agents d’immigration en poste à l’extérieur du Canada ont été commis dans le cadre du traitement d’une demande, présentée en 1990, en vue d’obtenir la délivrance d’un permis ministériel à la femme du demandeur et, plus tard, d’une demande, présentée par cette dernière en 1992, en vue d’obtenir un visa de résidente permanente. Un permis ministériel a été délivré en 1994, mais Mme Mohiti a refusé de venir au Canada. En 1994, le lien entre le demandeur et la défenderesse était celui d’un résident permanent parrainant sa femme pour qu’elle vienne au Canada. Dans les circonstances de l’espèce, s’agit‑il d’une preuve suffisante pour établir le lien de proximité requis entre le demandeur et la défenderesse?

 

[95]           À ce sujet, la Cour suprême du Canada a dit dans l’arrêt Cooper, précité, au paragraphe 43, qu’il est nécessaire d’examiner l’esprit de la loi pour déterminer si le lien de proximité requis existe :

En l'espèce, les facteurs de proximité, s'ils existent, doivent découler de la loi en vertu de laquelle le registrateur est nommé. Cette loi constitue la seule source de ses obligations, que celles-ci soient de nature privée ou publique. Sauf pour ce qui est de cette loi, le registrateur se trouve dans la même position que monsieur ou madame tout le monde. Seule cette loi peut donner naissance à une obligation du registrateur envers ceux qui investissent auprès des courtiers en hypothèques soumis à la réglementation.

 

[96]           Le Parlement a adopté une politique en matière d’immigration. L’un des objectifs de cette politique est de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents se trouvant à l’étranger. Le gouvernement canadien est chargé de la mise en application de cette politique, mais ses ressources ne sont pas illimitées. Il y a de nombreuses contraintes budgétaires, humaines et autres. L’énoncé de principe que contient la Loi sur l’immigration ne crée pas une obligation stricte de résultat. Cela étant dit, en arrivant au Canada en qualité de réfugié au sens de la Convention, le demandeur devait acquérir le statut de résident permanent avant de pouvoir parrainer sa femme. Cela peut paraître injuste, mais c’est la loi du pays. Le demandeur n’a obtenu le droit d’établissement qu’en novembre 1991. Par ailleurs, compte tenu de la décision finale du juge Hugessen, la défenderesse n’est responsable que des retards ayant découlé des actes négligents commis à l’extérieur du Canada lors du traitement de la demande de Mme Mohiti.

 

[97]           En l’espèce, comme dans l’arrêt Cooper, la loi est la seule source des pouvoirs décisionnels de l’État. Il est bien établi en droit que l’admission d’un étranger au Canada est un « privilège » déterminé par la Loi sur l’immigration et ses règlements d’application. Mme Mohiti était une « immigrante » et devait satisfaire aux critères d’admissibilité prévus par la loi ainsi qu’à toutes les exigences réglementaires applicables. Mme Mohiti ne satisfaisait pas à ces exigences, mais un permis ministériel lui a été délivré en janvier 1994. Il n’y avait certes aucune obligation de délivrer d’avance un tel permis à Mme Mohiti. Il s’agissait d’une décision tout à fait discrétionnaire, prise en vertu de l’article 37 de la Loi sur l’immigration. Pour délivrer un permis ministériel, le ministre ou son délégué ont tenu compte des retards dans le traitement de la demande de Mme Mohiti visant à obtenir un visa de résidente permanente. Je ne puis conclure qu’il y a eu, lors du traitement de la demande de visa de résident permanent de Mme Mohiti, manquement à une obligation imposée par la loi. Mme Mohiti a renvoyé la demande en octobre 1992. L’agent des visas chargé de traiter la demande n’était soumis à aucun délai législatif ou réglementaire particulier. Le traitement durait habituellement entre six mois et un an. Si la décision d’accorder un visa de résidente permanente à Mme Mohiti avait été retardée indûment, le recours consistait à présenter une demande de contrôle judiciaire sollicitant la délivrance d’un bref de mandamus avec l’autorisation d’un juge de la Cour fédérale, en vertu de l’article 82.1 de la Loi sur l’immigration (voir Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211, [2003] 4 C.F. 189 (C.F. 1re inst.); Bhatnager c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 315 (C.F. 1re inst.)).

 

[98]           L’avocat de la défenderesse a fait valoir qu’il ressort clairement d’un examen du cadre législatif que le lien de proximité requis entre le demandeur et la Couronne n’a pas été établi de manière à créer une obligation de diligence de droit privé. Je souscris entièrement à son argument. En fait, de nombreuses décisions de la Cour permettent d’affirmer que le lien entre le gouvernement et l’entité administrée n’est pas un lien caractérisé par une grande proximité sur le plan individuel, y compris en matière d’immigration : A.O. Farms Inc. c. Canada, [2000] A.C.F. no 1771, aux paragraphes 10 à 12 (C.F. 1re inst.) (QL); Benaissa c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1220, [2005] A.C.F. no 1487, au paragraphe 35 (QL); Premakumaran c. Canada, 2005 CF 1131, [2005] A.C.F. no 1388, au paragraphe 25 (QL). L’approche adoptée par la Cour dans ces décisions est compatible avec celle qui est suivie dans d’autres pays, notamment en Angleterre.

 

[99]           Dans l’arrêt W. c. Home Office, [1997] E.W.J. no 3289 (QL), Imm. A.R. 302 (Sect. civ. C. App. du R.-U.), la Cour d’appel d’Angleterre a examiné directement, dans le cadre d’une action en négligence, la question de l’existence de l’obligation de diligence à laquelle étaient tenus les agents d’immigration. Dans cette affaire, le demandeur était originaire du Libéria. Il avait demandé l’asile à son arrivée au R.-U. et avait été mis en détention. L’agent d’immigration n’était pas disposé à examiner sa mise en liberté ou son admission temporaire au R.-U. (pendant que sa demande d’asile était examinée) avant qu’il ait établi qu’il était bien citoyen du Libéria. Malheureusement, la détention du demandeur s’est prolongée parce qu’on avait pensé que, pendant sa détention, il n’avait obtenu que trois points sur les quinze points possibles dans un test de connaissances sur le Libéria et qu’un Libérien authentique n’aurait eu aucune difficulté à répondre à toutes les questions. On a plus tard découvert qu’il n’avait nullement subi le test en question, et que les résultats de ce test, que l’on avait fait passer à quelqu’un d’autre, avaient été versés par erreur dans son dossier. Juste avant qu’on découvre l’erreur, le demandeur avait réussi le test sans problème. C’est ce qui avait déclenché les enquêtes qui ont mis permis de constater l’erreur commise. Le demandeur a été libéré sur-le-champ et a obtenu son admission temporaire au R.-U.

 

[100]       Même s’il s’agissait dans ce cas d’une erreur « opérationnelle », la Cour d’appel d’Angleterre a statué qu’elle n’avait pas créé une obligation de diligence. Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel a d’abord examiné les pouvoirs qui sont conférés par la loi en les situant dans le contexte de l’économie générale de l’Immigration Act du R.‑U. Les conclusions de la Cour d’appel au paragraphe 21 s’appliquent tout autant aux circonstances de la présente espèce :

[Traduction] Les pouvoirs que la Loi confère aux agents de l’immigration sont essentiellement ceux dont on peut obtenir la sanction par voie de contrôle judiciaire. Normalement, si la décision de remettre un immigrant en liberté est indûment retardée, c’est le bref de mandamus qui constitue la réparation appropriée. Dans ce dernier cas, la réparation ne consiste pas en la remise en liberté de l’immigrant, mais en la prise d’une décision sur l’opportunité de le remettre en liberté ou non. Si cette décision est entachée d’irrégularités, la réparation appropriée consiste là encore à solliciter un bref de prérogative, cette fois‑ci un bref de certiorari. Dans les deux cas, il n’y a pas de cause d’action qui donnerait droit à des dommages-intérêts pour manquement à une obligation prévue par la loi. D’ailleurs, le demandeur ne se prétend pas victime d’un tel manquement en l’espèce. (Non souligné dans l’original.)

 

 

[101]       En concluant qu’il n’existait aucune obligation de diligence, la Cour d’appel d’Angleterre a fait les commentaires suivants aux paragraphes 23 à 29 de sa décision :

[Traduction] Il nous semble que l’application de chacun de ces principes au cas qui nous occupe est incompatible avec l’existence d’une obligation de diligence à laquelle l’agent d’immigration serait tenu envers l’immigrant qui est détenu.

 

[...]

 

Le processus par lequel l’organisme chargé de prendre la décision recueille des éléments d’information et en arrive à une décision ne peut faire l’objet d’une action fondée sur la négligence, ne serait-ce qu’en raison du défaut de lien de proximité requis. En recueillant des renseignements et en en tenant compte, les défendeurs agissent conformément aux pouvoirs que la loi leur confère et à l’intérieur de cette sphère de leurs pouvoirs discrétionnaires où seul un abus de pouvoir délibéré pourrait ouvrir un recours de nature privée. Il serait incompatible avec l’exercice de leurs fonctions que les agents d’immigration soient tenus à une obligation de diligence envers les immigrants. Lorsqu’ils recueillent ces renseignements et qu’ils prennent des décisions au sujet des immigrants et notamment lorsqu’ils décident si ceux-ci doivent être détenus pendant qu’ils recueillent les renseignements en question, les agents d’immigration agissent en qualité de fonctionnaires auxquels les considérations susmentionnées s’appliquent. Ainsi que lord Moulton l’explique dans l’arrêt Everett c. Griffiths (précité) :

 

[Traduction] Si, dans l’exercice d’une charge publique, une personne est tenue de prendre une décision qui, en raison de ses conséquences juridiques, a une incidence sur la liberté ou les biens d’autrui et qu’elle exerce cette charge et prend cette décision de bonne foi, j’estime que cette personne est protégée en vertu d’un principe fondamental de notre droit. Il serait en effet contraire à nos principes juridiques d’obliger cette personne à prendre une telle décision dans le cadre de l’exercice de sa charge publique pour ensuite la laisser sans défense face aux conséquences que cette décision peut avoir pour autrui, à condition toutefois qu’elle ait pris cette décision de bonne foi.

 

Il se peut, que dans le contexte de cette affaire, lord Moulton ait songé à l’immunité contre une poursuite fondée sur la responsabilité civile délictuelle, mais il n’en demeure pas moins qu’il ne serait pas juste ou raisonnable d’imposer une responsabilité pour négligence dans le cas d’un agent d’immigration dans l’exercice de ses fonctions.

 

[102]       Cependant, que le demandeur ait établi ou non l’existence d’une obligation de diligence prima facie, il est évident, à la seconde étape de l’analyse, que des considérations de politique résiduelles convaincantes justifient que la Cour écarte toute responsabilité en l’espèce. À mon avis, il ne serait pas juste, équitable et raisonnable que la loi de notre pays impose une obligation de diligence aux personnes chargées de la mise en application administrative de politiques d’immigration du genre de celles dont il est question dans le cas du demandeur, à moins d’une preuve de mauvaise foi, de faute ou d’abus de procédure.

 

[103]       En l’espèce, rien ne prouve que les agents en poste à l’étranger ont retardé intentionnellement ou délibérément le traitement de la demande de Mme Mohiti. Comme il a été dit plus tôt, si le demandeur s’inquiétait du temps que prenait CIC pour traiter la demande de sa femme, il aurait pu déposer une demande de contrôle judiciaire afin de solliciter un bref de mandamus. En fait, le juge Hugessen a expressément souligné que le demandeur était représenté par un avocat et n’était pas « particulièrement vulnérable » :

Le demandeur n’a pas démontré qu’il était particulièrement vulnérable, et les éléments dont je dispose indiquent assez clairement que, peu de temps après son arrivée au Canada, le demandeur a obtenu de l’aide juridique et des avis juridiques.

 

[104]       À mon avis, une fois qu’ils ont appris, vers la fin du mois de septembre 1993, que le service de gestion des dossiers avait ouvert par erreur deux dossiers, les agents de CIC en poste à Damas ont pris rapidement des mesures pour corriger la situation. En novembre 1993, une demande d’examens médicaux a été envoyée à Mme Mohiti et, de toute façon, un permis ministériel a été délivré en janvier 1994. Ce délai additionnel de trois mois n’est pas déraisonnable dans les circonstances. Par ailleurs, les agents ont tenu compte des retards déjà subis depuis que Mme Mohiti avait envoyé sa demande dûment remplie, c’est-à-dire au cours du mois d’octobre 1992. Un permis ministériel a donc été délivré en janvier 1994, ce qui a remédié, à mon avis, aux erreurs ou omissions commises par les agents de CIC lors du traitement de la demande de Mme Mohiti visant à obtenir un visa de résidente permanente. Dans les circonstances, il s’agit là d’un obstacle absolu à la demande de dommages‑intérêts présentée par le demandeur. À mon avis, une fois que le permis ministériel a été délivré en janvier 1994, la défenderesse n’avait plus rien à faire. Par ailleurs, je tiens à souligner qu’il n’y a aucune preuve que Mme Mohiti avait invoqué auparavant la déclaration inexacte contenue dans le télex de juin 1993 comme motif précis pour divorcer du demandeur. La défenderesse n’était nullement tenue de faire des « excuses » officielles à Mme Mohiti et, de toute façon, la lettre que Mme Gauthier a envoyée au défendeur le 20 mai 1994 était certes suffisante dans les circonstances.

 

[105]       Les retards dans le traitement des demandes d’immigration constituent un aspect inhérent au système. Les risques que des erreurs soient commises par inadvertance au moment de l’ouverture du dossier sont élevés à cause des fautes d’orthographe dans un nom. Dans le monde arabe ou islamique, ce risque est élevé. Le système Soundex qui était utilisé à l’époque à Damas, comme l’a expliqué M. Gilbert lors de son témoignage, ne garantissait pas qu’il n’y aurait pas d’erreurs. En outre, dans ces années-là, il n’existait aucun système électronique et chaque vérification nécessitait une intervention humaine. Il existe aujourd’hui un système électronique, mais une erreur humaine est toujours possible, car ce sont encore des humains qui continuent d’ouvrir les dossiers. À l’époque, l’ambassade du Canada à Damas était le bureau régional responsable de cinq pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et la Jordanie. D’après la preuve, l’ambassade à Damas était extrêmement occupée pendant la période en cause, traitant plus de 4 000 visas d’immigrant et 7 000 visas de visiteur par année. En outre, le service de gestion des dossiers ouvrait une centaine de nouveaux dossiers par jour et son système n’était pas informatisé.

 

[106]       Comme dans l’arrêt Cooper, je conclus aussi que la reconnaissance de l’existence d’une obligation de diligence en l’espèce risquerait de créer une « responsabilité illimitée » pour un nombre illimité de personnes. En fait, le nombre de personnes auquel s’appliquerait cette obligation serait immense (il s’agirait de toutes les personnes sollicitant la résidence permanente au Canada dans la catégorie de la famille). Par conséquent, l’imposition d’une obligation de diligence déclencherait d’autres demandes, qui a) obligeraient à réorienter des fonds et à consacrer du temps pour s’opposer à celles‑ci, et b) grèveraient les ressources publiques si les demandes étaient accueillies (Cooper, précité, au paragraphe 54). Il serait facile aussi de faire des demandes frauduleuses, car le gouvernement n’a aucun contrôle sur la décision d’un conjoint de divorcer et de ne pas venir au Canada. En outre, il n’y a aucune façon – sauf si le gouvernement investit à cette fin des ressources considérables – de vérifier si un divorce obtenu dans un pays étranger est attribuable à des retards dus à une erreur de la part d’un agent d’immigration. Cela favoriserait beaucoup, dans ces circonstances, la possibilité de collusion entre les époux. En fait, la Couronne agirait comme un assureur offrant une protection illimitée pour toute perte pécuniaire et affective possible qu’un demandeur prétendrait avoir subie à la suite d’un retard ou d’une erreur de bonne foi dans le traitement d’un dossier d’immigration.

 

[107]       Les facteurs de politique résiduels exposés plus haut permettent de conclure que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y avait aucune obligation de diligence. Dans l’arrêt W. c. Home Office, précité, au paragraphe 22, la Cour d’appel d’Angleterre a bien résumé la situation (en citant en premier les propos de lord Browne-Wilkinson dans W. (Minors) c. Bedfordshire CC (1995), 2 A.C. 633 (H.L.)) :

[traduction] [...] une obligation de diligence prévue par la common law ne saurait être imposée dans le cas d’une obligation d’origine légale si l’observation de cette obligation de diligence prévue par la common law était incompatible avec l’exécution régulière d’obligations prévues par la loi ou aurait tendance à décourager l’exécution de ces obligations.

 

[...]

 

(5) Il est peu probable qu’une obligation de diligence soit imposée à une personne s’acquittant d’un devoir public, c’est-à-dire même lorsqu’il s’agit de l’exécution d’une obligation d’origine légale, si :

 

(1)     il y a risque de conflit entre l’exécution du devoir public et la prise de mesures défensives par crainte qu’une action en négligence soit intentée :

 

(2)     la catégorie de fonctionnaires est similaire à celle de la police ou du CPS dont il a été question dans Hill c. The Chief Constable of West Yorkshire [1989], 1 A.C. 53, et Elguzouli-Daf c. The Commissioner of the Metropolis [1995], Q.B. 335, et que

 

a)       il y a peu de chances que le sens du devoir général de ces fonctionnaires soit considérablement renforcé par l’imposition d’une responsabilité;

 

b)       la reconnaissance de l’existence d’une cause d’action, même dans des circonstances très restreintes, mènerait vraisemblablement à un nombre considérable de recours et détournerait les fonctionnaires concernés de leurs obligations, ce qui irait à l’encontre de l’intérêt public général;

 

c)       il existe d’autres recours de droit privé en cas d’abus de pouvoir délibéré, et des recours de droit public pour contester les décisions.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[108]       Pour conclure sur la question de l’obligation de diligence, je répète que les agents de CIC agissent conformément aux dispositions de la Loi sur l’immigration et de ses règlements. Cette loi est la seule source de leurs pouvoirs et de leurs obligations. Les agents devaient s’acquitter de leur obligation envers la population canadienne dans son ensemble et pas seulement envers le demandeur. Imposer une obligation de diligence de droit privé à ces agents au profit du demandeur entrerait en conflit avec l’obligation générale qu’ont ces agents envers le public. Dans ce contexte, imposer une obligation de diligence entraverait l’exécution efficace du système de contrôle de l’immigration. En l’espèce, je n’ai constaté aucun manquement de la part des agents d’immigration en poste à l’extérieur du Canada à leur obligation d’origine légale de traiter la demande de visa de résidente permanente que Mme Mohiti a renvoyée en octobre 1992.

 

Dommages non prouvés à l’instruction ou trop éloignés pour être recouvrés de la défenderesse

 

[109]       Le demandeur ne s’est pas remarié. Il n’a pas d’enfant. Depuis qu’il a été admis au Canada, il a occupé des emplois à temps partiel. Il travaille actuellement à temps partiel dans une bijouterie. Inconsolable depuis qu’il a appris que Mme Mohiti s’est remariée le 7 août 1995 avec un autre homme en Iran, le demandeur prétend que sa dépression l’a empêché de poursuivre les études en génie mécanique qu’il avait commencées à Ottawa à l’automne 1995. En conséquence, dans sa déclaration modifiée à trois reprises et datée du 1er mars 2005, le demandeur sollicite maintenant plus de 1,8 million de dollars en dommages, plus des intérêts avant et après jugement pour troubles émotifs, dépression et peine et souffrance générales, pour perte de soins, de conseils et de la compagnie de son ex‑femme, pour atteinte à la réputation ayant entraîné un détournement d’affection de sa famille, pour perte de revenus passés et futurs, pour perte d’un régime de pensions et d’un revenu de retraite passés et futurs, de prestations d’invalidité de longue durée, de soins de santé et d’autres avantages sociaux, pour perte d’occasions d’affaires, pour perte de la contribution de sa femme à l’entretien et aux dépenses du ménage, de même que des dommages-intérêts spéciaux pour menues dépenses.

 

[110]       Il n’y a aucun doute dans mon esprit que le demandeur est malheureux et déprimé. Les choses n’ont tout simplement pas fonctionné comme il le prévoyait depuis son arrivée au Canada en 1988. Lorsqu’il est arrivé au pays après avoir séjourné au camp de Shomali, le demandeur était déjà stressé et impatient de faire venir sa femme au Canada. Il était vraiment fâché lorsqu’il a appris qu’il ne pouvait pas la parrainer et il a pensé qu’on l’avait incité à tort à émigrer au Canada. Je souligne qu’aujourd’hui encore, il n’accepte toujours aucun blâme pour la rupture de son mariage et attribue à la défenderesse l’entière responsabilité du divorce de sa femme et de sa dépression. Il est devenu un homme très en colère. Je suppose que les dommages-intérêts mentionnés ci-dessus reflètent l’opinion subjective du demandeur qu’il a subi un préjudice irréparable justifiant qu’il demande à la défenderesse des millions de dollars en dédommagement. Il n’y a aucun doute que tout le processus entourant sa propre admission au Canada et, plus tard, l’admission de Mme Mohiti au Canada, a été fort stressant pour le demandeur. Pendant toute la durée de l’instruction, il a semblé convaincu que toutes les mesures qu’il avait prises étaient les bonnes et que c’était la défenderesse qui devait supporter tout le blâme. Cependant, son témoignage a souvent montré qu’il était déraisonnable. Certaines de ses réponses étaient catégoriques et incohérentes, comparativement au reste de la preuve. Parfois, il a paru plus intéressé à démontrer pourquoi il fallait blâmer les agents de CIC pour ce qui s’était passé qu’à répondre franchement aux questions posées. De certaines façons, il a fait montre d’attentes irréalistes. Par exemple, selon lui, le fait de ne pas avoir étudié depuis 1984 n’était pas un problème du tout; il avait une formation en génie. Même s’il n’avait pas travaillé dans ce domaine ni poursuivi des études en sciences depuis dix ans, le demandeur était convaincu que, sans sa dépression, il aurait été capable d’obtenir de bien meilleures notes. Cependant, d’un point de vue objectif, les dommages-intérêts que réclame le demandeur ne peuvent pas être recouvrés en droit pour les motifs additionnels exposés ci-après.

 

[111]       Premièrement, il a déjà été décidé de façon définitive, avant l’instruction, qu’il ne peut pas y avoir de cause d’action pour les dommages causés au demandeur à la suite de déclarations inexactes faites avant son admission au Canada, de retards subis ou de pertes d’occasions d’affaires à la suite d’un acte délictuel commis par des agents de CIC au Canada lors du traitement de sa demande de droit d’établissement et de la demande d’admission au Canada de Mme Mohiti. Cela dit, les autres dommages-intérêts que réclame le demandeur sont soit non étayés par la preuve, soit trop éloignés pour être recouvrés de la défenderesse.

 

[112]       Deuxièmement, à part les dommages-intérêts réclamés pour les troubles émotifs allégués, les menues dépenses et l’atteinte à la réputation, ce qui n’a pas été prouvé à l’instruction, le demandeur sollicite une indemnité pour une perte purement pécuniaire. Il est un principe bien établi en droit qu’il n’est pas possible d’obtenir des dommages‑intérêts si le préjudice est trop éloigné. Comme l’a dit Linden dans Canadian Tort Law, op. cit., à la page 323 :

[Traduction] Les défendeurs négligents qui sont soumis à une obligation générale ne sont responsables que si leur conduite est la « cause immédiate » des pertes que le demandeur a subies. Le seul lien de causalité n’est pas suffisant; il faut démontrer que la conduite est la cause immédiate du préjudice. Autrement dit, les pertes ou préjudices subis par le demandeur ne doivent pas être une conséquence « trop éloignée » de l’acte en question.

 

[113]       Les agents d’immigration qui ont traité à l’étranger la demande de Mme Mohiti n’auraient pas pu prévoir les pertes pécuniaires que réclame le demandeur. Comme il a déjà été dit, le 10 janvier 1994, l’ambassade du Canada à Damas a délivré un permis ministériel pour que Mme Mohiti vienne au Canada. À cet égard, rien ne prouve que les agents de CIC en poste à Damas ou à Téhéran ont délibérément retardé le processus ou agi de mauvaise foi. Le permis ministériel était valable jusqu’en janvier 1995. Curieusement, le demandeur n’a pas expliqué pourquoi il n’a pas communiqué avec Mme Mohiti - s’il l’a jamais fait - pour l’informer qu’un permis ministériel avait été délivré en janvier 1994 et qu’il lui suffisait d’aller le chercher à l’ambassade à Téhéran. Pour une raison quelconque, Mme Mohiti a décidé de rester en Iran. Par conséquent, le préjudice découlant de la décision de Mme Mohiti de divorcer et, plus tard, de se remarier avec un autre homme, deux faits qui ont contribué à l’état de dépression dans lequel le demandeur est tombé par la suite, n’était pas une conséquence prévisible des retards ou des actes négligents attribués aux agents d’immigration en poste à Damas et, par conséquent, il est trop éloigné pour qu’il soit possible en droit d’obtenir des dommages‑intérêts de la défenderesse (voir Vanek c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada, [1999] O.J. no 4599 (C.A. Ont.) (QL), 48 O.R. (3d) 228).

 

[114]       Troisièmement, qu’il s’agisse ou non d’une conséquence prévisible des actes négligents reprochés aux employés de la défenderesse, le demandeur réclame des dommages-intérêts pour perte de revenus en se fondant sur l’hypothèse qu’il aurait terminé ses études universitaires en obtenant un diplôme en génie mécanique et aurait trouvé ensuite du travail comme ingénieur en mécanique. Cette hypothèse repose sur une autre hypothèse, soit que sa femme serait venue au Canada et l’aurait aidé et soutenu pendant qu’il poursuivait ses études. Il s’agit là d’une pure conjecture, qui contredit la résolution prise par le demandeur, dans son engagement d’aide, de soutenir financièrement sa femme. En outre, bien que le demandeur attribue ses mauvaises notes à sa dépression, il n’y a aucune preuve fiable et crédible qui permettrait de présumer que le demandeur aurait terminé avec succès le programme d’études et décroché un diplôme en génie mécanique. Rien ne permet non plus de présumer qu’il aurait trouvé du travail comme ingénieur en mécanique. Il ressort plutôt de la preuve que le demandeur, depuis qu’il est au Canada, a travaillé dans le secteur de la vente au détail. Selon le tableau sommaire des revenus produit par le demandeur pour la période de 1990 à 2004, les revenus d’emploi les plus faibles qui apparaissent dans ses relevés T4 annuels ont été de 907 $ en 1990, et ses revenus les plus élevés de 13 644 $ en 2001. Rien ne lui permet non plus de réclamer une perte de revenus futurs, car il n’y a aucune preuve médicale de l’existence d’un trouble permanent empêchant le demandeur de travailler. En outre, le demandeur a déclaré avoir lui-même décidé en 2005 de ne pas reprendre ses études en génie à l’âge de 43 ans. Toute réclamation liée à une perte de revenus futurs à titre d’ingénieur en mécanique est donc dénuée de fondement.

 

[115]       Quatrièmement, en ce qui concerne le stress, les troubles émotifs et l’anxiété que le demandeur a éprouvés à titre de répondant par suite des retards dans le traitement de la demande de Mme Mohiti, il s’agit des conséquences normales de n’importe quelle demande faite à l’étranger par un demandeur parrainé. Il est généralement admis qu’un demandeur n’a pas droit à une indemnité pour des émotions ordinaires telles que la peine, la tristesse ou les troubles émotifs. En l’espèce, il ressort de la preuve que le demandeur a simplement eu de la peine, de la tristesse et des troubles émotifs à cause de son divorce (voir Devji c. Burnaby (District), 1999 BCCA 599, aux paragraphes 4 et 75, 180 D.L.R. (4th) 205 (C.A.C.-B.), autorisation d’interjeter appel devant la C.S.C. refusée, [1999] C.S.C.R. no 608 (QL); Lewis. N. Klar, Tort Law, 3e éd. (Toronto : Thompson Carswell, 2003) à la p. 427). En outre, le demandeur ne peut réclamer une indemnité pour l’anxiété, le sentiment d’humiliation, la honte et la gêne ressentis. De simples bouleversements émotifs, aussi pénibles soient-ils, ne sont pas suffisants pour constituer une cause d’action (Allen Linden, Canadian Tort Law, op. cit., à la page 390).

 

[116]       Cinquièmement, j’estime qu’il n’y a aucune preuve médicale qui atteste que la dépression du demandeur – qui a été plus tard diagnostiquée en 1996 – coïncidait avec le moment où il a appris, en décembre 1993, que sa femme avait divorcé de lui et ne voulait plus venir au Canada. En fait, la preuve a établi que le demandeur n’avait pas perdu espoir, en 1994, de la faire venir au Canada. À cet égard, il a pris d’autres mesures en 1994 pour obtenir une lettre officielle qui pourrait être envoyée directement à Mme Mohiti, une lettre qui la convaincrait que le demandeur n’avait rien à se reprocher. Bien qu’elle ne fût pas directement adressée à Mme Mohiti, cette lettre a bel et bien été remise au demandeur le 20 mai 2004. Il semble que ce n’est qu’après avoir appris que sa femme s’était remariée en août 1995 que le demandeur a commencé à éprouver des symptômes associés à une forme bénigne d’état dépressif. Je signale à cet égard que la preuve d’expert du demandeur est lacunaire. Il n’y a aucune preuve médicale antérieure à avril 1996. Il n’y a aucune preuve médicale postérieure à octobre 2002. La Dre Khan a déclaré qu’elle avait diagnostiqué chez le demandeur un trouble d’adaptation, accompagné d’une humeur dépressive et de troubles d’anxiété assortis de crises de panique. Elle a aussi déclaré que plusieurs facteurs avaient mené à ce diagnostic. Son pays manquait au demandeur. La culture iranienne lui manquait. Il souffrait d’une perte d’indépendance. Il avait de la difficulté à s’adapter. Il était déçu par son niveau de vie et son manque de réussite financière. Il était incapable de mener à bien ses projets. Il avait passé quatre ans dans un camp de réfugiés. Vu le nombre de facteurs en cause, il n’est ni approprié ni raisonnable pour la Cour de conclure que la défenderesse est responsable de l’état dépressif du demandeur, état qui peut même présenter un caractère chronique. Quoi qu’il en soit, c’est Mme Mohiti qui, pour une raison ou une autre, a décidé de divorcer du demandeur. La défenderesse ne peut être tenue responsable des conséquences qui résultent de cette décision. En outre, comme il a été dit plus tôt, le préjudice découlant du divorce est trop éloigné pour qu’il soit possible d’obtenir des dommages‑intérêts de la défenderesse.

 

[117]       Sixièmement, en ce qui concerne les autres dommages-intérêts que réclame le demandeur, il n’y a aucune preuve d’une atteinte à la réputation ayant entraîné un détournement d’affection de sa famille, ni aucune preuve de menues dépenses (exception faite des frais de scolarité et du coût des manuels achetés pour les études universitaires, des dépenses qui sont trop éloignées pour être recouvrées de la défenderesse). Il n’y a aucune preuve que Mme Mohiti s’est fondée, dans une procédure de divorce, sur la déclaration inexacte faite dans la lettre de juin 1993 que l’ambassade du Canada à Damas lui avait adressée.

 

CONCLUSION

 

[118]       Pour tous ces motifs, l’action du demandeur doit être rejetée. Compte tenu du résultat et après examen de tous les facteurs pertinents, les dépens liés à la présente action, y compris ceux pour lesquels il a été décidé dans d’autres procédures connexes qu’ils suivraient l’issue du litige, sont accordés à la défenderesse. En terminant, je tiens à préciser que je suis conscient que l’issue de la présente affaire sera peut-être décevante pour le demandeur d’un point de vue pécuniaire. Toutefois, j’espère sincèrement que ce jugement, rendu plus de dix ans après le dépôt initial, en Ontario, de l’action du demandeur contre la défenderesse, aidera aujourd’hui le demandeur à passer à autre chose et à clore finalement ce qui a été un chapitre triste et douloureux de sa vie. En fait, je souscris entièrement à ce que la Dre Khan a écrit dans son rapport d’expert daté du 23 août 2005 : [Traduction] « [...] les médicaments ne sont pas suffisants pour [le demandeur]; il doit passer à autre chose, trouver une nouvelle compagne, mettre un terme aux procédures judiciaires et commencer une nouvelle vie raisonnablement heureuse ».

 

JUGEMENT

 

La Cour rejette l’action du demandeur; les dépens liés à la présente action, y compris ceux pour lesquels il a été décidé dans d’autres procédures connexes qu’ils suivraient l’issue du litige, sont accordés à la défenderesse.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T-626-96

 

INTITULÉ :                                                               HUSSEIN FARZAM c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       DU 14 OCTOBRE AU 7 NOVEMBRE 2005

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 6 DÉCEMBRE 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

Silvia R. Maciunas

 

POUR LE DEMANDEUR

Michael Roach

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Silvia R. Maciunas

Avocate

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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