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                                                                                                                              Date : 20020306

                                                                                                                Dossier : IMM-5616-00

                                                                                              Référence neutre : 2002 CFPI 252

TORONTO (ONTARIO), LE MERCREDI 6 MARS 2002

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON

ENTRE :

GAGIK AIVAZIAN

                                                                                                                                        demandeur

                                                                            et

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Gagik Aivazian est un citoyen arménien qui affirme craindre avec raison d'être persécuté s'il retourne en Arménie où, dit-il, on lui fera du mal et on le punira sévèrement parce que le gouvernement cherche les déserteurs et qu'il a quitté le militaire sans permission. M. Aivazian présente cette demande de contrôle judiciaire à l'encontre de la décision par laquelle la section du statut de réfugié (la SSR) a conclu, le 26 septembre 2000, qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention.


LES FAITS

[2]                 M. Aivazian a témoigné que, pendant le conflit dans la région de Nagorno Karabakh, il avait été recruté de force et avait été amené dans un centre militaire, à Yerevan, pour être envoyé dans une zone de guerre. M. Aivazian s'est échappé en cours de route et il est retourné chez lui; son père et lui ont été battus par cinq hommes armés qui sont entrés de force chez lui le lendemain. Les hommes ont amené M. Aivazian au bureau du commissaire militaire. Deux autres hommes et lui ont sauté d'une fenêtre, au troisième étage, et se sont finalement enfuis en Russie. De la Russie, M. Aivazian s'est rendu en Pologne, puis en Allemagne, où il a revendiqué sans succès le statut de réfugié, et ensuite au Danemark, où on l'a renvoyé en Allemagne et gardé dans un camp de réfugiés. Il est par la suite venu au Canada et il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention.

LA DÉCISION DE LA SSR

[3]                 Le tribunal a dit que la question déterminante était de savoir si le préjudice redouté par M. Aivazian était d'être persécuté pour l'un des motifs énumérés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention » ou de faire l'objet d'une poursuite judiciaire en vertu d'une loi d'application générale.


[4]                 Le tribunal n'a pas conclu que le témoignage de M. Aivazian n'était pas crédible. La SSR a apparemment reconnu que M. Aivazian était un déserteur et elle a relaté, en l'acceptant apparemment, le témoignage de M. Aivazian, à savoir que des représentants du militaire s'étaient rendus chez ses parents pour se renseigner sur ses allées et venues deux semaines même avant l'audience et que son nom et sa photo figuraient sur des affiches indiquant qu'il était un déserteur. La SSR a dit que M. Aivazian avait témoigné que les personnes qui sont dans la même situation que lui « sont envoyées à la guerre et y sont tuées » .

[5]                 La SSR a ensuite noté qu'au mois de septembre 1997, l'Arménie avait accepté en principe un accord de paix en ce qui concerne l'enclave contestée de Nagorno Karabakh, et que le cessez-le-feu était demeuré en vigueur. Après avoir examiné une Réponse à une demande d'information (la RDI) en date du mois de mai 1999, dans laquelle figurait un compte rendu d'une mission d'enquête que le Service d'immigration du Danemark avait effectuée au mois de novembre 1997 pour étudier la situation des réfractaires, des objecteurs de conscience et des déserteurs en Arménie, la SSR a conclu que « la crainte du revendicateur d'être envoyé à la guerre et tué n'a[vait] pas de fondement objectif » .


[6]                 La SSR a conclu ses motifs comme suit :

En vue d'éclaircir la loi sur la question de la persécution par opposition aux poursuites, la Cour d'appel fédérale, dans l'affaire Zolfagharkhani, a établi quelques propositions générales concernant le statut des lois ordinaires d'application générale au moment de trancher la question de la persécution.

Le tribunal conclut que le préjudice redouté par le revendicateur ne constitue pas une crainte de persécution pour l'un des motifs énumérés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention » , mais que celui-ci craint plutôt d'être poursuivi en justice pour avoir violé une loi ordinaire d'application générale en Arménie. Quoi qu'il en soit, aucune preuve n'indique que cette loi est présentement appliquée de façon générale, à plus forte raison d'une manière qui équivaut à de la persécution. Le tribunal préfère la preuve documentaire au témoignage du revendicateur parce qu'elle provient de plusieurs sources objectives et indépendantes qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de la présente affaire.

[Renvoi omis.]

LE POINT LITIGIEUX

[7]                 M. Aivazian affirme que la décision de la SSR était fondée sur une conclusion de fait erronée qui a été tirée de façon abusive ou arbitraire, sans qu'il soit tenu compte de la preuve dont la SSR disposait.

ANALYSE


[8]                 Comme il en a ci-dessus été fait mention, le tribunal a dit dans son analyse que M. Aivazian avait témoigné que les personnes qui sont dans la même situation que lui « sont envoyées à la guerre et y sont tuées » et le tribunal a conclu que « la crainte du revendicateur d'être envoyé à la guerre et tué n'a[vait] pas de fondement objectif » . Toutefois, en réponse à la question de savoir qui il craignait, M. Aivazian avait témoigné craindre la police militaire arménienne. Il a ensuite témoigné ce qui suit :

[TRADUCTION]

L'avocat :         Que croyez-vous qu'il vous arriverait, que craignez-vous, si vous retourniez là-bas et si la police militaire arménienne vous détenait?

L'intéressé :    Il y a une loi qui s'applique à ceux qui n'ont pas servi dans l'armée. Ils doivent passer de trois à dix ans en prison. Et de plus, ils envoient les gens dans l'armée, mais les gens ne reviennent pas.

L'avocat :         Comment savez-vous que c'est ce qui est arrivé à ces gens?

L'intéressé :    La chose est bien connue et les gens qui sont à l'arrière, qui sont derrière, ils tirent et ils disent qu'ils ont été encerclés, et que c'est la raison pour laquelle ils sont morts. Un de mes amis a perdu ses deux jambes. Un de mes amis a perdu sa main; je ne veux pas mourir et je ne veux tuer personne, c'est pourquoi je ne veux pas aller dans l'armée. Et ils me persécutent encore. Ma photo figure encore sur le tableau d'affichage de la police.

[9]                 Quant au traitement auquel font face les déserteurs, le tribunal a reconnu que les renseignements donnés au Service d'immigration du Danemark dont il est fait mention dans la RDI sont convaincants, c'est-à-dire que les déserteurs qui ne reviennent pas volontairement sont, à leur arrestation, condamnés en vertu du système militaire et que la peine minimale consiste en un service supplémentaire pouvant aller jusqu'à trois années au sein d'une unité militaire spéciale. Le tribunal a mentionné en particulier que le poursuivant militaire était prêt à promettre qu'aucun déserteur qui était renvoyé du Danemark ne ferait l'objet de poursuites criminelles ou ne serait victime de quelque façon de persécution, à condition de recevoir une liste de données personnelles du déserteur.


[10]            Étant donné que la SSR s'est fondée sur ce document, il est important de noter que dans la RDI, il était également noté que le Centre for Democracy and Human Rights avait en vain tenté d'obtenir des statistiques du ministère arménien de la Défense au sujet du nombre de poursuites militaires et de leur résultat, que les bureaux locaux du Comité des droits de l'homme des Nations Unies (le CDHNU), l'Organisation internationale pour les migrations (l'OIM) et le Comité international de la Croix-Rouge n'avaient pas pu obtenir de statistiques des autorités arméniennes au sujet des pratiques suivies en matière de détermination de la peine dans le cas des déserteurs et que le CDHNU et l'OIM avaient entendu parler de l'unité disciplinaire spéciale au sein de laquelle les déserteurs purgeaient leur peine, mais qu'ils ne possédaient pas de renseignements précis au sujet de la situation au sein de cette unité.

[11]            De plus, la SSR avait devant elle deux rapports d'Amnistie Internationale qui faisaient état du cas de conscrits qui avaient été gravement battus pour avoir refusé d'accomplir leur service militaire ainsi que du cas de parents que l'on avait illégalement détenus comme otages en vue d'assurer le retour des déserteurs. Ces rapports figuraient en bas de page dans les motifs de la SSR en ce qui concerne une autre question, mais ils n'étaient pas mentionnés ailleurs.


[12]            De plus, la SSR n'a pas mentionné le rapport intitulé Armenia Country Report on Human Rights Practices for 1998 du Department of State des États-Unis, dans lequel on signalait que des recruteurs des forces armées prenaient parfois des membres de la famille comme otages en vue de contraindre les déserteurs à se rendre, et qu'à la suite des pressions exercées par des groupes défendant les droits de la personne, le militaire avait pris certaines mesures en vue de mieux enquêter sur le décès de militaires en temps de paix à la suite des mauvais traitements infligés à ceux-ci, mais que les officiers sont rarement tenus responsables des nombreux abus dont sont victimes les hommes de troupe qui sont sous leur commandement.

[13]            De plus, la SSR n'a pas mentionné le rapport intitulé 2000 Human Rights Watch World Report, dans lequel on faisait remarquer que les autorités ne voulaient pas enquêter sur les plaintes d'abus, et notamment sur les actes de torture et sur les abus commis dans l'armée, et que la sécurité battait régulièrement les gens qui étaient arrêtés et interrogés pendant qu'elle les détenait.

[14]            Il est de droit constant qu'il incombe à la SSR de soupeser la preuve dont elle dispose et que le tribunal judiciaire qui procède à un examen ne devrait pas substituer son avis à celui de la SSR en ce qui concerne les faits. La SSR est un tribunal qui a une connaissance spécialisée et une expertise reconnue en ce qui concerne l'appréciation de la preuve relevant de sa connaissance spécialisée. L'examen des conclusions de fait qui ont été tirées est donc axé sur la question de savoir si la SSR a tiré ces conclusions de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait.


[15]            En appréciant la preuve, la SSR est tenue d'examiner toute la preuve documentaire mise à sa disposition qui est directement reliée à une revendication.

[16]            La SSR n'est pas tenue de mentionner tous les éléments de preuve mis à sa disposition qui vont à l'encontre de sa conclusion, mais Monsieur le juge Evans (tel était alors son titre) a expliqué comme suit l'obligation qui incombe à la SSR dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, paragraphe 17 :

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[17]            En l'espèce, la SSR s'est fondée sur une RDI pour conclure que le cas de M. Aivazian n'intéressait pas les autorités militaires et qu'aucun élément de preuve ne montrait que l'on appliquait d'une façon générale la législation pertinente en cas de désertion ou qu'on appliquait cette législation d'une manière qui équivaut à de la persécution.


[18]            Dans ses motifs, la SSR n'a pas mentionné la preuve selon laquelle le père de M. Aivazian avait été assigné devant un tribunal militaire à la place de ce dernier et qu'on l'avait laissé partir après qu'il eut renié son fils, ou la preuve selon laquelle, après avoir été emprisonnés, les déserteurs sont envoyés dans l'armée et n'en reviennent jamais. Dans ses motifs, la SSR n'a pas non plus tenu compte de la preuve documentaire susmentionnée, laquelle confirmait, entre autres choses, que les parents étaient illégalement détenus comme otages, que des actes de torture et des abus étaient commis dans l'armée et que des militaires mouraient en temps de paix par suite des mauvais traitements qui leur étaient infligés.

[19]            Étant donné que le témoignage que M. Aivazian a présenté sur ces points est pertinent et qu'il est corroboré par les documents, la SSR a commis une erreur en se fondant uniquement sur la RDI sans parler de la preuve contradictoire et sans énoncer les motifs pour lesquels elle préférait la RDI. Le tribunal a dit qu'il retenait la preuve documentaire plutôt que le témoignage de M. Aivazian, mais il n'a pas mentionné les documents qui corroboraient les aspects cruciaux du témoignage de ce dernier.


[20]            Je conclus qu'en se contentant de dire qu'elle retenait la preuve documentaire plutôt que celle de M. Aivazian, sans tenir compte de la preuve documentaire qui étayait le témoignage de M. Aivazian, la SSR a tiré une conclusion sans tenir compte des éléments dont elle disposait.

[21]            Cette erreur est fondamentale et, cela étant, la décision de la SSR doit être annulée.

[22]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les avocats n'ont proposé aucune question aux fins de la certification et aucune question n'est certifiée.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE PAR LES PRÉSENTES :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision que la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rendue le 26 septembre 2000 est annulée. L'affaire est renvoyée pour qu'un tribunal différemment constitué rende à nouveau une décision.

2.          Aucune question n'est certifiée.

  

« Eleanor R. Dawson »

Juge

TORONTO (ONTARIO)

le 6 mars 2002

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                         IMM-5616-00

INTITULÉ :                                                        GAGIK AIVAZIAN

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

DATE DE L'AUDIENCE :                              LE MERCREDI 6 FÉVRIER 2002

LIEU DE L'AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                      MADAME LE JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                                     LE MERCREDI 6 MARS 2002

  

COMPARUTIONS :

M. ROBIN MORCH                                                             POUR LE DEMANDEUR

M. STEPHEN GOLD                                                            POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robin Morch                                                                            POUR LE DEMANDEUR

Avocat et notaire

1137, chemin Royal York

Bureau 1010C

Toronto (Ontario)

M9A 4A7

M. Morris Rosenberg                                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                       Date : 20020306

                                       Dossier : IMM-5616-00

ENTRE :

GAGIK AIVAZIAN

                                                                demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                 défendeur

   

                                                                                  

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                                  

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