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Date : 20041117

Dossier : IMM-9408-04

Référence : 2004 CF 1613

ENTRE :

                                                                  PEI HUA MU

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                M. Mu est un réfugié débouté provenant de la République populaire de Chine. Le motif qu'il invoque au soutien de sa demande d'asile est sa crainte d'être persécuté en Chine du fait de ses convictions religieuses et de son appartenance à un groupe social, le Falun Gong. La qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger lui a été refusée pour cause de manque de crédibilité. Tout en reconnaissant que les adeptes du Falun Gong s'exposaient à de pénibles tracas en Chine, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n'était pas un adepte du Falun Gong et qu'il ne risquait donc pas d'être persécuté en Chine.

[2]                Depuis, M. Mu a fait deux choses au Canada : il a pratiqué le Falun Gong en compagnie d'autres personnes dans un parc public de Vancouver, et il a exercé d'autres recours qui lui sont ouverts en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Il a réclamé une évaluation des risques avant le renvoi (ERAR) en vertu des articles 112 et suivants de la Loi au motif que de nouveaux éléments de preuve étaient survenus depuis le rejet de sa demande d'asile. Il a également demandé au ministre, en vertu de l'article 25 de la Loi, de l'autoriser à demeurer au Canada pour des raisons d'ordre humanitaire.

[3]                Les deux demandes ont été rejetées. Il a présenté des demandes d'autorisation et de contrôle judiciaire de ces décisions. Dans l'intervalle, il a fait l'objet d'une mesure de renvoi. Son expulsion a été provisoirement fixée au 24 novembre. Il réclame un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à ce que ses deux demandes d'autorisation et de contrôle judiciaire aient été tranchées définitivement.

[4]                J'ai décidé d'accorder un sursis jusqu'à ce que l'issue de la demande d'ERAR soit connue. Le dossier relatif aux motifs d'ordre humanitaire ne renferme aucun élément qui permette de penser que l'agent a commis une erreur qui justifierait notre intervention.


[5]                J'estime toutefois que la demande d'ERAR est entachée de deux erreurs graves qui justifient un sursis. En conséquence, il n'est pas nécessaire que j'examine les autres moyens qui ont été avancés. Ces deux moyens sont, d'une part, le moyen de la liberté de religion garantie par la Convention et, d'autre part, la norme de preuve. Dans ces conditions, les trois volets du critère posé dans l'arrêt Toth c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F), ont été respectés : question sérieuse, préjudice irréparable et prépondérance des inconvénients.

Liberté de religion

[6]                L'article 113 de la Loi renvoie aux articles 96 à 98. Aux termes de l'article 96, le réfugié au sens de la Convention est une personne qui craint avec raison d'être persécutée pour l'un ou l'autre des cinq motifs énumérés dans la Loi, y compris la religion et l'appartenance à un groupe social. Pour la présente demande, mais sans admettre de façon générale ce point, le ministre ne conteste pas que le Falun Gong puisse être considéré comme une religion.

[7]                Indépendamment de la question de savoir si M. Mu était membre du Falun Gong alors qu'il était en Chine, l'agent chargé de l'ERAR a accepté qu'il en faisait maintenant partie. La question de la conversion de convenance n'a pas été soulevée, du moins pas encore. Voici ce que l'agent a dit :

[TRADUCTION] Je retiens du témoignage du demandeur qu'il pratique le Falun Gong chez lui et dans des lieux publics (le parc Queen Elizabeth). Je retiens aussi sa déclaration qu'il ne se livre à aucune activité politique contre la Chine pendant qu'il se trouve au Canada pour ne pas mettre en danger les membres de sa famille qui se trouvent en Chine. J'estime insuffisants les éléments de preuve suivant lesquels le demandeur doit pratiquer le Falun Gong dans des lieux publics. Je constate que c'est là un choix personnel qu'il a fait au Canada. Tout en reconnaissant que le demandeur est un adepte du Falun Gong qui ne souhaite pas renoncer à sa pratique s'il retourne en Chine, je ne suis toujours pas convaincu que le demandeur ne peut pas continuer à pratiquer le Falun Gong en privé à son retour en Chine.

[8]                Le ministre invoque l'affidavit dans lequel M. Mu explique que [TRADUCTION] « le Falun Gong préconise la pratique en groupe par ses adeptes » . M. Mu établit une distinction entre pratiquer en public et pratiquer en groupe. Suivant The Oxford English Dictionary, un groupe est un ensemble de personnes. Ce que l'agent affirme, c'est qu'il n'y a rien qui empêche M. Mu de pratiquer le Falun Gong au sein d'un groupe clandestin.


[9]                Rendre témoignage de sa foi en public est un aspect fondamental de bon nombre de religions. Ce jeu de mots avec les termes « groupe » et « public » expose M. Mu à la possibilité, suivant la prépondérance de la preuve, d'être emprisonné ou sévèrement puni en Chine. Les pièces versées au dossier fourmillent d'exemples en ce sens. Comment peut-on pratiquer sa religion si on doit le faire en secret? C'est à tort que le ministre invoque l'arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, 2004 A.C.S. no 46 (Q.L.). Amselem faisait partie d'un groupe de juifs orthodoxes qui détenaient en copropriété indivise des appartements luxueux à Montréal. Ils avaient érigé des « sukkahs » sur leur balcon respectif pour se conformer à l'obligation d'habiter sous de petites huttes temporaires closes, obligation que leur impose la Bible pendant la fête religieuse juive du Souccoth (ou fête des tabernacles). Le syndicat de copropriétaires cherchait à obtenir le démantèlement de ces sukkahs au motif qu'elles contrevenaient au règlement de l'immeuble. Anselem a obtenu gain de cause au motif que la liberté de religion comportait la liberté de se livrer à des pratiques ayant un lien avec une religion que l'intéressé exerce sincèrement dans le cadre de sa foi, peu importe que ces pratiques soient prescrites par un dogme religieux officiel. Les juges dissidents ont estimé que le lien entre les croyances personnelles du croyant et les préceptes de sa religion devait être démontré. Cet arrêt a pour effet d'élargir et non de restreindre le concept d'actes religieux publics.

[10]            Il ressort du dossier que M. Mu pratique sa religion en public. Bien qu'il emploie effectivement le mot « groupe » dans son affidavit, il ressort à l'évidence de la preuve qu'il pratique sa religion en public. Il doit être jugé d'après ses actes et non exclusivement en fonction des mots qu'il a employés.

Norme de preuve

[11]            Le débat tourne autour du mot « vraisemblablement » . Voici ce qu'a dit l'agent :

[TRADUCTION] J'estime que les nouveaux éléments de preuve produits par le demandeur ne sont pas suffisants pour me permettre de conclure qu'il serait vraisemblablement persécuté ou torturé ou qu'il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s'il devait retourner en Chine. J'estime que la preuve n'est pas suffisante pour conclure que les autorités ou les membres du comité du quartier cherchent à savoir où il se trouve. J'estime que le fait que le demandeur a pratiqué le Falun Gong alors qu'il se trouvait au Canada ne constitue pas une preuve suffisante pour pouvoir conclure qu'il serait ciblé à son retour en RPC.

[12]            Habituellement, on emploie des expressions comme « plus qu'une simple possibilité » . Dans l'arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (C.A.F.), le juge MacGuigan déclare ce qui suit :

Les expressions telles que « [craint] avec raison » et « possibilité raisonnable » signifient d'une part qu'il n'y a pas à avoir une possibilité supérieure à 50 % (c'est-à-dire une probabilité), et d'autre part, qu'il doit exister davantage qu'une possibilité minime. Nous croyons qu'on pourrait aussi parler de possibilité « raisonnable » ou même de « possibilité sérieuse » par opposition à une simple possibilité.


[13]            Comment le mot « vraisemblablement » cadre-t-il dans cette analyse? Dans la langue courante, « vraisemblablement » désigne ce qui a de grandes chances de se produire. L'Oxford English Dictionary précise que « vraisemblablement » veut dire : [TRADUCTION] « probablement, selon toute vraisemblance » .

[14]            La Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34, permet de prononcer des ordonnances interdisant les agissements anti-concurrentiels susceptibles de causer « vraisemblablement » un tort à la concurrence, c'est-à-dire un tort qui a plus de chances de se produire que de ne pas se produire (voir l'arrêt Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), [2002] 4 C.F. 598 (C.A.F.), aux paragraphes 57 et 58).

[15]            Les lacunes dont est entaché le raisonnement de l'agent portent tant sur le caractère sérieux de la question sous-jacente que sur la probabilité - j'emploie ce mot délibérément - de préjudice irréparable. Sur la question de la prépondérance des inconvénients, je tiens à signaler que, bien que le ministre ait toujours intérêt à appliquer la loi, certains indices laissent croire qu'il est possible que ceux qui pratiquent le Falun Gong en Chine ne soient pas en mesure d'obtenir le renouvellement de leur passeport. Il serait illusoire de demander à M. Mu d'exercer ses recours canadiens à partir de la Chine. S'il obtenait gain de cause, il risquerait de ne jamais pouvoir rentrer au Canada. Une copie des présents motifs sera versée au dossier IMM-9366-04 qui a trait à la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.


[16]            Le fait que M. Mu se trouve au Canada depuis un certain temps et que ses rêves risqueraient de s'écrouler s'il devait retourner en Chine ne constitue pas un élément à ce point inusité pour justifier une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire (Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 403).

                                                                              « Sean Harrington »                    

                                                                                                     Juge                               

Vancouver (C.-B.)

Le 17 novembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                       IMM-9408-04

INTITULÉ :                      PEI HUA MU

c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 15 novembre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :      LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :     LE 17 NOVEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Antya Schrack                                                   POUR LE DEMANDEUR

Jonathan Shapiro                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOATS INSCRITS AU DOSSIER :

Antya Schrack                                                   POUR LE DEMANDEUR

Avocate

Vancouver (C.-B.)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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