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Date : 20060329

Dossier : T-531-03

Référence : 2006 CF 409

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

J.P. MORGAN CHASE BANK (autrefois la Chase

Manhattan Bank), personne morale, et

J.P. MORGAN EUROPE LIMITED (autrefois

Chase Manhattan International Limited), personne morale

 

demanderesses

-et-

 

MYSTRAS MARITIME CORPORATION (personne morale), LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE LANNER et TOUTES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR CE NAVIRE

et

LE NAVIRE LANNER

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le 9 juin 2003, le navire libérien Lanner a été vendu par la Cour pour la somme de 6 900 000 $US dans une action réelle en matière d’amirauté sur l’ordre de son créancier hypothécaire, J.P. Morgan Chase.

[2]               Conformément aux usages éprouvés, la vente a été annoncée et les autres créanciers ont eu la possibilité de faire valoir leurs réclamations. Comme c’est souvent le cas, le montant des réclamations est supérieur au produit de la vente.

[3]               C’est au protonotaire Morneau qu’a incombé la tâche de se prononcer sur la validité des réclamations et de décider laquelle, le cas échéant, avait priorité. Il s’agit d’un appel interjeté par cinq créanciers qui ont fourni les approvisionnements nécessaires à l’égard du Lanner ou à l’égard d’autres navires qui sont prétendument des navires jumeaux à l’encontre de l’ordonnance que le protonotaire Morneau a rendue le 17 juin 2005. Ils prétendent que leurs réclamations prennent rang avant l’hypothèque. Le protonotaire Morneau était d’avis contraire.

[4]               Si toutes les réclamations étaient jugées selon le droit maritime canadien, la décision du protonotaire Morneau serait inattaquable. Bien que les fournisseurs soient titulaires d’un droit réel créé par une loi et aient le droit de saisir le navire s’il n’a pas déjà été vendu, leurs réclamations n’ont aucune priorité. Elles prennent rang après l’hypothèque.

[5]               La plus grande partie des approvisionnements nécessaires a toutefois été fournie à l’extérieur du Canada, et ce, en vertu de contrats prétendument régis par le droit des États-Unis. En vertu de ce droit, les fournisseurs jouissent, dans certaines circonstances précises, d’un privilège maritime, lequel en droit canadien prend rang avant une hypothèque.

[6]               Le protonotaire Morneau a également adjugé des dépens au créancier hypothécaire. Les cinq créanciers qui ont interjeté appel de sa décision concernant la distribution du produit de la vente ont également interjeté appel de cette ordonnance.

[7]               Il ne fait aucun doute, et les parties le reconnaissent, que la distribution du produit de la vente du navire Lanner est une question qui aura une influence déterminante sur l’issue du litige.  Appliquant la norme de contrôle mentionnée dans Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2003] A.C.F. no 1925 (C.A.F.) (QL), paragraphe 19, où le protonotaire a exercé un pouvoir discrétionnaire, la Cour exercera son pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début. Toutes les autres questions étant des questions de droit, la norme de contrôle sera la norme de la décision correcte.

[8]               Il est évident que si ma décision sur le fond est différente de celle du protonotaire, la question des dépens devra également être examinée de nouveau. Quant à la question de droit soulevée par les créanciers, la Cour interviendra si la décision du protonotaire est erronée.

L’HISTORIQUE

[9]               Les cinq créanciers qui ont interjeté appel des ordonnances du protonotaire sont les suivants :

a)         Ashland Specialty Chemical Company, une société américaine, qui invoque un privilège maritime pour la fourniture, effectuée au Cap (Afrique du Sud), d’approvisionnements nécessaires à l’égard du Lanner. À l’appui de sa revendication, celle‑ci a déposé l’affidavit de Lawrence Steinhauser, directeur de l’analyse commerciale;

b)         Kent Trade & Finance Inc., une société des Îles Vierges britanniques qui a fourni, à Halifax (Canada) et à Carthagène (Espagne), du carburant et de l’huile au Lanner. Kent Trade invoque également un privilège maritime pour le carburant et l’huile fournis à St‑Eustatius au navire Hobby, lequel serait le navire jumeau du Lanner. À l’appui de sa revendication, Kent Trade a déposé l’affidavit daté du 25 juillet 2003 de George Saroglou, directeur général de Marine Fuels Ltd;

c)         Praxis Energy Agents S.A., une société grecque qui a fourni du combustible de soute au Lanner au port de Pointe à Pierre (Trinidad). Il appert également de la facture datée du 1er août 2003, jointe à l’affidavit de Dimitris Chasabalis et déposée à l’appui de cette revendication, que Praxis revendique un certain montant pour la fourniture d’approvisionnements nécessaires à l’égard du Lanner à Charleston (États-Unis)[1];

d)         CP3500 International Ltd., une société chypriote qui a fourni divers catalyseurs de combustion au Lanner à Singapour. L’affidavit de Georgina Tsikkou, la directrice des comptes, daté du 29 juillet 2003, a été déposé à l’appui de sa revendication;

e)         Marine Fuel Ltd, une autre société grecque, qui a fourni, à Houston, du carburant au navire Peregrine, un autre prétendu navire jumeau du Lanner. À l’appui de sa réclamation, Marine Fuel Ltd. a déposé un affidavit daté du 25 juillet 2003, signé par George Saroglou, son directeur général;    

[10]           Je désignerai ci‑après les créancières susmentionnées comme étant les réclamantes.

[11]           Comme il a déjà été mentionné, les réclamantes affirment qu’elles ont conclu un marché avec le propriétaire du Lanner, par l’entremise de son directeur non fondé de pouvoir Arrow Ltd., et que leurs contrats précisaient que le droit applicable à ces transactions commerciales était le droit américain.

[12]           Les demanderesses ont déposé l’affidavit de Mme Parisa Suvarnatemee, une représentante de J.P. Morgan Chase Bank, dans lequel celle‑‑ci affirme que les demanderesses avaient prêté un capital de 27 500 000 $US à Mystras Maritime, qui était alors propriétaire du Lanner, à Twin Seas Shipping, qui était alors propriétaire du Peregrine, et à Alchemy Shipping, qui était alors propriétaire du Hobby.

[13]           À titre de garantie partielle et en vertu des modalités de la convention de prêt, Mystras Maritime a consenti en faveur des demanderesses une cession générale datée du 2 août 2000 et une hypothèque de premier rang sur le Lanner.

[14]           En février 2002, les emprunteurs ont omis de déposer auprès de la banque les revenus tirés de l’exploitation de leurs navires. Ce fut le premier type de manquement.

[15]           À la fin de juin 2002 et à la fin de décembre 2002, les emprunteurs ont omis de faire leurs paiements.

[16]           Après avoir demandé, au début de mars 2003, le paiement immédiat de toutes les sommes dues, les demanderesses ont pris possession du Lanner et l’ont vendu.

[17]           Selon l’affidavit de Maxine Graves, un deuxième affidavit déposé par les demanderesses, en date du 30 décembre 2004, le montant dû aux demanderesses, après déduction des montants obtenus suite à l’exécution d’autres garanties, était de 10 772 659,37 $US.

[18]           Les réclamantes ont également invoqué un affidavit d’expert émanant d’Andrew S. de Klerk. Cet affidavit traite du droit américain applicable à leurs réclamations. Les demanderesses ont déposé un affidavit en réponse émanant de William Juska quant au même sujet.

[19]           À l’origine, quinze créanciers ont déposé des réclamations à l’égard du produit de la vente du Lanner. Seules les réclamantes ont interjeté appel des deux décisions du protonotaire.

LES QUESTIONS

Les réclamantes ont soulevé les questions suivantes :

            i)          Les demanderesses ont‑elles établi leur droit de réclamation à l’égard du Lanner?

ii)         Quel droit devrait être appliqué pour déterminer la nature de leurs droits fondamentaux?

            iii)         Quelle est la nature de leurs droits en vertu de ce droit?

iv)        La Cour devrait‑elle déroger à l’ordre traditionnel des priorités parce que les demanderesses ont pris un temps excessif à faire saisir le navire et à réaliser leur garantie?

L’ANALYSE

A) La validité des réclamations des demanderesses

[20]           Tel qu’il a été mentionné, les demanderesses prétendent qu’elles détiennent une hypothèque de premier rang sur le navire Lanner qui a été enregistrée le 3 août 2000 contre le titre du navire, conservée par le Bureau of Maritime Affairs de la République du Libéria. Ce fait est certifié au paragraphe 13 de l’affidavit de Mme Suvarnatemee.

[21]           Les réclamantes prétendent que le protonotaire a commis une erreur en acceptant la validité de l’hypothèque étrangère des demanderesses sans que la preuve de sa validité ne soit déposée par le biais d’affidavits émanant d’experts en droit libérien.

[22]           Elles invoquent un passage de la décision rendue par le protonotaire John A. Hargrave dans Royal Bank of Scotland plc c. Golden Trinity (Le), [2004] A.C.F.  no 992 (1re inst.) (QL) où, au paragraphe 24, le protonotaire renvoie à la preuve d’expert déposée par le créancier hypothécaire attestant que son hypothèque avait été validement autorisée, signée et délivrée et qu'elle constituait une obligation légale, valide et contraignante.

[23]           Les demanderesses n’ont pas contre‑interrogé Mme Suvarnatemee quant à son affidavit et n’ont produit aucun élément de preuve qui mettrait en doute la validité de l’entente de prêt ou de l’hypothèque enregistrée. Il n’existe pas la moindre preuve que ces documents sont incomplets d’une quelconque façon en vertu des lois du Libéria ou en vertu des lois du Canada, compte tenu qu’en l’absence de preuve quant au droit libérien, celui‑ci est présumé semblable au droit canadien.

[24]           Il convient de souligner que ce ne sont pas les réclamantes qui ont soulevé cette question à l’audience devant le protonotaire. Cet argument a été invoqué à l’origine par d’autres réclamants qui n’ont pas interjeté appel de la décision du protonotaire.

[25]           La Cour souscrit aux conclusions du protonotaire, notamment à son commentaire qu’il est peu probable que le protonotaire Hargrave avait l’intention de créer une exigence ayant valeur de précédent ou d’établir que la Cour ne pouvait pas accepter qu’une hypothèque enregistrée à l’extérieur du Canada soit valide et exécutoire sans la production d’une preuve d’expert quant au droit étranger applicable.

[26]           Dans une décision antérieure rendue dans Governor and Company of the Bank of Scotland c. Nel (Le), [2000] A.C.F. no 1305 (1re inst.) (QL), le protonotaire Hargrave n’a certainement fait aucune allusion à cette exigence.

[27]           Manifestement, cela ne veut pas dire qu’une preuve du droit étranger n’est jamais exigée. Tout dépend de la situation et des éléments de preuve présentés par la partie qui conteste la validité des documents déposés par un créancier hypothécaire à l’appui de sa réclamation.

[28]           La Cour souscrit aux commentaires formulés par le protonotaire Hargrave dans la décision The Golden Trinity, précitée, paragraphe 20, où il affirme ce qui suit :

Dans l'établissement, par voie de requête, de l'ordre de priorité, un demandeur qui veut établir sa priorité doit exposer préalablement ses arguments. Le demandeur ne pourra pas nécessairement prédire toutes les approches qu'adopteront les divers autres titulaires de droits réels, ou les arguments qu'ils feront valoir à l'encontre de la sûreté ou de la position du demandeur[2]. Finalement, il se pourrait que le dossier soumis au tribunal comporte des lacunes. Il serait regrettable que l'ordre de priorité finisse par être établi à la faveur d'un procès en bonne et due forme plutôt que par voie de requête, d'une manière sommaire et peu coûteuse […].

 

 

 

[29]           Cela dit, les demanderesses et les réclamantes doivent établir les éléments essentiels de leurs revendications.

[30]           La Cour a examiné attentivement l’affidavit de Mme Suvarnatemee ainsi que ses pièces à l’appui. Elle a joint une copie authentique de l’entente de prêt qui a été exécutée par Mystras Maritime et qui est assujettie au droit anglais. Il n’est pas contesté que, à l’époque pertinente, Mystras était la propriétaire enregistrée du Lanner. Ce document prévoit clairement l’existence d’une hypothèque.

[31]           En vertu du paragraphe 3 de l’annexe 2 de l’entente de prêt intitulée « Documents de conditions préalables », Mystras a dû produire une preuve que l’hypothèque concernant le Lanner avait été dûment enregistrée à New York en conformité avec le droit libérien et constituait une garantie de rang prioritaire sur les navires.

[32]           Mystras a également dû fournir une opinion juridique confirmant ceci (paragraphe 6 de ladite annexe). Ces conditions préalables devaient être satisfaites avant le débours du prêt ou elles devaient être fournies au plus tard 14 jours après la date de l’entente de prêt. Rien ne prouve qu’il y a eu manquement à cet égard et, en fait, on peut logiquement conclure que les documents produits comme pièce PS3 de l’affidavit de Mme Suvarnatemee ont été transmis aux demanderesses en exécution de cette obligation.

[33]           En outre, comme il a été mentionné, lorsque le droit étranger est pertinent, c’est une question de fait qui doit être établie. Comme il a été mentionné dans The Golden Trinity, susmentionnée, et dans Backman c. Canada, [1999] A.C.F. no 1327, paragraphes 38 à 41 (C.A.F.) (QL), conf. par [2001] 1 R.C.S. 367, « si le droit étranger n'est pas plaidé et établi ou s'il est établi d'une façon insuffisante, il est présumé être le même que celui du tribunal saisi[3] ».

[34]           Un examen des documents produits convainc la Cour que, en vertu du droit canadien, l’entente de prêt et l’hypothèque enregistrée sont valides. À l’instar du protonotaire, je suis convaincu que les demanderesses ont établi le fondement de leur réclamation.

 

B) Le droit applicable

[35]           Depuis la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Todd Shipyards Corp. c. Ioannis Daskalelis (Le), [1974] R.C.S. 1248, il est clair qu’un privilège maritime acquis en vertu du droit étranger sera reconnu et pourra être exécuté par la Cour fédérale. En arrivant à cette conclusion, la Cour suprême du Canada a reconnu le caractère fondamental du privilège maritime. Mais, dès que la nature du droit a été évaluée en vertu du droit qui lui est applicable, la priorité qui doit être accordée à ce droit sera évaluée en vertu du droit canadien (loi du for).

[36]           Pour déterminer quel droit devrait s’appliquer pour décider si un privilège maritime existe, la Cour doit se servir des règles canadiennes de droit international privé.

[37]           Naturellement, avant de faire cela, la Cour doit vérifier s’il existe des différences importantes entre le droit canadien et le droit américain qui créent un conflit. Rien ne prouve qu’un autre droit pourrait s’appliquer en l’espèce.

[38]           Il n’est pas contesté que les réclamantes sont des approvisionneuses de navires et que les approvisionnements qu’elles ont fournis sont essentiels. Comme il a été mentionné, en vertu du droit canadien, ces fournisseurs d’approvisionnements nécessaires ne jouissent pas d’un privilège maritime. Ils ne détiennent qu’un droit réel prévu par la loi, parfois appelé « privilège d’origine législative » (paragraphe 25 de Imperial Oil Ltd. c. Petromar Inc., [2001] A.C.F. no 1900 (C.A.F.) (QL), alinéa 22(2)m) et paragraphe 43(3) de la Loi sur les Cours fédérales), lequel prend rang après une hypothèque.

[39]           Il est reconnu que, en vertu du droit américain, un fournisseur d’approvisionnements nécessaires américain jouira d’un privilège maritime même si c’est dans un port étranger que les services ont été fournis au Lanner. Le même principe s’applique si un fournisseur étranger se sert d’un agent américain pour fournir ces services en son nom. Comme il a été mentionné, en vertu du droit canadien de priorité de rang, un tel privilège prend rang avant l’hypothèque des demanderesses[4].

[40]           La Cour est convaincue que les présentes réclamations donnent lieu à un conflit de lois.

[41]           Les parties ne s’entendent pas quant à savoir si le droit américain prévoit vraiment un privilège maritime quant aux approvisionnements nécessaires livrés directement par un fournisseur étranger à l’égard d’un navire étranger dans un port étranger. La Cour n’est pas convaincue que les réclamantes ont établi selon la prépondérance des probabilités que le droit américain prévoit un privilège maritime pour de tels services, même si c’est le droit qu’il convient d’appliquer. Cette question sera discutée plus loin.

[42]           Enfin, à l’audience, Kent Trade and Marine Fuel ont informé la Cour qu’elles reconnaissaient maintenant que, en vertu du droit américain, elles n’avaient aucun privilège maritime sur le Lanner quant aux approvisionnements nécessaires fournis à l’égard d’un navire jumeau de ce navire[5].

[43]           Par conséquent, ces réclamations particulières ne donnent lieu à aucun conflit de lois.

[44]           Ceci étant dit, les réclamantes et les demanderesses ne s’entendent pas quant à savoir quelle règle du droit international privé canadien devrait s’appliquer pour déterminer le droit applicable à ces réclamations.

[45]           Le protonotaire a conclu qu’il devrait adopter l’approche suivie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Imperial Oil, précité, dans lequel le juge Arthur J. Stone a appliqué le droit qui avait le lien le plus étroit et le plus important avec la fourniture d’approvisionnements nécessaires.

[46]           Le protonotaire a choisi cette approche parce qu’il n’existait aucune relation contractuelle directe entre les demanderesses et les réclamantes et il s’est senti obligé d’appliquer l’arrêt Imperial Oil, précité. Le protonotaire n’a pas accepté l’argument des réclamantes que l’arrêt Imperial Oil, précité, devrait être distingué au motif que, dans cette cause, les contrats étaient éloignés à double niveau du propriétaire du navire demandeur[6] alors que, en l’espèce, le contrat a été conclu directement entre les réclamantes et le propriétaire de l’époque du Lanner.

[47]           En arrivant à cette conclusion quant à la règle de conflit appropriée, le protonotaire a conclu que, dans l’arrêt Imperial Oil, précité, la Cour d’appel fédérale examinait une situation contractuelle et avait décidé d’appliquer la règle du lien le plus étroit et le plus important, règle qui avait également été adoptée par la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Lauritzen c. Larsen, 345 U.S. 571 (1953) et qui avait été décrite par la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Romero c. International Terminal Operating Co., 358 U.S. 354 (1959) comme étant, dans l’ensemble, un guide approprié dans l’application du droit maritime.

[48]           Appliquant cette approche, il a conclu qu’aucun facteur de rattachement autre que la résidence de Ashland aux États-Unis ne liait les approvisionnements effectués par les réclamantes aux États‑Unis. Il a ajouté, au paragraphe 61, que même en tenant compte de la résidence d’Ashland et du choix des clauses juridiques dans chacun des contrats mentionnés par les réclamantes, les États‑Unis ne peuvent être considérés comme étant la juridiction ayant le lien le plus étroit et le plus important. Dans l’arrêt Imperial Oil, précité, le juge Stone a mentionné que le choix du droit applicable au contrat d’approvisionnement n’était pas nécessairement le facteur le plus déterminant.

[49]           Le protonotaire a conclu que les réclamantes n’étaient titulaires d’aucun privilège maritime à l’égard du produit de la vente judiciaire du Lanner.

[50]           La difficulté en l’espèce réside dans le fait qu’il y a deux façons d’examiner le problème.  Examinons‑nous uniquement une affaire de contrat ou une question de droit maritime général où la « transaction » est l’ensemble de faits qui, selon le droit applicable, donnera naissance à un privilège maritime? 

[51]           L’approche adoptée par le protonotaire semble être la bonne lorsqu’on examine la nature du privilège maritime.

[52]           Comme le juge Stone l’a mentionné dans l’arrêt Imperial Oil, précité, au paragraphe 23 : « un privilège maritime constitue non pas un seul droit, mais plutôt un ensemble de droits ».

[53]           Dans Maritime Liens and Claims, 2e éd., Montréal, International Shipping Publication – Yvon Blais, 1998, page 59 et 60, le professeur W. Tetley définit le privilège maritime de la façon suivante :

Le privilège maritime a été défini comme étant un droit garanti propre au droit maritime. Il s'agit d'un privilège qui grève un navire, qui y est rattaché et qui a priorité sans qu'une mesure judiciaire, la constitution d'un acte ou un enregistrement ne soient nécessaires. Ce privilège est transféré avec le navire lorsque celui-ci est vendu à un autre propriétaire, qui ne connaît peut-être pas l'existence du privilège. En ce sens, le privilège maritime est un privilège secret qui n'a pas d'équivalent en common law; il correspond davantage à la notion de « priorité » du droit civil et de la lex mercatoria.

 

 

 

[54]            Dans Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co., [1999] A.C.F. no 947 (1re inst.) (QL), le protonotaire Hargrave définit les privilèges maritimes américains de la manière suivante :

Si je comprends bien, les privilèges maritimes américains sont un droit fondamental de propriété, un droit opposable à un navire donné, qui est rattaché au navire d'une façon inconditionnelle, et ce, tant qu'il n'est pas éteint; tel est le fondement de l'action réelle aux États‑Unis. Selon la théorie américaine relative aux privilèges maritimes, le privilège est distinct de l'action personnelle. […] C'est ce droit fondamental, un droit opposable à un navire donné, que le titulaire américain d'un privilège maritime fait valoir au Canada, en se fondant sur la procédure prévue par la législation canadienne, contre le navire auquel ce privilège se rattache. Le privilège n'est pas un droit fondamental opposable à un autre navire ou se rattachant à un autre navire.

 

 

 

[55]           Aux paragraphes 26 et 27 de la décision qu’il a rendue dans Imperial Oil, précité, le juge Stone précise ce qui suit :

26 […] Le privilège maritime relatif aux demandes de cette nature découle de l'effet de la loi plutôt que d'un délit ou d'un contrat.

27 Les tribunaux des États-Unis ont reconnu que le privilège découle de l'effet de la loi. […].

 

[56]           À vrai dire, le navire n’est pas partie au contrat de fourniture d’approvisionnements nécessaires. Néanmoins, le droit créera un droit fondamental à son égard dans certaines circonstances.  Par exemple, en vertu du droit américain, certaines personnes sont présumées avoir le pouvoir de se procurer les approvisionnements nécessaires à l’égard d’un navire et un privilège naîtra lorsque les approvisionnements nécessaires seront commandés par un propriétaire à un fournisseur américain ou lorsqu’un agent nommé par un affréteur conclura un contrat quant à ces approvisionnements avec une société américaine[7].

[57]           Dans ce contexte, il est difficile de voir pourquoi on devrait appliquer une règle de conflit qui donne un effet déterminant au choix du droit applicable figurant dans un contrat entre un propriétaire de navire agissant par l’intermédiaire d’un agent de gestion, et un fournisseur, lorsqu’on ne donne pas un effet déterminant au choix du droit applicable dans un contrat entre un affréteur à coque nue agissant par l’intermédiaire de son agent de gestion et un fournisseur.

[58]           En fait, la Cour d’appel des États‑Unis dans Rainbow Line, Inc. c. M/V Tequila, 480 F.2d 1024 (2nd Cir. 1973) a conclu que même si le titulaire du privilège (dans cette cause il s’agissait d’un affréteur) avait un contrat direct avec le propriétaire du Tequila quant aux dommages résultant d’un manquement à la charte‑partie, elle ne devrait pas appliquer le droit américain simplement parce c’était le droit applicable à la charte-partie. À cet égard, la Cour a affirmé ce qui suit :

[traduction]

 

Rainbow prétend que la cour d’instance inférieure a eu raison d’appliquer le droit américain parce c’était ce que voulaient les parties à l’affrètement. Mais les privilèges maritimes naissent séparément et indépendamment de l’accord intervenu entre les parties et les droits des tierces parties ne peuvent être touchés par l’intention des parties au contrat […].

 

 

 

[59]           Même s’il était clair que les parties voulaient que le droit américain s’applique à leur contrat[8], la Cour d’appel des États-Unis a examiné les facteurs décrits dans Lauritzen par la Cour suprême des États-Unis pour déterminer quel droit avait les liens les plus étroits avec la transaction. C’est exactement ce qu’a fait la Cour d’appel fédérale dans Imperial Oil, précité. C’est l’approche adoptée par le protonotaire.

[60]           Mais les réclamantes prétendent que, depuis le début, le juge Stone voulait appliquer la règle concernant les conflits de lois applicables aux contrats (paragraphes 28 et 29 de la décision). Ce faisant, il a reconnu la validité de la règle de conflit mentionnée dans la décision de la Cour d’appel fédérale dans Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] A.C.F. no 1085 (C.A.F.) (QL) et appliquée par le juge Dubé dans Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le), [2001] A.C.F. no 138, paragraphe 34 (1re inst.) (QL). Cette règle est décrite de la façon suivante dans Richardson, précité, au paragraphe 34 :

[…].

 

1. Si les parties choisissent expressément ou implicitement le système de droit qui doit régir le contrat, le droit existant selon ce système sera normalement considéré comme étant celui qui s'applique au contrat.

2. Si les parties n'ont pas choisi le droit applicable, la cour détermine, eu égard aux circonstances dans leur ensemble, le système de droit dont le contrat se rapproche réellement le plus.

 

 

[61]           Dans Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le), [2002] A.C.F. no 425 (C.A.F.) (QL), paragraphes 27 et 28, la Cour d’appel fédérale a renvoyé à la décision qu’elle venait de rendre dans Imperial Oil, précité, et a conclu que l’arrêt confirmait l’applicabilité des règles habituelles servant à déterminer le droit applicable au contrat.

[62]           Dans Richardson, précité, la Cour d’appel a confirmé la conclusion du juge Dubé que le contrat en vertu duquel les approvisionnements nécessaires ont été fournis comprenait un choix exprès du droit applicable et a conclu que, quoi qu’il en soit, s’il avait tort sur ce point, on devait tenir pour acquis que les parties avaient choisi implicitement d’appliquer le droit américain à leur contrat lorsqu’elles ont convenu de soumettre leur différend à l’arbitrage à Seattle (Washington), États-Unis.

[63]           Dans Richardson, précité, il est clair que le fournisseur américain n’a jamais conclu de contrat avec le propriétaire du Mys Chikhacheva. Son contrat avait été conclu avec l’affréteur en coque nue comme dans Imperial Oil, précité.

[64]           À première vue, ces décisions semblent se contredire car le juge Stone a expressément conclu que le choix du droit applicable dans le contrat d’approvisionnement conclu avec l’affréteur en coque nue n’était qu’un facteur parmi tant d’autres dont il fallait tenir compte. Il a déclaré que la Cour devrait continuer à examiner l’ensemble des facteurs pour déterminer quel droit a le lien le plus étroit et le plus important avec la transaction.

[65]           Bien que la Cour ne soit pas liée par la jurisprudence américaine, comme l’a mentionné le juge Stone, il peut toujours être utile de la consulter et d’examiner le raisonnement qui a été adopté pour déterminer la règle de conflit applicable au privilège maritime.

[66]           La Cour suprême des États-Unis n’a rendu aucune décision précise sur ce point. Comme il a été mentionné dans Rainbow, précité, la Cour d’appel des États-Unis (Deuxième Circuit) a conclu que l’approche décrite par la Cour suprême des États-Unis dans Lauritzen, précité, devrait s’appliquer même lorsque le contrat qui a donné naissance au privilège comprend une disposition  portant sur le choix du droit applicable.

[67]           Les réclamantes se sont largement inspirées de la décision rendue par la Cour d’appel des États-Unis dans Liverpool and London Steamship Protection and Indemnity Association Limited c. Queen of Leman MV, 296 F.3d 350, (5th Cir. 2002). Cette décision porte sur deux appels réunis comportant l’interprétation d’une clause concernant la désignation du droit applicable dans un contrat d’assurance (couverture de protection et d’indemnités). La question essentielle dans les deux causes était de savoir comment interpréter la clause concernant la désignation du droit applicable et de savoir si le droit anglais ou américain avait été choisi pour déterminer l’existence d’un privilège maritime quant aux primes d’assurance impayées[9].

[68]           Dans l’arrêt Queen of Leman, précité, la Cour d’appel des États-Unis n’a pas mentionné précisément la décision rendue dans Rainbow, précité. La partie qui contestait l’application du choix exprès quant au droit applicable invoquait Gulf Trading & Transportation Co. c. The vessel Hoegh Shield, 658 F.2d 363 (5th Cir. 1981)[10]. La Cour a affirmé ce qui suit en rapport avec cette décision : 

[traduction]

 

Interforce invoque surtout, de façon peu convaincante, Gulf Trading & Transp. Co. c. Vessel Hoegh Shield, 658 F.2d 363 (5th Cir. 1981). Elle décrit Gulf Trading comme jugeant que parce qu’un privilège maritime naît en application de la loi, non pas de l’application d’un contrat, les clauses concernant la désignation du droit applicable à la protection et aux indemnités ne lient pas ceux qui ne sont pas parties au contrat. Gulf Trading, toutefois, ne contrôle pas l’issue en l’espèce. Dans cette cause, la cour a appliqué une analyse du conflit des lois à la question d’un privilège maritime. Id. p. 367 et 368. Ce faisant, elle a refusé d’utiliser l’analyse des conflits appropriée aux contrats, voir Restatement (Second) Conflicts of Law § 188, soulignant que le privilège maritime n’est pas de nature contractuelle. Id. p. 366 et 368. Toutefois, plus important encore, elle a souligné que le contrat en litige dans cette cause ne comprenait pas de clause concernant la désignation du droit applicable régissant l’existence d’un privilège maritime. Id. p. 368. Compte tenu de cette distinction d’avec la présente cause, nous refusons d’interpréter Gulf Trading comme invalidant la décision des parties dans les règlements de la protection et des indemnités d’appliquer le droit local à la question de l’existence d’un privilège maritime. Voir également Arochem Corp. c. Wilomi, Inc., 962 F.2d 496, 498-99 (5th Cir. 1992) (appliquant l’analyse des conflits en l’absence d’indication que le contrat désignait le droit applicable quant à l’existence d’un privilège maritime).

 

 

 

[69]           Il est évident que la Cour d’appel des États-Unis dans Queen of Leman, précité, n’aurait pas pu distinguer aussi facilement la décision rendue dans Rainbow, précité.

[70]           En appliquant tout simplement le choix du droit applicable fait par les deux parties au contrat, on se trouve en fait à permettre à ces parties de faire indirectement ce qu’elles ne peuvent pas faire directement, c’est‑à‑dire créer un privilège maritime qui sera opposable aux tiers et qui pourra même les supplanter dans leur rang.

[71]           Les cours de justice respectent et appliquent les dispositions concernant la désignation du droit applicable parce que les parties ne doivent pas avoir le droit de renier le marché qu’elles ont conclu. Il est difficile de comprendre comment cette justification s’applique lorsque l’on a affaire à un droit formel accordé contre une personne fictive, c’est‑à‑dire un navire qui n’est pas partie au contrat, et qui touchera les tiers qui n’ont rien à voir avec ce contrat.

[72]           À la lumière de ce qui précède, la Cour aurait adopté l’approche adoptée par le protonotaire Morneau. Mais, la Cour est liée par Richardson, précité, et par l’opinion générale adoptée par la Cour d’appel fédérale que la règle de conflit applicable pour déterminer le droit applicable à un privilège maritime est la règle de conflit applicable pour déterminer le droit applicable au contrat.

[73]           Bien que les réclamantes aient plaidé leur cause en faisant valoir qu’elles ont conclu un contrat directement avec le propriétaire du navire par l’intermédiaire de son agent de gestion, la preuve qu’elles ont déposée à l’appui de cet argument n’est pas claire. En fait, aucun des souscripteurs d’affidavit n’affirme vraiment qu’il a conclu un contrat avec le propriétaire du navire. Il ressort de certains des documents joints aux affidavits que les approvisionnements ont été commandés par Arrow Ltd. et que dans certains cas des reçus ont été signés par le maître du navire.

[74]           Le contrat conclu entre Arrow Ltd. et le propriétaire du navire n’a pas été soumis à la Cour[11]. Rien ne permet de savoir si le Lanner faisait l’objet d’une charte‑partie aux moments où ces approvisionnements ont été livrés au navire. Les diverses factures déposées à l’appui des réclamations ont été vaguement adressées à un certain nombre de parties :

Kent Trade : Capitaine et propriétaires et (ou) Affréteurs et (ou) Exploitants et (ou) Gestionnaires et (ou) Armateur‑disposant du M/V Hobby et Arrow Co. Ltd.;

Marine Fuels : M/V Lanner et (ou) Propriétaires / armateurs titulaires / Exploitants / Gestionnaires / Armateur‑disposant / Affréteurs et Arrow Co. Ltd.;

Praxis : M/V Lanner et (ou) Capitaine et (ou) Propriétaires et (ou) Gestionnaires et (ou) Exploitants et (ou) Aran Shipping & Trading S.A. et (ou) Pegasus Ocean Services Ltd. et (ou) Arrow Co. Ltd.;

Ashland et CP3500 : Arrow Co. Ltd.

[75]           À l’instar du juge Stone dans Imperial Oil, précité, je conclus que ces éléments de preuve ne suffisent pas à établir que la responsabilité personnelle du propriétaire du navire était engagée en vertu du contrat. Mais ce point n’est important que pour la question de savoir quelle est la règle de conflit de loi qui est applicable. Il fait pencher la balance du côté de l’application de l’approche adoptée dans l’arrêt Imperial Oil, précité; il n’a aucune incidence sur le droit formel créé en vertu du droit américain.

[76]           En effet, à l’instar de M. de Klerk, l’expert en droit américain produit par les réclamantes, je ne vois aucune raison de croire que dans ces cas particuliers les approvisionnements nécessaires n’ont pas été commandés par une personne présumée avoir le pouvoir de se procurer ces approvisionnements nécessaires et par conséquent de créer un droit sur le navire.

[77]           Après examen des deux affidavits d’expert, la Cour conclut que Ashland, le fournisseur américain, est titulaire d’un privilège en vertu du droit américain et que, en ce qui concerne cette transaction, le droit américain est le droit qu’il convient d’appliquer que l’on ne tienne compte que du choix exprès quant au droit applicable ou que l’on apprécie tous les facteurs examinés dans les arrêts Imperial Oil et Richardson, précités, lesquels comprennent la résidence du fournisseur et le choix du droit applicable dans le contrat conclu avec le fournisseur.

[78]           La même conclusion s’applique à la fourniture de carburant par Praxis à Charleston (États‑Unis). Ici encore, la Cour est prête à accepter que le droit américain s’applique, soit en raison du choix exprès du droit applicable, soit parce qu’il s’agit du droit le plus étroitement lié à la transaction en raison de l’importance relative que j’accorde au fait que les approvisionnements nécessaires ont été fournis aux États-Unis en vertu d’un contrat qui prévoit expressément que c’est le droit américain qui s’applique.

[79]           Quant à ces deux réclamations, la Cour ne peut pas souscrire à l’analyse du protonotaire quant au droit qu’il convient d’appliquer en rapport avec la détermination du privilège maritime.

[80]           En ce qui concerne Kent Trade (elle n’a approvisionné que le Lanner), CP3500 et Praxis (elle a fourni des approvisionnements à l’extérieur des États‑Unis), la Cour souscrit à l’analyse du protonotaire que le droit américain n’est pas le droit qui a le lien le plus étroit et le plus important avec la transaction.

[81]           De plus, comme il a déjà été mentionné en rapport avec ces réclamations, même si la Cour devait appliquer le droit américain simplement en raison du choix exprès du droit applicable formulé dans ces contrats[12], la Cour estime que les réclamantes n’ont pas réussi à établir par prépondérance de la preuve que leurs réclamations donnent naissance à un privilège maritime en vertu de ce droit.

[82]           Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a examiné très attentivement l’affidavit des deux experts et accorde plus d’importance au témoignage de M. Juska selon lequel le droit américain ne prévoit aucun privilège en rapport avec les approvisionnements nécessaires livrés par un fournisseur étranger à un navire étranger dans un port étranger.

[83]           L’affidavit de M. de Klerk est plus général et plus vague lorsqu’il a trait à des questions où le droit des réclamantes semble plus faible. Par exemple, il ressort clairement de l’examen de l’affidavit déposé à l’appui de la réclamation de Kent Trade que cette réclamation comprend les approvisionnements fournis au Hobby.

[84]           Dans son affidavit, M. de Klerk traite d’une manière générale des réclamations de Ashland, Praxis, Kent Trade et CP3500. Même si les factures ayant trait aux services fournis au Hobby font partie de la réclamation de Kent Trade, M. de Klerk ne mentionne pas expressément qu’il exclut les services de la portée de son opinion. Le seul avertissement du fait que ces services peuvent être exclus se trouve dans la dernière phrase du paragraphe 5, où M. de Klerk affirme ce qui suit :

[traduction]

 

Selon moi, ces quatre réclamantes sont titulaires d’un privilège maritime en vertu des lois des États-Unis à l’égard du M/V Lanner quant aux approvisionnements nécessaires fournis à l’égard de ce navire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[85]           De même, l’affidavit n’est pas précis lorsqu’il y est mentionné ce qui suit au paragraphe 15 : [traduction] « même si les approvisionnements nécessaires ne sont pas vraiment livrés aux États-Unis, leur fourniture possède toujours le statut de privilège, lorsque les parties ont choisi d’appliquer le droit des États-Unis. Le souscripteur d’affidavit ne dit pas si cette déclaration s’applique à tous les cas de fourniture à l’étranger, notamment les fournitures effectuées à l’étranger par des fournisseurs étrangers à des navires étrangers. 

[86]           Comme il a été souligné par M. Juska, la seule cause à laquelle M. de Klerk a fait renvoi à l’appui de cette déclaration au paragraphe 15 est Ryan-Walsh, Inc. c. The M/V Ocean Trader, 930 F. Supp. 210 (U.S.D.C.D.MD, 1996). Cette cause porte principalement sur la fourniture d’approvisionnements nécessaires à l’extérieur des États-Unis mais ces approvisionnements nécessaires ont été livrés par un fournisseur américain.

[87]           La prémisse principale de l’opinion de M. de Klerk est que les cours de justice américaines donneront effet aux clauses concernant la désignation du droit applicable dans les contrats d’approvisionnement. Il s’agit d’un concept général qui est bien établi mais qui, apparemment, n’a été appliqué que récemment dans un contexte de privilège maritime. M. de Klerk invoque la décision rendue par la Cour d’appel des États‑Unis dans l’arrêt Queen of Leman, précité[13].

[88]           Mais dans cette cause, la Cour d’appel des États-Unis n’a jamais examiné la question de savoir si le droit américain prévoit l’existence d’un privilège lorsque ces approvisionnements nécessaires sont livrés par un fournisseur étranger à l’égard d’un navire étranger dans un pays étranger[14].

[89]           Au contraire, le témoignage de M. Juska est très précis. Aux paragraphes 11 à 14, il explique pourquoi, selon lui, même si on donne effet aux clauses concernant la désignation du droit applicable, cela ne signifie pas que toutes les réclamantes seraient titulaires d’un privilège maritime. Il invoque la décision rendue par la Cour d’appel des États‑Unis dans Trinidad Foundry and Fabricating, Ltd. c. M/V K.A.S. Camilla, 966 F.2d 613 (11th Cir.1992) dans laquelle la Cour a affirmé ce qui suit :

[traduction]

 

Subsidiairement, Trinidad prétend que l’action réelle contre le Camilla était permise en vertu de la Règle C(1)b), en conformité avec le Maritime Lien Act, 46 U.S.C. § 31342 (1990). Nous rejetons cet argument pour deux raisons. Premièrement, § 31342 ne prévoit aucun privilège maritime pour les biens et services fournis par un demandeur étranger à des navires battant pavillon étranger dans des ports étrangers. Tramp Oil and Marine, Ltd. c. M/V Mermaid I, 805 F.2d 42, 46 (1st Cir.1986); Swedish Telecom Radio c. M/V Discovery I, 712 F.Supp. 1542, 1545-46 (S.D.Fla.1989). En l’espèce, il n’est pas contesté que toutes les parties et les navires sont étrangers, et les réparations au navire ont été effectuées dans un port étranger. Par conséquent, Trinidad ne possède aucun privilège en vertu de § 31342.

 

 

 

[90]           Plus récemment, dans Marine Oil Trading Limited, c. Motor Tanker Paros, 287 F. Supp.2d 638 (E.D. Va. 2003), page 641, note 2, la Cour a souligné ce qui suit :

[traduction]

 

L’existence d’un privilège n’est pas assurée même si le droit américain s’applique. La Cour souligne que la présente cause concerne un contrat conclu entre des parties étrangères en rapport avec un navire étranger concernant des transactions qui se sont produites dans des ports étrangers. Il existence une jurisprudence selon laquelle aucun privilège ne naît dans de telles circonstances. Voir Trinidad Foundry and Fabricating, Ltd., c. M/V K.A.S. CAMILLA, 966 F.2d 613 (11th Cir. 1992).

 

 

 

[91]           L’opinion de M. Juska était également juste lorsqu’il a affirmé qu’il n’existe aucun privilège maritime pour des approvisionnements fournis à un navire jumeau. Cela a été reconnu par les réclamantes.

[92]           Les réclamantes prétendent que la Cour devrait accepter l’opinion de M. de Klerk parce que son témoignage a été accepté par le juge Blais dans Kirgan Holding S.A. c. Panamax Leader (Le), [2002] A.C.F. no 1694 (1re inst.) (QL), une cause dans laquelle le fournisseur était étranger, le navire était étranger et l’approvisionnement a été effectué dans un port étranger.

[93]           Comme je l’ai affirmé à l’audience, il s’agit de questions de fait qui dépendent entièrement de la preuve soumise à la Cour. Il se peut fort bien que l’opinion de M. de Klerk dans cette cause était plus détaillée ou que l’affidavit en réponse était différent. Il se peut que ce point précis n’ait pas été soulevé.

[94]           La Cour est tenue de faire sa propre analyse détaillée de la preuve dont elle est saisie. C’est ce que j’ai fait et j’ai décidé que ces réclamantes étrangères n’ont pas clairement établi par prépondérance de la preuve qu’elles sont titulaires d’un privilège maritime en vertu du droit américain quant aux services particuliers rendus au Lanner à l’extérieur des États‑Unis.

C) La Cour devrait‑elle s’écarter de l’ordre traditionnel des priorités?

[95]           Donc, à l’exception des réclamations de Ashland et de Praxis concernant les services fournis à Charleston, aucune des réclamantes ne prendrait normalement rang avant l’hypothèque des demanderesses.

[96]           Les réclamantes prétendent que les demanderesses ont été négligentes en ne réalisant pas leurs garanties dans les meilleurs délais et que le délai inacceptable entre le premier manquement en février 2002 et le moment où le navire a été saisi par la banque en mars 2003 constitue une circonstance spéciale qui fonde la Cour à établir une entente fondée sur l’équité dans laquelle les autres réclamantes prendraient rang avant la réclamation des demanderesses.

[97]           Ici encore, nul ne conteste que le refus du protonotaire de reclasser les rangs de priorité est une question déterminante pour l’issue de la présente affaire (Scott Steel Ltd. c. Alarissa (Le), [1997] A.C.F. no 139 (1re inst.) (QL)).

[98]           La Cour a examiné cette question de novo et a tiré la même conclusion que le protonotaire qu’il ne s’agit pas d’un cas ou un pouvoir judiciaire discrétionnaire fondé sur l’équité devrait être exercé en faveur des réclamantes. La décision du protonotaire est très bien formulée et la Cour adopte les opinions exprimées aux paragraphes 80 à 91.

[99]           La Cour est également d’accord avec le professeur William Tetley qui a souligné dans Maritime Liens and Claims, aux pages 855 à 856, que les cours de justice devraient utiliser leur pouvoir discrétionnaire à cet égard avec grande prudence.

[100]       Les réclamantes ont invoqué presque uniquement le simple fait que de nombreux mois se sont écoulés entre le premier manquement technique et la saisie du navire par les demanderesses.  Rien ne prouve que, en raison des services rendus, les demanderesses ont pu recevoir des paiements additionnels de la part du propriétaire du Lanner. En fait, il semble que les demanderesses n’ont reçu un montant d’argent de la part des emprunteurs que lorsqu’elles ont réalisé leurs garanties.

[101]       Rien ne prouve que les fournitures d’approvisionnements nécessaires en l’espèce ont augmenté la valeur du navire. Rien ne prouve que les demanderesses savaient que les emprunteurs se trouvaient dans une situation qui ne pouvait pas être corrigée avec le temps.

[102]       Les réclamantes n’ont tout simplement pas réussi à s’acquitter de l’obligation qu’elles avaient d’établir l’existence de circonstances très particulières justifiant la dérogation à l’ordre de priorité établi par la loi afin d’empêcher une injustice évidente.

 

D) Les dépens

[103]       Comme il a été mentionné, la Cour convient que Ashland et Praxis, en rapport avec les services fournis à Charleston (É.‑U.), ont le droit d’être payées avant l’hypothèque des demanderesses. Compte tenu que l’appel n’a été accueilli qu’en partie et compte tenu de l’état du droit concernant les questions soulevées dans la présente affaire, la Cour conclut que chacune des parties devrait assumer ses propres dépens.

[104]       En ce qui concerne les dépens accordés par le protonotaire, la Cour est d’accord avec les réclamantes que, dans les circonstances particulières de l’espèce où les caveat‑mainlevées n’ont pas été transférés du dossier T-470-03 et que les réclamantes n’ont pas été constituées parties à l’instance, le protonotaire n’aurait pas dû les condamner au paiement des dépens.

[105]       À l’avenir, les parties à l’instance devraient s’assurer que les réclamants qui ont déposé une réclamation contre le produit d’une vente ont déposé un caveat‑mainlevée ou ont été constitués partie (modifiant l’intitulé). Si elles ne le font pas, l’affaire devrait être portée à l’attention de la Cour de telle sorte que les réclamants ne profitent pas indûment de la situation pour éviter le paiement des dépens.

[106]       Cela dit, en l’espèce, pour les motifs exposés en rapport avec le présent appel, la Cour n’aurait pas condamné les réclamantes à payer les dépens.

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

            1.         Les montants dus à Ashland Specialty Chemical Company pour services fournis au Lanner à Cape Town (Afrique du Sud) et tout montant dû à Praxis Energy Agents S.A. en rapport avec la fourniture d’approvisionnements nécessaires à l’égard du Lanner à Charleston (États‑Unis) devront être payés en priorité à la réclamation des demanderesses sur le produit de la vente du Lanner. Les demanderesses auront alors le droit de recevoir le solde dudit produit;

 

            2.         L’appel relatif à l’ordonnance datée du 5 octobre 2005 est accueilli et ladite ordonnance est annulée. Aucuns dépens ne sont adjugés à l’encontre des réclamantes en rapport avec l’instance instruite devant le protonotaire ainsi qu’en rapport avec le présent appel.

 

 

« Johanne Gauthier »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 


 COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                T-531-03

 

INTITULÉ :                                                               JP MORGAN CHASE BANK ET AL c.

                                                                                    LE NAVIRE LANNER ET AL

                                                                       

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         MONTRÉAL

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 1ER NOVEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                          LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 29 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anil K. Mohan                                                             POUR LES DEMANDERESSES

James Gould                                                                      

 

 

 

Bassim Bangoura                                                          POUR LES DÉFENDEURS

Jean Marie Fontaine                                                     POUR LES RÉCLAMANTES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Metcalf & Company                                                     POUR LES DEMANDERESSES

Halifax (N.‑É.)

 

                                                                         

Borden Ladner Gervais LLP                                         POUR LES RÉCLAMANTES

Montréal (Québec)

 



[1] Les réclamantes n’ont fait aucune mention de cette facture dans leurs observations, mais, aux fins de la présente analyse, la Cour doit présumer qu’elle n’a pas été payée.

[2] L’affidavit de Mme Suvarnatemee et les documents qui y étaient joints ont été en possession des réclamantes pendant plus de 16 mois lorsque la Cour a fixé l’échéance du 10 décembre 2004 pour la fin des contre-interrogatoires. Le premier signe que l’une ou l’autre des réclamantes pourraient contester la validité de l’hypothèque se trouve dans les représentations écrites de Kent Trade and Marine Fuel datées du 1er novembre 2004, dans lesquelles ces réclamantes affirment tout simplement que, de toute manière, elles se réservent le droit de contester la validité de la garantie des demanderesses à l’égard du Lanner.

[3] J. G. Castel, Canadian Conflict of Laws, 4e éd. (Toronto :  Butterworths, 1997), page 161.

[4] En vertu du droit américain, il prendrait rang après une hypothèque étrangère enregistrée avant que le privilège ne prenne naissance.

[5] La preuve par affidavit devait être déposée par les demanderesses quant à la question de savoir si le Hobby et le Peregrine étaient des navires jumeaux du Lanner et quant à la question de savoir si le droit américain prévoit un privilège maritime quant aux approvisionnements nécessaires à des navires jumeaux.

[6] Dans l’arrêt Imperial Oil, le fournisseur avait conclu un contrat avec un affréteur en coque nue du navire par l’entremise d’un agent de gestion dudit affréteur.

[7] Affidavit de M. de Klerk, paragraphe 8.

[8] La charte-partie était un formulaire NYPE et comprenait une clause d’arbitrage américaine. Elle renvoyait expressément à la Loi Harter et à la Carriage of Goods by Sea Act des États-Unis (Rainbow Line Inc. c. M/V Tequila, 341 F. Supp. 459 (1972) (Metzner S., juge de district)).

[9] Il faut être prudent parce que le titulaire du privilège en vertu du droit américain a le droit de renoncer à son droit. Une manière de faire cela est de choisir un droit qui ne reconnaît pas l’existence d’un privilège maritime dans les circonstances particulières.

[10] Cette décision est également mentionnée dans la décision du juge Stone au paragraphe 27.

[11] La Cour souligne que les éléments de preuve concernant Arrow Ltd. auraient dû pouvoir être facilement obtenus par les réclamantes car leur avocat représentait également Arrow Ltd. dans une action connexe où le Lanner a également été saisi.

[12] À ce stade‑ci, la Cour est prête à accepter que les modalités mentionnées dans les pièces ont été portées à l’attention de Arrow Ltd. lorsque les contrats ont été conclus.

[13] La Cour d’appel des États-Unis pour le deuxième circuit a réaffirmé cette position qu’elle donnera effet à une disposition désignant le droit pertinent applicable dans un contrat d’assurance qui est censée s’appliquer précisément à un privilège maritime dans Re: Millenium Seacarriers, Inc. c. Allfirst Bank, 2004 U.S. App. LEXIS 8131 (2nd Cir. 2004).

[14] Voir la note 5 de la décision qui mentionne que seule la question du droit applicable a été certifiée et qu’il serait trop tôt pour se prononcer sur la question de savoir si toutes les primes en souffrance donnent naissance à un privilège maritime en vertu du droit américain.

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