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Date : 20191127


Dossier : IMM‑2005‑19

Référence : 2019 CF 1512

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2019

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

DALIA BERNICE AVRIL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Dalia Bernice Avril [Mme Avril], demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 14 février 2019, par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Mme Avril a affirmé qu’elle serait en danger à Sainte‑Lucie en raison de son orientation sexuelle. L’agent a conclu que Mme Avril n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi pour prouver qu’elle est lesbienne ou qu’elle courrait un risque à Sainte‑Lucie du fait de son orientation sexuelle.

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, la demande est accueillie.

[3]  De façon générale, l’évaluation faite par l’agent des principaux éléments de preuve présentés par Mme Avril pour prouver son orientation sexuelle pose problème. La démarche de l’agent donne l’impression qu’il serait impossible pour Mme Avril de réfuter les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la Section de la protection des réfugiés [SPR] ou la conclusion de l’agent d’immigration selon laquelle son mariage avec une personne de même sexe n’était pas authentique.

I.  Contexte

[4]  Mme Avril est une citoyenne de Sainte‑Lucie. Elle affirme qu’elle risque la persécution là‑bas en raison de son orientation sexuelle.

[5]  Mme Avril affirme avoir pris conscience de son orientation sexuelle dès sa jeunesse et que cela était connu des gens de sa collectivité à Sainte‑Lucie.

[6]  En juillet 2005, Mme Avril et sa sœur aînée, Vernatta Avril, sont venues au Canada en tant que visiteuses. Mme Avril a prolongé indûment son séjour, suivant l’expiration de son visa, et est demeurée au Canada sans statut. Elle affirme n’avoir demandé le statut de réfugié qu’en 2011, parce qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait demander l’asile sur le fondement de son orientation sexuelle. Elle affirme également que ni elle ni sa sœur n’avaient les moyens de consulter un avocat.

[7]  Mme Avril soutient qu’elle n’a su qu’elle pouvait demander l’asile sur le fondement de son orientation sexuelle qu’après avoir reçu, en 2011, une convocation de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] lui enjoignant de se présenter en vue de son renvoi.

[8]  Le 11 mai 2011, Mme Avril a d’abord présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. Le 12 mai 2011, elle a également déposé une demande d’asile. Les deux demandes ont été rejetées le 5 décembre 2011 et le 26 mars 2012, respectivement.

[9]  Mme Avril affirme n’avoir présenté aucune preuve à la SPR à l’appui de son orientation sexuelle, étant donné que son consultant en immigration ne l’a pas avisée qu’elle devait le faire.

[10]  La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR présentée par Mme Avril a été rejetée le 26 juillet 2012.

[11]  Mme Avril ne s’est pas présentée pour son renvoi le 13 janvier 2013 et un mandat d’arrêt a été lancé contre elle.

[12]  En 2013, Mme Avril a rencontré Martina Justin. Elles ont commencé à vivre ensemble en 2014 et se sont mariées en avril 2016. Mme Justin est une résidente permanente du Canada, originaire de Sainte‑Lucie.

[13]  En mai 2017, Mme Avril a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. Mme Justin et elle ont été interrogées par un agent d’immigration en septembre 2018. À la suite de cette entrevue, Mme Avril a été arrêtée et placée en détention par l’ASFC, en vertu du mandat lancé en 2013. Elle a par la suite été libérée, suivant le dépôt d’un cautionnement.

[14]  La demande de parrainage au titre de la catégorie des époux présentée par Mme Avril a été refusée. Elle a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision, dont elle s’est par la suite désistée.

[15]  Mme Avril a ensuite présenté une demande d’ERAR, qui a été rejetée en février 2019.

II.  La décision faisant l’objet du présent contrôle

L’agent a conclu que Mme Avril n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi pour prouver son orientation sexuelle et qu’elle serait victime de persécution pour ce motif à Sainte‑Lucie, au titre aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. L’agent a souligné que Mme Avril ne s’était pas acquittée du fardeau de la preuve qui lui incombait. Il a déclaré qu’il ne [traduction] « tirait pas de conclusion quant à la crédibilité aux fins de la présente demande » et a ajouté que [traduction] « la question en litige est l’insuffisance d’éléments de preuve objectifs et dignes de foi pour prouver le bien‑fondé du risque allégué par la demanderesse, selon la prépondérance des probabilités, et pour l’emporter sur la conclusion défavorable quant à sa crédibilité tirée par la SPR relativement à son orientation sexuelle ».

[16]  L’agent a attiré l’attention sur le fait qu’en 2012, la SPR avait conclu que l’allégation de Mme Avril concernant la persécution fondée sur son orientation sexuelle n’était pas crédible. L’agent a également fait remarquer que sa demande de parrainage au titre de la catégorie des époux avait été refusée en 2018, étant donné que l’agent d’immigration n’était pas convaincu que Mme Avril et Mme Justin cohabitaient et que leur relation en tant que couple marié était authentique.

[17]  L’agent a souligné qu’un ERAR ne constitue pas un appel des décisions antérieures, mais que les décisions antérieures servent de toile de fond à l’évaluation des nouveaux éléments de preuve présentés. L’agent a tiré les conclusions suivantes au sujet des nouveaux éléments de preuve produits par Mme Avril :

  • L’affidavit de Mme Justin ne fournit pas une description suffisamment détaillée et précise de l’entrevue menée auprès des épouses, en septembre 2018, comparativement à la transcription de l’entrevue, ce qui avait pour effet d’en miner la fiabilité. En outre, cet affidavit ne contient pas suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter la conclusion défavorable de la SPR quant à la crédibilité;

Il y a des divergences entre les déclarations faites par Mme Avril et la déclaration solennelle de son amie et ancienne partenaire sexuelle, LB. Par exemple, LB a déclaré avoir eu une relation sexuelle avec Mme Avril en 2014, soit après que Mme Avril eut commencé à vivre avec Mme Justin. En outre, LB a affirmé qu’elle n’a su qu’en 2015 ou en 2016 que Mme Avril et Mme Justin formaient [traduction] « un couple épanoui »;

La chronologie des événements faite par LB concernant sa rencontre avec Mme Avril prête à confusion; dans sa lettre, elle a déclaré avoir rencontré Mme Avril il y a quatre ans, alors que dans sa déclaration solennelle, elle a affirmé avoir fait sa connaissance [traduction] « il y a quatre ou cinq ans »;

La déclaration solennelle de LB ne [traduction] « correspond » pas à la description faite par Mme Avril de sa relation avec Mme Justin. L’agent doutait que cette relation fût, au départ, [traduction] « ouverte » à un point tel où Mme Avril aurait également eu des rapports sexuels avec LB;

  • Les lettres d’appui de quatre amis, qui décrivent tous l’orientation sexuelle de Mme Avril, contiennent des erreurs grammaticales qui se ressemblent. Bien que ces lettres soient datées et signées et qu’elles contiennent des copies des documents d’identité de leur auteur, il est difficile de savoir exactement qui les a écrites. L’agent a conclu que cela affaiblissait la fiabilité de ces éléments de preuve;
  • Les lettres d’appui de deux autres amis, qui attestent de l’orientation sexuelle de Mme Avril et qui soutiennent avoir vu des photos du mariage de Mme Avril avec Mme Justin, ne sont pas dignes de foi, étant donné qu’aucun des auteurs n’a une connaissance directe des événements;
  • Toutes les déclarations solennelles et les lettres d’appui ont été rédigées par des personnes qui sont proches de la demanderesse et qui ont un intérêt direct dans l’issue de sa demande. Ces éléments de preuve ne constituent pas une source d’information fiable et n’ont qu’une faible valeur probante pour ce qui est de démontrer que Mme Avril est lesbienne;
  • Les lettres de la mère et de la sœur de Mme Avril, qui indiquent qu’elles n’acceptent pas le mode de vie de cette dernière et qu’elle ne doit plus les contacter, ne constituent pas une source de preuve digne de foi et comme elles n’ont qu’une faible valeur probante, l’agent leur a accordé peu de poids. L’agent s’est demandé pourquoi ces lettres n’ont été envoyées qu’en 2019, étant donné que la demanderesse indique dans sa déclaration solennelle que son orientation sexuelle était connue dans toute sa collectivité à Sainte‑Lucie dès 2005. L’agent a ajouté qu’il n’y avait aucun moyen de vérifier qui avait écrit les lettres ni à quel moment elles avaient été reçues;
  • On ne sait pas si l’échange de lettres était la forme typique de communication entre Mme Avril et sa famille à Sainte‑Lucie;
  • Les photographies en la possession de l’avocat de Mme Avril (que l’agent a refusé de voir), qui montrent Mme Avril en compagnie d’autres femmes dans des moments intimes, ne fournissent pas suffisamment de preuves pour étayer son orientation sexuelle et l’emporter sur la conclusion défavorable tirée par la SPR quant à la crédibilité. L’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Il n’est pas rare que des hommes et des femmes homosexuels aient des relations hétérosexuelles intimes et aillent même jusqu’à avoir des enfants pour plus tard révéler leur homosexualité. De même, les hommes et les femmes hétérosexuels peuvent explorer leur sexualité avec des personnes du même sexe; toutefois, cela n’est pas un signe qu’ils ont une préférence sexuelle pour ces dernières.

  • Le fait que Mme Avril a participé aux événements organisés par le Centre communautaire 519 et aux festivités de la fierté gaie de Toronto et qu’elle en soit membre ne constitue pas une preuve suffisante de son orientation sexuelle.

[18]  L’agent a accepté les documents sur les conditions dans le pays, qui indiquent que les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et queers continuent d’être victimes de discrimination à Sainte‑Lucie, mais il n’a pas admis le fait que Mme Avril serait considérée comme faisant partie de ce groupe si elle devait retourner là‑bas. Par conséquent, il a conclu qu’elle ne serait pas exposée à plus qu’une simple possibilité de persécution, aux termes de l’article 96, ou à un risque, aux termes de l’article 97.

III.  Les observations de la demanderesse

[19]  Mme Avril soutient que l’agent a commis une erreur en évaluant les nouveaux éléments de preuve, lesquels avaient une forte valeur probante et concernaient directement son orientation sexuelle.

[20]  Mme Avril souligne que son orientation sexuelle peut être démontrée sans tenir compte de son mariage avec Mme Justin, qui a été jugé non authentique.

[21]  Mme Avril soutient que les conclusions de l’agent selon lesquelles la lettre et la déclaration solennelle de LB sont incohérentes et prêtent à confusion reposent sur la mauvaise interprétation qu’a faite ce dernier de ces éléments de preuve.

[22]  Mme Avril soutient également que l’agent a commis une erreur en concluant que les lettres de ses quatre amis ne sont pas dignes de foi. Elle prétend que, si l’agent jugeait que les lettres n’étaient pas authentiques, il aurait dû formuler une conclusion claire. En outre, elle soutient que l’agent aurait pu et aurait dû communiquer avec les auteurs pour clarifier les points qu’il jugeait préoccupants, étant donné qu’ils avaient tous fourni des pièces d’identité et des coordonnées (Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905, au par. 52, 269 ACWS (3d) 143; Downer c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 45, au par. 63, 289 ACWS (3d) 376; Nugent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1380, au par. 17 (Nugent)).

[23]  En outre, Mme Avril prétend que l’agent a commis une erreur en écartant les affidavits et les lettres d’appui de ses amis du fait qu’ils ont un intérêt direct, précisant que de telles conclusions ont invariablement été rejetées par la Cour (Giorganashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 100, par. 19, 277 ACWS (3d) 156).

[24]  Mme Avril soutient que l’agent a également commis une erreur en rejetant les photographies la montrant en train de se livrer à des actes sexuels avec LB et d’autres femmes. Mme Avril souligne que l’agent a refusé d’examiner ces photos, estimant que celles‑ci dépeignaient vraisemblablement des expérimentations et ne constituaient pas une preuve de son lesbianisme. Mme Avril soutient que la conclusion et la déclaration de l’agent sont illogiques.

[25]  En outre, Mme Avril prétend que l’agent a commis une erreur en omettant d’expliquer la raison pour laquelle il a rejeté les deux lettres produites dans la mise à jour liée à l’ERAR. Mme Avril souligne que ces deux lettres proviennent de femmes qui ont une connaissance directe de son orientation sexuelle. Elle suggère que la seule raison possible pour laquelle l’agent a rejeté ces éléments de preuve est qu’il considérait que ces lettres provenaient d’amis ayant un intérêt direct dans l’issue de la demande, ce qui n’est pas un motif valable pour rejeter des éléments de preuve.

IV.  Les observations du défendeur

[26]  Le défendeur soutient qu’à la lumière des décisions défavorables rendues auparavant quant à l’asile et au parrainage au titre de la catégorie des époux, il était raisonnable pour l’agent de conclure que Mme Avril n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter ces conclusions et prouver le risque auquel elle serait exposée.

[27]  Le défendeur souligne que l’ERAR n’est pas un nouvel examen du rejet par la SPR de sa demande d’asile et qu’il ne s’agit pas là d’une occasion de contester indirectement la conclusion selon laquelle son mariage n’est pas authentique.

[28]  Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de tous les éléments de preuve et qu’il a fourni des motifs détaillés à l’appui de son évaluation de la preuve et de sa conclusion générale justifiant le rejet de la demande. Il prétend qu’il était justifié de la part de l’agent de conclure que les éléments de preuve ne sont pas crédibles ou dignes de foi, précisant ce qui suit :

  • Les lettres et les déclarations sont fondées sur l’acceptation par leur auteur du fait que Mme Avril entretenait une relation conjugale authentique, ce qui a été établi comme n’étant pas le cas, diminuant ainsi la valeur probante de la preuve;
  • La chronologie des événements dans la déclaration solennelle de LB est contradictoire : il est difficile de comprendre comment LB peut prétendre qu’elle ne connaissait pas Mme Justin en 2014 alors que Mme Avril vivait avec cette dernière depuis janvier 2014;
  • Les erreurs typographiques particulières et identiques présentes dans les lettres d’appui des quatre amis remettent en cause leur fiabilité;
  • Les autres lettres d’appui sont fondées sur ce que Mme Avril a raconté au sujet de son orientation sexuelle et de son mariage;
  • Les lettres de la mère et de la sœur de Mme Avril ne sont pas datées et prêtent à confusion.

[29]  Le défendeur soutient, en outre, que les lettres de ses amis n’ont pas été rejetées seulement parce qu’elles proviennent de parties ayant un intérêt direct, puisque l’agent fournit plusieurs motifs justifiant le peu de poids accordé à ces éléments de preuve.

V.  La question en litige et la norme de contrôle

[30]  La question à trancher est celle de savoir si la conclusion de l’agent selon laquelle Mme Avril n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi pour prouver son orientation sexuelle et n’a pas réussi à réfuter les conclusions tirées quant à la crédibilité par la SPR relativement à sa demande d’asile et par l’agent d’immigration relativement à sa demande de parrainage au titre de la catégorie des époux est raisonnable. Pour ce faire, il faut examiner l’évaluation de la preuve faite par l’agent.

[31]  La conclusion que tire un agent d’ERAR dans le cadre de l’ERAR, laquelle consiste en une évaluation du risque, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, parce qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (Kadder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 454, au par. 11, 265 ACWS (3d) 1006).

La norme de la décision raisonnable tient principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47, [2008] 1 RCS 190).

VI.  La décision n’est pas raisonnable

[32]  L’agent a attiré l’attention sur les conclusions tirées précédemment par la SPR et la Section de l’immigration selon lesquelles Mme Avril n’était pas crédible et que son mariage n’était pas authentique. Bien que l’ERAR ne soit pas un appel des conclusions antérieures et se limite aux nouveaux éléments de preuve survenus depuis qu’une décision a été rendue à l’égard de la demande d’asile, et malgré la pertinence de ces conclusions antérieures, le rôle de l’agent dans le cadre de l’ERAR consiste à évaluer objectivement les nouveaux éléments de preuve et à déterminer si les risques allégués par Mme Avril sur le fondement de son orientation sexuelle sont fondés.

[33]  L’agent a conclu que Mme Avril n’avait pas fourni une preuve suffisante pour prouver son orientation sexuelle ou le risque de persécution auquel elle serait, en conséquence, exposée. La conclusion tirée quant à l’insuffisance des éléments de preuve est fondée sur plusieurs erreurs commises par l’agent dans son évaluation des éléments de preuve particuliers présentés.

A.  La question à trancher ne consiste pas à déterminer si le mariage de la demanderesse est authentique

[34]  Contrairement à l’observation du défendeur selon laquelle les lettres et les déclarations solennelles sont fondées sur l’acceptation par leur auteur du fait que Mme Avril entretenait une relation conjugale, ces éléments de preuve décrivent également de façon assez détaillée les relations de Mme Avril avec d’autres femmes, et dans certains cas avec l’auteure même. Peu importe que le mariage de Mme Avril avec Mme Justin ait été jugé authentique ou non pour les besoins du parrainage au titre de la catégorie des époux, les autres éléments de preuve auraient dû être évalués pour établir s’ils prouvaient ou non l’orientation sexuelle de Mme Avril.

B.  Aucune audience n’a été tenue

[35]  Mme Avril n’a pas prétendu que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas d’audience. Elle a reconnu que l’agent a fondé ses conclusions sur l’insuffisance d’éléments de preuve dignes de foi et que les conclusions tirées quant à la crédibilité avaient trait à la preuve produite par des tiers. Elle a admis que les conclusions tirées quant à la crédibilité des documents ne correspondent pas exactement aux critères à satisfaire pour examiner si la tenue d’une audience est requise, conformément à l’alinéa 113b) de la Loi et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227.

[36]  Toutefois, la crédibilité de Mme Avril était une question déterminante et ses propres éléments de preuve, produits récemment ou par le passé, ont été comparés aux autres éléments de preuve, notamment aux déclarations solennelles et aux lettres d’autres parties. Il arrive un certain moment où la crédibilité des documents et des tierces parties reflète celle du demandeur. En pareille situation, la question à savoir si une audience doit être tenue doit être examinée Je tiens à faire observer que les incohérences relevées par l’agent et la confusion sur laquelle il a attiré l’attention au sujet des relations de Mme Avril auraient pu être corrigées si une audience avait été tenue.

C.  Le traitement de la preuve

L’agent a conclu que la chronologie des événements présentée par LB prêtait à confusion, que la source de certains éléments de preuve n’était pas fiable et qu’il était difficile de déterminer qui avait rédigé certaines lettres, et a jugé que cela [traduction] « affaiblissait la fiabilité » de ces éléments de preuve. L’agent a ensuite accordé peu de poids à ces éléments de preuve peu fiables. Toutefois, la conclusion de l’agent selon laquelle ces éléments ne sont pas dignes de foi donne fortement à penser qu’il a jugé ceux‑ci non crédibles. Aucun poids ne devrait être accordé aux éléments de preuve qui ne sont pas crédibles.

[37]  S’appuyant sur la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, aux par. 25 et 26, 170 ACWS (3d) 397 [Ferguson], le défendeur soutient que l’agent n’était pas tenu de conclure que les lettres étaient non crédibles ou frauduleuses avant de décider de leur accorder peu de poids. Dans la décision Ferguson, le juge Zinn a expliqué ce qui suit :

[25]  Lorsqu’un demandeur d’ERAR présente une preuve, soit sous forme orale, soit sous forme documentaire, l’agent peut effectuer deux évaluations différentes de cette preuve. Premièrement, il peut évaluer si la preuve est crédible. Lorsqu’il conclut que la preuve n’est pas crédible, en réalité, c’est une conclusion selon laquelle la source de la preuve n’est pas fiable. Les conclusions sur la crédibilité peuvent être tirées sur le fondement que les déclarations précédentes du témoin ne sont pas cohérentes avec la preuve qu’il présente à ce moment‑là ou contredisent cette nouvelle preuve (voir par exemple la décision Karimi, précitée) ou parce que le témoin n’a pas présenté cette preuve importante plus tôt, ce qui amène ainsi à se poser la question de savoir s’il agirait d’une fabrication récente; voir par exemple Sidhu c. Canada, 2004 CF 39. On peut aussi conclure que la preuve documentaire n’est pas fiable parce que son auteur n’est pas crédible. Les rapports qui servent les intérêts de leurs auteurs peuvent entrer dans cette catégorie. Dans l’un ou l’autre cas, le juge des faits peut accorder peu de poids ou ne pas accorder de poids du tout à la preuve présentée, en se fondant sur sa fiabilité, et décider que le demandeur ne s’est pas acquitté de sa charge de persuasion.

[26]  Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non. 

[38]  Il est expliqué dans la jurisprudence, y compris dans la décision Ferguson, que fiabilité et crédibilité sont synonymes. Une preuve qui n’est pas fiable n’est pas crédible, et une preuve non crédible témoigne du manque de fiabilité de sa source.

[39]  Dans la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, 297 ACWS (3d) 381, le juge Gascon indique au par. 42 :

42  Le terme « crédibilité » est souvent utilisé à tort dans un sens élargi pour signifier que les éléments de preuve ne sont pas convaincants ou suffisants. Il s’agit toutefois de deux concepts différents. L’évaluation de la crédibilité est liée à la fiabilité de la preuve. Lorsqu’on conclut que la preuve n’est pas crédible, on conclut que l’origine de la preuve (par exemple, le témoignage du demandeur) n’est pas fiable.

[40]  Dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, aux par. 12‑34, 301 ACWS (3d) 832, le juge Grammond décrit les différents concepts que sont la crédibilité, la valeur probante, le poids et la suffisance de la preuve dans le contexte du contrôle judiciaire des décisions en matière d’immigration. Le juge Grammond explique que la première étape consiste à apprécier la crédibilité des éléments de preuve produits devant le décideur, c.‑à‑d., à établir si ceux‑ci méritent d’être crus (au par. 16 à 18). Le juge Grammond souligne que la crédibilité comporte deux éléments : la véracité et la fiabilité, bien qu’il ne soit pas facile de séparer ces deux aspects. Bien que la crédibilité puisse mettre davantage l’accent sur l’honnêteté, la fiabilité fait référence à la capacité d’un témoin de se souvenir avec précision des faits (aux par. 17 à 19).

[41]  La deuxième étape est l’appréciation de la valeur probante (au par. 21).

[42]  Le juge Grammond souligne, au par. 28, que les concepts de poids et de valeur probante sont souvent employés comme synonymes, mais qu’il est préférable de faire une distinction entre les deux. Il explique, aux par. 29 et 30, que le poids peut seulement être apprécié en fonction de la crédibilité et de la valeur probante. Aucun poids ne peut être accordé à un document jugé non crédible.

Le défendeur soutient qu’en l’espèce, l’agent a simplement accordé peu de poids aux éléments de preuve, sans procéder à une appréciation de la crédibilité. Je constate que l’agent indique qu’il ne procède pas à une telle évaluation dans le cadre de la demande. Cependant, ce n’est pas parce qu’il le dit que tel est effectivement le cas. La crédibilité de Mme Avril était en cause, et des éléments de preuve ont été présentés afin de prouver son orientation sexuelle et le risque auquel elle s’expose en conséquence et de réfuter les conclusions défavorables tirées par la SPR quant à la crédibilité. En l’espèce, l’agent a conclu qu’une bonne partie des éléments de preuve n’étaient [traduction] « pas fiables », ce qui peut seulement vouloir dire qu’il les a jugés non crédibles. Bien que l’agent ait omis de décrire ses constatations en ce qui concerne la crédibilité, il n’y a pas d’autre conclusion à tirer. Si les éléments de preuve ne sont pas crédibles, aucun poids – pas même un poids minimal – ne peut leur être accordé. Contrairement à la situation décrite au paragraphe 26 de la décision Ferguson, l’agent a d’abord conclu que les éléments de preuve n’étaient pas fiables – c.‑à‑d. qu’ils n’étaient pas crédibles  - avant d’évaluer le poids à leur accorder. L’agent ne s’est pas contenté de passer directement à une évaluation du poids de la preuve.

D.  La preuve de LB n’est pas incompatible avec celle de la demanderesse

[43]  LB a produit une lettre et une déclaration solennelle. Elle a attesté directement de l’orientation sexuelle de Mme Avril, y compris du fait qu’elle avait eu une relation sexuelle avec cette dernière. Elle a également fait état de la participation de Mme Avril à des groupes et à des événements destinés aux personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres.

L’agent a constaté que LB avait prétendu dans sa lettre avoir rencontré Mme Avril il y a [traduction] « quatre ans », alors que dans sa déclaration solennelle, elle avait affirmé avoir fait sa connaissance [traduction] « il y a quatre ou cinq ans »; il ne s’agit pas là d’énoncés incompatibles : en fait, ils sont facilement conciliables, puisque la déclaration solennelle a été produite cinq mois après la lettre.

L’agent a également jugé incohérent et déroutant le fait que LB affirme avoir eu une relation sexuelle avec Mme Avril en 2014, alors que cette dernière prétend avoir cohabité et entretenu une relation avec Mme Justin à compter de cette même année. Toutefois, cela ne signifie pas que l’un ou l’autre est inexact. Mme Avril a déclaré qu’au début, Mme Justin et elle entretenaient une relation [traduction] « ouverte ». Comme Mme Avril l’indique, les éléments de preuve qu’elle a produits ne montrent pas que sa relation avec Mme Justin était exclusive à l’époque, pas plus qu’aucune autre preuve d’ailleurs. Mme Avril a déclaré avoir cessé d’avoir des relations sexuelles avec LB en 2014.

[44]  Dans sa déclaration solennelle, LB affirme ce qui suit :

[traduction]
6  Mon expérience personnelle auprès de Dalia inclut également quelques rencontres où nous avons eu des rapports sexuels. Nous avons eu notre première relation sexuelle en janvier 2014, entre deux de mes relations et bien avant le mariage de Dalia. Après cela, nous avons eu des rapports sexuels à deux ou trois autres occasions, toutes en 2014. À l’époque, Dalia fréquentait Martina Justin, mais au début du moins, elles entretenaient une « relation ouverte » [...] Toutefois, après cette période initiale, ma relation avec Dalia est devenue purement platonique.

Le constat de l’agent selon lequel LB a affirmé n’avoir su qu’en 2015 ou en 2016 que Mme Avril et Mme Justin formaient [traduction] « un couple épanoui » ne fournit pas un résumé exact de l’ensemble de la preuve de LB. Il n’est pas non plus incompatible avec la déclaration de LB selon laquelle en 2014, elle passait la majeure partie de son temps [traduction] « seule à seule » avec Mme Avril (c.‑à‑d. en l’absence de Mme Justin).

[45]  LB a déclaré ce qui suit :

[traduction]
8  J’ai commencé à faire la connaissance de Martina en 2014, après que ma relation avec Dalia fut devenue platonique. Toutefois, nous passions la plupart de notre temps ensemble, Dalia et moi, en tête‑à‑tête. Ce n’est qu’en 2015‑2016 que j’ai réellement appris à les connaître en tant que couple et à voir leur relation devenir plus sérieuse, car nous faisions régulièrement des sorties en couples.

[46]  L’agent a minutieusement examiné la preuve de LB, mais a ici omis d’envisager la possibilité que Mme Avril ait eu une relation sexuelle avec LB, alors qu’elle en était au tout début de sa relation avec Mme Justin, soit avant que cette relation devienne plus sérieuse et exclusive.

E.  Des précisions auraient pu être obtenues au sujet des quatre lettres d’appui des amis

Les quatre lettres produites par les amis de Mme Avril présentent des erreurs grammaticales et typographiques semblables. Par exemple, les auteurs ont ajouté des espaces supplémentaires, ont utilisé des lettres minuscules au début de certaines phrases et ont employé « dalia » plutôt que « Dalia » pour désigner Mme Avril. Cependant, le contenu de chaque lettre est unique. Chacun des amis a décrit sa relation particulière avec Mme Avril. Chacun d’eux a fourni ses coordonnées et une copie d’une pièce d’identité.

L’agent a conclu que le manque de précision concernant les auteurs des lettres [traduction] « affaiblit la fiabilité » de ces éléments de preuve. Toutefois, l’agent savait qui a signé les lettres et avait leurs coordonnées. La conclusion de l’agent donne à penser qu’il croyait que les lettres avaient été écrites par la même personne, peut‑être par Mme Avril, et non par celles qui les ont signées.

[47]  Si l’agent considérait que les lettres n’étaient pas authentiques, ce qui est manifestement le cas, il aurait dû formuler clairement cette conclusion et n’accorder aucun poids à ces lettres.

[48]  Dans la décision Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720, 294 ACWS (3d) 366, le juge Norris se penche sur une conclusion tout aussi vague, au par. 51, où il affirme ce qui suit :

51  La lettre est censée énoncer des observations directes sur des événements qui sont des éléments clés de la demande de protection de Mme Osikoya. Si la lettre est véridique, alors elle corrobore des éléments clés de la demande de Mme Osikoya. De prime abord, on ne pouvait qu’y accorder une grande valeur probante. La véritable question qui se pose est de savoir quel poids accorder à cette lettre, et cela dépend de son authenticité. Ou bien la lettre est authentique, ou bien elle ne l’est pas. Si elle n’est pas authentique, on ne doit lui accorder aucun poids et on peut en écarter le contenu en toute légitimité. L’évaluation de la SAR [Section d’appel des réfugiés] pose problème, car la SAR n’a pas rejeté la lettre même si elle doutait de son authenticité. La SAR a plutôt admis que la lettre méritait qu’on y accorde un certain poids et une certaine valeur probante, mais pas suffisamment toutefois pour compenser d’autres problèmes liés à la demande. [Non souligné dans l’original.]

[49]  Dans la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au par. 20, 286 ACWS (3d) 324, la juge Mactavish soulève le même point :

Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de se couvrir en accordant « peu de poids » au document.

[50]  De même, en l’espèce, l’agent a accordé un poids minimal aux quatre lettres plutôt que de conclure clairement qu’elles ne sont pas authentiques. Les lettres, si elles sont authentiques, auraient une forte valeur probante, étant donné que les amis qui les ont signées y rapportent la connaissance directe qu’ils ont de l’orientation sexuelle de Mme Avril.

[51]  De plus, l’agent aurait pu clarifier les points qu’il jugeait préoccupants au sujet des véritables auteurs de ces lettres en communiquant avec les amis, étant donné que ceux‑ci ont fourni leurs coordonnées et ont invité l’agent à communiquer avec eux pour obtenir des renseignements supplémentaires.

[52]  Dans la décision Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905, 269 ACWS (3d) 143 [Paxi], le juge Russell a conclu que le défaut du décideur de vérifier l’authenticité des documents importants constituait une erreur susceptible de révision. Il a indiqué ce qui suit, au paragraphe 52 :

Outre le papier à en‑tête de l’église, la date et la signature du pasteur Eduardo, la lettre est détaillée et fait autorité, et elle fournit des coordonnées détaillées, y compris un numéro de téléphone. De plus, clairement, il est facile pour quiconque qui doute de son authenticité de procéder à une vérification. Ce ne sont pas là les signes d’un faux document, et si la Commission estime que l’absence de date était un fait important, alors l’erreur commise par la Commission quant à la date signifie qu’elle n’a pas tenu compte d’un fait substantiel. La lettre est d’une extrême importance pour la situation des demandeurs. Il semble curieux que si les candidats disent fuir ce que le pasteur Eduardo appelle [traduction] « une situation terrible », la Commission n’ait pas saisi l’occasion d’utiliser les coordonnées figurant sur le papier à en‑tête avant d’exiger des documents notariés et d’autres documents d’identification objectifs. Des vies sont en jeu ici, et pourtant pas la moindre vérification n’a été faite. Le fait que la Commission a remis en cause l’authenticité du document sans s’être renseignée davantage alors qu’elle disposait des coordonnées appropriées pour le faire constitue une erreur susceptible de révision : Kojouri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1389, aux paragraphes 18 et 19; Huyen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1267, au paragraphe 5.

[53]  Dans la décision Downer c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 45, au par. 63, 289 ACWS (3d) 376, le juge Russell a conclu que le décideur n’avait pas expliqué pourquoi il n’a pas communiqué avec l’auteur des documents en question :

63  [...] En outre, je pense que la SAR doit aussi répondre à la question évidente : pourquoi une demanderesse malhonnête fournirait‑elle des renseignements qui permettraient à la SAR de vérifier aisément leur fiabilité, eu égard à l’ensemble de sa demande? D’après mon expérience, les menteurs n’ont pas l’habitude de fournir un moyen facile de vérifier la fiabilité de leur preuve. En l’espèce, la SAR ne fournit aucun motif pour ne pas avoir effectué la vérification (il pourrait y avoir des motifs, mais ils ne sont pas explicités) et omet de mentionner la requête de la demanderesse voulant que la SAR utilise les moyens à sa disposition pour dissiper ou confirmer toute préoccupation quant à la crédibilité.

[54]  Bien que Mme Avril n’ait pas formulé de requête aussi précise, la même question se pose; pourquoi ses amis fourniraient‑ils leurs coordonnées s’ils n’acceptaient pas d’être contactés pour une vérification de leurs renseignements, et pourquoi Mme Avril présenterait‑elle ces éléments de preuve s’ils étaient frauduleux, sachant qu’ils pourraient être vérifiés?

[55]  Plus récemment, dans la décision Nugent, au par. 17, le juge O’Reilly a conclu que la décision de l’agent d’ERAR était déraisonnable pour plusieurs raisons, concluant notamment que l’agent a commis une erreur en écartant les lettres faisant état de l’orientation sexuelle du demandeur, parce qu’elles les témoignages qu’elles contenaient n’avaient pas été faits sous serment. S’appuyant sur la décision Paxi, le juge O’Reilly a conclu que, si la fiabilité des lettres posait problème, l’agent aurait dû communiquer avec les auteurs de celles‑ci, étant donné que leurs coordonnées lui avaient été fournies.

La conclusion concernant l’« intérêt direct »

[56]  L’agent a commis une erreur en concluant que la fiabilité des déclarations solennelles et des lettres qui font état de l’orientation sexuelle de Mme Avril était [traduction] « affaiblie encore davantage » du fait que les documents proviennent de personnes ayant un intérêt direct.

[57]  Dans la décision Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, 262 ACWS (3d) 460 [Tabatadze], le juge Brown résume l’état de la jurisprudence, aux par. 4 à 6 :

[4]  Bien que les avocats aient examiné un certain nombre de questions, je suis d’avis que la question déterminante est le rejet absolu, par la SPR, de tous les témoignages par affidavit produits par les membres de la famille du demandeur. La SPR a accordé à cette preuve « aucun poids », en affirmant ce qui suit : « Les documents signés par les membres de sa famille sont intéressés, car ils ont un intérêt dans l’issue de la demande d’asile; le tribunal n’accorde donc aucun poids à ces documents ». La Cour a critiqué à maintes reprises le rejet automatique de témoignages livrés par les membres de la famille d’un demandeur ou d’un demandeur d’asile en raison du caractère intéressé de cette preuve : voir, à titre d’exemple, les décisions Kaburia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CFPI 516, au paragraphe 25; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 226, au paragraphe 31; Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37; Magyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 750, au paragraphe 44, et Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 26. Je reprends à mon compte ces critiques dans la présente affaire.

[5]  La Cour a énoncé, dans l’arrêt Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au paragraphe 56, un des motifs sous‑jacents pour lesquelles [sic] une telle démarche est déraisonnable :

[…] S’il fallait accorder « peu de valeur » [ou aucune valeur, comme ce fut le cas en l’espèce] à un témoignage parce que le témoin a un intérêt direct sur l’issue d’une audience, aucune demande d’asile ne pourrait jamais être accueillie parce que tous les demandeurs d’asile qui témoignent pour leur propre compte ont un intérêt direct en ce qui concerne l’issue de l’audience. […]

[6]  De plus, le rejet des témoignages de membres de la famille et d’amis en raison du caractère intéressé de ce témoignage, ou parce que les témoins ont un intérêt dans l’issue de l’affaire, constitue une manière peu scrupuleuse de traiter des éléments de preuve possiblement probants et pertinents. Si on permet à un tribunal de rejeter ainsi des éléments de preuve qui sont par ailleurs probants et pertinents, on lui donne un moyen qui peut être invoqué à tout moment dans tous les cas à l’encontre de tout demandeur d’asile. Il va donc à l’encontre de la fonction principale des décideurs, qui est d’apprécier et de pondérer la preuve dont ils sont saisis.

Comme dans la décision Tabatadze, les éléments de preuve présentés par Mme Avril, qui proviennent de ses amis et qui attestent de son orientation sexuelle, sont probants et ne devraient pas être rejetés uniquement en raison de leur source. Seuls les amis de Mme Avril et les membres de sa famille seraient au courant de son orientation sexuelle, car il n’existe aucune preuve véritablement « objective » de l’orientation sexuelle d’une personne.

[58]  Même si la jurisprudence donne des mises en garde en ce qui a trait au rejet d’éléments de preuve pour le seul motif qu’ils proviennent de personnes intéressées, lorsque l’erreur commise par l’agent en ne cherchant pas à dissiper ses préoccupations au sujet des auteurs des lettres entre en jeu, ne reste plus comme seule raison pour rejeter ces lettres le fait que les amis ont un intérêt direct. Le fait que l’agent s’appuie sur l’existence d’un intérêt direct ne peut réparer son erreur.

[59]  En outre, quel intérêt direct les amis de Mme Avril auraient‑ils à attester de son orientation sexuelle? La notion d’intérêt direct suggère qu’une issue favorable procurera un certain avantage au déposant. En l’espèce, il n’y a aucun intérêt direct du genre, contrairement à ce qui est observé lorsque les éléments de preuve proviennent des membres de la famille d’une personne confrontée à des obstacles en matière d’immigration susceptibles d’affecter son emploi ou sa capacité à subvenir aux besoins de sa famille. Mis à part la perte d’une amie qui pourrait être obligée de retourner dans son pays d’origine, les amis de Mme Avril n’ont aucun avantage manifeste à écrire des lettres ou à déposer des affidavits.

F.  Les photographies et le commentaire de l’agent

[60]  L’agent a refusé d’examiner les photographies que Mme Avril avait offert de produire, estimant que celles‑ci dépeignaient vraisemblablement des expérimentations et ne constituaient pas une preuve de son lesbianisme. L’agent a déclaré ce qui suit :

[traduction]
[...] les photographies [...] ne constituent pas une preuve suffisante pour étayer son orientation sexuelle en tant que lesbienne. Par exemple, il n’est pas rare que des hommes et des femmes homosexuels aient des relations hétérosexuelles intimes et aillent même jusqu’à avoir des enfants pour plus tard révéler leur homosexualité. De même, les hommes et les femmes hétérosexuels peuvent explorer leur sexualité avec des personnes du même sexe; toutefois, cela n’est pas un signe qu’ils ont une préférence sexuelle pour ces dernières.

Le commentaire gratuit de l’agent ne reflète que sa propre opinion et ne s’appuie sur aucune recherche ni aucune preuve objective concernant les habitudes des hommes et des femmes. Qui plus est, cela n’a aucun sens. Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un qui « expérimente », à la recherche de ses préférences sexuelles, en garderait des traces sur photos et prendrait le risque que ces photos soient dévoilées sans son consentement. De plus, comme l’a fait remarquer Mme Avril, les photos la montrent en compagnie d’autres femmes, ce qui démontre qu’elle est lesbienne ou, sinon, bisexuelle. Comme le souligne Mme Avril, d’après la preuve documentaire sur la situation à Sainte‑Lucie, les personnes bisexuelles sont exposées aux mêmes risques que les gais et lesbiennes.

G.  L’ERAR doit faire l’objet d’un nouvel examen

[61]  Mme Avril a présenté 3 déclarations solennelles, dont la sienne, ainsi que 12 lettres pour étayer son orientation sexuelle. L’agent a jugé que tous les éléments de preuve posaient problème. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, a été mentionné précédemment, l’agent a commis une erreur dans son évaluation des principaux éléments de preuve. Par conséquent, la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve était insuffisante ne peut se justifier au regard des faits et du droit. À tout le moins, lors du nouvel examen de l’ERAR, la déclaration solennelle et la lettre de LB devront être évaluées, tout comme les lettres des quatre amis; au besoin, une vérification auprès des auteurs peut être effectuée. Ces éléments de preuve sont directement liés, en soi, à l’orientation sexuelle de Mme Avril et, combinés à tous les autres éléments de preuve, ils devraient être pondérés pour décider si Mme Avril a établi son orientation sexuelle, selon la prépondérance des probabilités.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2005‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision relative à l’ERAR est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision concernant l’ERAR.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de décembre 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2005‑19

 

INTITULÉ :

DALIA BERNICE AVRIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 NOVEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 NOVEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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