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Date : 20191129


Dossier : T-2123-18

Référence : 2019 CF 1528

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LA SUCCESSION YANICK LOYER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La succession de M. Yanick Loyer [Succession], représentée par Mme Geneviève Martel en sa qualité de liquidatrice provisoire de la succession, conteste la décision d’une déléguée de la ministre du Revenu national du Canada [Déléguée], prise le 16 juillet 2018, de n’accueillir qu’en partie, au terme d’un deuxième examen, une demande d’allègement pour les années d’imposition 2007 à 2010 produite en vertu de l’article 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985) c. 1 (5e suppl.) [Loi]. Ces années d’imposition avaient fait l’objet, en août 2013, de nouvelles cotisations émises par l’Agence du revenu du Canada [ARC] pour revenus non‑déclarés par M. Loyer [Dette fiscale] sur la base de renseignements transmis à l’ARC par les autorités de l’Agence du revenu du Québec [ARQ].

[2]  Un premier examen de ladite demande, logée en avril 2017, avait permis l’annulation des intérêts sur la Dette fiscale courus entre le 1er août 2012, date considérée par l’ARC comme étant la date du décès de M. Loyer, et le 18 septembre 2017, date de la décision sur ce premier examen.

[3]  La décision sur le deuxième examen [Décision] n’accorde rien de plus, si ce n’est qu’un allègement d’intérêts pour la période du 4 juin au 16 juillet 2018 en raison du délai de traitement de la demande de deuxième examen, jugé déraisonnable par l’ARC elle-même. Ladite demande avait été produite en novembre 2017.

[4]  Mme Martel, qui se représente seule, soutient essentiellement que cette décision est déraisonnable au motif que la Déléguée aurait fait défaut de prendre en considération une entente intervenue en novembre 2015 entre elle et l’ARQ [Entente], laquelle entente annulait, en lien avec des avis de nouvelles cotisations émis cette fois par l’ARQ à l’encontre de M. Loyer pour les mêmes années d’imposition (2007 à 2010), les montants et pénalités cotisés pour l’année 2009 de même que les pénalités cotisées pour les années 2007, 2008 et 2010.

[5]  Elle prétend aussi qu’il y a eu accroc aux règles de l’équité procédurale du fait que la Déléguée n’a, dans la Décision, ni expliqué pourquoi l’Entente n’avait pas été considérée, ni identifié les dispositions législatives sur lesquelles la Décision est fondée.

II.  CONTEXTE

[6]  Le contexte entourant la présente affaire n’est pas banal, c’est le moins que l’on puisse dire. Mme Martel est l’ex-conjointe de M. Loyer dont le décès survient dans des circonstances troubles et tragiques. M. Loyer, en effet, meurt assassiné, après avoir été porté disparu, lors d’un séjour à l’étranger. Il est alors sous enquête policière au Québec. Avant que son corps ne soit retrouvé, M. Loyer est, au Québec, considéré comme un fugitif. On le soupçonne d’être la tête dirigeante d’un réseau de trafic de stupéfiants.

[7]  Une fois la succession ouverte, des problèmes surgissent en raison de la gestion déficiente du premier liquidateur, ce qui oblige Mme Martel à s’adresser aux tribunaux pour protéger les actifs de la Succession dont l’unique héritière est sa fille d’âge mineur, qu’elle a eue avec M. Loyer. En février 2016, un juge de la Cour supérieure du Québec la nomme liquidatrice provisoire de la Succession. C’est alors qu’elle prend conscience de l’ampleur de la précarité financière de la Succession et que l’ARC et elle prennent contact.

[8]  La preuve au dossier révèle que l’ancien liquidateur s’est opposé aux avis de nouvelles cotisations émis par l’ARQ pour revenus non déclarés pour les années d’imposition 2007 à 2010. Elle révèle également que l’ancien liquidateur s’est aussi opposé aux avis de nouvelles cotisations émis par l’ARC en août 2013, mais que ses avis d’opposition ont été rejetés pour cause de tardivité. L’ancien liquidateur prétendait ne pas avoir reçu, en temps utile, les avis de nouvelles cotisations de l’ARC.

[9]  L’avocat qui représente la Succession avant que Mme Martel n’en devienne la liquidatrice, Me Maxime Beauregard, refuse de collaborer avec elle au motif qu’il attend toujours le paiement de ses honoraires professionnels pour les services qu’il a rendus à la Succession. Ce n’est qu’en octobre 2017 qu’elle reçoit les documents en possession de Me Beauregard liés à la Succession

[10]  Entre temps, soit en mars 2017, Mme Martel prend une entente de remboursement de la Dette fiscale avec l’ARC à raison de 450$ par mois, entente à laquelle elle doit toutefois mettre fin quelques mois plus tard puisque le seul revenu de la Succession, un revenu de location, n’est alors plus disponible. Une nouvelle entente, à raison, cette fois, de 500$ par mois, intervient entre les parties environ un an plus tard, soit en juillet 2018, après que Mme Martel eut vendu un immeuble appartenant à la Succession.

[11]  Tel qu’indiqué précédemment, Mme Martel formule aussi, un mois plus tard, soit en avril 2017, sa demande d’allègement auprès de l’ARC. Elle y demande l’annulation des pénalités pour faute lourde et des arriérés d’intérêts imputés aux années d’imposition visées par les avis de nouvelles cotisations. Cela représente un montant de 86 574.16$. La Dette fiscale totalise alors 158 035.58$.

[12]  Il y a lieu d’opérer cet allègement, soutient Mme Martel, parce que :

  1. Les avis de nouvelles cotisations sont arbitraires;
  2. L’explication voulant que la Succession n’ait jamais reçu ces avis est dénuée de tout fondement;
  3. Les pénalités et intérêts qui se sont ajoutés à l’impôt non-payé pour les années d’imposition en cause se sont accumulés par aveuglement volontaire de la part d’un membre de la famille de M. Loyer et du premier liquidateur de la Succession, destitué par ordonnance du tribunal;
  4. La Succession est dans un état lamentable : des biens ont disparu, d’autres ont été vendus à des prix dérisoires ou donnés à des membres de la famille ou des amis de M. Loyer et les immeubles restant souffrent d’un manque d’entretien, ne sont plus assurés et les taxes foncières sont impayées;
  5. La fille de Mme Martel et de M. Loyer, d’âge mineur, se retrouve responsable des dettes de la Succession en raison de la mauvaise gestion du premier liquidateur; et
  6. La situation personnelle de Mme Martel, tant physique que psychologique, s’est considérablement détériorée depuis la mort de M. Loyer en raison du stress lié à la disparition de ce dernier, au rapatriement de sa dépouille et à la gestion de la Succession, dont elle prend charge alors que celle-ci est financièrement moribonde.

[13]  J’ai déjà dit que le seul allègement consenti par l’ARC, lors de ce premier examen de la demande de Mme Martel, concernait les intérêts courus entre le 1er août 2012, date que l’ARC considère comme étant celle du décès de M. Loyer, et le 18 septembre 2017, date de la décision sur ce premier examen. L’ARC, via un premier délégué de la ministre, est alors d’avis que cet allégement est justifié en raison de la gestion déficiente du premier liquidateur et des ennuis de santé de Mme Martel qui l’ont empêchée de remplir sa fonction de liquidatrice de la Succession au mieux de ses capacités.

[14]  Ce délégué estime cependant qu’aucun allègement supplémentaire n’est justifié dans les circonstances, puisque les déclarations de revenus de M. Loyer pour les années d’imposition 2007 à 2010 ont toutes été produites avant le décès de ce dernier et que rien ne permet de conclure des arguments avancés par Mme Martel que M. Loyer n’aurait pas été en mesure de déclarer tous ses revenus pour les années d’imposition en cause ou que sa situation financière, avant son décès, l’aurait empêché de respecter ses obligations fiscales.

[15]  Au soutien de sa demande de deuxième examen de la demande d’allègement, produite le 22 novembre 2017, Mme Martel reprend essentiellement les mêmes arguments que ceux de la demande initiale. Notamment, elle y raconte en détails ce qu’elle a vécu en marge de la disparition de M. Loyer. Elle y fait plus particulièrement état de ses efforts pour le retracer et pour faire condamner l’assassin présumé, de ses démarches pour rapatrier le corps et de ses démêlés avec la famille de M. Loyer en lien avec la gestion de la Succession.

[16]  Toutefois, elle joint aussi à sa demande, ce qu’elle n’avait pu faire lors du dépôt de la demande initiale n’ayant pas ces documents en sa possession, une copie des avis de nouvelles cotisations modifiés émis par l’ARQ en mai 2016 comme suite à l’Entente, laquelle, je le rappelle, annule les montants et pénalités cotisés pour l’année 2009 de même que les pénalités et les intérêts cotisés pour les années 2007, 2008 et 2010. Mme Martel reproduit également, dans le corps de la demande, de larges extraits des représentations soumises par Me Beauregard à l’ARQ dans le cadre de l’opposition formulée par la Succession à l’encontre des avis de nouvelles cotisations émis par cette autorité fiscale pour ces années, représentations qu’elle parsème de commentaires. Cependant, elle ne joint pas à la demande l’Entente elle-même qu’elle a en sa possession mais qu’on lui déconseille, dira-t-elle à l’audience du présent contrôle judiciaire, de communiquer à l’ARC pour des raisons de confidentialité.

[17]  Tel qu’indiqué d’entrée de jeu, la Déléguée n’a pas fait droit à la demande de deuxième examen, sauf pour une portion d’intérêts liée au fait qu’elle a mis trop de temps à traiter cette demande. Elle juge qu’un examen du dossier ne lui permet pas de conclure que des circonstances hors du contrôle de M. Loyer seraient à l’origine du défaut de ce dernier de s’acquitter de ses obligations fiscales avant son décès.

[18]  Mme Martel, pour le compte de la Succession, fait principalement valoir, je le rappelle, que la décision de la Déléguée sur la demande de deuxième examen est déraisonnable parce qu’elle passe complètement sous silence l’Entente alors que celle-ci, plaide-t-elle, ne pouvait être ignorée dans les circonstances de la présente affaire.

[19]  Elle plaide aussi que la vente d’un des immeubles de la Succession, survenue quelques jours avant que la Décision ne soit rendue, vente qui procurait à la Succession suffisamment de liquidités pour éponger, à toutes fins utiles, la Dette fiscale, semble avoir été la principale, sinon la seule, considération prise en compte par la Déléguée.

III.  QUESTIONS EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

[20]  À mon avis, la seule question à décider ici est celle de savoir si, comme le prétend la Succession, la Déléguée a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour en omettant de considérer l’Entente avant de rendre sa décision sur la demande de deuxième examen de la demande d’allègement.

[21]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux décisions prises par l’ARC aux termes de l’article 220(3.1) de la Loi, d’accorder ou non un allègement fiscal, est celle de la décision raisonnable (Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 20 [Stemijon]; Agence du revenu du Canada c Telfer, 2009 CAF 23 aux paras 24 à 28 [Telfer]). Selon l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, le caractère raisonnable d’une décision « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[22]  Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Décision ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité et qu’il y a donc lieu d’intervenir et de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

IV.  ANALYSE

[23]  L’article 220(3.1) de la Loi confère au ministre du Revenu national du Canada [Ministre], sur demande d’un contribuable, le pouvoir d’annuler tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ce contribuable aux termes de la Loi pour une année d’imposition donnée, en autant que cette demande soit formulée dans les 10 ans suivant la fin de cette année d’imposition.

[24]  Ce pouvoir est discrétionnaire, mais son exercice doit se fonder non seulement sur l’objet de la Loi mais aussi sur celui qui sous-tend l’article 220(3.1). En effet, l’objet de cette disposition, comme celui de toutes les autres dispositions dites « d’équité » que l’on retrouve à la Loi, est « de fournir un allègement à l’égard de l’application trop rigide de certaines dispositions de la [Loi] en aidant les contribuables à régler des problèmes qui se présentent indépendamment de leur volonté et en permettant d’adopter une approche axée sur le bon sens » (Lalonde c Canada (Agence du revenu du Canada), 2008 CF 183 [Lalonde], au para 9). L’examen d’une demande d’allègement suppose, par ailleurs, qu’une appréciation rationnelle de tous les facteurs particuliers pertinents au dossier soit faite par le décideur (Canada c Guindon, 2013 CAF 153 au para 58; Chekosky v Canada (Revenue Agency), 2019 FC 841 [Chekosky] au para 42).

[25]  La Loi étant muette quant aux critères pouvant guider l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, des énoncés de politique issus de l’ARC, tels que des circulaires d’information, existent de manière à appuyer le travail des fonctionnaires de l’ARC à qui le Ministre a délégué son pouvoir décisionnel aux termes de l’article 220(3.1). Comme la Cour le rappelait dans l’affaire Lalonde, il ne s’agit par contre que de lignes directrices qui « n’ont pas pour objet d’être exhaustives ni de restreindre l’esprit ou l’intention de la législation » (Lalonde au para 9).

[26]  En d’autres termes, ces lignes directrices, qui peuvent constituer un point de départ utile à l’analyse d’une demande d’allègement (Chekosky au para 42), ne doivent pas être interprétées, ni appliquées, de manière à entraver ou restreindre l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au Ministre (Stemijon au para 27).

[27]  Ici, les lignes directrices pertinentes au moment de l’évaluation de la demande d’allègement formulée par la Succession, se trouvaient à la circulaire IC07-1R1 – Dispositions d’allègement pour les contribuables [Circulaire]. Elles prévoyaient que le Ministre pouvait accorder un allègement de l’application des pénalités et des intérêts lorsque des circonstances exceptionnelles, des actions de l’ARC ou encore les difficultés financières du contribuable expliquaient son incapacité à s’acquitter de ses obligations fiscales. Elles spécifiaient toutefois qu’un allègement pouvait aussi être accordé dans des situations autres que celles expressément décrites dans la Circulaire.

[28]  Pour ce qui est des circonstances exceptionnelles pouvant donner ouverture à un allègement, la Circulaire en faisait une recension non-exhaustive. Il pouvait s’agir de catastrophes naturelles ou d’origine humaine, comme une inondation ou un incendie, de l’interruption d’un service public, tel une grève des postes, d’une maladie ou d’un accident grave, ou encore de troubles émotifs sévères ou souffrances morales graves découlant, par exemple, d’un décès dans la famille immédiate du contribuable.

[29]  L’article 26 de la Circulaire, pour sa part, donnait des exemples de cas où les actions de l’ARC pouvaient justifier un allègement. Il y était principalement question de retards dans le traitement du dossier du contribuable ou dans la fourniture d’information pertinente, de la fourniture d’informations erronées dans la documentation mise à la disposition du public, de la fourniture de renseignements inexacts transmis au contribuable ou d’erreurs de traitement tout simplement.

[30]  Le Procureur général soutient qu’à la lumière de ce qu’elle avait devant elle lors du deuxième examen de la demande d’allègement, fondée, selon lui, sur l’incapacité de payer de la Succession, la Déléguée pouvait raisonnablement conclure que la Succession avait cette capacité, puisqu’elle venait tout juste de vendre un immeuble pour une somme qui excédait le solde de la Dette fiscale. Quant aux difficultés financières et autres problèmes de Mme Martel, la Déléguée était en droit, poursuit le Procureur général, de ne pas leur accorder de poids parce qu’elles n’étaient pas pertinentes à la résolution de la demande d’allègement.

[31]  Quant à l’Entente, le Procureur général plaide que comme elle n’a été ni alléguée, ni jointe par Mme Martel au soutien de la demande de deuxième examen, l’on ne peut reprocher à la Déléguée de ne pas l’avoir considérée. Il ajoute qu’il est maintenant trop tard, au stade du contrôle judiciaire, pour produire et invoquer l’Entente.

[32]  Citant Telfer, il rappelle que lorsqu’une question n’a pas été présentée « de manière précise » au décideur, il est « difficile de démontrer, pour les besoins d’une demande de contrôle judiciaire, que l’omission de traiter de la question dans les motifs de la décision a pour résultat de priver le processus décisionnel « de justification, de transparence et d’intelligibilité » et que cela a entrainé une décision déraisonnable » (Telfer au para 31).

[33]  Je suis bien conscient que le pouvoir conféré au Ministre aux termes de l’article 220(3.1) est un « pouvoir discrétionnaire extraordinaire » (Telfer au para 34). Toutefois, et bien que je reconnaisse que la demande de deuxième examen aurait pu être articulée de manière plus précise, le dossier contenait néanmoins, à mon sens, suffisamment d’éléments pour lier cette demande à l’Entente et pour requérir de la Déléguée qu’elle la considère.

[34]  D’une part, je note que les avis de nouvelles cotisations modifiés émis par l’ARQ à la suite de l’Entente et transmis par Mme Martel à l’ARC au soutien de sa demande de deuxième examen, font tous référence à l’Entente. C’est le cas, aussi, des notes de journal des employés de l’ARC qui ont eu à traiter du dossier de la Succession, notes qui sont consignées à l’onglet 3 du Dossier certifié du Tribunal. En effet, on y fait état, à un certain nombre de reprises, de l’Entente, de sa négociation, de son contenu et de sa signature. En particulier, le 12 janvier 2016, on y voit que l’ARC est avisée par Me Beauregard que l’Entente a été signée et qu’il est en attente des avis de nouvelles cotisations de la part de l’ARQ. On se disait même prêt, du côté de l’ARC, avant que l’Entente ne soit signée, à attendre les résultats de l’opposition produite à l’encontre des avis de nouvelles cotisations de l’ARQ avant de procéder au recouvrement actif de la Dette fiscale.

[35]  Les notes de journal révèlent également que la Succession, avant que Mme Martel n’en devienne la liquidatrice, se proposait de produire des demandes de redressement à la suite de la réception des avis de nouvelles cotisations modifiés reflétant l’Entente « afin de suivre les cotisations de [l’ARQ] » étant donné que les avis de nouvelles cotisations de l’ARC « avaient été fait[s] en fonction des chiffres fournis par [l’ARQ] ». Le 24 août 2016, l’ARC obtient confirmation de l’ARQ que suite à l’opposition logée par la Succession à l’encontre des avis de nouvelles cotisations émis par l’ARQ pour les années 2007 à 2010, des réductions ont été acceptées et des pénalités ont été annulées.

[36]  Toujours selon les notes de journal, le premier contact entre l’ARC et Mme Martel en lien avec la Succession a lieu le 25 août 2016. Le 19 octobre 2017, une note de journal indique que Mme Martel a eu une communication avec ce qu’on doit comprendre être Me Beauregard, que sa demande « d’allègement » auprès de l’ARQ, suivant ce qu’il faut comprendre aussi, a été acceptée dans son intégralité, qu’elle travaille sur une « deuxième demande d’allègement avec [l’]ARC » et qu’elle « va utilisé [sic] cette décision de [l’ARQ] à l’appui de sa demande ».

[37]  Comme j’en ai déjà fait état, la demande de deuxième examen présentée par Mme Martel, au nom de la Succession, a été produite un mois plus tard. Mme Martel pensait bien faire en intégrant dans sa demande de deuxième examen l’argumentaire de Me Beauregard auprès de l’ARQ, argumentaire qui, à ses yeux, avait contribué à la signature de l’Entente à laquelle, d’ailleurs, référaient explicitement les avis de nouvelles cotisations modifiés émis par l’ARQ en mai 2016 à la suite de l’Entente, avis qu’elle a joints à sa demande. Elle a cru, je le rappelle, qu’elle ne devait pas produire l’Entente elle-même sous prétexte de considérations de confidentialité.

[38]  Vu les circonstances bien particulières de ce dossier, prétendre, comme le fait le Procureur général, que la demande de deuxième examen de Mme Martel n’était pas suffisamment précise pour justifier la prise en considération de l’Entente, alors que la Déléguée avait devant elle des notes de journal qui référaient à l’Entente et aux négociations qui l’ont précédée, qui semblaient lier le recouvrement de la Dette fiscale à l’issue des négociations entre l’ARQ et la Succession, et qui précisaient clairement l’intention annoncée de Mme Martel de faire reposer sa demande de deuxième examen sur l’Entente, relève d’une lecture indument restrictive et réductrice du dossier.

[39]  À tout le moins, Mme Martel, dans ce contexte, avait le droit de savoir pourquoi l’Entente n’avait pas été considérée. Comme elle l’a indiqué lors de l’audience du présent contrôle judiciaire, pour elle, alors que les avis de nouvelles cotisations émis par l’ARC en août 2013 pour les années 2007 à 2010, étaient en fait des cotisations « miroir » de celles émises auparavant par l’ARQ, il était dans l’ordre des choses que l’Entente s’applique aussi aux cotisations de l’ARC. Ce qui est bon pour l’un, dans un tel contexte, devrait être bon pour l’autre, dira-t-elle.

[40]  Il ne m’appartient pas de déterminer si l’Entente doit s’appliquer au cas de la Succession, mais j’estime que cette dernière était en droit de voir l’Entente considérée et de savoir pourquoi elle ne trouvait pas application en l’espèce, si tel est le point de vue de l’ARC. Le défaut d’avoir fait ni l’un ni l’autre, tant dans la Décision elle-même que dans la recommandation qui l’a précédée, a eu pour effet, à mon sens, dans les circonstances bien particulières de la présente affaire et dans le contexte de l’application de ce qui est essentiellement une disposition d’équité, « de priver le processus décisionnel de justification, de transparence et d’intelligibilité », pour reprendre l’expression utilisée dans Telfer (voir aussi : Lalonde au para 61).

[41]  Le Procureur général m’invite à tracer un parallèle entre les faits de la présente affaire et ceux qui se présentaient dans les affaires Telfer, Internorth Ltd. c Canada (Revenu national), 2019 CF 574 [Internorth] et Robinson c Canada, 2009 CF 795 [Robinson]. Or, à mon humble avis, ces trois affaires se distinguent du présent dossier.

[42]  D’abord, dans Telfer, il y avait un écart significatif entre le fondement de la demande d’allègement, au deuxième niveau, et ce que plaidait l’avocat du contribuable. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la mise en garde de la Cour d’appel sur le risque que court un contribuable qui ne présente pas de manière précise une question au Ministre. Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel fédérale, dans cette affaire, s’est dite satisfaite que la lettre de décision et le rapport de recommandation qui l’avait précédée, tenaient compte de tous les faits pertinents sur lesquels s’appuyait la demande d’allègement et qu’on pouvait, en conséquence, difficilement affirmer que le délégué du Ministre ne les avait pas tous pris en considération (Telfer au paras 32-33). On ne peut en dire autant dans la présente affaire.

[43]  Pour sa part, l’affaire Internorth concernait une demande de remise de dette fiscale faite aux termes de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11. Le paragraphe 23(2) de cette loi confère, en effet, au gouverneur en conseil le pouvoir d’émettre, sur recommandation du ministre compétent, un décret de remise de toutes taxes ou pénalités lorsqu’il « estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise ». Le Procureur général utilise cette décision pour avancer qu’on ne saurait se servir de la procédure d’allègement prévue à la Loi pour outrepasser ou contourner le processus d’appel prévu à celle-ci ou comme mécanisme pour contester une cotisation fiscale.

[44]  Même en supposant que ce principe, dégagé dans le contexte de l’application du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, s’applique aussi aux cas de demandes d’allègement faites suivant l’article 220(3.1) de la Loi, il est de peu d’utilité dans le présent dossier puisqu’ici, c’est l’absence totale de considération de ce qui parait être le point central de la demande de deuxième examen de la Succession, et donc l’intelligibilité et la transparence de la Décision, qui est en cause et non le défaut d’avoir contesté les avis de nouvelles cotisations en temps opportun.

[45]  Enfin, l’affaire Robinson n’est d’aucun secours au Procureur général dans les circonstances particulières du présent dossier. Je retiens de ce jugement que le contribuable, dans cette affaire, n’avait pas démontré que le décideur chargé de l’examen au deuxième niveau « disposait de quelque renseignement que ce soit » concernant un argument qui n’apparaissait pas dans la demande d’allègement. Or, ce n’est pas le cas ici, comme je viens d’en faire état.

[46]  Je rappelle que mon rôle n’est pas de déterminer si l’Entente doit aussi profiter à la Succession et lui procurer un allègement comparable. Il est de déterminer si le fait qu’elle ait été totalement ignorée, tant dans la Décision que dans le rapport de recommandation qui l’a précédée, a affecté la qualité du processus décisionnel qui a mené à la Décision au point de justifier l’intervention de la Cour. Je conclus que c’est le cas. En effet, je suis d’avis que la Déléguée ne pouvait ignorer l’Entente dans sa considération de la demande de deuxième examen produite par la Succession compte tenu de tous les éléments d’information dont elle disposait à ce moment. Dès lors, la Succession avait le droit de savoir pourquoi l’Entente n’avait pas été considérée, explication dont elle aurait pu se satisfaire ou dont elle aurait pu contester la raisonnabilité. Le défaut de le faire a entaché, à mon sens, l’intelligibilité et la transparence du processus ayant mené à la Décision.

[47]  La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et l’affaire retournée au Ministre pour qu’elle soit reconsidérée par un autre fonctionnaire autorisé à se pencher sur une demande d’allègement faite au deuxième niveau.

[48]  Vu l’issue de l’affaire, la Succession, qui les demande, aura droit aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-2123-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la déléguée de la ministre du Revenu national du Canada, datée du 16 juillet 2018, de n’accueillir qu’en partie la demande d’allègement de deuxième niveau présentée par la demanderesse aux termes de l’article 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, est annulée;

  3. L’affaire est retournée au ministre du Revenu national du Canada pour qu’elle soit reconsidérée, à la lumière des termes du présent jugement, par un autre fonctionnaire autorisé par le ministre à considérer une telle demande;

  4. Le tout, avec dépens en faveur de la demanderesse.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2123-18

 

INTITULÉ :

LA SUCCESSION YANICK LOYER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 novembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Geneviève Martel

 

Pour la demanderesse

 

Annie Laflamme

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

[EN BLANC]

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Québec (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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