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Date : 20191203


Dossier : IMM-1043-19

Référence : 2019 CF 1555

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

HARJINDER SINGH DHATT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 12 janvier 2019 par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et transmise au demandeur le 4 février 2019, par laquelle le dossier du demandeur a été déféré à la Section de l’immigration [SI] en vue d’une enquête pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR [la Décision].

[2]  Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, la présente demande est rejetée, car j’estime que l’ASFC n’a commis aucun abus de procédure, comme l’a allégué le demandeur, et que je juge la Décision raisonnable.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur, Harjinder Singh Dhatt, est un citoyen de l’Inde âgé de 46 ans. Il a obtenu le droit d’établissement au Canada le 6 décembre 2000 à titre de résident permanent. Son épouse, sa mère et ses deux fils vivent avec lui au Canada, tandis que son frère réside en Inde.

[4]  Le demandeur est camionneur. En 2009, il s’est fait offrir de l’argent pour transporter de la cocaïne jusqu’au Nevada. Il s’est fait prendre avec la cocaïne. La Cour de district des États-Unis, au Nevada, l’a reconnu coupable de possession d’une substance contrôlée en vue d’en faire le trafic. Le demandeur a plaidé coupable et a été condamné à 51 mois de prison. Le 27 juin 2011, il a été libéré avant la fin de sa peine pour bonne conduite.

[5]  Comme la carte de résident permanent du demandeur est venue à échéance pendant qu’il purgeait sa peine, il a été expulsé des États-Unis vers l’Inde au moment de sa libération. Il a demandé un titre de voyage de résident permanent afin de revenir au Canada, mais sa demande a été refusée au motif qu’il ne s’était pas conformé à l’obligation de résidence prévue à l’article 28 de la LIPR. Les notes versées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] le 8 juin 2011 montrent que l’agent des visas a également conclu que le demandeur était une personne visée à l’alinéa 36(1)b) de la LIPR (c’est-à-dire, une personne interdite de territoire au Canada pour grande criminalité) en raison de sa condamnation aux États-Unis. À ce moment-là, l’ASFC n’a produit aucun rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR relativement à la criminalité du demandeur.

[6]  Le 27 juillet 2011, le demandeur a interjeté appel, devant la Section d’appel de l’immigration [SAI], de la décision de l’agent des visas concernant son obligation de résidence. Le 17 avril 2013, il a présenté, en prévision de l’audience devant la SAI, une demande en vue d’ajouter la question de la grande criminalité aux questions en litige. L’ASFC s’est opposée à cette demande au motif que la SAI n’avait pas compétence pour entendre l’appel, puisqu’aucune mesure de renvoi n’a été prise contre l’appelant, et qu’aucun rapport d’interdiction de territoire n’avait été établi à son sujet. La SAI a souscrit au point de vue de l’ASFC et rejeté la demande du demandeur d’examiner le motif d’appel supplémentaire. Le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

[7]  Le 19 juin 2013, au cours de l’instance du demandeur devant la SAI, la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, LC 2013, c 16 [la Loi accélérant le renvoi] est entrée en vigueur. Cette série de modifications apportées à la LIPR élimine entre autres le droit pour un demandeur d’interjeter appel devant la SAI d’une décision prononçant son interdiction de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b).

[8]  Dans une décision rendue le 1er octobre 2013, la SAI a accueilli l’appel sur l’obligation de résidence du demandeur pour des motifs d’ordre humanitaire, en tenant compte des éléments suivants :

  1. Le demandeur a exprimé des remords sincères, surtout à l’égard des bouleversements que son crime a engendrés pour sa famille, ce qui atténue le facteur de sa criminalité;

  2. Il n’avait aucune autre condamnation que celle en cause;

  3. L’intérêt supérieur des enfants du demandeur jouait fortement en faveur de son maintien au Canada pour les raisons suivantes :

    1. Son fils aîné fait de l’asthme et est atteint d’un autre problème médical qui nécessite un suivi auprès d’un spécialiste;
    2. Les frais médicaux associés aux traitements de son fils sont plus élevés en Inde qu’au Canada. Avec son salaire, le demandeur ne pourrait pas lui payer en Inde les mêmes soins que ceux qu’il reçoit au Canada;
    3. En Inde, l’asthme de son fils serait exacerbé par la pollution, si les enfants se voyaient obliger d’y retourner ou même d’y aller pour rendre visite à leur père;
    4. Les enfants souffriraient s’ils étaient séparés de leur père;
    5. Les enfants ne pourraient pas retourner en Inde, puisqu’ils savent à peine lire et écrire le pendjabi;
  1. Le demandeur a d’importantes attaches familiales au Canada, alors que son épouse n’en a aucune. Par conséquent, elle a dû compter sur le soutien financier de la sœur du demandeur pendant qu’il était en prison.

[9]  Après avoir été jugé admissible par la SAI, M. Dhatt est revenu au Canada en septembre 2014 et a retrouvé sa famille. De 2014 à 2018, l’ASFC n’a entrepris aucune démarche en vue de le renvoyer.

[10]  Le 12 avril 2018, le demandeur a demandé la citoyenneté canadienne. Le 23 avril 2018, il a reçu une lettre de l’ASFC l’informant qu’un rapport avait été établi en vertu du paragraphe 44(1) le 23 octobre 2013, soit trois semaines après que la SAI eut accueilli son appel sur l’obligation de résidence. La lettre invitait le demandeur à présenter des observations pour expliquer pourquoi une mesure de renvoi ne devrait pas être prise contre lui.

[11]  Le 15 mai 2018, le demandeur a répondu à la lettre de l’ASFC en affirmant qu’il s’agissait d’un manquement aux principes d’équité procédurale que d’établir un rapport en vertu du paragraphe 44(1) plusieurs années après que l’ASFC eut été mise au courant du crime qu’il a commis, et après que les modifications apportées à la LIPR ont éliminé son droit d’en appeler de la décision. Il a également présenté des observations concernant des motifs d’ordre humanitaires semblables à ceux que la SAI avait précédemment examinés. Le 29 mai 2018, le demandeur a présenté des observations supplémentaires. Dans celles-ci, il explique que son épouse a subi dans un accident de voiture des blessures qui l’empêchent de retourner au travail.

[12]  Le 30 octobre 2018, l’ASFC a envoyé une autre lettre, identique à celle du 23 avril 2018, mais en y joignant un autre rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) le 29 octobre 2018. À l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, les représentants des deux parties ont formulé une hypothèse selon laquelle ce deuxième rapport avait été établi en vertu du paragraphe 44(1) parce que le demandeur ne se trouvait pas au Canada au moment où le premier rapport a été établi en octobre 2013. Le paragraphe 44(1) autorise un agent de l’ASFC à établir un tel rapport seulement à l’égard d’un résident permanent ou d’un étranger qui se trouve au Canada.

[13]  Le demandeur a de nouveau été invité à présenter des observations pour expliquer pourquoi une mesure de renvoi ne devrait pas être prise contre lui. Le 20 novembre 2018, le demandeur a présenté d’autres observations dans lesquelles il demandait que ses observations de mai 2018 soient prises en compte. Il a également évoqué un changement de situation, du fait qu’il a présenté une demande de réadaptation de criminel à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Dans ses observations présentées en novembre 2018, le demandeur a de nouveau fait valoir qu’il était contraire aux principes d’équité que de chercher à l’expulser en raison de sa criminalité maintenant qu’il ne peut plus en appeler d’une telle décision. Il affirme que l’ASFC a sciemment choisi de ne pas établir un rapport d’interdiction de territoire pour criminalité à son sujet lorsqu’il a comparu devant la SAI en 2013, il y a six ans, alors qu’il aurait pu en appeler de cette décision.

[14]  Le 12 janvier 2019, l’ASFC a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(2) afin de déférer le dossier du demandeur à la SI pour enquête. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[15]  La Décision comporte une recommandation de l’agent qui a rédigé le rapport ainsi qu’un examen d’un délégué du ministre défendeur.

[16]  L’agent chargé du rapport a fait un résumé des antécédents en matière d’immigration du demandeur, comprenant entre autres la décision rendue par la SAI en 2013 de ne pas ajouter l’interdiction de territoire pour criminalité aux motifs d’appel, et a fait référence aux observations présentées par le représentant du demandeur en mai 2018 quant aux motifs d’ordre humanitaire. L’agent a aussi indiqué que l’ASCF ignorait si le demandeur avait fait l’objet d’autres accusations ou condamnations. L’agent a fait remarquer que le demandeur a décidé de commettre son infraction en toute connaissance de cause, pour son propre avantage matériel, et qu’il a été condamné à purger une peine relativement longue de 51 mois d’emprisonnement. Bien que le demandeur ait présenté une demande de réadaptation de criminel en novembre 2018, la demande ne semble pas avoir été traitée.

[17]  En ce qui concerne les facteurs d’ordre humanitaire invoqués dans les observations de l’avocat, l’agent a reconnu que la famille du demandeur avait fourni des documents exprimant leur soutien et il a fait référence aux obligations financières de la famille et à l’incapacité de l’épouse du demandeur de travailler en raison de ses blessures. Toutefois, l’agent n’était pas convaincu que le renvoi séparerait la famille du demandeur de façon permanente ou que le demandeur serait incapable de continuer à fournir un certain degré de soutien à sa famille après son retour en Inde. L’agent a aussi fait remarquer que l’épouse et les enfants du demandeur ont déjà vécu avec la sœur de ce dernier, qui leur est aussi venue en aide au point de vue financier pendant que son frère était en prison aux États-Unis. L’agent a estimé qu’il était raisonnable de conclure qu’ils pourraient bénéficier du soutien de membres de la famille, de la communauté ainsi que des services sociaux et des services de santé au Canada et, qu’à son retour en Inde, le demandeur pourrait miser sur l’expérience professionnelle qu’il a acquise au Canada pour trouver un emploi et obtenir du soutien de son frère. L’agent n’était pas convaincu qu’il fallait accorder plus de poids à ces facteurs d’ordre humanitaire qu’à l’importance de la participation du demandeur à l’infraction pour laquelle il avait été condamné. Il a donc recommandé que le cas soit déféré pour enquête.

[18]  Le délégué du ministre a souscrit à cette recommandation. Le délégué a pris bonne note des facteurs d’ordre humanitaire énoncés dans les observations du demandeur, mais au regard des conséquences négatives du trafic de cocaïne pour la société, il a conclu que ces facteurs d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à compenser la condamnation pour crime grave.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[19]  Le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  1. Le retard de l’ASFC dans la préparation du rapport en vertu de l’article 44 et le moment choisi pour le faire constituent-ils un abus de procédure? De plus, les procédures contre le demandeur devraient-elles être suspendues?

  2. L’ASFC a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte des facteurs de réadaptation pertinents requis pour qu’un dossier soit déféré à la Section de l’immigration?

  3. L’ASFC a-t-elle a fait abstraction d’éléments de preuve en omettant d’évaluer significativement la question de savoir si le renvoi du demandeur en Inde serait dans l’intérêt supérieur de ses enfants?

[20]  Les deuxième et troisième questions, qui sont en lien avec le bien-fondé de la Décision, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (se reporter à l’arrêt Sharma c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, par. 15). Les parties n’ont pas présenté d’observations détaillées concernant la norme de contrôle applicable à la première question, laquelle soulève la possibilité d’un abus de procédure. Si je me fie à la façon dont le demandeur présente cette question, du moins dans ses observations adressées à l’ASFC, la norme applicable est sans doute celle de la décision correcte. En l’absence d’observations détaillées, je refuse de prendre une décision définitive à cet égard, car, même en appliquant la norme plus exigeante de la décision correcte, je conclus qu’aucun abus de procédure n’a été commis.

V.  Analyse

A.  Le retard de l’Agence des services frontaliers du Canada dans la préparation du rapport en vertu de l’article 44 et le moment choisi pour le faire constituent-ils un abus de procédure? De plus, les procédures contre le demandeur devraient-elles être suspendues?

[21]  Le demandeur renvoie la Cour aux principes énoncés dans l’arrêt Fabbiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1219 [Fabbiano], qui permettent aux tribunaux de mettre un terme à des procédures qui sont devenues inéquitables ou oppressives, notamment lorsqu’un délai inacceptable cause un préjudice important, ou lorsqu’une personne poursuit sa vie en croyant raisonnablement qu’aucune autre action ne sera prise contre elle. Le demandeur soutient que l’ASFC a commis un abus de procédure en repoussant ses efforts pour expulser le demandeur du Canada pour grande criminalité jusqu’à ce que la Loi accélérant le renvoi ait éliminé son droit d’en appeler auprès de la SAI de la décision de l’interdire de territoire pour grande criminalité. Pour faire valoir cet argument, le demandeur s’appuie notamment sur les notes du SMGC antérieures à son audience de 2013 devant la SAI, et qui indiquent que l’agent des visas a conclu que le demandeur était une personne visée à l’alinéa 36(1)b). Le demandeur fait également valoir qu’il a précisément cherché à ajouter ce motif d’interdiction de territoire à ses motifs d’appel devant la SAI et que l’ASFC s’y est opposée.

[22]  Bien que le défendeur soulève divers arguments en réponse à l’allégation d’abus de procédure, je suis d’avis que l’argument déterminant découle du fait que le demandeur ne se trouvait pas au Canada au moment où il a tenté de soulever la question de la grande criminalité dans le cadre de son appel devant la SAI. Le droit du demandeur d’en appeler de la décision de l’agent des visas concernant sa résidence émane du paragraphe 63(4) de la LIPR, qui permet à un résident permanent d’interjeter appel d’une décision rendue hors du Canada sur l’obligation de résidence dont parle l’article 28. L’article 63 crée également d’autres droits d’appel devant la SAI, notamment le droit pour un résident permanent d’interjeter appel d’une mesure de renvoi prise contre lui (se reporter aux paragraphes 63(2) et (3) de la LIPR tels qu’ils étaient en vigueur au moment de l’audience de la SAI). Toutefois, la prise d’une mesure de renvoi découle de la production d’un rapport en vertu du paragraphe 44(1), et, comme je l’ai déjà fait remarquer, un tel rapport ne peut être établi qu’à l’égard d’un résident permanent ou d’un étranger qui se trouve au Canada.

[23]  Il n’est pas contesté que le demandeur ne se trouvait pas au Canada au moment de son appel devant la SAI, notamment lorsqu’il a demandé de faire ajouter la grande criminalité aux motifs d’appel. Il n’est pas revenu au Canada avant septembre 2014. Le défendeur soutient donc que l’ASFC n’avait pas, à aucune des périodes en cause, le pouvoir d’établir un rapport en vertu de l’article 44 en raison de sa criminalité, de manière à invoquer la compétence de la SAI pour entendre un appel fondé sur ce motif. Quand le demandeur est revenu au Canada, la Loi accélérant le renvoi était entrée en vigueur, éliminant ainsi le droit du demandeur d’interjeter appel de la prise d’une mesure de renvoi contre lui pour le type de crime qu’il a commis.

[24]  À l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, l’avocat du demandeur a contesté le point de vue du défendeur, lorsqu’il affirme que l’ASFC ne pouvait pas, au titre de la LIPR, soulever la question de l’interdiction de territoire du demandeur pour criminalité devant la SAI à titre de motif d’appel alors que le demandeur se trouvait hors du Canada. Toutefois, il n’était pas en mesure de faire valoir son argument à l’audience. Comme je voulais profiter des observations des parties concernant l’application des dispositions pertinentes de la LIPR, j’ai accordé du temps aux deux parties après l’audience afin qu’elles puissent présenter des observations écrites sur cette question.

[25]  Dans ses observations subséquentes à ce sujet, le demandeur ne relève aucun mécanisme qui aurait permis d’invoquer, en vertu de la LIPR, l’interdiction de territoire pour criminalité du demandeur à titre de motif d’appel devant la SAI. Il se fonde plutôt sur le fait que l’ASFC a établi à son égard un rapport d’interdiction de territoire pour criminalité en vertu de l’article 44 en octobre 2013. Selon le demandeur, ce fait démontre que le défendeur croyait de toute évidence qu’il était possible d’établir un rapport à ce moment-là. Il rappelle également que le défendeur n’a pas soutenu devant la SAI qu’il était trop tôt pour se pencher sur la question de la criminalité du demandeur, puisque le demandeur ne se trouvait pas au Canada. Le demandeur soutient que la Cour doit faire la distinction entre ce que la loi permet et la perception que le défendeur a de la loi. Il soutient que le défendeur a délibérément attendu que son droit d’appel soit éliminé par les changements législatifs avant d’établir un rapport en vertu de l’article 44 et que cela constitue un abus de procédure.

[26]  J’estime que cet argument est mal fondé. Je conviens, aux fins de l’argument du demandeur, que, lorsque le défendeur a établi le rapport d’octobre 2013, il a peut-être cru à tort qu’il avait le pouvoir légal de le faire ou que le demandeur se trouvait au Canada. Toutefois, cette croyance était erronée et le demandeur n’a mentionné aucun autre moyen qui aurait permis à l’ASFC de porter la question de la criminalité devant la SAI avant les changements législatifs, puisque le demandeur se trouvait hors du Canada lorsque les changements législatifs sont entrés en vigueur. L’allégation d’abus de procédure du demandeur est fondée sur son observation selon laquelle il était inéquitable ou oppressif pour le défendeur d’attendre que les changements apportés à la loi aient éliminé son droit d’appel avant de soulever la question de sa criminalité. La Cour ne peut pas conclure que l’approche du défendeur était inéquitable ou oppressive, ou que le retard a causé un préjudice au demandeur comme les principes énoncés dans la décision Fabbiano l’exigent, alors que le défendeur n’était pas en mesure d’établir un rapport avant le retour du demandeur au Canada en septembre 2014, date à laquelle les changements législatifs sont entrés en vigueur.

[27]  Dans ses observations écrites, le demandeur affirme également que le défendeur a repoussé jusqu’en 2018 ses efforts visant à l’expulser. À l’audition de la présente demande, j’ai cru comprendre que l’avocat du demandeur était conscient du fait qu’il n’avait pas un solide argument pour faire valoir que le préjudice exigé est survenu en raison du temps écoulé, plutôt qu’en raison des changements apportés à la législation durant cette période. Toutefois, pour être tout à fait exhaustif, je tiens à souligner que je souscris à la position du défendeur selon laquelle la durée de cette affaire dans le temps (qui remonte tout au plus à septembre 2014, moment du retour du demandeur au Canada, et qui s’étend jusqu’en octobre 2018, moment de l’établissement du deuxième rapport en vertu du paragraphe 44(1)) ne satisfait pas au critère élevé permettant d’établir qu’il y a eu abus de procédure selon la jurisprudence invoquée par les parties.

B.  L’ASFC a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte des facteurs de réadaptation pertinents requis pour qu’un dossier soit déféré à la Section de l’immigration?

[28]  Le demandeur soutient que la Décision est déraisonnable, pour la raison que l’ASFC a omis d’évaluer sa possibilité de réadaptation. Il souligne que le guide ministériel intitulé « ENF6 – Examen des rapports établis en vertu du paragraphe L44(1) » énonce les facteurs qui doivent être pris en considération dans l’évaluation de la possibilité de réadaptation d’un résident permanent. Ces facteurs comprennent notamment le temps écoulé depuis la dernière condamnation; le fait que le résident permanent a déjà été libéré, et le moment où il l’a été, le cas échéant; le fait que le résident permanent a reconnu sa culpabilité, exprimé des remords, terminé un programme de réadaptation, de recyclage professionnel ou de rattrapage scolaire, le cas échéant; et le fait que les membres de la famille acceptent d’accorder un soutien ou de l’aide, le cas échéant, s’ils en sont capables. Le demandeur s’appuie également sur la décision McAlpin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 422 [McAlpin], dans laquelle la Cour a statué qu’il était raisonnable pour l’ASFC d’avoir accordé une grande importance aux différents facteurs, dont celui de la possibilité de réadaptation du demandeur.

[29]  Le demandeur fait valoir que la Décision était fondée uniquement sur la gravité de son infraction et la longueur de sa peine, et qu’elle n’évaluait pas sérieusement sa possibilité de réadaptation. Il soutient que la Décision n’aborde pas les neuf années qui se sont écoulées depuis sa condamnation, sa libération en 2011, le fait qu’il a reconnu sa culpabilité, les remords qu’il a exprimés ou le soutien de sa famille.

[30]  À la lumière de la décision McAlpin, je conviens que la possibilité de réadaptation était un facteur pertinent à prendre en considération. Cependant, je ne peux pas conclure que le traitement accordé à ce facteur dans la Décision était déraisonnable.

[31]  En examinant les facteurs d’ordre humanitaire ainsi que d’autres renseignements, l’agent se réfère aux documents présentés par les membres de la famille du demandeur afin de confirmer leur soutien. L’agent prend note que le demandeur reconnaît qu’il a fait le mauvais choix en commettant son infraction, que son choix a entraîné des conséquences dévastatrices pour sa famille et qu’il aurait pu causer beaucoup de tort à autrui. L’agent souligne également les efforts déployés par le demandeur en prison afin de s’améliorer en suivant des cours en vue d’obtenir une équivalence d’études secondaires, ainsi que le fait qu’il s’est inscrit aux Alcooliques anonymes, même s’il n’est pas établi qu’il a participé à de telles réunions. Ensuite, le délégué du ministre déclare expressément que les observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire du demandeur sont détaillées et convaincantes, puisqu’elles comportent des lettres de soutien, en plus de faire état des efforts continus du demandeur en vue de réintégrer la société canadienne et du fait qu’il n’a fait l’objet que d’une condamnation, pour laquelle il a purgé sa peine. Toutefois, le délégué a conclu que ces facteurs avaient moins de poids que la gravité de sa condamnation au criminel.

[32]  Je reconnais qu’il n’y a aucune mention explicite de la période de neuf ans qui s’est écoulée depuis la condamnation ou du temps écoulé depuis la sortie de prison du demandeur, en 2011. Cependant, il ressort de façon manifeste de la description des événements pertinents dans la Décision que l’ASFC était au fait de cet historique. À mon avis, l’analyse de la Décision démontre qu’une attention suffisante a été accordée aux facteurs pertinents quant à la possibilité de réadaptation du demandeur : on ne peut pas dire que ces facteurs ont été négligés ou que la Décision ne s’inscrit pas dans l’éventail des issues possibles acceptables, un élément exigé par la norme de la décision raisonnable.

C.  L’Agence des services frontaliers du Canada a-t-elle a fait abstraction d’éléments de preuve en omettant d’évaluer significativement la question de savoir si le renvoi du demandeur en Inde serait dans l’intérêt supérieur de ses enfants?

[33]  Le demandeur reconnaît qu’il existe une certaine divergence dans la jurisprudence de la Cour fédérale en ce qui a trait à la portée du pouvoir discrétionnaire dont dispose les délégués ministériels pour décider si le cas d’une personne doit être déféré pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, notamment en ce qui a trait à la question de savoir si les délégués sont dans l’obligation de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire (voir la décision McAlpin, par. 56 et suivants). Cependant, le demandeur fait remarquer que la jurisprudence reconnaît également qu’un délégué qui décide d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire doit le faire d’une manière qui soit raisonnable, et ce, peu importe s’il est tenu ou non d’examiner ces facteurs (voir Melendez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, par. 34; McAlpin, par. 70).

[34]  J’accepte la description que fait le demandeur de l’état du droit. En fait, le défendeur ne conteste pas ce point, bien qu’il souligne qu’une explication sommaire du rôle des facteurs d’ordre humanitaire peut être suffisante pour qu’une décision soit maintenue à la suite d’un contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable (voir McAlpin, par. 70 et 78).

[35]  Compte tenu de ce contexte, le demandeur soutient que dans la Décision, il est évident que le délégué a examiné ses observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire et qu’il était donc tenu de le faire d’une manière qui soit raisonnable. Il fait valoir que le traitement de ces observations dans la Décision n’était pas raisonnable, puisqu’il ne tient pas véritablement compte de l’intérêt supérieur de ses enfants. Le demandeur renvoie entre autres à ses observations concernant le piètre état des systèmes d’éducation et de soins de santé en Inde, les difficultés qu’ont eues ses enfants à s’adapter à la culture indienne lors d’une précédente tentative de vivre en Inde, et l’asthme de l’aîné de ses enfants, qui était exacerbé par les conditions environnementales dans ce pays. Il fait donc valoir qu’un retour en Inde ne serait pas dans l’intérêt supérieur de ses enfants. Il fait également référence à un rapport psychologique, témoignant des difficultés que les enfants ont déjà vécues en son absence, à l’appui de son observation selon laquelle il ne serait pas dans leur intérêt supérieur d’être séparés de leur père.

[36]  Lorsque j’applique la norme de la décision raisonnable, ces arguments ne me convainquent pas que la Décision ne s’inscrit pas dans l’éventail des issues acceptables. Pour se pencher sur les effets qu’aurait le renvoi du demandeur sur sa famille, notamment sur ses enfants, l’agent qui a établi le rapport semble avoir opté pour une analyse fondée sur la prémisse voulant que la famille demeure au Canada. Cette analyse va dans le même sens que les observations présentées en 2018 par le demandeur, dans lesquelles il explique qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de ses enfants de retourner vivre en Inde et énonce les difficultés financières que causeraient son renvoi aux membres de sa famille, c’est-à-dire qu’ils seraient contraints de retourner vivre chez la sœur du demandeur au Canada, comme ils l’ont déjà fait lorsqu’il était hors du pays. Par conséquent, je ne peux pas conclure que la Décision ne tient pas compte des conséquences négatives que pourrait entraîner un retour en Inde pour les enfants.

[37]  Les observations du demandeur traitaient également des répercussions négatives que subiraient ses enfants s’ils étaient séparés de leur père en faisant entre autres référence à un rapport psychologique préparé en 2013. La Décision ne fait pas explicitement référence à ce rapport. Cependant, il existe une présomption réfutable selon laquelle le décideur a pris en compte l’ensemble de la preuve. L’agent qui a établi le rapport mentionne l’argument du demandeur quant aux bouleversements émotionnels profonds que vivrait sa famille si elle était séparée de lui, et, comme je l’ai déjà déclaré, le délégué du ministre a reconnu que les observations du demandeur relativement aux motifs d’ordre humanitaire étaient convaincantes, mais il a estimé qu’elles ne l’emportaient pas sur la gravité de sa condamnation au criminel. Ces faits ne permettent pas de conclure que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve ou de l’argument du demandeur. De plus, les motifs du délégué sont comparables à ceux jugés suffisants dans l’affaire McAlpin pour être maintenus à la suite d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Rien ne permet de conclure que la Décision est déraisonnable.

VI.  Questions proposées à des fins de certification

[38]  Le demandeur a proposé deux questions à certifier aux fins d’un appel :

  1. Quelle est la portée du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’immigration lorsqu’il doit décider s’il y a lieu de déférer le dossier d’un résident permanent pour enquête?

  2. Si le ministre attend avant de prendre une décision dans un dossier, sachant qu’il privera ainsi l’appelant d’un droit d’appel, commet-il un abus de procédure?

[39]  Le défendeur s’oppose à la certification des deux questions.

[40]  En ce qui concerne la première question, l’issue de la présente demande (et plus particulièrement, la troisième question soulevée par l’appelant) ne repose pas sur l’existence ou la portée du pouvoir discrétionnaire d’un agent, mais plutôt sur la question de savoir si l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire était raisonnable au regard des faits particuliers de l’espèce. Il ne s’agit donc pas d’une question de portée générale susceptible de trancher un appel en l’espèce.

[41]  La deuxième question ne permettrait également pas de trancher un appel, puisque la réponse à la première question du demandeur ne repose pas sur le fait de savoir si les circonstances décrites dans la question constituent un abus de procédure ou non. Ces circonstances n’existent pas en l’espèce, puisqu’on ne peut pas dire que le ministre a attendu avant de prendre une décision dans un dossier, alors qu’il ne disposait tout simplement pas du pouvoir légal d’agir comme l’aurait préféré le demandeur.

[42]  Par conséquent, j’estime qu’il n’y a pas lieu de certifier l’une ou l’autre de ces questions.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1043-19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de décembre 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1043-19

INTITULÉ :

HARJINDER SINGH DHATT c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 octobre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 3 décembre 2019

COMPARUTIONS :

David Orman

Pour le demandeur

Gregory G. George

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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