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Date : 20191127


Dossier : IMM-5837-18

Référence : 2019 CF 1516

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2019

En présence de l’honorable juge Shore

ENTRE :

WOLKY MARCELIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] datée du 20 septembre 2018, selon laquelle le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle d’une personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 [LIPR]. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a jugé, dans une décision rendue le 1er novembre 2018, qu’elle n’a pas compétence d’entendre l’appel de la SPR.

II.  Faits

[2]  Le demandeur est citoyen d’Haïti et il allègue être pourchassé par des bandits payés par le père de sa première conjointe. Il aurait connu sa première conjointe en 2011 et elle serait rapidement tombée enceinte la première année. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] signé le 7 avril 2017, le demandeur allègue que son beau-père a payé des bandits pour le pourchasser, car le demandeur s’opposait à ce que sa première conjointe se marie avec quelqu’un d’autre. Dans son deuxième FDA signé le 3 août 2018, le demandeur allègue une autre raison pour laquelle son beau-père le pourchassait : le demandeur continue à chercher à entrer en contact avec sa première conjointe, malgré l’opposition du beau-père. Le demandeur allègue que le beau-père s’oppose à leur relation du fait que le demandeur n’est pas suffisamment riche. Le demandeur ajoute qu’il a fait l’objet de plusieurs attaques de bandits du Parti Haïtien Tèt Kale [PHTK] envoyés par son beau-père, malgré le fait qu’il ait déménagé dans des villes différentes, avant de quitter Haïti.

[3]  À la mi-octobre 2015, suite aux évènements allégués, le demandeur quitte Haïti pour se diriger vers le Brésil où il passe neuf mois. En décembre 2015, il obtient une carte d’identité de l’étranger du Brésil, qui est une carte de résidence temporaire.

[4]  Il quitte le Brésil en juillet 2016 et traverse plusieurs pays avant de se rendre aux États-Unis. Il arrive aux États-Unis en septembre 2016 et fait une demande d’asile le 1er décembre 2016 aux États-Unis, à partir d’un centre de détention en Arizona.

[5]  Le 27 mars 2017, avant l’audience de sa demande d’asile aux États-Unis, il traverse la frontière canadienne et demande l’asile.

III.  La décision de la SPR

[6]  La SPR est d’avis que le demandeur n’a pas établi de façon crédible que le père de sa première conjointe le pourchassait à l’extérieur de Port-de-Paix. La SPR ne croît pas non plus à ses allégations d’attaque par les bandits à Port-au-Prince en octobre 2015. Au surplus, la SPR juge que la crainte alléguée n’est plus actuelle.

[7]  La première incohérence que relève la SPR dans le témoignage du demandeur concerne la date à laquelle il aurait cessé de fréquenter sa première conjointe. La SPR reproche au demandeur d’avoir répondu qu’il avait arrêté de fréquenter celle-ci dès qu’elle est tombée enceinte, sans pouvoir donner une date précise : « il dit vers la fin de 2011 pour ensuite dire vers juin juillet 2011 pour finalement dire au tribunal février 2012 ».

[8]  La deuxième incohérence que relève la SPR concerne la raison pour laquelle il allègue que son beau-père le pourchassait. La SPR lui reproche de n’avoir jamais mentionné à l’audience que le beau-père lui en voulait « parce qu’il s’opposait à ce que sa petite amie se marie avec quelqu’un d’autre » alors que c’est la raison qu’il a donnée dans son premier FDA.

[9]  Finalement, la SPR juge l’histoire du demandeur comme étant irréaliste et ne voit pas pourquoi le beau-père frustré aurait dépensé autant d’énergie et de ressources pour envoyer des bandits du PHTK pour battre le demandeur dans une autre ville à cause de quelques appels. La SPR conclut que le billet médical permet de conclure qu’il a subi des blessures, mais ne permet pas de conclure qu’il a été battu par des bandits envoyés par le beau-père. Par conséquent, la SPR rejette la demande d’asile, car le demandeur n’a pas établi qu’il est réfugié au sens de la Convention, ni qu’il est une personne à protéger.

[10]  C’est la décision de la SPR qui est sujette à ce contrôle judiciaire. Elle a initialement été soumise hors délai, mais la prorogation de délai et l’autorisation ont été autorisées en même temps.

IV.  Questions en litige

[11]  Deux questions sont en litige dans ce dossier :

  • 1) Existe-t-il une crainte raisonnable de partialité de la part du décideur de la SPR?

  • 2) La décision de la SPR est-elle raisonnable?

V.  Analyse

A.  Équité procédurale et crainte raisonnable de partialité

[12]  Le demandeur soulève dans son argumentation que le ton adopté et les propos tenus par la SPR sont inappropriés, de nature à le rabaisser, à le déstabiliser et à créer un climat hostile qui a perduré tout au long de l’audience. Il croît que même s’il était légitime pour la SPR d’exiger qu’il parle assez fort en témoignant, elle ne pouvait pas le sommer de « parler fort comme en homme ». Il croît également que le décideur de la SPR n’aurait pas dû menacer d’interrompre l’audience jusqu’à ce qu’il parle assez fort. Le demandeur soumet que ces propos étaient méprisants, empreints de stéréotypes et ont donné l’impression que la décision à son égard avait déjà été prise.

[13]  Le demandeur ajoute que la décision n’est pas valide, puisqu’il y a un accroc à l’équité procédurale. Il cite la décision Cardinal c Directeur de l'Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643 à l’appui de son argument.

[14]  En réplique au défendeur, le demandeur souligne que le Ministre a fait abstraction des termes utilisés par le décideur administratif : « Ce n’est pas à l’interprète de donner votre témoignage, c’est à vous de le faire et vous devez le faire à une voix haute pour que le Tribunal et le microphone et votre conseil puissent vous entendre clairement ».

[15]  Le défendeur soumet que la crainte de partialité doit être soulevée à la première occasion et que sinon il y a renonciation de la soulever (Varatharajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 746). Le défendeur argue que le demandeur aurait dû demander au décideur de la SPR de se récuser.

[16]  Le défendeur croit qu’il convient de lire les motifs ou les interventions du tribunal dans leur ensemble à la place d’isoler un mot ou une phrase (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Ragupathy, 2006 CAF 151). Le défendeur soumet que les demandes répétées du tribunal au demandeur afin qu’il parle plus fort ne démontrent pas, en soi, une attitude partiale. Il ajoute que rien dans la décision ne laisse entendre que la SPR a tiré une conclusion de crédibilité négative à cause du fait que le demandeur ne parlait pas assez fort.

[17]  Le défendeur soumet qu’une allégation de partialité met en doute l’intégrité du tribunal et que le critère à appliquer est celui d’une « personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique » (Llana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1450 au para 16; R. c S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484 au para 31; Committee for Justice and Liberty c Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la p 394). Il ajoute que les motifs de crainte doivent être sérieux (Arthur c Canada (Procureur général), 2001 CAF 223 au para 8), mais que le demandeur n’a présenté que des impressions et non des preuves concrètes.

[18]  Les parties s’entendent qu’un accroc à l’équité procédurale invalide la décision administrative. Considérant que la SPR exerce une fonction quasi-judiciaire, le test applicable pour déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité est celle de la personne raisonnable et bien renseignée (Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25; Newfoundland Telephone Co. c Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 RCS 623) :

[À] quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

[19]  Cela étant dit, le fait que des propos soient inappropriés ne démontre pas en soi que le décideur administratif a un parti pris.  Est-ce que le demandeur allègue que le décideur a un parti pris contre les réfugiés? Est-ce que le demandeur allègue que le décideur a un parti pris contre les Haïtiens? Est-ce que le décideur a un parti pris contre les hommes qui ne parlent pas fort? Le demandeur ne s’explique pas.

[20]  Également, il est même loisible à un décideur administratif de tirer une inférence négative de crédibilité du fait qu’un témoin ne parle pas assez fort. Dans le livre de Gilles Renaud, L’Évaluation du témoignage : un juge se livre, Montréal, Édition Yvon Blais, 2008, on explique d’ailleurs que la voix, le ton, l’apparence du témoin, la bravade, la manifestation de la surprise, les rougeurs, les regards, les hésitations, les tremblements du visage et du corps sont certains des éléments qui sont évalués lors d’un témoignage de vive voix. En l’absence d’une preuve d’handicap ou de problèmes médicaux, le fait qu’une personne ne parle pas assez fort peut être pris en compte par le décideur.

[21]  Pour déterminer si le décideur a un parti pris, il s’agit donc de se demander si une personne raisonnable aurait une crainte que le décideur administratif a non pas évalué le témoignage devant lui, mais a implicitement un préjugé contre celui qui témoigne. Ce préjugé pourrait être contre un homme qui ne parle pas assez fort.

[22]  Dans le cas présent, cette Cour est satisfaite que le décideur de la SPR est impartial de telle sorte qu’il n’y a pas de crainte de partialité d’une personne raisonnable. Le témoignage reproduit dans le dossier certifié du ministre montre que le décideur de la SPR a demandé à maintes reprises au demandeur d’hausser la voix. Ce que le décideur de la SPR a dit est clairement inapproprié, mais ne démontre pas de la partialité. Le décideur de la SPR voulait entendre pour comprendre, mais cela est insuffisant pour affirmer que son impartialité est mise en cause.

B.  Raisonnabilité de la décision

[23]  La norme de contrôle d’une décision rendue par un tribunal spécialisé est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa]). La tâche d’un tribunal judiciaire est de vérifier la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

[24]  Dans le cas présent, la décision de la SPR paraît suffisamment justifiée et intelligible. La SPR est expert dans son domaine et il lui est loisible de conclure que l’histoire du demandeur est invraisemblable. Au surplus, le fait que le demandeur change la raison pour laquelle son beau-père le pourchasse dans les différentes versions de son FDA et le fait qu’il ne confirme pas à l’audience toutes les raisons qu’il a données dans les deux versions différentes de son formulaire portent gravement atteinte à sa crédibilité.

VI.  Conclusion

[25]  Pour les motifs mentionnés ci-dessus, la Cour conclut que la décision de la SPR est raisonnable et par ce fait rejette la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT au dossier IMM-5837-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5837-18

 

INTITULÉ :

WOLKY MARCELIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 novembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Souad Hamida

 

Pour le demandeur

 

Sonia Bédard

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Souad Hamida

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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