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Date : 20191210


Dossiers : IMM‑5813‑18

IMM‑5814‑18

Référence : 2019 CF 1574

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

Dossier : IMM‑5813‑18

ENTRE :

EDWIN ROBERTO MEDINA CERRATO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM‑5814‑18

ENTRE :

EDWIN ROBERTO MEDINA CERRATO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Edwin Roberto Medina Cerrato (le demandeur) séjourne au Canada de manière intermittente depuis 2013 grâce à divers permis de travail. En mai 2017, il a été établi qu’il travaillait pour un employeur différent de celui inscrit sur son permis de travail fermé. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a par conséquent pris une mesure de renvoi contre lui. Le demandeur a alors présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH) ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (demande d’ERAR).

[2]  L’agent d’immigration supérieur (l’agent) a refusé la demande d’ERAR du demandeur le 18 septembre 2018, puis il a aussi rejeté sa demande CH le 24 septembre suivant. Le demandeur sollicite à présent le contrôle judiciaire de ces deux décisions en faisant valoir un certain nombre de motifs, à savoir que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve documentaire ni des éléments de preuve portant sur les conditions dans le pays, et qu’il a, de ce fait, rendu des décisions déraisonnables. Les deux demandes portant les numéros IMM‑5813‑18 (ERAR) et IMM‑5814‑18 (CH) ont été instruites conjointement.

[3]  Je ferai droit à ces demandes de contrôle judiciaire pour les motifs qui suivent.

II.  Faits

A.  Demandeur

[4]  Le demandeur, qui est né le 1er janvier 1986 au Honduras, s’est marié le 14 avril 2012; lui et son épouse ont un seul fils, né le 15 mai 2013. Le demandeur soutient que sa famille a toujours été active en politique, et qu’il l’est lui-même depuis son jeune âge. Son père, un ancien conseiller local, est membre du Parti libéral, tandis que sa mère est membre du Parti national, pour lequel elle agit aussi comme secrétaire.

[5]  Le demandeur, qui est actuellement membre du parti Liberté, ou LIBRE, dit avoir reçu des menaces de membres du Parti national au pouvoir; il précise qu’il a toujours critiqué ouvertement ce parti, notamment sur des sujets comme la corruption et la mauvaise gestion des biens de l’État. Il affirme qu’entre 2010 et 2014, il a manifesté devant le Congrès, la résidence présidentielle et l’Université pédagogique nationale. Comme je l’indique plus loin, il a également déposé une plainte auprès du procureur général du Honduras, dans laquelle il alléguait qu’un membre du Parti national avait essayé, en 2016, de l’extorquer, lui et ses collègues.

[6]  Le demandeur est initialement entré au Canada en 2013 au titre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. D’après sa demande d’ERAR, il est retourné au Honduras en 2014 pour une courte période. Il y est reparti en 2016, cette fois pour aider son épouse et son enfant — qui vivaient alors dans une région peu sûre — à déménager plus près de chez ses parents. Le demandeur affirme que durant son séjour de 2016 au Honduras, il a travaillé brièvement comme chauffeur pour l’institut de conservation forestière hondurien. Il soutient que lui et ses collègues ont été congédiés après avoir refusé de verser un pot‑de‑vin pour garder leur emploi. Ils ont ensuite déposé une plainte auprès du procureur général.

[7]  Le demandeur affirme également qu’autour de cette période, il a été cambriolé par quatre hommes armés qui ont menacé de s’en prendre à son épouse et à son enfant s’il ne quittait pas le pays. Le demandeur a signalé cet incident aux autorités. D’après lui, il s’agissait d’attaques politiques dues à ses opinions dissidentes connues, de même qu’à l’influence illicite de Carlos Gaitan, décrit par le demandeur comme un homme d’affaires corrompu entretenant des liens avec le Parti national. Le demandeur soutient en outre que M. Gaitan continue de le menacer par l’intermédiaire de sa mère, qui, comme je l’ai déjà mentionné, est membre et secrétaire du Parti national.

[8]  À son retour au Canada en 2016, le demandeur a découvert que son ancien employeur l’avait remplacé. Ignorant que son permis de travail était un permis fermé, il a cherché du travail auprès d’un autre employeur. Le 9 mai 2017, l’ASFC a découvert que le demandeur travaillait pour cet autre employeur et a pris une mesure de renvoi contre lui.

[9]  Le demandeur a soumis une demande CH le 22 mars 2018, et sa demande d’ERAR le 31 mai suivant. La demande CH était basée sur son établissement au Canada, sur les difficultés auxquelles il se heurterait au Honduras en raison de ses opinions politiques et sur l’intérêt supérieur de son fils, qu’il soutient financièrement grâce à son travail au Canada. Dans sa demande d’ERAR, il invoquait une crainte de persécution fondée sur ses opinions politiques, comme en témoignaient une série de messages Facebook critiques envers le gouvernement hondurien, ses autres activités de militant, l’influence illicite de M. Gaitan au sein du Parti national ainsi que les incidents de cambriolage et de congédiement.

B.  Conditions au Honduras

[10]  En l’espèce, il est utile d’exposer d’emblée le contenu de la preuve objective sur la situation dans le pays ainsi que les profils de risque propres au Honduras. Comme l’a admis l’avocat du défendeur à l’audience, [TRADUCTION] « la situation est très mauvaise au Honduras en ce moment », et [TRADUCTION] « le Honduras n’est pas un endroit à visiter ». À en croire les renseignements figurant dans le cartable national de documentation (CND), il est possible que ces admissions soient même en deçà de la vérité.

[11]  Comme le fait remarquer le demandeur, le CND de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) renferme 1 395 pages de documents publics qui traitent des conditions dans le pays, et parmi lesquels figure un rapport de mission d’étude daté de février 2018. Il est noté dans ce document que « [l]e Honduras est […] considéré comme l’un des pays les plus violents parmi ceux qui ne sont pas en guerre » (sous la rubrique « Aperçu »). Par ailleurs, « des dirigeants sociaux, des militants étudiants et des journalistes subissent de l’intimidation de la part de représentants de l’État et d’organisations criminelles », tandis que les activistes politiques et ceux qui luttent contre la corruption sont traités de manière semblable. Le rapport de mission d’étude mentionne également que les jeunes au Honduras doivent souvent choisir entre adhérer à des gangs de rue ou prendre la fuite, ce qui amène certains parents à confiner leurs enfants à la maison. Toujours d’après le rapport, les enquêtes criminelles sont inefficaces, et la population se méfie du système de justice. De surcroît, il est rapporté que le gouvernement est de connivence avec des organisations criminelles, y compris des gangs. Enfin, on peut lire dans le rapport de mission d’étude qu’« un nombre élevé de rapatriés ont été tués peu de temps après leur retour au Honduras ».

[12]  Un autre document contenu dans le CND confirme que [traduction] « les garçons et les jeunes hommes [au Salvador et au Honduras] continuent d’être recrutés de force par des gangs », et que ceux fuyant le Honduras ne croient pas que les autorités puissent les protéger, ce qui n’est pas surprenant au vu de [TRADUCTION] « l’impunité [qui y] demeure la règle » (Amnistie Internationale, Un retour difficile : Le rôle du Guatemala, du Honduras et du Salvador dans une crise des réfugiés de plus en plus grave, Londres, R.‑U. : Amnesty International Ltd., 2016, aux pp. 17 et 22 [Un retour difficile]). Ce document indique aussi que la police nationale hondurienne [TRADUCTION] « est en train d’être soumise à une épuration de plus », à l’issue de laquelle plus de cent officiers haut gradés ont été congédiés en raison d’accusations de corruption (Un retour difficile, précité, à la p. 22).

[13]  Un autre document mentionne qu’au Honduras, comme dans de nombreux autres États dans le monde, la corruption [TRADUCTION] « constitue le système d’opération de réseaux sophistiqués qui relient les secteurs public et privé et les criminels purs et durs ». On y ajoute que [TRADUCTION] « [l]a corruption est intégrée au fonctionnement des institutions de ces pays » (Sarah Chayes, When Corruption is the Operating System : The Case of Honduras [La corruption comme système d’opération : Le cas du Honduras] (Washington, D.C., Dotation Carnegie pour la paix internationale, 2017, aux p. 3 et 4). Un dernier document pertinent fait état de menaces et d’attaques ciblant, entre autres, des activistes du parti Liberté et leurs familles (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Honduras [Principes directeurs relatifs à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires du Honduras], UN Doc HCR/EG/HND/16/03, 27 juillet 2016, aux p. 59 et 60).

[14]  Le demandeur a également fourni à l’agent des articles de presse portant sur l’assassinat d’un sympathisant du parti Liberté (article de Digital Freedom, « Three supporters of the opposition Alliance and one missing leave military persecution », [Trois partisans de l’alliance d’opposition et un disparu échappent à la persécution militaire], Digital Freedom (janvier 2018)), et sur l’agitation politique générale ayant entouré les élections honduriennes de 2017 (article de Sarah Kinosian, « Families fear no justice for victims as 31 die in Honduras post‑election violence » [Les familles craignent que justice ne soit pas rendue aux victimes alors que 31 personnes sont mortes au Honduras dans la foulée des violences ayant suivi les élections], The Guardian (2 janvier 2018)).

C.  Décision relative à l’ERAR

[15]  Le 18 septembre 2018, l’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur. Il a estimé que ce dernier ne serait pas exposé à de la persécution, à un risque de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de peine cruelle et inusitée s’il retournait au Honduras.

[16]  L’agent a reconnu que le demandeur était membre du parti Liberté. Cependant, rien n’indiquait, selon lui, que les messages Facebook présentés en preuve étaient accessibles ou consultés par le public. Il les a donc jugés insuffisants pour établir que le demandeur était un activiste politique connu publiquement, et ne leur a accordé que peu de poids. L’agent a pris note des éléments de preuve soumis quant aux pratiques de corruption de M. Gaitan, mais il n’a pas formulé d’autres commentaires sur la question. Il a également mentionné le rapport de congédiement du demandeur et la plainte déposée par celui-ci à la suite du cambriolage, sans toutefois accorder de poids à ces deux éléments, car il n’était pas convaincu que les incidents en question découlaient des opinions politiques du demandeur.

[17]  L’agent n’a pas davantage accordé de poids aux lettres soumises par le frère et la mère du demandeur au sujet de ces incidents. En effet, ces lettres indiquaient une date de cambriolage inexacte, qui correspondait plutôt à celle de l’établissement du rapport de police, et elles ne précisaient pas comment le frère et la mère avaient appris que M. Gaitan était à l’origine du cambriolage. Enfin, l’agent a fait remarquer que les documents relatifs au pays qui avaient été produits faisaient état d’un risque généralisé, qui n’était pas directement lié aux circonstances du demandeur. Pour tous ces motifs, il a estimé que la preuve objective n’était pas suffisante pour établir que le demandeur serait exposé à de la persécution ou à tout autre danger ou risque susceptible de faire de lui une personne à protéger.

D.  Décision sur la demande CH

[18]  Le 24 septembre 2018, l’agent a rejeté la demande CH du demandeur après avoir estimé qu’il n’était pas justifié de lui octroyer une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a accordé peu de poids au facteur de l’établissement au Canada du demandeur ainsi qu’à celui des difficultés auxquelles il se heurterait au Honduras, et un poids modéré à l’intérêt supérieur de son fils.

[19]  S’agissant de l’établissement du demandeur au Canada, l’agent a pris note des lettres de soutien présentées, mais a aussi fait remarquer qu’aucun document attestant son autonomie financière n’avait été soumis. Pour l’agent, le degré d’établissement était tout bonnement [TRADUCTION] « typique […] d’une personne se trouvant dans une situation semblable ».

[20]  Au chapitre des difficultés, l’agent a mentionné de nouveau les messages Facebook qui lui avaient été soumis, et a rappelé, dans ses grandes lignes, la déclaration du demandeur concernant certaines de ses autres activités politiques au Honduras. Cependant, l’agent a noté qu’aucun élément n’avait été produit pour étayer ces autres activités politiques. D’après lui, la preuve objective attestant la participation du demandeur à des manifestations politiques publiques était insuffisante pour établir que le Parti national lui causerait des difficultés. L’agent a de nouveau écarté le rapport de congédiement et la plainte pour cambriolage, car il n’était pas convaincu que ces incidents aient été motivés par des raisons politiques. L’agent a également estimé que les préoccupations du demandeur quant à ses perspectives d’emploi médiocres et au risque d’être socialement désavantagé représentaient des conséquences normales d’un renvoi, et étaient inhérentes au fait de devoir s’intégrer et s’établir de nouveau.

[21]  Pour ce qui est de l’intérêt supérieur du fils du demandeur, l’agent n’était pas persuadé que le retour de celui-ci au Honduras serait préjudiciable au point d’aller à l’encontre de l’intérêt supérieur de son fils. Il était plutôt convaincu que le demandeur pourrait continuer à subvenir aux besoins de son enfant s’il retournait là-bas. L’agent n’a pas directement abordé les préoccupations du demandeur en ce qui concerne l’absence de prestations sociales et les lacunes en matière de soins de santé et d’instruction appropriés au Honduras.

[22]  L’agent a reconnu que le Canada [TRADUCTION] « pouvait être considéré comme un milieu de vie plus souhaitable », et que le fils du demandeur [TRADUCTION] « pourrait bénéficier de meilleures perspectives d’avenir et jouir d’un plus grand confort au Canada qu’au Honduras ». Cependant, l’agent a noté que l’avantage socio-économique que procurait le Canada comparativement au Honduras n’était pas un facteur déterminant dans la demande.

III.  Question à trancher et norme de contrôle

[23]  La question dont la Cour est saisie consiste à savoir si les décisions sont raisonnables. La norme de contrôle applicable à l’égard des décisions ERAR et CH est celle du caractère raisonnable de la décision (Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, au par. 32; Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1005, au par. 25; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 44; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 988, au par. 24). La norme du caractère raisonnable exige que l’évaluation de l’agent soit justifiée, transparente et intelligible et que la décision appartienne aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47.

IV.  Analyse

[24]  J’aimerais indiquer d’emblée que des étudiants de la faculté de droit de l’Université de Windsor ont contribué à la rédaction des demandes ERAR et CH du demandeur. Il serait négligent de ma part que de passer sous silence les efforts ayant été consacrés à la préparation des observations présentées à l’agent par le demandeur, et j’aimerais souligner que les observations en question formaient un dossier qui s’est avéré très utile pour la Cour. Pour les raisons exposées ci-dessous, j’estime que les motifs sommaires fournis par l’agent dans les deux décisions ne tenaient tout simplement pas compte de la preuve étoffée qui lui avait été présentée.

[25]  J’observe également que selon le défendeur, en invoquant dans sa demande CH les risques politiques qu’il courait afin d’établir qu’il ferait face à des difficultés, le demandeur s’est trouvé à admettre qu’il n’était pas à risque, suivant les critères plus exigeants applicables à sa demande d’ERAR fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Cet argument est totalement infondé. Comme l’a noté l’agent dans la décision CH, les facteurs visés aux articles 96 et 97 de la LIPR ne peuvent être considérés comme faisant partie des considérations d’ordre humanitaire. Le demandeur a donc eu raison d’adapter ses observations en fonction des normes applicables à chaque demande et de présenter comme une difficulté le risque politique auquel il croyait être exposé.

[26]  Bien que les motifs donnent à penser que l’agent n’était pas convaincu du caractère suffisant des éléments de preuve présentés, les raisons qu’il a données pour rejeter la preuve documentaire ou ne lui accorder que peu de poids ne sont ni justifiées, ni transparentes, ni intelligibles. À ce titre, les décisions par lesquelles il a refusé les deux demandes n’appartiennent pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, les deux décisions sont déraisonnables.

A.  Dossier IMM‑5813‑18 : Décision relative à l’ERAR

[27]  S’agissant de la décision relative à l’ERAR, le demandeur fait valoir que l’agent a tiré des conclusions déraisonnables, et qu’il lui incombait d’effectuer une recherche indépendante sur les conditions au Honduras. Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de se concentrer uniquement sur ses activités revendicatrices sur les médias sociaux, en ignorant non seulement toutes les autres formes d’activités de ce type dont il avait fait état, mais aussi son profil en tant que personne ayant déposé une plainte pour extorsion de fonds à l’encontre d’une personne affiliée au Parti national.

[28]  Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour l’agent de refuser d’accorder le moindre poids au rapport de congédiement, à la plainte pour cambriolage ou aux lettres de sa mère et de son frère. En outre, selon le demandeur, l’agent a omis de prendre en compte d’importants éléments de preuve documentaire concernant les conditions au Honduras, et n’a donc effectué qu’une analyse sommaire du risque, pour conclure, de manière déraisonnable, que le demandeur était uniquement exposé à un risque généralisé au Honduras.

[29]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que l’agent s’arrête aux messages Facebook, car il s’agissait des seules activités revendicatrices que le demandeur ait étayées par des éléments de preuve. Il ajoute que l’agent a raisonnablement écarté le rapport de congédiement et la plainte pour cambriolage, dans la mesure où le demandeur n’avait effectué aucun suivi quant à leur issue. Le défendeur ajoute que c’est au demandeur qu’il incombe d’expliquer pour quelles raisons l’agent se devait de mentionner certains documents relatifs aux conditions dans le pays; il cite à cet égard la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (CF), aux par. 15 à 17. Aux yeux du défendeur, l’agent n’était pas tenu d’effectuer des recherches supplémentaires, car pareilles recherches ne sont requises que si elles « [auraient] fourni des renseignements contraires qui auraient dû être pris en compte » (Jessamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 20, aux par. 81 et 82).

[30]  À mon avis, l’analyse des risques effectuée par l’agent est déraisonnable, et à ce titre, la décision ne peut être maintenue. L’agent n’a pas qualifié correctement le profil de risque du demandeur ni la situation au Honduras. Par conséquent, son analyse des risques est inintelligible.

[31]  Il est bien établi que les décideurs ne sont pas tenus de mentionner chaque élément de preuve examiné ni d’expliquer la manière dont ils les ont traités (Cepeda‑Gutierrez, au par. 16). Cependant, lorsqu’il expédie quelque 1 395 pages d’éléments de preuve sur les conditions dans le pays en seulement neuf paragraphes faisant à peine une page, et que certains de ces éléments de preuve remettent en question une telle analyse succincte, les déclarations du décideur selon lesquelles il [TRADUCTION] « a lu et examiné attentivement l’ensemble des documents présentés qui appuient la demande et s’y rapportent » et [TRADUCTION] « examiné toute [la documentation sous forme d’articles de presse et de sources de recherche décrivant le climat politique actuel au Honduras] présentée dans le contexte de l’évaluation des conditions dans le pays » ne peut suffire à rendre la décision intelligible. Par ailleurs, la conclusion de l’agent portant que ces documents sont [TRADUCTION] « de portée générale et n’établissent pas un lien direct avec les circonstances personnelles du demandeur » est déraisonnable, pour les motifs ci-après.

[32]  Les observations soumises par le demandeur à l’agent comprenaient notamment l’article de journal mentionné dans la section consacrée aux conditions dans le pays, ci-dessus, où l’on rapportait le décès d’un sympathisant du parti Liberté. Le demandeur a aussi confirmé dans ses observations son appartenance à ce parti. À l’audience, l’avocat du défendeur s’est attardé sur un mot dans l’article qui donnait à penser que le sympathisant en question était un [TRADUCTION] « militant », afin de faire valoir que l’agent pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’était pas exposé à un risque semblable, étant donné qu’il n’était pas un [TRADUCTION] « militant ».

[33]  Premièrement, je noterai que la phrase en question indique que [TRADUCTION] « plusieurs camarades ont affirmé que sa mort violente découle de son militantisme au sein de la formation politique ». Il s’agit là d’une information insuffisante pour comparer le profil et les activités de cette victime à ceux du demandeur. Deuxièmement, même à supposer que je suive pareil raisonnement, on n’en trouve pas trace dans la décision de l’agent. De fait, l’avocat du défendeur en a parlé comme d’une éventualité dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. En l’espèce, cet élément de preuve particulier était suffisamment important pour que son omission des motifs permette de conclure que la décision a été rendue sans égard à la preuve (Cepeda‑Gutierrez, au par. 17).

[34]  Par ailleurs, l’agent a ainsi traité des allégations du demandeur concernant M. Gaitan :

[traduction]

Le demandeur a présenté des coupures de presse concernant les tractations illicites [de] Carlos Gaitan, un individu qu’il décrit comme un baron de la drogue, un homme d’affaires corrompu et un gangster. Il affirme que M. Gaitan est un représentant local puissant du Parti national dans sa ville, qui sait que ses actes de corruption ont été dénoncés publiquement par le demandeur. Il affirme en outre que M. Gaitan connaît sa mère, étant donné qu’elle est membre du Parti national et qu’il s’est servi d’elle pour lui transmettre des messages de menace.

[35]  Le paragraphe précédent ne contient ni analyse ni conclusion. L’agent cite le demandeur, mais ne revient jamais par la suite sur les allégations de ce dernier à l’encontre de M. Gaitan, pas plus qu’il n’examine celles suivant lesquelles M. Gaitan l’aurait menacé par l’intermédiaire de sa mère. L’agent semble avoir totalement écarté ces allégations, sans aucune explication. À la lumière de ma précédente conclusion selon laquelle la décision de l’agent est inintelligible parce qu’elle ignore les observations du demandeur et la preuve documentaire, cette absence d’analyse est tout aussi troublante.

[36]  Enfin, l’agent n’a accordé aucun poids aux lettres rédigées par la mère et le frère du demandeur, au motif que la date du cambriolage qu’elles indiquaient était erronée et qu’elles n’expliquaient pas comment la mère ou le frère avait su que M. Gaitan était responsable de l’incident. Premièrement, il n’est pas contesté que les deux lettres indiquent erronément la date du rapport de police comme étant celle du cambriolage. Cependant, comme ni la mère ni le frère du demandeur n’ont physiquement assisté à l’attaque, je ne suis pas convaincu que cette erreur de date soit cruciale au point de justifier de n’accorder aucun poids aux lettres. Deuxièmement, insister sur le fait que les lettres en question ne précisent pas comment leurs auteurs ont découvert la responsabilité de M. Gaitan à l’égard du cambriolage revient à les écarter pour ce qu’elles ne disent pas, plutôt que pour ce qu’elles disent (Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 464, aux par. 22 et 23). D’ailleurs, les deux lettres fournissent beaucoup plus de renseignements que la seule déclaration voulant que M. Gaitan ait été responsable du cambriolage. Il est déraisonnable de n’accorder aucun poids aux deux lettres — et à l’ensemble de leur contenu — à cause d’une chose qui n’y est pas mentionnée.

[37]  Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent concernant l’ERAR est déraisonnable.

B.  Dossier IMM‑5814‑18 : Décision CH

[38]  S’agissant de la décision CH, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en se concentrant uniquement sur ses activités revendicatrices sur Facebook et en ignorant toutes les autres formes d’activités de ce type dont il a fait état. Il a également ignoré son profil en tant que fils d’un politicien de l’opposition et de personne ayant déposé une plainte pour extorsion contre une personne affiliée au Parti national. Le demandeur soutient également que l’agent a déraisonnablement omis de tenir compte d’importants éléments de preuve documentaire concernant les conditions au Honduras, et que l’évaluation sommaire qu’il a faite de l’intérêt supérieur de son fils était erronée.

[39]  Le défendeur fait valoir que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent est raisonnable, et qu’elle a mené à la conclusion que les conditions au Honduras n’étaient pas suffisamment préjudiciables à l’intérêt supérieur du fils du demandeur pour justifier une dispense. Toujours d’après le défendeur, le demandeur n’a pas indiqué quels documents relatifs aux conditions dans le pays n’ayant pas été mentionnés dans les observations de l’agent auraient dû l’être dans la décision. En outre, il estime que le demandeur demande ici à la Cour de procéder à une nouvelle pondération de la preuve dont disposait l’agent.

[40]  À mon avis, l’analyse des difficultés effectuée par l’agent est déraisonnable et, à ce titre, la décision ne peut être maintenue.

[41]  Je noterai d’abord que le demandeur affirme à tort que l’agent s’est concentré uniquement sur ses activités revendicatrices sur Facebook dans la décision CH. En fait, l’agent a pris note de ses autres activités revendicatrices, mais il a indiqué qu’aucune preuve susceptible de les corroborer n’avait été présentée. Toutefois, pour bon nombre de raisons identiques, l’analyse des difficultés réalisée dans le cadre de la demande CH est tout aussi déraisonnable que l’évaluation des risques relative à l’ERAR.

[42]  Le demandeur a formulé ses observations relatives aux difficultés à peu près dans les mêmes termes que celles soumises dans le cadre de l’analyse du risque au titre de l’ERAR. Il a invoqué les difficultés auxquelles il serait exposé en tant que membre d’un parti politique d’opposition critique envers le gouvernement actuel. L’analyse des conditions régnant au Honduras, que l’agent a expédiée en cinq petits paragraphes, ne tient pas dûment compte des observations du demandeur.

[43]  L’agent n’était [TRADUCTION] « pas convaincu que des difficultés découleraient de l’activisme politique [du demandeur] ». Seulement, il ne s’est jamais référé aux documents susmentionnés concernant les conditions dans le pays, lesquels documents donnent à penser que les opinions politiques peuvent entraîner des difficultés. Comme l’agent n’a cité aucun de ces éléments de preuve, il est impossible de savoir s’il a même effectué une telle analyse.

[44]  La décision ne peut refléter une pondération raisonnable des facteurs d’ordre humanitaire si l’un des facteurs en question n’a pas été adéquatement analysé. À ce titre, je ne suis pas convaincu par l’affirmation du défendeur selon laquelle le demandeur demande tout bonnement à la Cour de procéder à une nouvelle pondération des éléments de preuve. Le demandeur prie plutôt la Cour de reconnaître, comme elle en a la compétence, que rien n’indique que certains éléments de preuve essentiels ont été examinés, et de renvoyer l’affaire de manière à ce qu’un autre agent puisse pondérer adéquatement les différents éléments de preuve.

[45]  Compte tenu de cette conclusion, je ne crois pas nécessaire d’aborder les observations du demandeur sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Les conditions dans le pays susceptibles d’entrer en ligne de compte dans l’analyse relative à ce facteur sont résumées plus haut, mais il ne me paraît pas nécessaire d’analyser les conclusions de l’agent à cet égard.

[46]  Pour ces motifs, je conclus que la décision CH de l’agent est déraisonnable.

V.  Question certifiée

[47]  Il a été demandé aux avocats de chacune des parties si des questions devaient être certifiées. Ils ont chacun répondu qu’aucune ne se pose, et je suis d’accord.

VI.  Conclusion

[48]  Il est fait droit aux demandes de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑5813‑18 et 5814‑18

LA COUR STATUE que :

  1. Les décisions soumises au contrôle sont infirmées, et les dossiers sont renvoyés à un autre agent pour qu’il rende de nouvelles décisions sur ceux-ci.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de janvier 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5813‑18

 

INTITULÉ :

EDWIN ROBERTO MEDINA CERRATO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER :

IMM‑5814‑18

 

INTITULÉ :

EDWIN ROBERTO MEDINA CERRATO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 AOÛT 2019

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 10 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

POUR Le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campigotto Law Firm

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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