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Date : 20191210


Dossier : IMM‑930‑19

Référence : 2019 CF 1578

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2019

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

KASHIF SARFRAZ

NAIMA KASHIF

MUHAMMAD AHMAD

MUHAMMAD HAAD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Monsieur Kashif Sarfraz, le demandeur principal [parfois DP] est un citoyen pakistanais. Après avoir reçu une offre d’emploi comme superviseur des ventes au détail/du commerce de détail de Husky Travel Centre, un employeur basé en Saskatchewan qui exploite des stations‑service, il a obtenu, après l’avoir demandée, la désignation requise pour pouvoir soumettre une demande de résidence permanente au titre du Programme des candidats à l’immigration de la Saskatchewan [PCIS], dans la catégorie des travailleurs qualifiés de l’étranger ayant obtenu une offre d’emploi. D’après Emploi et Développement social Canada [EDSC], le poste de « superviseur du commerce de détail » relève du niveau de compétence B dans la Classification nationale des professions [CNP].

[2]  M. Sarfraz a présenté une demande de résidence permanente à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] sur la base de sa désignation provinciale et a inscrit son épouse et ses deux enfants mineurs comme personnes à sa charge. Sa demande a été transmise aux fins de traitement au Haut Commissariat du Canada à Londres (Royaume‑Uni).

[3]  Le 19 décembre 2016, le Haut Commissariat a envoyé à M. Sarfraz une lettre d’équité procédurale [lettre d’équité]. Dans cette lettre, l’agent des visas initialement chargé d’évaluer le dossier notait qu’un emploi attendait toujours M. Sarfraz, mais il soulevait une préoccupation liée au fait que ce dernier ne possédait pas les compétences linguistiques requises par cet emploi, eu égard au résumé du poste de superviseur des ventes au détail affiché par EDSC sur le Guichet emplois du gouvernement du Canada. Après avoir déterminé les résultats de M. Sarfraz selon les niveaux de compétence linguistique canadiens [NCLC] à partir de ceux qu’il avait obtenus dans le International English Language Testing System [IELTS], l’agent a conclu que ses compétences en termes d’expression orale [NCLC 5] et d’expression écrite [NCLC 6] étaient moyennes, tandis que celles en matière de compréhension de l’écrit [NCLC 4] et de compréhension de l’oral [NCLC 4] étaient élémentaires. L’agent a estimé, en s’appuyant sur l’évaluation d’EDSC, qu’un poste de superviseur du commerce de détail nécessiterait une maîtrise « moyenne à pointue » de l’anglais.

[4]  Dans sa réponse à la lettre d’équité, M. Sarfraz contestait la pertinence, la méthode et le résultat de l’évaluation de l’agent en ce qui touchait la question de savoir s’il possédait des compétences linguistiques suffisantes pour pouvoir travailler comme superviseur des ventes au détail/du commerce de détail. Il a soumis de meilleurs résultats linguistiques pour montrer que ses compétences en matière d’expression orale, d’expression écrite, de compréhension orale et de compréhension écrite s’étaient encore améliorées depuis sa demande initiale, ainsi qu’une analyse axée sur les tâches comparant les tâches qu’il serait appelé à remplir en tant que superviseur des ventes au détail/du commerce de détail avec ses compétences avérées fondées sur les NCLC. Il a également mentionné le Programme des travailleurs de métiers spécialisés [PTMS] (fédéral), à l’égard duquel des NCLC de niveau 4 sont jugés suffisants pour s’acquitter de tâches dont la complexité relève, selon EDSC, du niveau 4, laissant entendre par là qu’il était arbitraire d’exiger une aptitude linguistique supérieure au minimum. Quelques mois après cette réponse initiale, M. Sarfraz a de nouveau fourni des résultats IELTS à jour démontrant qu’il se situait dans l’intervalle moyen des NCLC [résultats équivalents à des NCLC de niveau 6] dans tous les domaines.

[5]  Le 21 mars 2018, un deuxième agent des visas [l’agent] a examiné le dossier, y compris la preuve et les observations additionnelles de M. Sarfraz. Le 14 décembre 2018, cet agent a refusé, en vertu du paragraphe 87(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR], la demande de résidence permanente de M. Sarfraz au titre du PCIS pour manquement aux exigences prévues au paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Cet agent estimait également que M. Sarfraz ne pouvait pas réussir son établissement économique en raison de ses aptitudes en anglais.

[6]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire visant la décision de l’agent datée du 14 décembre 2018 est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

II.  Décision contestée

[7]  Les motifs détaillés pour lesquels l’agent a refusé la demande de résidence permanente de M. Sarfraz figurent dans les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC]. L’agent a pris acte des éléments suivants : les documents à jour de M. Sarfraz, y compris les nouveaux résultats IELTS attestant une amélioration constante, les observations de son avocat, sa lettre, la lettre de soutien de Mian Sajid [l’employeur prospectif de M. Sarfraz], des relevés bancaires, le certificat de formation de Naima Kashif [l’épouse de M. Sarfraz] en maquillage commercial et ses références d’emploi dans un salon de beauté, une estimation de ses bijoux, et différentes ressources provenant des sites d’IRCC et du Guichet emplois. Relevant l’opposition de M. Sarfraz à la terminologie employée dans la lettre d’équité [élémentaire/moyen/pointu], l’agent a aussi expliqué que ces termes renvoyaient au [TRADUCTION] « sens généralement attribué » par IRCC aux intervalles. Il a néanmoins accepté d’utiliser, dans les notes du SMGC, la terminologie propre aux NCLC [élémentaire/intermédiaire/avancé] pour éviter toute confusion, ajoutant que [TRADUCTION] « l’évaluation effectuée tenait compte des aptitudes indiquées par les résultats des tests linguistiques et qui ont été comparées aux renseignements provenant de la principale source d’information sur l’emploi et le marché du travail du gouvernement du Canada ».

[8]  Prenant acte de l’observation de M. Sarfraz selon laquelle il est en mesure de remplir les tâches d’un superviseur des ventes au détail/du commerce de détail et que les compétences linguistiques minimales requises au titre du PTMS (fédéral) sont moindres que celles qu’il possède, l’agent a estimé que le programme en question n’était pas un comparateur indiqué, étant donné que M. Sarfraz n’a pas l’intention d’exercer un métier spécialisé. Il a ajouté en outre que [TRADUCTION] « les exigences linguistiques minimales […] représentent une norme d’admissibilité », mais que cette norme n’indique pas si, ou de quelle manière, le demandeur réussira son établissement économique.

[9]  L’agent a pris note de l’observation de M. Sarfraz portant que son évaluation axée sur les tâches, antérieure à ses derniers résultats IELTS améliorés, démontre qu’il sera en mesure de remplir les fonctions de son emploi. Estimant toutefois que cette analyse ne prenait pas en compte les compétences propres au niveau 6 des NCLC, l’agent s’est attelé à préciser ce que supposaient de telles compétences. Il a alors conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne qui [TRADUCTION] « occupe un emploi au Canada et qui doit avoir des contacts avec le public et superviser des employés ait une maîtrise avancée de l’anglais ».

[10]  L’agent a résumé la lettre de M. Sarfraz dans laquelle ce dernier garantissait avoir obtenu la confirmation que ses compétences en anglais étaient suffisantes pour le poste, eu égard à son expérience. Il a également souligné les mesures qu’il a prises pour réussir son établissement économique, notamment le fait qu’il a continué de suivre des cours d’anglais et de s’améliorer, qu’il a créé des liens dans la collectivité, qu’il disposait, après son arrivée, d’une somme de 38 000 $ en vue de son établissement, et a noté que son épouse pourrait trouver un emploi au Canada. L’agent a toutefois conclu ce qui suit :

[traduction]

Les termes « établissement » et « établissement économique » ne sont pas interchangeables; les immigrants, comme ceux relevant de la catégorie du regroupement familial et ceux bénéficiant du type de soutien dont pourra apparemment se prévaloir le DP, pourraient réussir à s’établir au Canada sans s’établir économiquement. Comme cela est clairement indiqué dans la lettre d’équité procédurale, les DP relèvent d’une catégorie économique. L’aide à l’établissement susceptible d’être offerte au DP n’atteste pas qu’il est en mesure de réussir son établissement économique.

[11]  L’agent a pris note des contributions potentielles de l’épouse de M. Sarfraz, mais il a estimé que la capacité à réussir son établissement économique ne concernait que le DP et que les contributions de son épouse ne permettaient donc pas d’établir s’il y arriverait. L’agent a également pris note de l’offre d’emploi faite par l’employeur prospectif de M. Sarfraz, notamment la déclaration de M. Saijid selon laquelle [TRADUCTION] « il a engagé d’autres superviseurs de magasin dont les résultats NCLC étaient équivalents ou plus faibles et ils n’ont eu aucune difficulté à faire leur travail ». L’agent a toutefois estimé que [TRADUCTION] « [m]ême si une offre d’emploi peut être un facteur à considérer dans l’évaluation de la capacité d’un demandeur à réussir son établissement économique, elle ne démontre pas nécessairement en soi qu’il possède la capacité en question ». L’agent a écarté la lettre de M. Saijid au motif que le risque pour l’employeur qu’un employé potentiel ne convienne pas est faible, tandis que le demandeur incapable de démontrer qu’il peut réussir son établissement économique dans une période raisonnable entraîne des coûts élevés. L’agent a également fait remarquer que M. Saijid n’a présenté aucun élément de preuve expliquant pourquoi il pensait que les compétences linguistiques de M. Sarfraz étaient [TRADUCTION] « suffisantes », ou établissant qu’il avait précédemment engagé des employés dont les résultats NCLC étaient plus faibles et qui [TRADUCTION] « n’avaient eu aucune difficulté à faire leur travail ».

III.  Questions à trancher

  1. L’agent a‑t‑il contrevenu à l’équité procédurale en suscitant une attente légitime selon laquelle la demande de M. Sarfraz serait acceptée s’il obtenait des résultats moyens relativement aux NCLC, puis en ne remplissant pas cette attente?

  2. La conclusion de l’agent portant que M. Sarfraz ne pouvait pas réussir son établissement économique au Canada était‑elle raisonnable?

IV.  Norme de contrôle

[12]  La question de savoir si l’agent a respecté l’équité procédurale en ce qui touche les attentes légitimes et les avis de changements de procédure est soumise à la norme la mieux reflétée par la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux par. 43 et 44; Mission Institution c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux par. 54 et 55. Les parties ont le droit à ce que le processus soit équitable et neutre, et il revient à la Cour de décider s’il l’a été : S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au par. 100. Comme les deux concepts procéduraux se rapportent à la common law et non à la loi constitutive de l’agent, la Cour est tout aussi capable d’évaluer ce qui est équitable dans les circonstances, et ne doit donc s’imposer aucune retenue en cas d’erreurs procédurales.

[13]  Cela dit, la question de savoir si un demandeur est susceptible de réussir son établissement économique appelle une démarche factuelle et exige une certaine retenue à l’égard des connaissances spécialisées de l’agent. L’appréciation de substitution de l’agent est donc soumise à la norme du caractère raisonnable : Debnath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 904 [Debnath], au par. 8; Wai c Canada, 2009 CF 780 [Wai], au par. 18; Ijaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 920 [Ijaz], au par. 18.

V.  Dispositions pertinentes

[14]  Les agents peuvent refuser une demande de résidence permanente si les conditions prescrites par la LIPR ou le RIPR ne sont pas remplies : paragraphe 11(1) de la LIPR.

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visas et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11 (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

[15]  L’évaluation de la demande de résidence permanente de M. Sarfraz, et la possibilité pour l’agent de substituer son appréciation à la décision, sont régies par l’article 87 du RIPR [non souligné dans l’original.].

87 (1) Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des candidats des provinces est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

87 (1) For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the provincial nominee class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada.

(2) Fait partie de la catégorie des candidats des provinces l’étranger qui satisfait aux critères suivants :

(2) A foreign national is a member of the provincial nominee class if

a) sous réserve du paragraphe (5), il est visé par un certificat de désignation délivré par le gouvernement provincial concerné conformément à l’accord concernant les candidats des provinces que la province en cause a conclu avec le ministre;

(a) subject to subsection (5), they are named in a nomination certificate issued by the government of a province under a provincial nomination agreement between that province and the Minister; and

b) il cherche à s’établir dans la province qui a délivré le certificat de désignation.

(b) they intend to reside in the province that has nominated them.

(3) Si le fait que l’étranger est visé par le certificat de désignation mentionné à l’alinéa (2)a) n’est pas un indicateur suffisant de l’aptitude à réussir son établissement économique au Canada, l’agent peut, après consultation auprès du gouvernement qui a délivré le certificat, substituer son appréciation aux critères prévus au paragraphe (2).

(3) If the fact that the foreign national is named in a certificate referred to in paragraph (2)(a) is not a sufficient indicator of whether they may become economically established in Canada and an officer has consulted the government that issued the certificate, the officer may substitute for the criteria set out in subsection (2) their evaluation of the likelihood of the ability of the foreign national to become economically established in Canada.

(4) Toute décision de l’agent au titre du paragraphe (3) doit être confirmée par un autre agent.

(4) An evaluation made under subsection (3) requires the concurrence of a second officer.

VI.  Analyse

A.  L’agent a‑t‑il contrevenu à l’équité procédurale en suscitant une attente légitime selon laquelle la demande de M. Sarfraz serait acceptée s’il obtenait des résultats moyens relativement aux NCLC, puis en ne remplissant pas cette attente?

[16]  La Cour suprême du Canada a décrit la portée de la doctrine des attentes légitimes dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au par. 95, citant DJM Brown et JM Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada [feuillet mobile], à §7:1710 :

La caractéristique qui distingue une attente légitime réside dans le fait que celle‑ci découle de la conduite du décideur ou d’un autre acteur compétent. Une attente légitime peut donc découler d’une pratique officielle ou d’une assurance voulant que certaines procédures soient suivies dans le cadre du processus décisionnel, ou qu’il soit possible de prévoir une décision favorable. De même, l’existence des règles de procédure de nature administrative ou d’une procédure que l’organisme a adoptée de son plein gré dans un cas particulier, peut donner ouverture à une attente légitime que cette procédure sera suivie. Certes, la pratique ou la conduite qui auraient suscité une attente raisonnable doivent être claires, nettes et explicites.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  La Cour suprême explique ensuite que les termes « claires, nettes et explicites » renvoient à une conduite qui serait suffisamment claire pour être susceptible d’exécution, à condition qu’elle s’inscrive dans le contexte du droit contractuel privé : Agraira, précité, au par. 96, citant Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, au par. 69. Bien que de telles promesses ne puissent garantir de droits formels, elles peuvent avoir pour effet d’accroître les exigences procédurales à remplir : Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 26.

[18]  J’estime que l’agent n’a pas créé d’attente légitime suivant laquelle la demande de M. Sarfraz serait acceptée s’il atteignait un niveau linguistique moyen [c.‑à‑d., NCLC de niveau 5]. Je crois plutôt que l’agent faisait référence au niveau de complexité associé à la profession qu’il avait choisie, et qu’il a formulé, ce faisant, des directives quant à l’intervalle dans lequel les résultats NCLC de M. Sarfraz devaient se situer pour que l’approbation de la demande puisse même être envisagée. La lettre d’équité indiquait clairement : [TRADUCTION] « Il semble néanmoins raisonnable de s’attendre à ce que l’exécution des tâches typiquement associées au poste de superviseur du commerce de détail au Canada exige une maîtrise moyenne à pointue de l’anglais ». De telles directives ne créent pas de présomption garantissant l’acceptation si le seuil minimal est dépassé; l’atteinte ou le dépassement de ce seuil donne simplement une chance de succès. C’est ce que déclare précisément l’agent dans la décision du 14 décembre 2018 : [TRADUCTION] « Les exigences linguistiques minimales relatives à une demande, dans quelque catégorie d’immigration, constituent une norme d’admissibilité permettant d’envisager une candidature au titre de cette catégorie » [Non souligné dans l’original.].

B.  La conclusion de l’agent portant que M. Sarfraz ne pouvait pas réussir son établissement économique au Canada était‑elle raisonnable?

[19]  Même s’il n’a pas force de loi et qu’il n’est donc pas contraignant pour la Cour, j’estime que le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] applicable fournit des directives utiles au moment d’évaluer le caractère raisonnable de la décision de l’agent : Gazette du Canada, partie II, Édition spéciale, Vol. 136, no 9, Enregistrement DORS/2002‑227, 11 juin 2002, pages 234 à 236; Tharmarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1174, au par. 18, citant Bristol‑Myers Squibb Co c Canada (Procureur général), 2005 CSC 533, au par. 157, mais voir aussi le par. 156.

[20]  M. Sarfraz cite les extraits suivants du REIR :

Le but de ces dispositions réglementaires est […] permettre aux provinces de soutenir l’immigration des personnes qui ont exprimé le désir de s’établir sur leur territoire et qui pourront, selon la province, contribuer à son développement et à sa prospérité économique ainsi qu’à ceux du Canada : REIR, à la page 235;

Il sera profitable à la province, sur le plan économique, d’avoir la possibilité de faire venir un candidat qui pourrait ne pas répondre aux critères fédéraux d’immigration, mais dont les caractéristiques présentent pour elle et ses objectifs de développement économique une valeur particulière. Aussi, les provinces pourront contribuer à mieux répartir les immigrants ainsi que les avantages qu’ils procurent entre les différentes régions du pays : REIR, à la page 235.

[21]  J’estime que les extraits suivants sont également applicables :

La solution consistant à confier aux provinces tous les pouvoirs de sélection a été rejetée en raison des conséquences financières importantes qu’il en découlerait pour elles : REIR, à la page 235;

Il incombera aux provinces de délivrer le certificat de désignation. L’étranger nommé dans le certificat doit remplir toutes les conditions d’admissibilité prévues dans la loi, convaincre l’agent qu’il pourra réussir son établissement au Canada et qu’il compte résider dans la province qui l’aura désigné : REIR, à la page 236.

[22]  Essentiellement, les provinces et les territoires peuvent, grâce à la plus grande souplesse autorisée par le PCP, attirer des individus qui pourraient ne pas être admissibles aux programmes d’immigration fédéraux. Le REIR ne précise pas toutefois que l’évaluation par l’agent de l’établissement économique doit être calquée sur l’approche de la province ou du territoire. Les agents fédéraux ont plutôt droit à leurs propres interprétations dans un dossier donné, et peuvent considérer des facteurs additionnels ou carrément différents au moment de déterminer s’ils doivent substituer leur appréciation au titre du paragraphe 87(3) du RIPR, comme cela s’est produit en l’espèce : Debnath, précité, au par. 15. Bien qu’une décision provinciale ou territoriale de désignation appelle une certaine retenue quant à l’évaluation par le gouvernement des critères applicables, elle n’est pas contraignante pour les agents fédéraux : Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1072 [Chaudhry], au par. 28; Sran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 791 [Sran], au par. 13. Ces derniers doivent mener leur propre analyse de manière objective; mais pour que le processus soit cohérent [c.‑à‑d., équitable], le processus de substitution de l’appréciation ne devrait pas supplanter l’intention sous‑jacente du programme applicable : Roohi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1408, au par. 31. Par conséquent, toute contestation directe d’une conclusion provinciale ou territoriale tirée à l’issue du processus de désignation doit être justifiée, transparente et intelligible : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au par. 47.

[23]  Le concept « d’établissement économique » n’étant pas défini dans la loi, la jurisprudence de la Cour fournit des directives quant à son interprétation. La Cour a estimé, par exemple, qu’il est raisonnable qu’un agent entame son enquête en consultant le Guichet emplois d’EDSC afin d’évaluer si le demandeur a les compétences nécessaires pour le poste au titre duquel il est devenu admissible : Chaudhry, précité, aux par. 32 à 34 et 36. Comme le soulignait la lettre d’équité : [TRADUCTION] « [l]e niveau de complexité des tâches remplies par la majorité des superviseurs de ventes au détail peut aller de 1 à 4 ». Par ailleurs, l’expression [TRADUCTION] « capacité à réussir son établissement économique » signifie que l’agent doit considérer les circonstances présentes et futures : Debnath, précité, aux par. 14 à 16. Il doit donc, suivant l’analyse au présent, déterminer notamment si le demandeur a actuellement les moyens de subvenir à ses besoins, que ce soit grâce à des fonds et/ou à une perspective d’emploi à court terme, tandis que l’analyse axée sur l’avenir oblige l’agent à évaluer aussi l’ensemble des compétences du demandeur et à se demander, en cas de changement des circonstances actuelles (ayant trait par exemple à la situation financière ou à des offres d’emploi), s’il serait en mesure de s’adapter. Cette dernière analyse n’est pas envisagée dans la rubrique de sélection du PCIS.

[24]  La Cour a néanmoins estimé que l’agent doit aussi considérer d’autres facteurs, comme les contributions d’un époux, l’âge, l’instruction, les qualifications, l’expérience professionnelle, ainsi que la motivation et le sens d’initiative dont fait preuve le demandeur : Zahid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1263 [Zahid], au par. 12; Wai, précité, au par. 44. Cependant, « [l]e fait qu’un facteur […] est mis de l’avant et investi d’une importance particulière ne signifie pas que tous les autres facteurs importants n’ont pas été pris en compte dans le processus d’évaluation » : Ijaz, précité, au par. 59; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, précité, au par. 16.

[25]  À mon sens, ce n’est pas ce que l’agent a fait en l’espèce. Citant le profil de superviseur des ventes au détail affiché par EDSC sur le Guichet emplois [CNP 6211], l’agent a conclu : [TRADUCTION] « [b]ien que le niveau de maîtrise de l’anglais démontré par le DP puisse paraître suffisant pour remplir certaines des tâches d’un superviseur des ventes au détail, il n’est pas aussi certain qu’il pourrait également s’acquitter de toute la gamme des tâches raisonnablement prévisibles dans le contexte des professions au Canada […] il ne paraît pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne qui occupe un emploi au Canada et qui doit avoir des contacts avec le public et superviser des employés ait une maîtrise avancée de l’anglais ». Je note que la gamme complète des tâches mentionnées dans le profil affiché par EDSC sur le Guichet emplois pour les superviseurs de ventes au détail comprend par exemple la lecture de contrats d’achat et de location ainsi que la négociation, avec les vendeurs, des conditions de règlement et avec les propriétaires, du coût des améliorations locatives.

[26]  À mon avis, l’agent a commis une erreur en s’appuyant principalement sur le Guichet emplois pour évaluer si M. Sarfraz pouvait réussir son établissement économique au Canada, à l’exclusion des facteurs ayant convaincu le gouvernement de la Saskatchewan que la famille pouvait s’établir, notamment une offre d’emploi confirmée, et en n’expliquant pas clairement pourquoi la preuve de l’employeur prospectif de M. Sarfraz [qui connaît le poste à pourvoir], l’évaluation du gouvernement de la Saskatchewan [qui connaît le mieux l’économie locale], et la preuve établissant que l’épouse de M. Sarfraz pouvait aussi contribuer au bien‑être de la famille, étaient insuffisantes pour permettre à M. Sarfraz de démontrer son établissement économique : Sran, précité, au par. 24. En particulier, l’agent n’a pas évalué les tâches que M. Sarfraz serait appelé à remplir en tant que superviseur des ventes au détail pour une station‑service, présumant plutôt qu’il devait être en mesure de s’acquitter dès le début de toutes les tâches affichées sur le Guichet emplois, sans tenir compte d’un délai de formation éventuel ni du fait que ce poste particulier pourrait ne pas comporter toutes les tâches en question. Cette démarche concorde avec la position de l’agent selon laquelle un superviseur des ventes au détail doit avoir une maîtrise avancée de l’anglais, mais elle revient à prendre pour acquis l’établissement économique immédiat à la pleine proportion de l’éventail des tâches des superviseurs des ventes au détail décrites dans le profil du Guichet‑Emplois d’EDSC [NOC 6211], sans aucune référence à l’offre d’emploi confirmée, ce qui me paraît déraisonnable eu égard au sens ordinaire du paragraphe 87(1) du RIPR.

[27]  Par ailleurs, la lettre d’équité indique qu’une copie a été envoyée à la province responsable de la désignation et que cette dernière disposait de 90 jours pour soulever des préoccupations ou demander des éclaircissements à l’agent des visas concernant l’évaluation de la demande de M. Sarfraz, après quoi une décision finale serait rendue. La toute première phrase de la réponse du gouvernement de la Saskatchewan indique [non souligné dans l’original] :

[traduction]

En réponse à votre courriel du 19 décembre 2016 concernant la demande de résidence permanente de Kashif Sarfraz, le gouvernement de la Saskatchewan aimerait partager les renseignements suivants et discuter ensuite du cas.

[28]  Le dossier ne précise pas si l’agent a répondu à la demande de la Saskatchewan d’organiser une discussion subséquente. La réponse indique par ailleurs [non souligné dans l’original] :

[traduction]

Le demandeur a été désigné au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés de l’étranger ayant reçu une offre d’emploi. Cette catégorie a été mise en place en 2014 et s’inspirait de l’ancienne catégorie des travailleurs qualifiés/professionnels (qu’elle visait à remplacer). Dans la nouvelle catégorie, le PCIS utilise une grille de points différente qui prévoit des exigences linguistiques obligatoires en anglais et la Saskatchewan a consulté CIC au sujet de la modification du programme, avant que celle‑ci ne prenne effet.

[29]  Après avoir fait remarquer que les nouvelles exigences prescrites par la catégorie tiennent compte des facteurs liés à l’établissement économique et convenu que l’aptitude linguistique est essentielle, la Saskatchewan souligne que [TRADUCTION] « [l]’employeur a confirmé que M. Sarfraz serait en mesure de remplir les fonctions générales d’un superviseur et qu’il possède les compétences linguistiques essentielles pour s’améliorer dans son travail ». Sur cette base, le [TRADUCTION] « PCIS [a] continu[é] d’appuyer la désignation de M. Sarfraz ». Bien que les notes du SMGC indiquent que l’agent a attentivement considéré l’ensemble des observations de la province responsable de la désignation, rien n’indique que la [TRADUCTION] « discussion subséquente » réclamée par la Saskatchewan au sujet du cas a eu lieu; la décision finale a donc été rendue alors que la province responsable de la désignation avait réclamé des éclaircissements un jour après avoir reçu la lettre d’équité. Cela était déraisonnable, puisque le PCP a pour objet de mobiliser les provinces dans la sélection, l’attraction et le maintien des travailleurs qui répondent à leurs besoins particuliers.

[30]  J’estime aussi que l’agent a commis une erreur en ne considérant pas comment, le cas échéant, l’épouse de M. Sarfraz pouvait contribuer à l’établissement global de la famille. L’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

La contribution potentielle de l’épouse du DP est également prise en note, mais la capacité à réussir son établissement économique ne concerne que le DP, et non les personnes à sa charge; les capacités potentielles d’une épouse à charge n’attestent pas que le DP peut réussir son établissement économique.

[31]  Cette approche est déraisonnable. Rien dans le RIPR ou dans le REIR n’obligeait l’agent à s’en tenir exclusivement aux aptitudes actuelles de M. Sarfraz à titre de demandeur principal. Par ailleurs, les juges Mosley et Harrington ont tous deux souligné que la capacité globale de la famille doit orienter la décision de l’agent en ce qui touche l’aptitude du demandeur à réussir son établissement économique : Sran, précité, au par. 24; Zahid, précité, aux par. 13, 17. Cette approche tient compte du fait que de nos jours, il est fréquent que tous les membres d’une famille contribuent à la viabilité économique du foyer. Compte tenu de cette analyse et de l’insuffisance de la preuve attestant que la Saskatchewan a été consultée, il n’appartient pas à la Cour de se livrer à des conjectures pour savoir si ces consultations auraient fait une différence. J’estime donc que l’affaire doit être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

VII.  Conclusion

[32]  Il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. L’agent s’est excessivement appuyé sur le Guichet emplois afin de déterminer de manière arbitraire le résultat que M. Sarfraz devait obtenir aux tests linguistiques, à l’exclusion de la preuve particulière relative au poste réel pour lequel il avait reçu une offre d’emploi ayant été confirmée. Par ailleurs, le dossier ne précise pas si l’agent a répondu à la demande de la Saskatchewan pour que le cas soit discuté avant la décision finale. Enfin, l’agent a excessivement restreint l’analyse de l’établissement économique aux capacités propres de M. Sarfraz, plutôt que de se demander si son épouse pouvait également contribuer à dissiper des préoccupations à cet égard, et alors que le RIPR ne limitait pas l’examen de cette question au DP.

[33]  Aucune partie n’a proposé de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑930‑19

LA COUR STATUE qu’il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour de janvier 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑930‑19

 

INTITULÉ :

KASHIF SARFRAZ, NAIMA KASHIF, MUHAMMAD AHMAD, MUHAMMAD HAAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 6 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

le 10 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

POUR LES DEMANDEURS

 

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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