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Date : 20191211


Dossier : IMM-2286-19

Référence : 2019 CF 1584

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

KAYANNA ANDREA GORDON, MAKAYLA CALISE MCCOY (représentée par sa tutrice à l’instance KAYANNA ANDREA GORDON)

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande concerne la demande présentée par la demanderesse en vue d’être dispensée, pour des motifs d’ordre humanitaire favorables, de la mesure d’expulsion prise contre elle afin qu’elle soit renvoyée à Saint-Vincent après avoir été déboutée de sa demande d’asile. Dans une décision rendue le 28 février 2019, un agent chargé de l’examen des considérations d’ordre humanitaire a rejeté la demande de la demanderesse. Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la décision est déraisonnable, car l’agent a commis une erreur flagrante en omettant de tenir compte d’éléments de preuve cruciaux qu’avait déposés la demanderesse.

I.  Les éléments de preuve présentés à l’agent

[2]  L’un des éléments essentiels déposés en preuve par la demanderesse concerne l’intérêt supérieur de ses filles : Makayla, née le 12 août 2010, et Keziah, née au Canada le 20 août 2013. Plus précisément, les passages clés suivants de l’affidavit de la demanderesse ont été présentés à l’agent afin de démontrer le soutien dont la demanderesse et ses filles bénéficient au Canada et dont elles ne bénéficient pas à Saint-Vincent :

[traduction] 

5.  Si le Canada me renvoie à Saint-Vincent, je n’ai pas de parents ou d’amis qui pourraient m’héberger avec mes filles. Je n’y connais que deux de mes parents, soit ma tante et ma mère. Ma tante est déménagée aux États-Unis et je ne sais pas où se trouve ma mère. La seule amie que je connais qui demeure encore à Saint-Vincent habite dans un logement pour personne seule avec ses trois enfants et sa mère. Nous n’avons nulle part où aller. Je vais me retrouver à la rue.

[…]

7.  Ma grand-mère est morte du sida récemment. Elle avait contracté la maladie parce qu’elle était prostituée. Elle avait été obligée de se prostituer parce que c’était le seul moyen pour elle de nourrir ses enfants. J’ai peur de connaître le même destin qu’elle. Je ne peux pas permettre que mes filles vivent dans la rue.

[…]

9.  Si je suis obligée d’y retourner, je n’aurai ni argent ni maison. Je n’aurai pas d’adresse fixe.

[…]

12.  Mon ex-époux et moi nous sommes séparés en juin 2017. Mes filles vivent avec moi. Il s’occupe d’elles pendant la soirée parce que je travaille tard dans un restaurant. Il passe aussi du temps avec elles les fins de semaine. Il est très angoissé à l’idée que mes filles et moi devions retourner à Saint-Vincent. Il affirme que nos filles seront en danger. Il est bouleversé parce qu’il ne pourra pas communiquer avec elles. Je n’aurai pas accès à Internet ou à un téléphone à Saint-Vincent. Mes filles ne pourront pas parler à leur père.

[…]

13.  Après mon arrivée au Canada, je suis entrée en contact avec mon père et j’ai appris que toute sa famille est au pays : mes trois tantes, ma grand-mère, mes deux demi-sœurs et mon demi-frère (qui est âgé d’un an et qui joue avec mes enfants). Ils sont tous citoyens canadiens. J’ai de très bonnes relations avec chacun d’eux et ils me soutiennent. Mes filles adorent passer du temps avec leur grand-père et le reste de la famille.

[Non souligné dans l’original.]

(Dossier certifié du tribunal, aux p. 174 à 178 : affidavit de Kayanna Gordon)

[3]  Encore en ce qui concerne la question du soutien, le père des fillettes a présenté comme preuve la lettre non datée suivante :

[traduction] 

À qui de droit,

Je m’appelle Osborne McCoy et je suis le père de Makayla et de Keziah. Je vous écris cette lettre pour mes filles. J’aime mes filles et je ferais n’importe quoi pour les voir tous les jours. J’ai grandi sans mes parents et je ne voudrais pas que ça arrive à mes filles. Je ne voudrais pas que mes filles soient renvoyées à Saint-Vincent parce qu’elles n’auront pas accès à des soins de santé et à une bonne éducation dans ce pays et, sans moyen de communication et sans foyer stable, elles seront obligées de vivre dans la pauvreté. Vivre sans abri et dans la pauvreté n’est pas l’idéal pour des enfants, surtout pour des jeunes filles. Mes filles seront victimes d’abus. Aucun père ni aucune mère ne devraient être mis dans une position où ils ne peuvent pas survivre pour protéger leurs enfants. Je suis un père qui vous supplie, à titre de résident permanent, de garder mes filles et leur mère au Canada pour leur bien avec le consentement du gouvernement. Je ne pourrai pas continuer si le pire devait arriver à mes filles. Qui devrai-je tenir pour responsable? Comment survivre? Je vous remercie d’avance de prendre le temps d’écouter un père qui vous supplie pour le bien de ses enfants.

[Non souligné dans l’original.]

(Dossier certifié du tribunal, à la p. 180)

II.  L’appréciation de la preuve par l’agent

[4]  Le passage suivant de la décision de l’agent porte sur l’intérêt supérieur des enfants :

[traduction] 

J’ai bien considéré l’intérêt supérieur des enfants et je constate que ces dernières seront renvoyées dans leur pays, où des possibilités d’éducation sont offertes aux enfants, et je ne suis pas convaincu que l’enfant [sic] sera privée des choses nécessaires à sa [sic] vie si elle [sic] est renvoyée à Saint-Vincent. J’arrive à la conclusion que les éléments de preuve présentés ne sont pas suffisants pour me convaincre que les enfants ne pourraient pas être renvoyées à Saint-Vincent avec leur mère. Quels que soient les ajustements que les enfants devront subir à Saint-Vincent, elles bénéficieront du soutien de leur mère, qui a toujours pris soin d’elle [sic]. Bien que l’avocat de la demanderesse ait affirmé que la demanderesse et son époux se sont séparés en juin 2017, je ne dispose d’aucune preuve qui établit que le père des enfants, Osborne McCoy, qui a présenté une lettre non datée, leur fournit un soutien émotionnel et financier ou qu’il s’investit dans leur vie. J’ai tenu compte du fait que l’une des fillettes est née au Canada. Cependant, de nombreux enfants naissent de parents qui sont par la suite renvoyés du Canada vers leur pays d’origine et je ne suis pas convaincu que la situation dans la présente affaire est particulière à cette enfant et à sa mère. Je souligne que les jeunes enfants sont plus résilients et plus aptes à s’adapter aux changements de situation, surtout à un si jeune âge. La preuve présentée ne suffit pas à me convaincre que les enfants souffriraient sur les plans émotionnel, psychologique et éducationnel si la demanderesse devait présenter une demande en suivant la procédure habituelle alors qu’elle se trouve à l’étranger.

[Non souligné dans l’original.]

(Motifs de décision, à la p. 6)

III.  Conclusion

[5]  Une comparaison des passages non soulignés dans l’original des déclarations précitées présentées en preuve et des passages non soulignés dans l’original de la déclaration de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants révèle que l’agent a commis une erreur fondamentale en rendant sa décision. En effet, il est évident que l’agent n’a pas tenu compte des détails des éléments de preuve présentés par la demanderesse ou de la lettre déposée par le père.

[6]  Les éléments de preuve démontrent que la demanderesse et son époux ont réussi à créer un réseau de soutien pour leurs enfants en unissant leurs efforts et en bénéficiant de l’aide des membres de la famille de la demanderesse qui sont au Canada. Selon la preuve au dossier, les enfants n’ont pas de réseau de soutien à Saint-Vincent. Au lieu d’apprécier ce fait, l’agent en est plutôt venu à faire des déclarations non fondées et banales. Il est vain de déclarer que les enfants [traduction] « bénéficieront du soutien de leur mère, qui a toujours pris soin d’elle [sic] ». De plus, la déclaration de l’agent selon laquelle [traduction] « les jeunes enfants sont plus résilients et plus aptes à s’adapter aux changements de situation, surtout à un si jeune âge » n’a pas été vérifiée et, en l’espèce, elle ne constitue qu’une simple hypothèse. Au lieu de cela, et ce qui est extrêmement préoccupant, la preuve établit que la difficulté d’adaptation que devront surmonter les enfants est épouvantable.

[7]  Il ne fait aucun doute que la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire est déraisonnable compte tenu du grave mépris de l’agent à l’égard de la preuve.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2286-19

LA COUR STATUE que la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de décembre 2019

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2286-19

 

INTITULÉ :

KAYANNA ANDREA GORDON, MAKAYLA CALISE MCCOY (représentée par sa tutrice à l’instance KAYANNA ANDREA GORDON) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 20 novembre 2019

 

jUGEMENT ET MOTIFS :

le juge CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :

 

Le 11 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Devin MacDonald

 

pour les demanderesses

 

Stephen Jarvis

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Devin MacDonald

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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