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Date : 20191212


Dossier : T‑1838‑18

Référence : 2019 CF 994

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Favel

 

ENTRE :

COLETTE GREAVES

demanderesse

et

BANQUE ROYALE DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La demanderesse, Collette Greaves, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 18 septembre 2018 par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), qui a refusé d’examiner sa plainte de discrimination déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 (LCDP).

[2]  La demanderesse, Mme Collette Greaves, a déposé une plainte dans laquelle elle alléguait que la défenderesse, la Banque Royale du Canada, avait fait preuve de discrimination à son égard dans le cadre de son emploi en raison de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur, de son âge et de son sexe. Une agente des droits de la personne (l’agente) a rédigé un rapport dans lequel elle a conclu que la plainte en question était vexatoire parce que la demanderesse avait déjà déposé une plainte pour congédiement injuste en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 (CCT), pour ensuite la retirer. L’agente a recommandé à la Commission de rejeter la plainte. La Commission a approuvé le rapport et a décidé, sur le fondement de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, de ne pas étudier la plainte.

[3]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent.

II.  Contexte et historique procédural

[4]  Dans sa plainte adressée à la Commission, la demanderesse a déclaré avoir travaillé pour la défenderesse pendant 27 ans et 11 mois. Pour sa part, la défenderesse affirme avoir embauché la demanderesse en 1998. Aux fins du rapport, l’agente a établi que la demanderesse travaillait pour la défenderesse depuis au moins 19 ans. Cet écart n’est pas pertinent en l’espèce.

[5]  Le 21 juin 2016, la défenderesse a informé la demanderesse qu’elle serait licenciée au cours des mois suivants. À l’époque, la demanderesse travaillait comme coordonnatrice de projet pour le bureau de gestion de projets sur l’infrastructure technologique mondiale de la défenderesse. Elle a été officiellement congédiée le 20 septembre 2016.

[6]  En décembre 2016, avec l’aide d’un avocat, la demanderesse a déposé une plainte de congédiement injuste en vertu de l’article 240 du CCT. En avril 2017, les parties ont participé en vain à une séance de médiation sous le régime du CCT. La demanderesse a ensuite demandé le renvoi de l’affaire à un arbitre en vertu de l’article 242 du CCT. La défenderesse a été informée en mai 2017 que la demanderesse avait retenu les services d’un nouveau conseiller juridique.

[7]  Le 27 juin 2017, avec l’aide d’un avocat différent, la demanderesse a déposé auprès de la Commission une plainte où elle alléguait que la défenderesse avait fait preuve à son égard de discrimination fondée sur des motifs de distinction illicite au sens de l’article 7 de la LCDP, et ce, sur une période allant du début de 2013 à son congédiement officiel en 2016, notamment pour les raisons suivantes :

  1. elle a été mutée dans une équipe différente et affectée à un [traduction] « projet problématique qui stagnait depuis plus d’un an et demi », en plus de se voir attribuer des tâches purement administratives plutôt que des tâches de gestion de projet;

  2. elle a été traitée de façon hostile parce qu’elle était plus âgée et moins [traduction] « au fait des nouvelles technologies » que ses collègues; un de ses gestionnaires [traduction] « minimisait et dénigrait » son travail et laissait entendre qu’elle ne maîtrisait pas autant les technologies que ses jeunes collègues;

  3. un de ses gestionnaires lui envoyait des offres d’emploi par courriel, une façon de lui suggérer [traduction] « de façon passive agressive » de trouver un autre poste au sein de la Banque Royale du Canada;

  4. ce même gestionnaire a déposé une fausse plainte aux représentants des ressources humaines concernant son rendement;

  5. un autre gestionnaire lui a délibérément caché des renseignements afin de nuire à son travail;

  6. un gestionnaire lui a demandé son âge et a insinué qu’il était temps pour elle de prendre sa retraite;

  7. d’autres employés noirs n’ont pas bénéficié d’avancement et ont été retirés après avoir [traduction] « exprimé leurs idées », ce qui [traduction] « semblait être systémique ».

[8]  Selon le rapport, la demanderesse a demandé sa réintégration avec le même salaire, la même prime et les mêmes avantages sociaux jusqu’à son départ à la retraite, en plus d’un certain nombre d’autres redressements, notamment une indemnisation pour ses problèmes de santé et ses troubles émotionnels, les dommages‑intérêts généraux maximaux prévus par la LCDP (20 000 $), une lettre de recommandation favorable et le remboursement des frais juridiques. Elle a également demandé des redressements d’ordre organisationnel, comme des cours de sensibilisation à la question de l’âge et la création d’un comité d’examen interne.

[9]  En août 2017, les parties ont été informées qu’un arbitre avait été nommé en vertu du CCT pour traiter la plainte de congédiement injuste de la demanderesse. Cependant, la demanderesse a retiré la plainte en question, et son dossier a été officiellement clos le 8 septembre 2017. Les parties ne s’entendent pas quant à savoir si la défenderesse a été informée de la clôture de la plainte en vertu du CCT.

[10]  En octobre 2017, les parties ont participé — là aussi en vain — à une séance de médiation organisée par la Commission. La demanderesse affirme que durant cette séance, elle avait informé le médiateur de l’existence du processus en vertu du CCT, et que ce dernier lui avait conseillé d’épuiser ce processus avant de déposer une plainte devant la Commission.

[11]  Le 18 décembre 2017, la défenderesse a soulevé une objection préliminaire au titre de l’alinéa 41(1)b) de la LCDP et fait valoir qu’il pourrait être plus approprié de traiter la plainte — dans un premier temps ou à toutes les étapes — conformément à la procédure relative au congédiement injuste énoncée dans le CCT.

[12]  Le 19 avril 2018, la demanderesse a informé la Commission par écrit du retrait de sa plainte de congédiement injuste. Dans sa correspondance avec la Commission, elle a déclaré que la plainte en vertu du CCT ne lui fournirait pas [traduction] « un accès approprié à la justice », puisque l’accent était mis sur [traduction] « l’attribution de dommages‑intérêts contractuels », en ajoutant que la procédure en vertu du CCT ne tenait pas compte de toutes les considérations liées aux droits de la personne soulevées.

[13]  Le 3 juillet 2018, l’agente a rédigé un rapport dans lequel elle recommandait à la Commission de rejeter la plainte en raison de sa nature vexatoire, suivant l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, étant donné que la demanderesse devait épuiser le processus prévu dans le CCT avant de déposer une plainte devant la Commission. L’agente a invité les parties à présenter des observations au sujet de sa conclusion.

[14]  Dans une lettre datée du 18 septembre 2018, la Commission a informé les parties de sa décision officielle, à savoir qu’elle approuvait la recommandation de l’agente de ne pas traiter la plainte en raison de sa nature vexatoire.

[15]  Dans son avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission, la demanderesse a demandé à la Commission d’envoyer une copie certifiée conforme des documents en sa possession, à savoir le contenu intégral du dossier de l’agente. Cependant, dans une lettre datée du 13 novembre 2018, la Commission s’est opposée à cette demande en vertu du paragraphe 318(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Essentiellement, la Commission a déclaré que les documents dont son personnel dispose, mais qui ne sont pas produits directement devant la Commission lorsqu’elle rend ses décisions, ne sont généralement pas pertinents dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’une de ses décisions. Elle a ajouté que la demanderesse n’avait pas fourni de renseignements détaillés sur les documents susceptibles d’être pertinents pour sa demande, et a déclaré qu’elle était toujours disposée à revoir sa position si d’autres précisions à ce sujet lui étaient fournies. En fin de compte, la demanderesse n’a pas demandé d’autres renseignements et n’a soulevé aucune question concernant les documents à la disposition de la Cour.

III.  Rapport de l’agente et observations des parties en réponse

[16]  L’agente a d’abord fait remarquer que le but du rapport était de répondre à l’objection préliminaire de la défenderesse. Elle a reconnu que le recours visé à l’alinéa 41(1)b) de la LCDP ne s’appliquait plus, étant donné que la demanderesse avait retiré sa plainte en vertu du CCT. L’agente a déclaré que la Commission pouvait refuser de traiter la plainte si un autre processus de plainte ou de grief avait déjà permis, ou aurait pu permettre de traiter les allégations de discrimination. Selon la Commission, de telles plaintes sont vexatoires au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

[17]  L’agente a souligné qu’un arbitre saisi d’une plainte de congédiement injuste aurait eu le pouvoir d’aborder des questions touchant les droits de la personne (citant la décision MacFarlane c Day & Ross Inc., 2010 CF 556). La déclaration suivante de l’agente est particulièrement importante en l’espèce (au paragraphe 38) :

[traduction]

Même si la [demanderesse] soulève plusieurs allégations qui ne semblent pas relever directement du mandat prévu par le [CCT] — notamment le traitement défavorable allégué — l’allégation relative aux droits de la personne soulevée dans la présente plainte quant au licenciement fondé sur les motifs du sexe, de l’origine nationale ou ethnique, de l’âge et de la couleur aurait pu être traitée par un arbitre nommé en vertu du [CCT]. L’arbitre aurait pu examiner les circonstances qui ont mené au licenciement, y compris les allégations de traitement défavorable. Par conséquent, l’essence de la plainte aurait pu être examinée dans le cadre du processus prévu dans [le CCT].

[18]  À cet égard, l’agente a mentionné l’alinéa 242(4)c) du CCT, qui permet à un arbitre « de prendre toute autre mesure qu’il juge équitable de lui imposer et de nature à contrebalancer les effets du congédiement ou à y remédier », et qui accorde à ce dernier un vaste pouvoir discrétionnaire fondé sur l’equity, y compris celui d’accorder des dommages‑intérêts moraux. Elle a ensuite déclaré que, dans les situations où il aurait été possible de traiter des allégations de discrimination en vertu d’un autre processus, la Commission peut refuser de les examiner (citant la décision Khapar c Air Canada, 2014 CF 138 [Khapar], aux paragraphes 4 et 41, et l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, au paragraphe 47 [Bergeron]).

[19]  L’agente a ensuite conclu qu’en retirant sa plainte en vertu du CCT, la demanderesse n’avait pas permis que le processus soit mené à terme, et y avait donc fait entrave. Elle a reconnu que, si la Commission décidait de ne pas examiner la plainte, la demanderesse n’aurait accès à aucun autre processus, mais elle a fait remarquer qu’il s’agissait là d’une conséquence directe des actes de la demanderesse. L’agente a également souligné que cette dernière était représentée par un avocat pendant toute la période pertinente, et que les deux auraient dû connaître les recours accessibles dans le cadre de chaque processus. Elle a ajouté que les raisons invoquées par la demanderesse pour retirer sa plainte en vertu du CCT, à savoir qu’elle souhaitait en présenter une autre devant la Commission, donnaient à penser qu’elle [traduction] « recherch[ait] le tribunal le plus favorable ».

[20]  Au bout du compte, l’agente a conclu que la demanderesse avait eu l’occasion de faire examiner ses plaintes dans le cadre de la demande présentée en vertu du CCT, mais qu’elle avait choisi de ne pas se prévaloir de ce recours, en contrecarrant ainsi un processus en cours, qui était plus avancé que le processus de la Commission. La Commission a également fait remarquer que, pendant la médiation, la demanderesse avait été informée du fait qu’elle devrait d’abord épuiser le processus en vertu du CCT. En outre, la demanderesse n’a pas informé en temps opportun la Commission au sujet de la plainte qu’elle avait déposée au titre du CCT. Même si la demanderesse avait pu croire que la Commission était le tribunal le plus approprié, l’agente a jugé clair et évident que, en contrecarrant le processus établi dans le CCT, la demanderesse avait adopté une conduite vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

[21]  Le rapport de l’agente a par la suite été approuvé par un gestionnaire des enquêtes.

[22]  Le 1er août 2018, la défenderesse a présenté des observations dans lesquelles elle approuvait la recommandation de l’agente et déclarait notamment n’avoir été informée de la décision de la demanderesse de retirer la plainte de congédiement injuste qu’au moment de la réception du rapport. Le 20 août 2018, la demanderesse a déposé une réponse. Elle y soutenait que la Commission devait renvoyer la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) et que la défenderesse avait été informée du retrait de sa plainte fondée sur le CCT, en plus de formuler d’autres observations sur le bien‑fondé de sa plainte. Le 24 août 2018, la défenderesse a déposé d’autres observations, dans lesquelles elle niait avoir eu connaissance de la décision de la demanderesse de retirer sa plainte en vertu du CCT avant la réception du rapport de l’agente.

[23]  Le 18 septembre 2018, la Commission a déclaré avoir examiné le rapport ainsi que les observations des parties déposées en réponse à celui-ci. Elle a décidé de ne pas statuer sur la plainte en raison de sa nature vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle applicable

[24]  En l’espèce, les prétentions de la demanderesse exigent de la Cour qu’elle tranche les deux questions suivantes :

  1. La Commission a‑t‑elle omis de tenir compte des observations de la demanderesse sur le rapport et ainsi porté atteinte à son droit à l’équité procédurale?

  2. La Commission a‑t‑elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou commis des erreurs susceptibles de contrôle en décidant de ne pas examiner la plainte?

[25]  La question de savoir si le processus de la Commission était équitable soulève des questions liées à l’équité procédurale qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Harvey c VIA Rail Canada Inc., 2019 CF 569, au paragraphe 20, et Joshi c Banque Canadienne impérial de commerce, 2015 CAF 92, au paragraphe 6).

[26]  Il faut analyser la question de savoir si la Commission a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire selon la norme de la décision raisonnable (Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 20 à 25, et Perez Fernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 628, au paragraphe 14). La décision de la Commission de ne pas traiter la plainte en raison de sa nature vexatoire est également susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, parce qu’elle repose sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire fondé sur les faits (Fannon c Canada (Agence du revenu), 2017 CF 58, au paragraphe 24, et Bergeron, au paragraphe 41).

[27]  Les dispositions suivantes de la LCDP et du CCT sont pertinentes :

Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985),
c H‑6

Canadian Human Rights Act, RSC 1985, c H‑6

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

[…]

[…]

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act; [or]

[…]

[…]

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith;

Code canadien du travail, LRC (1985), c L‑2

Canada Labour Code, RSC 1985, c L‑2

240 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et 242(3.1), toute personne qui se croit injustement congédiée peut déposer une plainte écrite auprès d’un inspecteur si : a) d’une part, elle travaille sans interruption depuis au moins douze mois pour le même employeur; b) d’autre part, elle ne fait pas partie d’un groupe d’employés régis par une convention collective.

240 (1) Subject to subsections (2) and 242(3.1), any person (a) who has completed twelve consecutive months of continuous employment by an employer, and (b) who is not a member of a group of employees subject to a collective agreement, may make a complaint in writing to an inspector if the employee has been dismissed and considers the dismissal to be unjust.

242 (1) Sur réception du rapport visé au paragraphe 241(3), le ministre peut désigner en qualité d’arbitre la personne qu’il juge qualifiée pour entendre et trancher l’affaire et lui transmettre la plainte ainsi que l’éventuelle déclaration de l’employeur sur les motifs du congédiement.

242 (1) The Minister may, on receipt of a report pursuant to subsection 241(3), appoint any person that the Minister considers appropriate as an adjudicator to hear and adjudicate on the complaint in respect of which the report was made, and refer the complaint to the adjudicator along with any statement provided pursuant to subsection 241(1).

[…]

[…]

(4) S’il décide que le congédiement était injuste, l’arbitre peut, par ordonnance, enjoindre à l’employeur :

(4) Where an adjudicator decides pursuant to subsection (3) that a person has been unjustly dismissed, the adjudicator may, by order, require the employer who dismissed the person to

a) de payer au plaignant une indemnité équivalant, au maximum, au salaire qu’il aurait normalement gagné s’il n’avait pas été congédié;

(a) pay the person compensation not exceeding the amount of money that is equivalent to the remuneration that would, but for the dismissal, have been paid by the employer to the person;

b) de réintégrer le plaignant dans son emploi;

(b) reinstate the person in his employ; and

c) de prendre toute autre mesure qu’il juge équitable de lui imposer et de nature à contrebalancer les effets du congédiement ou à y remédier.

(c) do any other like thing that it is equitable to require the employer to do in order to remedy or counteract any consequence of the dismissal.

V.  Analyse

A.  Équité procédurale de la décision de la Commission

[28]  Essentiellement, la demanderesse soutient que la Commission a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale parce qu’elle n’a pas tenu compte de ses observations en réponse au rapport.

[29]  Pour sa part, la défenderesse soutient que la Commission n’avait pas à tenir compte des observations de la demanderesse en réponse au rapport. Ces observations portaient sur le bien‑fondé de la plainte sous‑jacente et n’abordaient pas de façon importante la question de savoir si la plainte était vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, ni ne signalaient des omissions importantes dans le rapport. La défenderesse fait valoir que la demanderesse a en grande partie réitéré la position qu’elle avait déjà fait valoir devant l’agente quant à sa préférence pour la procédure de la Commission plutôt que pour le processus de plainte en vertu du CCT.

[30]  La Commission doit seulement aborder explicitement les observations en réponse dans lesquelles les conclusions d’un rapport sont « vivement contestées »; elle n’est pas autrement tenue « de tout mentionner » ce qui est déposé devant elle en réaction au rapport. (Carroll c Canada (Procureur général), 2015 CF 287, au paragraphe 71, et Bergeron, au paragraphe 76). En l’espèce, les observations formulées par la demanderesse le 20 août 2018 ne contestaient pas vivement le rapport.

[31]  La Cour est convaincue par l’argument de la défenderesse selon lequel les observations en réponse de la demanderesse portaient en grande partie sur le bien‑fondé de sa plainte et sur d’autres questions non pertinentes, et que, par conséquent, elles ne contestaient pas vivement le rapport. À cet égard, puisque l’étape visée par les articles 40 et 41 consiste en un examen préalable, la Commission n’a pas à aller au‑delà des faits afin de trancher si le bien‑fondé de la plainte a été établi (Wisdom c Air Canada, 2017 CF 440, aux paragraphes 27 et 28).

[32]  Les observations de la demanderesse contenaient des commentaires limités au sujet de la recommandation formulée dans le rapport quant au caractère vexatoire de la plainte. Hormis l’allégation de la demanderesse selon laquelle la défenderesse était au courant du retrait de sa plainte en vertu du CCT, et l’affirmation que la Commission était, selon elle, un tribunal plus approprié et plus efficace, les autres allégations de la demanderesse concernaient le bien‑fondé de sa plainte devant la Commission, ce qui n’était pas pertinent à cette étape. Par conséquent, la Commission n’était pas tenue de faire explicitement référence à ces observations pour établir si la plainte était vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. La Commission a plutôt — à juste titre — limité son examen à la tâche d’établir si le processus en vertu du CCT aurait permis de traiter les allégations dont elle était saisie. Par conséquent, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

B.  Caractère raisonnable de la décision de la Commission

[33]  La demanderesse fait valoir que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en [traduction] « approuvant machinalement » la recommandation de l’agente de ne pas traiter sa plainte en raison du retrait de son autre plainte fondée sur le CCT, sans fournir de motifs supplémentaires à l’appui de sa décision. Autrement dit, la Commission aurait entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en rejetant la plainte pour la seule raison qu’elle avait été traitée dans un autre forum (citant la décision Carroll c Canada (Procureur général), 2015 CF 287, aux paragraphes 120 à 127).

[34]  La demanderesse soutient en outre que les motifs énoncés dans le rapport sont déraisonnables. Elle affirme que l’agente n’a pas tenu compte des conséquences pour elle de la décision de ne pas traiter sa plainte. Elle prétend aussi que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant sa plainte au motif qu’elle [traduction] « recherchait le tribunal le plus favorable ». Selon elle, elle avait le droit d’épuiser ses recours dans la pleine mesure permise par la loi, et les raisons qu’elle avait de procéder ainsi ne sont pas pertinentes. Elle soutient qu’il n’est pas inapproprié de retirer une plainte en matière de relations de travail pour se tourner vers un organisme de défense des droits de la personne. C’est seulement lorsqu’il y a une possibilité de décisions redondantes sur un même enjeu qu’il faut soulever la question de la [traduction] « recherche du tribunal le plus favorable ». La demanderesse fait valoir que la décision de la Commission de ne pas traiter sa plainte est déraisonnable, parce que la plainte qu’elle avait déposée en vertu du CCT a été retirée de façon définitive et qu’il n’y a plus d’autre tribunal susceptible de rendre une décision incompatible.

[35]  La défenderesse soutient pour sa part que la Commission n’a pas abdiqué sa responsabilité ni entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Étant donné que le rapport fait partie des motifs de la Commission, celle‑ci n’était pas tenue de fournir des motifs distincts à l’appui de sa décision de ne pas traiter la plainte.

[36]  La défenderesse avance que la décision de la Commission est raisonnable. Elle fait remarquer que l’agente a reconnu que la Commission ne peut refuser de traiter une plainte uniquement parce qu’elle a déjà été traitée dans le cadre d’un autre processus ou aurait pu l’être et qu’elle doit procéder à une évaluation indépendante fondée sur les faits et les éléments de preuve dont elle dispose. Elle ajoute que la Commission a tenu compte des trois critères énoncés dans la jurisprudence avant de trancher que la plainte était vexatoire, et que le résultat de la décision était raisonnable (Bergeron et ColombieBritannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, [2011] 3 RCS 422 [Figliola]). Essentiellement, elle soutient : que l’arbitre nommé en vertu du CCT aurait eu compétence pour traiter les allégations de traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite dans le cadre d’un emploi (y compris le congédiement et les événements qui y ont mené); que la plainte en vertu du CCT et celle en vertu de la LCDP soulevaient essentiellement les mêmes allégations fondées sur les mêmes faits; et que la Commission a raisonnablement tenu compte de la question de savoir si la demanderesse avait eu la possibilité de prendre connaissance des éléments invoqués contre elle et de les réfuter.

[37]  La défenderesse soutient par ailleurs que, en l’espèce, la demanderesse aurait pu faire examiner adéquatement sa plainte en matière de droits de la personne dans le cadre du processus relevant du CCT, mais qu’elle a volontairement choisi de retirer sa plainte. Vu ces circonstances, il était raisonnable pour la Commission de conclure que la plainte était vexatoire et de refuser de la traiter.

[38]   Les motifs figurant dans le rapport et la décision de la Commission constituent la décision faisant l’objet d’un contrôle par la Cour. Lorsque les motifs de la Commission pour adopter le rapport d’un enquêteur sont succincts, les tribunaux ont tranché que le rapport d’enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise de décision (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, aux paragraphes 36 à 39, et Sabourin c Canada (Procureur général), 2019 CF 294). Pour cette raison, la Cour conclut que la Commission n’était pas tenue de fournir des motifs distincts pour rejeter la plainte et que sa décision de ne pas le faire n’équivaut pas à une entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et ne constitue pas non plus une erreur susceptible de contrôle. La Commission a déclaré avoir tenu compte des conclusions du rapport et des observations en réponse déposées par les parties. Étant donné que les observations de la demanderesse n’ont fait ressortir aucun oubli important dans le rapport, il n’y a aucune raison de conclure que la Commission a refusé d’exercer son obligation légale ou qu’elle a agi incorrectement et [traduction] « approuvé machinalement » le rapport.

[39]  Maintenant, en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de la Commission de ne pas traiter la plainte, je conclus que cette décision ne fait pas partie des issues possibles acceptables, et qu’elle doit donc être annulée (Dunsmuir c NouveauBrunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[40]  L’agente a reconnu, à juste titre, que la présentation d’une plainte de congédiement injuste en vertu du CCT n’oblige pas automatiquement la Commission à rejeter une plainte relative aux droits de la personne. Cela dit, la Commission peut se fonder sur l’alinéa 41(1)d) de la LCDP pour rejeter une plainte qui a été traitée ailleurs ou qui aurait pu l’être. En d’autres termes, « l’alinéa 41(1)d) permet d’invoquer le cas où le plaignant a omis d’exercer un autre recours adéquat ou ne l’a pas exercé jusqu’au bout » (Bergeron, au paragraphe 47). La Commission a examiné les facteurs énoncés dans la jurisprudence et dont il faut tenir compte pour établir s’il aurait été possible de traiter de façon appropriée une plainte relative aux droits de la personne dans le cadre d’un autre processus (Bergeron, au paragraphe 50, et Figliola) :

  1. L’arbitre nommé en vertu du CCT et la Commission possédaient‑ils une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne?

  2. La question juridique dont était saisi l’arbitre nommé en vertu du CCT était‑elle essentiellement la même que celle soulevée dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne?

  3. La demanderesse a‑t‑elle eu la possibilité de connaître les éléments invoqués contre elle et de les réfuter?

[41]  Je conclus que la Commission a commis une erreur au moment de traiter les deux premiers facteurs, ce qui oblige la Cour à intervenir et à annuler sa décision. La Commission s’est essentiellement appuyée sur la décision MacFarlane c Day & Ross Inc., 2010 CF 556 (MacFarlane 1) de la Cour, qui portait sur la proposition selon laquelle un arbitre nommé pour examiner un congédiement injuste en vertu du CCT a également compétence pour traiter des allégations relatives aux droits de la personne. La Commission a également fait remarquer que l’alinéa 242(2)c) du CCT prévoit que « [s]’il décide que le congédiement était injuste, l’arbitre peut, par ordonnance, enjoindre à l’employeur […] de prendre toute autre mesure qu’il juge équitable de lui imposer et de nature à contrebalancer les effets du congédiement ou à y remédier ». [Non souligné dans l’original.]

[42]  Le problème avec le raisonnement qui précède demeure toutefois que la compétence de l’arbitre se limite à statuer sur « la plainte relative aux droits de la personne dans la mesure où elle concernait le congédiement ». (MacFarlane 1, MacFarlane c Day & Ross Inc., 2013 CF 464, au paragraphe 29, confirmée dans MacFarlane c Day & Ross Inc., 2014 CAF 199, et MacFarlane c Day & Ross Inc., 2011 CF 377, au paragraphe 11). En d’autres termes, MacFarlane 1 appuie la proposition selon laquelle un arbitre a compétence pour traiter les plaintes relatives aux droits de la personne, dans la mesure où elles se rapportent aux circonstances d’un congédiement.

[43]  De plus, la Cour reconnaît qu’un arbitre a compétence pour accorder des dommages‑intérêts moraux ou des dommages‑intérêts majorés dans le contexte d’une plainte de congédiement injuste en vertu de l’alinéa 242(4)c) du CCT. Cela dit, de tels dommages‑intérêts visent à indemniser l’employé pour les « circonstances du congédiement ». (Première Nation Tl’azt’en c Joseph, 2013 CF 767, aux paragraphes 30 à 41, Wallace c United Grain Growers Ltd., [1997] 3 RCS 701, au paragraphe 103, et Spruce Hollow Heavy Haul Ltd. c Madil, 2015 CF 1182, aux paragraphes 79 à 82).

[44]  Toutefois — et sans me prononcer sur le bien‑fondé potentiel des allégations de la demanderesse —, la plainte que la demanderesse a déposée devant la Commission allègue un certain nombre d’actes de discrimination fondée sur des motifs de distinction illicite, qui, selon la demanderesse, se sont produits du début de 2013 jusqu’à son congédiement officiel en septembre 2016. Bon nombre de ces allégations découlaient d’une différence de traitement fondée sur des motifs de distinction illicite qui n’avait rien à voir avec les circonstances de son congédiement, et n’auraient pas pu être traitées par l’arbitre ni faire l’objet d’une indemnisation en vertu de la compétence en equity de ce dernier. De plus, la plainte de la demanderesse soulevait des allégations de discrimination systémique et formulait des demandes relatives à des redressements organisationnels.

[45]  À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure qu’un arbitre qui tranche une plainte de congédiement injuste en vertu du CCT a compétence pour régler toutes les questions de droits de la personne soulevées dans la plainte en matière de droits de la personne de la demanderesse, ou que les plaintes mettaient en cause les mêmes questions juridiques.

[46]  La présente affaire diffère de la décision Khapar, sur laquelle la Commission s’est fondée et dans laquelle la Cour avait confirmé la décision de la Commission de rejeter une plainte comme étant vexatoire au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, pour la raison suivante : « permettre au plaignant de soulever de nouveaux motifs de discrimination devant la Commission alors qu’il aurait pu faire examiner toutes ses questions relatives aux droits de la personne lors de l’arbitrage constituerait un abus de procédure et ferait en sorte que sa plainte devrait être considérée comme vexatoire » (Khapar, aux paragraphes 41 et 119). De plus, dans l’arrêt Figliola, à la page 37, la Cour suprême a déclaré que le principe du caractère définitif des décisions joue contre le fait de permettre à un tribunal des droits de la personne d’examiner une plainte lorsque les allégations d’un demandeur ayant été soumises à un arbitre portaient sur une question qui était « essentiellement la même que celle […] soulevée dans la plainte dont il est saisi ».

[47]  En l’espèce, la demanderesse n’aurait pas pu obtenir le traitement de l’ensemble des questions liées aux droits de la personne soulevées (devant la Commission) dans le cadre de l’instance en vertu du CCT avant de retirer la plainte en question. En effet, la procédure en vertu du CCT aurait porté uniquement sur les circonstances de son congédiement et sur les questions liées aux droits de la personne qui s’y rattachaient.

[48]  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que la plainte relative aux droits de la personne de la demanderesse était vexatoire parce qu’elle aurait pu être traitée dans le cadre du processus de congédiement injuste prévu par le CCT.

[49]  La demanderesse a prié la Cour d’ordonner à la Commission de renvoyer la présente affaire au Tribunal en vertu du paragraphe 49(1) de la LCDP. Vu les circonstances de l’espèce, il ne s’agit pas d’un redressement approprié. Les allégations de la demanderesse n’ont pas encore fait l’objet d’une enquête ni d’un rapport portant sur les questions de fait soulevées. Par conséquent, la Cour ordonnera que l’affaire soit renvoyée à un autre enquêteur pour que celui‑ci en poursuive le traitement, sans porter préjudice au droit de la défenderesse de soulever des objections au titre de la LCDP.

VI.  Conclusion

[50]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un nouvel enquêteur pour qu’il poursuive le traitement de la plainte relative aux droits de la personne de la demanderesse.


JUGEMENT dans le dossier T‑1838‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission afin qu’un nouvel enquêteur soit nommé pour mener une enquête sur le bien‑fondé de la plainte. La demanderesse a droit à des dépens.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour de janvier 2020.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T183818

 

INTITULÉ :

COLETTE GREAVES c BANQUE ROYALE DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 MAI 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 12 DÉCEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Ken Wise

POUR LA DEMANDERESSE

 

Heather Cameron

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ken Wise and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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