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Date : 20191212


Dossier : T‑1540‑18

Référence : 2019 CF 1597

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

CHRISTINE HOLDER

demanderesse

et

BANQUE UBS (CANADA)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La demanderesse, Mme Christine Holder, sollicite le contrôle judiciaire, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a décidé de ne pas renvoyer sa plainte au Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal].

[2]  La demanderesse a déposé une plainte auprès de la Commission, dans laquelle elle alléguait que la défenderesse, la Banque UBS (Canada), a fait preuve de discrimination envers elle dans le cadre de son emploi en raison de son sexe, de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur et de sa situation de famille. Dans son rapport, l’enquêteuse a conclu que l’examen de la plainte n’était pas justifié et a recommandé que la Commission rejette la plainte. La Commission a approuvé le rapport et a décidé de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal en vertu du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi].

[3]  La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la décision de la Commission et obligeant celle‑ci à renvoyer la plainte au Tribunal en vertu du paragraphe 49(1) de la Loi. Subsidiairement, la demanderesse demande à la Cour de rendre une ordonnance renvoyant l’affaire à la Commission et exigeant que l’affaire fasse l’objet d’une enquête menée par un autre enquêteur.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑après, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Je conclus que la Commission a mené une enquête rigoureuse et impartiale et qu’elle n’a donc pas violé le droit de la demanderesse à l’équité procédurale. De plus, les motifs de l’enquêteuse et de la Commission étaient suffisamment transparents, justifiés et intelligibles, et la décision de ne pas renvoyer l’affaire au Tribunal appartient aux issues raisonnables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au par. 47).

II.  Contexte et historique des procédures

[5]  Bon nombre des faits qui sous‑tendent l’espèce sont contestés par les parties. Cela dit, le contexte et les faits suivants sont généralement acceptés.

[6]   La demanderesse est une experte-comptable agréée aux États‑Unis et a travaillé pour la Banque UBS (Bahamas) (le bureau de la défenderesse aux Bahamas) de mars 2005 à novembre 2007. À l’époque, elle avait déclaré avoir démissionné pour [traduction] « devenir femme au foyer » et [traduction] « diriger une petite entreprise à domicile ».

[7]  Le 30 janvier 2012, la demanderesse a commencé à travailler au Canada au sein du service des finances et du contrôle de la défenderesse comme spécialiste des rapports financiers, au poste d’[traduction] « agente autorisée ». Il y avait trois postes d’agent supérieurs à celui de la demanderesse au sein de l’organisation : directeur associé, directeur et directeur général. Au cours de son emploi, sept employés ont travaillé dans le service de la demanderesse, dont une autre femme employée comme adjointe administrative, tandis que les cinq autres employés étaient des hommes. Parmi ces cinq employés, un était agent autorisé, deux étaient directeurs associés, un était directeur et un était le directeur général du service.

[8]  La demanderesse et son époux avaient quatre jeunes enfants qui sont nés avant qu’elle ne commence à travailler pour la défenderesse.

[9]  En février 2012, la demanderesse a demandé un [traduction] « régime de travail flexible » pour remplir ses obligations familiales et a été autorisée à travailler de 7 h 30 à 16 h 30. En septembre 2013, les parties ont convenu de réduire les heures de travail de la demanderesse, qui sont passées de 7 h 30 à 13 h, et de la traiter comme une employée à temps partiel. En vertu de cette entente, le salaire de la demanderesse a été réduit pour tenir compte de ses heures réduites, mais elle a conservé le même nombre de journées de vacances.

[10]  La demanderesse a présenté sa démission le 17 mars 2014 et a officiellement cessé de travailler pour la défenderesse le 4 avril 2014.

[11]  Le 8 septembre 2014, la demanderesse a déposé une plainte auprès de la Commission, dans laquelle elle alléguait plusieurs incidents de discrimination commis par la défenderesse pendant la durée de son emploi (les articles 3 et 7 de la Loi). La défenderesse a déposé des observations en réponse le 18 février 2015, et la demanderesse a présenté des observations supplémentaires le 27 août 2015.

[12]  Le 6 juillet 2015, la Commission a renvoyé la plainte à l’enquêteuse. Après avoir enquêté sur l’affaire, l’enquêteuse a rédigé un rapport, en date du 8 février 2018, dans lequel elle a conclu qu’un examen plus poussé de la plainte n’était pas justifié et a recommandé que la Commission rejette la plainte. Le 20 juin 2018, la Commission a rendu une brève décision dans laquelle elle acceptait la recommandation de l’enquêteuse, a conclu qu’aucun examen de la plainte n’était justifié et a par conséquent décidé de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal.

III.  La plainte

[13]  Dans sa plainte et ses observations supplémentaires, la demanderesse a formulé les allégations de discrimination suivantes :

  • Elle était généralement exclue des réunions (comme les réunions portant sur la préparation des déclarations de TVH et de TVQ), alors que ses collègues masculins ne l’étaient pas;

  • Le directeur général de son service, M. Anurag Deep, tenait une réunion hebdomadaire individuelle avec chaque employé du service. À un moment donné, M. Deep a cessé d’assister à certaines réunions prévues avec la demanderesse, mais a continué d’assister à ces réunions avec ses collègues masculins;

  • En décembre 2012, elle a préparé un cartable pour une présentation devant le comité de direction de la défenderesse concernant les rapports réglementaires à présenter à divers organismes de réglementation. Un employé masculin de son service, M. Geoffrey Ng, a finalement fait la présentation même s’il n’avait pas participé à la préparation du cartable;

  • Dans son évaluation de rendement de janvier 2013, elle a reçu la note [traduction] « améliorations nécessaires » malgré les commentaires positifs qu’elle avait reçus de ses collègues. Elle croyait que son gestionnaire lui avait donné une note inférieure pour justifier le fait qu’il avait donné une évaluation positive à un employé masculin pour améliorer ses perspectives de promotion. On lui a assuré que son évaluation n’aurait aucune incidence sur sa prime, mais elle n’en a pas reçu en 2013;

  • En janvier 2014, elle a reçu une évaluation de rendement positive. Cependant, elle a reçu une prime de 1 000 $, qui était inférieure à celle de ses collègues masculins et nettement inférieure à la prime annuelle de 17 000 $ qu’elle avait reçue aux Bahamas. Elle a déclaré qu’elle n’avait reçu que le 1/74e de la réserve de primes que les cinq employés masculins de son service [traduction] « se sont partagés entre eux ». La demanderesse a allégué qu’il s’agissait de discrimination systémique;

  • Dans son entente de travail à temps partiel de septembre 2013, une clause stipulait ce qui suit : [traduction] « Si vous arrivez en retard au travail pour quelque raison que ce soit, vous devez rattraper votre temps ce jour‑là pour que les cinq heures complètes soient travaillées. » Aucun de ses collègues masculins n’était assujetti à cette exigence;

  • Des collègues se moquaient de son régime de travail flexible et disaient fréquemment qu’ils [traduction] « faisaient leur Christine » lorsqu’ils quittaient le travail plus tôt;

  • Elle était tenue d’utiliser des journées de vacances pour prendre ses rendez‑vous chez le dentiste ou le médecin et n’était pas autrement autorisée à prendre ses rendez‑vous pendant ses heures de travail. Ses collègues masculins étaient autorisés à prendre de tels rendez‑vous pendant les heures de travail sans utiliser de journées de vacances;

  • Elle a été exclue des [traduction] « réunions de transfert de formation » entre sa démission et son départ en mars et avril 2014 et n’a pas reçu d’entrevue de départ.

[14]  Dans ses observations supplémentaires, la demanderesse a demandé à l’enquêteuse d’interroger les témoins suivants pour les motifs exposés ci‑dessous :

  • M. Daniel Fritschi : son gestionnaire lorsqu’elle travaillait à la Banque UBS (Bahamas). La demanderesse a déclaré qu’elle lui avait fait part de ses préoccupations au sujet du traitement qui lui était réservé en raison de son sexe pendant qu’elle travaillait pour la défenderesse au Canada;

  • Mme Celeste Jobe : la personne qui avait occupé le poste de la demanderesse avant elle. La demanderesse a déclaré ce qui suit : [traduction] « Je n’ai aucune idée de ce que Celeste dira […] J’aurais beaucoup de mal à croire qu’elle n’ait pas vécu la même chose que moi »;

  • Mme Debbie Baran : une adjointe administrative qui travaille dans le service de la demanderesse. La demanderesse lui a fait part du traitement défavorable qu’elle avait subi au cours de son emploi;

  • M. Joe Mazzona : un agent du soutien informatique employé par la défenderesse. La demanderesse lui a dit qu’elle avait démissionné parce qu’elle avait le sentiment d’être traitée différemment en raison de son sexe;

  • M. Geoffrey Ng : un collègue de travail dans le service de la demanderesse occupant le poste de directeur. La demanderesse lui a fait part du traitement défavorable qu’elle subissait, et il serait en mesure de confirmer les blagues des collègues qui disaient [traduction] « faire leur Christine »;

  • Mme Jing He : une collègue qui se trouvait dans l’alvéole à côté de celui de la demanderesse. La demanderesse lui a fait part de son expérience, et elle pourrait également confirmer les blagues des collègues qui disaient [traduction] « faire leur Christine ».

[15]  Dans sa plainte, la demanderesse a réclamé une perte de salaire, des frais médicaux et dentaires, des dommages‑intérêts généraux de 20 000 $ en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi, ainsi qu’une indemnité supplémentaire de 20 000 $ pour discrimination délibérée ou inconsidérée en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi.

IV.  Rapport de l’enquêteuse et observations des parties sur le rapport

[16]  L’enquêteuse a d’abord fait remarquer que, bien que la demanderesse ait allégué plusieurs autres motifs de distinction illicite, elle a admis au cours d’une entrevue qu’elle croyait avoir été victime de discrimination parce qu’elle était une femme et qu’elle n’était pas certaine des autres motifs. L’enquêteuse a ensuite rejeté les allégations de discrimination systémique de la demanderesse, étant donné que la seule preuve présentée à l’appui était liée à sa propre expérience, laquelle est insuffisante pour établir une politique ou une pratique généralisée.

[17]  L’enquêteuse a interrogé les cinq personnes suivantes :

  1. La demanderesse;

  2. M. Geoffrey Ng (un autre spécialiste des rapports financiers de l’équipe de la demanderesse occupant le poste de directeur);

  3. M. Anurag Deep (le directeur général de l’équipe de la demanderesse et le directeur des finances de la défenderesse);

  4. Mme Kelly McMillan (la chef des ressources humaines de la défenderesse);

  5. M. Joe Mazzona (un agent de soutien informatique de la défenderesse).

[18]  L’enquêteuse a ensuite expliqué pourquoi elle n’avait pas interrogé les quatre autres témoins proposés par la demanderesse :

  • M. Fritschi n’a pas travaillé avec la demanderesse au Canada, n’a été témoin d’aucun des incidents allégués et sa connaissance se limitait aux renseignements que la demanderesse lui avait communiqués;

  • L’enquêteuse a tenté de communiquer avec Mme Jobe au moyen des renseignements fournis par la demanderesse (le numéro de téléphone du frère de Mme Jobe). Le numéro de téléphone a mené à une boîte vocale pleine tout au long du processus d’enquête et elle n’a pas pu trouver Mme Jobe par une recherche sur Internet. L’enquêteuse n’a pas pu trouver l’adresse postale de Mme Jobe, puisqu’elle avait apparemment déménagé;

  • Mme He ne travaillait plus pour la défenderesse au moment de l’enquête. Le numéro de téléphone fourni par la défenderesse n’était plus celui de Mme He. L’enquêteuse n’a pas pu trouver Mme He en effectuant une recherche sur Internet;

  • La défenderesse a informé l’enquêteuse que Mme Baran était décédée.

[19]  L’enquêteuse a répondu à l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle était généralement exclue des réunions et des discussions et a présenté les conclusions suivantes à l’issue de l’enquête :

  • Mme McMillan a déclaré qu’elle avait rencontré la demanderesse en juin 2012 et que celle‑ci avait alors affirmé que les membres de l’équipe ne l’incluaient pas toujours dans les communications. Mme McMillan a demandé à la demanderesse si elle souhaitait qu’elle intervienne et lui a offert d’autres suggestions pour régler le problème. Toutefois, la demanderesse souhaitait aborder cette question avec M. Deep elle‑même et n’a pas soulevé d’autres questions au sujet de la façon dont l’équipe la traitait. La demanderesse a admis qu’elle n’avait pas abordé la question avec Mme McMillan après cette réunion;

  • M. Deep a déclaré que l’équipe communiquait ouvertement et fréquemment et qu’il ne croyait pas que des renseignements étaient cachés à la demanderesse. Il a ajouté que toute l’équipe se réunissait tous les jours et tenait aussi des réunions hebdomadaires et mensuelles au cours desquelles chaque membre de l’équipe pouvait partager des renseignements, en plus des réunions individuelles avec les membres de l’équipe. M. Deep ne se souvenait pas que la demanderesse lui ait parlé de son sentiment d’exclusion;

  • M. Deep a déclaré que M. Ng et la demanderesse ont tous deux préparé la présentation destinée au comité de direction et qu’ils ont fait la présentation ensemble, bien que M. Ng ait participé davantage à la présentation puisque son poste était supérieur dans la hiérarchie;

  • M. Ng a déclaré que la demanderesse lui avait dit qu’elle voulait qu’il présente leur travail parce qu’elle [traduction] « était gênée à l’idée de faire une présentation devant le comité de direction » et qu’elle ne lui a jamais dit qu’elle était contrariée parce qu’il avait fait la présentation;

  • La demanderesse a contesté leurs versions et a déclaré que M. Deep avait chargé M. Ng de faire la présentation et que cela l’avait humiliée;

  • M. Deep a indiqué que les déclarations de revenus étaient un processus d’apprentissage pour la demanderesse et que M. Ng était l’[traduction] « expert en fiscalité » et responsable de la préparation des déclarations de revenus, tandis qu’elle était responsable des rapports réglementaires;

  • M. Ng a déclaré que la préparation des déclarations de TVH était une fonction conjointe entre lui et la demanderesse, bien qu’elle ait effectué la majeure partie du travail. Il aurait accueilli la demanderesse à toute réunion à laquelle il a assisté qui la concernait;

  • M. Deep a déclaré qu’il ne se rappelait pas qu’il n’avait pas été disponible pour des réunions individuelles ou [traduction] « bilatérales ». Cependant, il a reconnu qu’il lui arrivait de rater des réunions parce qu’il avait trop de travail.

[20]  L’enquêteuse a conclu que la demanderesse avait soulevé des préoccupations au sujet de son exclusion auprès de Mme McMillan et de M. Deep, mais qu’elle a admis ne pas avoir soulevé la question par la suite. La preuve concernant la présentation au comité de direction et les réunions sur la TVH était contradictoire. Bien que les parties conviennent que M. Deep a raté leurs réunions bilatérales prévues, rien n’indique qu’elle a été traitée différemment à cet égard, et l’explication de M. Deep était raisonnable. La preuve ne donne pas à penser que l’un ou l’autre de ces incidents s’est produit en raison d’un motif de distinction illicite.

[21]  L’enquêteuse s’est ensuite penchée sur les allégations liées aux primes et à l’évaluation de rendement et a présenté les conclusions suivantes à l’issue de l’enquête :

  1. L’enquêteuse a fait remarquer que la défenderesse a utilisé un [traduction] « système de classement forcé » dans lequel les évaluations du rendement de tous les employés nord‑américains sont établies sur une base comparative;

  2. M. Ng a déclaré qu’il avait également reçu la note [traduction] « améliorations nécessaires » et qu’on lui avait dit qu’il avait été comparé à d’autres personnes de son niveau dans la région qui avaient reçu de meilleures évaluations cette année‑là. M. Ng a déclaré qu’il n’avait pas non plus reçu de prime en 2012. M. Ng a déclaré que lui et la demanderesse avaient reçu la cote [traduction] « satisfaisant » en 2013 et qu’il avait reçu une prime de 2 000 $;

  3. M. Deep et Mme McMillan ont tous deux déclaré que depuis la crise économique de 2008, les primes ont généralement diminué;

  4. M. Deep a déclaré que la valeur des primes accordées aux employés est déterminée par un comité qui ne connaît pas personnellement la demanderesse;

  5. En ce qui concerne l’allégation selon laquelle elle n’a reçu que le 1/74e de la prime de 2013 et que le reste a été réparti entre les employés de sexe masculin, Mme McMillan a déclaré qu’il aurait fallu que la demanderesse consulte le grand livre général de l’entreprise pour obtenir cette information. Selon Mme McMillan, la majeure partie de cette somme aurait été accordée à M. Deep, mais n’aurait pas été répartie entre les collègues masculins au détriment de la demanderesse.

[22]  L’enquêteuse a conclu qu’en 2012, la demanderesse et M. Ng avaient tous deux reçu la note [traduction] « améliorations nécessaires » en raison du système de classement forcé et qu’aucun des deux n’avait reçu de prime cette année‑là. Les deux ont reçu des évaluations positives, mais de faibles primes l’année suivante. Bien que M. Ng ait reçu une prime supérieure à celle de la demanderesse, cette prime ne semble pas être sa part de la somme plus élevée qui aurait été répartie entre les membres masculins de l’équipe, selon elle. Cette allégation semble spéculative, car la rémunération est confidentielle. Bien qu’il semble probable que les évaluations de rendement aient une incidence sur les primes, rien n’indiquait que les primes qu’elle a reçues ou que ses évaluations de rendement découlaient d’une discrimination.

[23]  L’enquêteuse a ensuite examiné les allégations de la demanderesse selon lesquelles elle aurait été traitée différemment en raison de son horaire de travail flexible et a tiré les conclusions suivantes :

  • Mme McMillan a déclaré que la clause dans l’entente de travail à temps partiel de la demanderesse concernant le rattrapage du temps perdu avait été ajoutée parce qu’elle avait l’habitude d’arriver en retard et n’était pas liée à sa situation de famille;
  • M. Deep a déclaré qu’il fait preuve de souplesse envers tout le personnel, peu importe le sexe, et qu’il ne traitait pas les demandes de congé de la demanderesse différemment de celles de ses collègues masculins. La défenderesse a fourni de nombreux courriels d’avril 2012 à février 2014 dans lesquels M. Deep a accepté sans réserve des demandes de congé de maladie et des demandes de congé présentées pour d’autres raisons par la demanderesse;
  • M. Ng a déclaré qu’il ne croyait pas que les collègues masculins étaient mieux traités. Comme bien d’autres employés, il travaille tard ou travaille les fins de semaine pour rattraper le temps perdu;
  • M. Ng et M. Deep ont tous deux déclaré qu’ils n’avaient jamais entendu l’expression [traduction] « faire leur Christine » et qu’ils n’auraient pas toléré la remarque.

[24]  L’enquêteuse a conclu que M. Deep a accepté les demandes d’horaire flexible ou de congé personnel de la demanderesse, et les courriels entre lui et cette dernière démontrent qu’elle avait droit à la même flexibilité que les travailleurs masculins. La preuve donnait à penser que les collègues masculins de la demanderesse prenaient des dispositions pour compenser les congés personnels qu’ils prenaient, et la demanderesse n’a pas présenté d’éléments de preuve donnant à penser qu’ils n’étaient pas tenus de le faire. Même si l’entente de la demanderesse stipulait qu’elle devait rattraper le temps perdu le même jour, la preuve indiquait que M. Deep était plus souple au sujet des retards en pratique, et la disposition dans l’entente de la demanderesse n’a pas semblé entraîner un traitement défavorable. Les témoins ont nié avoir entendu l’expression [traduction] « faire leur Christine » et ont nié que la demanderesse ait soulevé des préoccupations à ce sujet. Même si les collègues faisaient effectivement cette remarque, celle‑ci n’a occasionné aucune conséquence négative pour la demanderesse.

[25]  Enfin, l’enquêteuse s’est penchée sur les allégations concernant les circonstances de la démission de la demanderesse et a tiré les conclusions suivantes :

  • La demanderesse a contesté l’hypothèse de Mme McMillan selon laquelle elle avait démissionné pour des raisons familiales (tirée d’un courriel du 24 mars 2014);

  • M. Deep a déclaré que la demanderesse lui avait dit qu’elle démissionnait pour passer plus de temps avec sa famille;

  • Mme McMillan a déclaré que M. Deep lui avait dit que la demanderesse démissionnait pour des raisons familiales;

  • M. Ng a déclaré que la demanderesse lui avait dit qu’elle démissionnait pour être plus près de chez elle et pour se rapprocher de l’école de ses enfants;

  • M. Mazzonna a déclaré que la demanderesse lui avait dit qu’elle n’était pas satisfaite de sa plus récente évaluation de rendement et de sa prime. Il a déclaré qu’elle ne lui avait jamais dit qu’elle était traitée différemment parce qu’elle était une femme;

  • Mme McMillan a déclaré qu’elle a essayé de fixer une entrevue de départ, mais qu’elle ne l’a pas fait parce qu’elle avait eu [traduction] « une urgence ». Toutefois, elle n’a pas jugé qu’une entrevue de départ était nécessaire parce qu’elle croyait comprendre les raisons du départ de la demanderesse. De plus, dans un courriel que la demanderesse a envoyé à M. Deep le 2 avril 2014, la demanderesse a déclaré qu’elle n’était pas satisfaite de sa rémunération;

  • Mme McMillan a déclaré que la demanderesse aurait pu soulever ces questions auprès d’elle, du chef de la direction de la défenderesse ou du chef des services juridiques (qui étaient toutes des femmes), du patron de Mme McMillan ou de l’ancien patron de la demanderesse aux Bahamas (M. Fritschi).

[26]  L’enquêteuse a conclu que, selon la preuve, la demanderesse avait démissionné parce qu’elle était insatisfaite de sa rémunération et non parce qu’elle avait subi un traitement défavorable pour un motif de distinction illicite. M. Mazzonna a déclaré qu’elle avait démissionné en raison de sa rémunération, tandis que d’autres témoins ont déclaré qu’elle leur avait dit qu’elle avait démissionné pour des raisons familiales. L’enquêteuse a conclu que la preuve ne démontrait pas qu’elle a été traitée différemment en raison d’un motif de distinction illicite.

[27]  Le 5 mars 2018, la demanderesse a déposé une réponse dans laquelle elle contestait le processus d’enquête et les conclusions de l’enquêteuse. Essentiellement, elle faisait valoir que le rapport soulevait plusieurs questions de crédibilité contestées qui auraient dû être examinées plus à fond. La demanderesse contestait également la décision de l’enquêteuse de ne pas interroger M. Fritschi, Mme Jobe et Mme He. Elle faisait valoir que M. Fritschi était un témoin important parce qu’elle s’était plainte auprès de lui de la discrimination dont elle était victime pendant son emploi auprès de la défenderesse au Canada. Elle faisait valoir que Mme Jobe et Mme He auraient pu être retrouvées grâce à une recherche sur Internet et que l’enquêteuse n’a pas pris les mesures nécessaires pour communiquer avec elles.

[28]  Le 13 avril 2018, la défenderesse a déposé des observations en réponse qui contestaient les arguments de la demanderesse.

V.  La décision de la Commission

[29]  Le 20 juin 2018, la Commission a conclu qu’aucun examen de la plainte n’était justifié. Rien n’indiquait que l’enquêteuse avait un parti pris, et la Commission a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel l’enquête n’était pas rigoureuse. Les contradictions alléguées dans les déclarations des représentants de la défenderesse étaient relativement mineures et ne minaient pas les conclusions du rapport dans leur ensemble.

[30]  La Commission a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel le rapport était incomplet parce que certains témoins qu’elle avait proposés n’ont pas été interrogés. La Commission a déclaré qu’un enquêteur n’est pas tenu d’interroger tous les témoins suggérés par une partie, car la norme applicable est celle de la « preuve manifestement importante ». En l’espèce, l’enquêteuse s’est demandée si M. Fritschi fournirait des éléments de preuve manifestement importants avant de décider de ne pas l’interroger. L’enquêteuse a semblé faire des efforts raisonnables pour communiquer avec Mme Jobe, mais elle n’a pas été en mesure de la joindre au moment de l’enquête. Quoi qu’il en soit, compte tenu des conclusions du rapport, une entrevue avec Mme Jobe n’aurait pas eu d’incidence sur l’issue de l’affaire.

[31]  Enfin, la Commission a fait remarquer que la demanderesse a formulé de graves allégations selon lesquelles la défenderesse et ses représentants ont fabriqué des courriels comme élément de preuve et que la preuve des témoins était fabriquée. La Commission a fait remarquer qu’il s’agissait d’allégations vagues non étayées par la preuve.

VI.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[32]  Les parties conviennent que tant les motifs contenus dans le rapport que la décision de la Commission constituent la décision faisant l’objet du contrôle devant la Cour. Lorsque la Commission approuve le rapport de l’enquêteur et que ses motifs sont succincts, les tribunaux ont décidé que le rapport d’enquête constituait le raisonnement suivi par la Commission pour rendre sa décision (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, aux par. 36‑39; Sabourin c Canada (Procureur général), 2019 CF 294).

[33]  Les parties conviennent également que l’examen visant à déterminer si le processus de la Commission était équitable, à savoir si l’enquête était suffisamment rigoureuse et impartiale, soulève des questions d’équité procédurale assujetties à la norme de la décision correcte (Harvey c VIA Rail Canada Inc., 2019 CF 569, au par. 20; Joshi c Banque canadienne impériale de commerce, 2015 CAF 92, au par. 6). Cela dit, le contrôle selon la norme de la décision correcte, en vue de déterminer si l’enquête était suffisamment rigoureuse, peut nécessiter une certaine retenue envers le jugement de la Commission, fondé sur les faits (Blackbird c Maskwacis Health Services, 2018 CF 239, au par. 31; Georgoulas c Canada (Procureur général), 2018 CF 863, au par. 19).

[34]  Les questions concernant les conclusions de fait de la Commission et son appréciation de la preuve doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Georgoulas c Canada (Procureur général), 2018 CF 652, au par. 46; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, au par. 17).

[35]  J’estime que la présente affaire soulève deux questions :

  1. L’enquêteuse a‑t‑elle violé le droit de la demanderesse à l’équité procédurale en ne menant pas une enquête rigoureuse ou impartiale?

  2. La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

VII.  Analyse

A.  Question préliminaire

[36]  Avant de me pencher sur le bien‑fondé de la présente affaire, j’aimerais d’abord examiner une question préliminaire. Les deux parties ont tenté de présenter des éléments de preuve qui ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal au moyen d’affidavits (la demanderesse au moyen de son propre affidavit et la défenderesse au moyen de l’affidavit de Mme McMillan). Toutefois, la Cour a statué qu’en contrôle judiciaire, celle‑ci ne dispose pas régulièrement des documents qui n’ont pas été présentés à la Commission lorsqu’elle a rendu sa décision, même si l’enquêteur disposait de ces documents au moment où il a rédigé son rapport (E.S. c Canada (Procureur général), 2017 CF 1127, au par. 42; Drew c Canada (Procureur général), 2018 CF 553, au par. 15). Cela dit, la Cour a admis des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à la Commission lorsqu’il est satisfait à l’une des trois exceptions suivantes : 1) ils contiennent des renseignements généraux qui peuvent aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire; 2) l’information sert à démontrer des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier du tribunal; 3) les documents font ressortir l’absence de preuve dont disposait la Commission lorsqu’elle a tiré une conclusion déterminée (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au par. 20).

[37]  En l’espèce, un document a été déposé conjointement au moyen des affidavits de Mme McMillan et de la demanderesse, d’autres documents ont été explicitement mentionnés et cités par l’enquêteuse dans son rapport, alors que certains documents semblent se trouver dans le dossier du tribunal et étaient donc devant la Commission lorsqu’elle a rendu sa décision. D’autres documents n’ont pas été mentionnés et rien n’indique qu’ils ont été présentés à la Commission, encore moins à l’enquêteuse.

[38]  Ceci étant dit, j’estime que les documents déposés conjointement et ceux expressément mentionnés ou cités par l’enquêteuse peuvent être considérés comme des renseignements contextuels aux fins du présent contrôle judiciaire (affidavit de Mme McMillan : pièce 10 (contrat de travail à temps partiel de septembre 2013); affidavit de la demanderesse : pièce 1 (rapport de l’enquêteuse), pièce 3 (contrat de travail à temps partiel de septembre 2013), pièce 6 (courriel de Mme McMillan du 24 mars 2014 concernant la démission de la demanderesse), pièce 7 (courriel de la demanderesse adressé à M. Deep concernant sa démission), pièce 10 (plainte adressée à la Commission), pièce 11 (réponse de la défenderesse à la plainte), pièce 12 (réplique de la demanderesse à la réponse), pièce 13 (réponse de la demanderesse au rapport), pièce 15 (décision de la Commission)). Comme aucune des autres pièces déposées dans l’un ou l’autre des affidavits n’a été présentée en bonne et due forme à la Cour dans le cadre du présent contrôle judiciaire, elles ne seront pas prises en considération.

B.  Rigueur et impartialité de la décision de la Commission

[39]  La demanderesse soutient que l’enquête n’était pas suffisamment rigoureuse ou impartiale pour trois raisons :

  • 1) l’enquêteuse n’a pas parlé à trois de ses principaux témoins;

  • 2) la Commission n’a pas tenu compte des incohérences dans la preuve de la défenderesse et n’a pas évalué de façon significative la crédibilité de cette preuve;

  • 3) la Commission n’a pas donné suite à ses observations en réponse au rapport.

[40]  Bien que la demanderesse ait présenté chacun de ces arguments comme des questions de rigueur et d’impartialité, ils semblent tous se rapporter à la question de savoir si l’enquête était suffisamment rigoureuse. En ce qui a trait aux arguments d’impartialité, il faut se demander si la Commission « a abordé l’affaire avec un esprit fermé » ou avait « préjugé » l’affaire (Abi‑Mansour c Canada (Agence du revenu), 2015 CF 883, au par. 51). Bien qu’il ne soit pas aussi strict que le critère de la crainte raisonnable de partialité – puisque la Commission n’est pas un organisme décisionnel – le critère de l’impartialité est néanmoins difficile à respecter et va au‑delà d’un simple soupçon (Hughes c Canada (Procureur général), 2010 CF 837, aux par. 23‑24).

[41]  Je conclus que la demanderesse n’a pas présenté d’élément de preuve ni de raison expliquant pourquoi la Cour devrait conclure que la Commission ou l’enquêteuse ont exercé leurs fonctions avec un esprit fermé. L’enquêteuse a plutôt examiné chacun des arguments de la demanderesse, a interrogé la demanderesse et plusieurs autres témoins et, selon tous les témoignages, a semblé aborder l’affaire avec un esprit ouvert. L’argument de la demanderesse selon lequel la Commission aurait pu aller plus loin n’atteint pas le seuil requis pour satisfaire au critère d’impartialité.

[42]  Je vais aborder à tour de rôle chacun de ces arguments concernant la rigueur de l’enquête.

(1)  Témoins non interrogés par l’enquêteuse

[43]  Premièrement, la demanderesse soutient que l’enquêteuse n’a pas interrogé trois témoins manifestement importants. Elle affirme que M. Fritschi était un témoin manifestement important parce qu’elle lui avait dit être victime de discrimination et parce que Mme McMillan avait dit à l’enquêteuse que la demanderesse avait peut‑être parlé à M. Fritschi. De plus, M. Fritschi aurait pu démontrer que la demanderesse lui avait dit être victime de discrimination. La demanderesse soutient que cette preuve serait manifestement importante parce que l’enquêteuse a déclaré que le fait qu’elle n’ait pas signalé la discrimination était l’une des raisons pour lesquelles elle a rejeté sa plainte.

[44]  La demanderesse soutient en outre que l’enquêteuse n’a pas pris les mesures nécessaires pour retrouver Mme Jobe et Mme He. En particulier, Mme Jobe aurait pu parler des problèmes systémiques et Mme He aurait pu parler de la discrimination dont a été victime personnellement la demanderesse, et les deux témoins auraient donc pu présenter des éléments de preuve manifestement importants.

[45]  La défenderesse fait valoir que Mme McMillan a déclaré que la demanderesse aurait pu signaler un manquement à la politique sur le harcèlement de la défenderesse à de nombreux membres de la direction ou au personnel des ressources humaines, y compris M. Fritshci. Toutefois, la demanderesse n’a pas dit qu’elle avait demandé à M. Fritschi de faire part de ses préoccupations à la défenderesse au Canada, qu’elle avait signalé un manquement à la politique sur le harcèlement ni qu’elle lui avait autrement demandé de prendre des mesures.

[46]  La défenderesse ajoute que l’enquêteuse a fait des efforts pour communiquer avec Mme Jobe, même si elle n’était pas tenue de le faire. Selon le rapport, la demanderesse a admis qu’elle n’a jamais parlé à Mme Jobe de son expérience quand elle travaillait pour la défenderesse et qu’elle n’a pas pu confirmer ses soupçons selon lesquels Mme Jobe aurait pu être victime de discrimination. La défenderesse soutient que la demanderesse ne pouvait pas extrapoler la discrimination systémique en se fondant uniquement sur sa propre expérience. De l’avis de la défenderesse, la demande pour que Mme Jobe soit interrogée était une [traduction] « expédition de pêche » fondée sur des conjectures.

[47]  La défenderesse soutient qu’il n’était pas nécessaire d’interroger Mme He, car elle aurait seulement pu rapporter ce que la demanderesse lui avait dit. La défenderesse fait remarquer que la demanderesse avait déclaré que Mme He avait peut‑être parlé de sa relation avec la défenderesse. Toutefois, les autres témoins ont pu témoigner de sa relation avec la défenderesse.

[48]  En résumé, la défenderesse soutient que l’enquête a été suffisamment rigoureuse pour permettre à la Commission de s’acquitter de son devoir d’équité.

[49]  Seuls les témoins qui ont joué un rôle clé doivent être interrogés, car le défaut de le faire peut équivaloir à un défaut d’examiner « des éléments de preuve manifestement essentiels » (Wong c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2018 CAF 101, aux par. 14, 23 [Wong CAF]). Le témoin « manifestement important » est généralement un témoin qui a directement participé à l’expérience de travail d’un demandeur, y compris des superviseurs et des collègues dans une situation semblable (Harvey c VIA Rail Canada Inc., 2019 CF 569, au par. 39). Il est bien établi qu’on ne peut pas conclure qu’une enquête manquait de rigueur simplement parce que l’enquêteur n’a pas interrogé tous les témoins proposés par une partie, car la perfection ne constitue pas la norme (Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 CF 574; Drew c Canada (Procureur général), 2018 CF 553, au par. 35).

[50]  Le « critère de la preuve manifestement importante » exige qu’il soit évident pour une personne raisonnable que les éléments de preuve qui, selon la demanderesse, auraient dû être examinés durant l’enquête étaient importants compte tenu des éléments allégués dans la plainte; pour décider si la preuve est manifestement importante, la Cour doit se placer au moment de l’enquête et tenir compte des renseignements fournis à l’enquêteuse (Gosal c Canada (Procureur général), 2011 CF 570, au par. 54).

[51]  À mon avis, M. Fritschi n’était pas un témoin ayant joué un rôle clé que l’enquêteuse devait interroger. Au contraire, comme l’enquêteuse et la Commission l’ont fait remarquer, son témoignage équivalait à des déclarations par ouï‑dire sur ce que la demanderesse lui avait dit au moment où elle était employée par la défenderesse au Canada, alors qu’il travaillait aux Bahamas. Au mieux, M. Fritschi aurait pu confirmer que la demanderesse a déclaré avoir subi de la discrimination au cours de conversations entre 2012 et 2014, mais il n’aurait pas pu attester de la véracité de ces déclarations, puisqu’il n’aurait pas pu vérifier personnellement comment elle était traitée; la demanderesse n’a pas allégué qu’il a parlé à qui que ce soit qui a attesté ces déclarations. À l’inverse, l’enquêteuse a interrogé le superviseur immédiat de la demanderesse, M. Deep, la chef des ressources humaines, Mme McMillan, et un collègue de son service, M. Ng, qui ont tous travaillé en étroite collaboration avec la demanderesse au Canada et qui avaient une connaissance directe des faits pertinents. Par conséquent, l’enquêteuse n’a pas omis de mener une enquête approfondie en décidant de ne pas interroger M. Fritschi.

[52]  En ce qui concerne Mme Jobe et Mme He, je remarque que l’enquêteuse a déclaré qu’elle a tenté de communiquer avec elles par de multiples moyens et qu’elle n’a pas pu les joindre. De plus, ni Mme Jobe ni Mme He n’étaient à l’emploi de la défenderesse au moment de l’enquête. On ne peut pas s’attendre à ce que la Commission interroge des personnes qui ne sont pas disponibles pendant toute la durée de l’enquête et qui ne sont plus employées par la défenderesse, en particulier lorsque l’enquêteuse fournit une justification raisonnable pour ne pas interroger un témoin donné (Wong c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2017 CF 633, aux par. 29‑42; conf. par Wong CAF; Brosnan c Banque de Montréal, 2015 CF 925, aux par. 32‑37 [Brosnan]).

[53]  Je conviens avec la défenderesse que la prédécesseure de la demanderesse, Mme Jobe, n’était pas un « témoin manifestement important ». Dans ses observations devant la Commission, la demanderesse a admis qu’elle n’avait [traduction] « aucune idée » de ce que dirait Mme Jobe, mais a supposé qu’elle aurait également été traitée différemment en raison de son sexe. Je conviens que cette entrevue aurait été une [traduction] « expédition de pêche », puisqu’on ne pouvait pas savoir ce qui allait en ressortir. Compte tenu de ces circonstances et du fait que la Commission est maître de son propre processus, celle‑ci n’était pas tenue de remuer ciel et terre (Demitor c Westcoast Energy Inc. (Spectra Energy Transmission), 2017 CF 1167, au par. 71; conf. par Demitor c Westcoast Energy Inc. (Spectra Energy Transmission), 2019 CAF 114).

[54]  En ce qui concerne Mme He, une employée d’un autre service dont l’alvéole se trouvait près de celui de la demanderesse, il est peu probable que son témoignage ait été manifestement important. Dans ses observations, la demanderesse a déclaré que Mme He pouvait attester de sa relation avec la défenderesse et pouvait confirmer que des collègues avaient utilisé l’expression [traduction] « faire leur Christine ». Toutefois, tant M. Deep que M. Ng, qui travaillaient dans le service de la demanderesse, ont déclaré qu’ils n’avaient jamais entendu cette remarque et qu’ils l’auraient condamnée s’ils l’avaient entendue. De plus, comme l’enquêteuse l’a affirmé, même si ces remarques avaient été faites par les collègues de la demanderesse, il est difficile de voir en quoi elles équivaudraient à un traitement défavorable en soi. Enfin, étant donné que Mme He n’était pas dans le service de la demanderesse, elle n’aurait probablement pas été en mesure de commenter les autres allégations importantes de la demanderesse, à savoir si elle a été exclue des communications, si elle a reçu des primes et des évaluations de rendement différentes en raison de son sexe, ou si elle a été traitée différemment des employés masculins.

[55]  Par conséquent, je conclus que la Commission n’a pas omis de mener une enquête rigoureuse en choisissant de ne pas interroger trois des cinq témoins vivants que la demanderesse avait proposés.

(2)  Défaut de traiter de la crédibilité et des incohérences

[56]  La demanderesse soutient que l’enquête n’était pas suffisamment rigoureuse parce que l’enquêteuse a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la plainte en raison d’éléments de preuve contradictoires. De l’avis de la demanderesse, lorsqu’il y a des éléments de preuve contradictoires, un examen est nécessaire.

[57]  La défenderesse soutient que l’enquêteuse a dûment tenu compte de la preuve dont elle disposait et a abordé chacune des questions de fait fondamentales soulevées dans la plainte.

[58]  L’observation de la demanderesse ne me convainc pas. En l’espèce, les incohérences semblaient découler principalement du témoignage de la demanderesse et du témoignage généralement cohérent de chaque autre personne interrogée par l’enquêteuse, qui était en contradiction avec le sien.

[59]  Toutefois, je suis d’accord avec la Commission pour dire que les incohérences dans les déclarations des témoins de la défenderesse semblaient relativement insignifiantes, puisqu’elles se rapportaient uniquement à l’allégation d’exclusion des réunions et des communications et ne semblaient pas justifier un examen. Notamment, les incohérences entre les déclarations de M. Deep et celles de M. Ng au sujet de la personne qui a fait la présentation au comité de direction (à savoir si la présentation avait été faite conjointement ou entièrement par M. Ng) n’étaient pas particulièrement importantes pour évaluer leur crédibilité ou pour savoir si la demanderesse a été traitée différemment en raison de son sexe ou de tout autre motif de distinction illicite. Dans le même ordre d’idées, M. Ng et M. Deep ne s’entendaient pas tout à fait sur la question de savoir qui participait le plus à la préparation des déclarations de TVH. Toutefois, la Commission et l’enquêteuse ont toutes deux reconnu qu’il y avait certaines incohérences dans leur témoignage sur ces questions précises, mais ils ont néanmoins conclu que ces questions ne méritaient pas de faire l’objet d’une enquête approfondie. Comme ces questions ne sont manifestement pas importantes, j’estime que ces incohérences n’ont pas nui à la rigueur de l’enquête.

(3)  Défaut d’aborder la réponse de la demanderesse au rapport

[60]  Enfin, la demanderesse soutient que la Commission a violé son droit à l’équité procédurale en ne tenant pas compte de sa réponse au rapport. Dans sa réponse, la demanderesse a souligné des incohérences dans le témoignage de la défenderesse, a présenté d’autres observations sur l’importance des trois témoins non interrogés et a suggéré d’autres moyens de communiquer avec eux. À son avis, ces arguments remettaient sérieusement en question le rapport, et la Commission ne pouvait pas rejeter équitablement sa plainte sans fournir de réponse (Carroll c Canada (Procureur général), 2015 CF 287, aux par. 68‑71 [Carroll]; Brosnan).

[61]  La demanderesse soutient en outre que la Commission a injustement refusé de lui donner l’occasion de répondre aux observations finales en réponse de la défenderesse avant de rendre sa décision.

[62]  La défenderesse conteste l’argument de la demanderesse selon lequel la Commission n’a pas tenu compte de sa réponse au rapport. Dans ses observations, la demanderesse a mal interprété la preuve, faisait des suppositions et accusait la défenderesse de fabriquer des éléments de preuve et d’exercer des pressions sur les témoins. Dans sa décision, la Commission a tenu compte de ces observations et a conclu qu’elles étaient sans fondement. Elle n’était pas tenue d’aborder chacune des observations de la demanderesse, car elle a abordé les questions fondamentales soulevées dans ses observations.

[63]  La défenderesse soutient également que la Commission n’a pas violé le droit de la demanderesse à l’équité en ne lui donnant pas la possibilité de répondre à ses observations finales. La demanderesse n’a mentionné aucune observation qui l’a prise par surprise et elle était au courant de la preuve à réfuter lorsqu’elle a contesté le rapport.

[64]   À mon avis, même si ses motifs étaient succincts, la Commission a bien répondu aux observations de la demanderesse concernant le rapport de l’enquêteuse. La demanderesse s’appuie sur les décisions Caroll et Brosnan, mais celles‑ci posent le principe selon lequel il se pourrait que la Commission ne mène pas une enquête rigoureuse si elle ne répond pas à des observations dans lesquelles les conclusions du rapport d’un enquêteur sont « vivement contestées » ou qui « vont au cœur » de ces conclusions. Toutefois, en l’espèce, le rapport n’était pas vivement contesté dans les observations de la demanderesse et celles‑ci n’allaient pas au cœur de ses conclusions. Dans sa réponse, la demanderesse réitérait plutôt sa thèse selon laquelle les trois témoins proposés auraient dû être interrogés et contestait essentiellement les conclusions de la Commission concernant son exclusion des réunions, les circonstances de la présentation devant le comité de direction, les commentaires des collègues qui disaient [traduction] « faire leur Christine » et la déclaration selon laquelle elle a démissionné pour des raisons familiales, en plus d’affirmer que la défenderesse avait fabriqué des courriels concernant ses arrivées tardives au travail. La plupart de ces observations exigeaient que la Commission approfondisse la question en demandant à la défenderesse de présenter d’autres documents, comme des éléments de preuve sur la façon dont les primes étaient attribuées pendant l’emploi de la demanderesse et le registre des puces électroniques pour établir ses heures d’arrivée réelles au bureau.

[65]  Dans ses motifs succincts, la Commission a expliqué sa décision de ne pas interroger les témoins, a affirmé que les contradictions alléguées dans le témoignage de la défenderesse étaient relativement mineures et a condamné les allégations de la demanderesse au sujet de la fabrication d’éléments de preuve. Il ressort clairement de ces conclusions que les observations de la demanderesse ont été examinées puis rejetées. De plus, la Commission n’était pas obligée de creuser davantage et de dépenser des ressources supplémentaires pour exiger que la demanderesse lui fournisse des éléments de preuve alors que plusieurs témoins qui ont travaillé avec la demanderesse ont catégoriquement contredit ses allégations importantes.

[66]  En outre, la grande majorité des contradictions soulevées par la demanderesse étaient entre son propre témoignage de vive voix et ses observations, d’une part, et le témoignage des autres témoins interrogés par l’enquêteuse, d’autre part. De toute évidence, le fait qu’un demandeur exprime son désaccord avec les conclusions d’un enquêteur ne peut suffire pour exiger un renvoi devant le Tribunal en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi sans preuve supplémentaire à l’appui de ses affirmations. Si c’était le cas, la fonction d’examen préalable de la Commission perdrait toute utilité pratique.

[67]  Enfin, je conviens avec la défenderesse qu’aucun manquement à l’équité procédurale ne découle du fait que la demanderesse n’a pas répondu à ses observations finales sur le rapport. Je remarque que ces observations ont été déposées le 13 avril 2018 et que la Commission n’a rendu sa décision que près de deux mois plus tard. Bien que rien dans les observations de la défenderesse ne semble avoir pris la demanderesse par surprise, cette dernière aurait eu toutes les occasions de présenter d’autres observations en réponse avant que la Commission ne rejette officiellement sa plainte.

C.  Caractère raisonnable de la décision de la Commission

[68]  La demanderesse fait valoir que les motifs exposés par la Commission pour rejeter sa plainte n’étaient pas justifiés, transparents ni intelligibles. Le rapport et la décision ne permettent pas à la Cour de déterminer comment la Commission a apprécié les éléments de preuve pour conclure qu’aucune discrimination n’a eu lieu, étant donné que la plainte reposait sur les dires de l’un et de l’autre. À son avis, il était déraisonnable pour la Commission de ne pas reconnaître qu’un examen était justifié malgré les incohérences dans la preuve de la défenderesse, qui est toujours en litige entre les parties.

[69]  La défenderesse soutient que la décision de la Commission est raisonnable. Les questions fondamentales ne reposent pas entièrement sur les dires de l’un et de l’autre, car l’enquêteuse a trouvé des éléments de preuve qui contredisaient les allégations de discrimination formulées par la demanderesse. De plus, les contradictions soulevées dans la preuve de la demanderesse et celle de la défenderesse n’étaient pas déterminantes quant à savoir si la demanderesse avait subi de la discrimination.

[70]  À cet égard, le rôle de la Commission est celui d’un organisme administratif d’examen préalable quand il décide s’il faut renvoyer une plainte au Tribunal à des fins d’examen. Elle n’a pas un rôle décisionnel. La Commission n’a pas pour fonction de « juger si la plainte est fondée », mais plutôt de décider si, en vertu de la disposition de la Loi visée, un examen est justifié compte tenu de l’ensemble des faits. La fonction principale de la Commission consiste à vérifier si la preuve à sa disposition est suffisante (Kirkpatrick c Canada (Procureur général), 2019 CF 196, au par. 27; Cooper c Canada (Commission des droits de la personne)[1996] 3 RCS 85). Toutefois, il faut également tenir compte de la différence entre la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal et la décision de rejeter la plainte sans autre examen : on a jugé que cette dernière décision nécessite un examen plus approfondi pour résister à l’intervention de la Cour, car il s’agit d’une décision définitive qui exclut tout autre examen (Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, aux par. 46‑48).

[71]  Je conclus que la décision de la Commission de ne pas renvoyer la plainte au Tribunal appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La Commission a procédé à un examen rigoureux et a examiné suffisamment d’éléments de preuve pour en arriver à sa décision de ne pas renvoyer l’affaire au Tribunal.

[72]  En définitive, l’enquêteuse a rédigé un rapport détaillé dans lequel elle a apprécié la preuve présentée à l’égard de chaque question importante que la demanderesse avait soulevée comme une forme de traitement défavorable fondé sur un motif de distinction illicite. Toutefois, dans chaque cas, l’enquêteuse a conclu que les affirmations de la demanderesse étaient catégoriquement contredites par les autres témoins ou qu’il n’y avait tout simplement aucune raison de conclure qu’elles étaient liées à un motif de distinction illicite. Notamment, la preuve n’a pas permis de conclure que la demanderesse aurait pu être exclue des réunions, car son gestionnaire et un collègue de son service ont tous deux contredit ces allégations (M. Deep et M. Ng); et les éléments de preuve n’indiquaient pas non plus que son sexe a eu une incidence défavorable sur ses évaluations de rendement ou ses primes (puisque M. Ng a reçu des évaluations de rendement et des primes semblables malgré son niveau supérieur dans la hiérarchie). De plus, dans leur témoignage, M. Deep, M. Ng et Mme McMillan ont affirmé que la défenderesse était disposée à répondre aux besoins de la demanderesse pour ce qui est d’un horaire de travail flexible et réduit et qu’elle et ses collègues de sexe masculin n’ont pas reçu de traitement favorable à cet égard.

[73]  Comme la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer ses allégations de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite, et compte tenu des nombreux éléments de preuve démontrant le contraire, il était raisonnable pour la Commission de conclure qu’aucun des motifs soulevés dans la plainte de la demanderesse ne justifiait un examen plus poussé.

VIII.  Conclusion

[74]  La Commission n’a pas violé le droit de la demanderesse à l’équité procédurale et sa décision était raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑1540‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La défenderesse a droit aux dépens.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de janvier 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T‑1540‑18

 

INTITULÉ :

CHRISTINE HOLDER c BANQUE UBS (CANADA)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 28 MAI 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge FAVEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 12 décembre 2019

COMPARUTIONS :

Wade Poziomka

Samantha Kompa

 

pour la demanderesse

 

Dan J. Shields

Brandin O’Connor

 

pour la défendEresse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ross & McBride LLP

Avocats

Hamilton (Ontario)

 

pour la demanderesse

 

Shields O’Donnell MacKillop LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

pour la défendEresse

 

 

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