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Date : 20191218


Dossier : IMM‑3430‑19

Référence : 2019 CF 1633

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SAHAB SINGH

NEHA JAYESHKUMAR SHAH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Singh et Mme Shah, les demandeurs, sollicitent l’annulation du refus de leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Leur cas a un air de déjà vu : c’est la deuxième fois qu’ils se présentent devant la Cour pour demander le contrôle judiciaire de leur demande, et certaines des erreurs commises la première fois se retrouvent dans la décision de l’agent. Par conséquent, la Cour accueillera leur demande de contrôle judiciaire et l’affaire sera renvoyée à un agent du défendeur pour un troisième examen.

I.  Contexte

[2]  Les demandeurs sont des citoyens indiens. Avant de se rencontrer et de former un couple, chacun d’eux s’était frayé un chemin jusqu’au Canada – ils ont tous les deux déjà été mariés et ont eu un enfant de ces mariages précédents. Depuis, ils ont eu ensemble un enfant au Canada, lequel a tout juste un peu plus d’un an. Les autres points communs entre eux comprennent des relations acrimonieuses non seulement avec leurs ex‑conjoints, mais aussi avec leurs ex‑beaux‑parents, qu’ils craignent tous les deux et qui auraient respectivement – d’après leurs exposés circonstanciés – menacé de les tuer.

[3]  Comme ils ont chacun vécu une vie distincte avant de former un couple, je commencerai par les antécédents de M. Singh. Arrivé au Canada en 2013, il a initialement déposé, pour lui‑même uniquement, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], qui sous‑tend le présent contrôle judiciaire.

[4]  M. Singh affirme qu’il avait fréquenté son ex‑femme en secret pendant plusieurs années, puis qu’ils se sont mariés en janvier 2013 contre la volonté de ses beaux‑parents. Après le mariage, ces derniers auraient menacé de le tuer. Arrivé au Canada en novembre 2013, il a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être victime d’un crime d’honneur et il réside au Canada depuis.

[5]  Alors que le demandeur se trouvait au Canada, son ex‑épouse a donné naissance à leur fils en Inde. Peu après, elle a emménagé chez ses parents en Inde et a demandé le divorce. M. Singh relate que ses parents (qui vivent également en Inde) ont payé pour que leur petit‑fils vive avec eux, car son ex‑épouse ne voulait plus le garder.

[6]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a refusé la demande d’asile de M. Singh parce qu’il existait une possibilité de refuge intérieur. Son appel a été rejeté par la Section d’appel des réfugiés [la SAR], qui a convenu avec la SPR qu’il existait une possibilité de refuge intérieur et estimé également que les allégations de M. Singh manquaient de crédibilité. La Cour lui a refusé l’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. M. Singh a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], qui a été refusée.

[7]  En août 2017, M. Singh a soumis une demande de résidence permanente fondée sur des motifs humanitaires. Cette demande a été refusée. Il a alors demandé l’autorisation à la Cour de soumettre le refus à un contrôle judiciaire. Le ministre a consenti à cette demande d’autorisation et l’instance a donc été abandonnée. L’affaire a été renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. À ce moment‑là, le nom de Mme Shah avait déjà été rajouté à la demande.

[8]  Pour sa part, Mme Shah s’est mariée jeune et aurait été maltraitée par ses beaux‑parents et son époux en Inde. Arrivée au Canada en janvier 2011 pour faire des études, elle bénéficiait, à titre d’étudiante, d’un statut valide de résidente temporaire jusqu’en novembre 2013, retournant plusieurs fois durant cette période en Inde pour rendre visite à son (aujourd’hui ex‑) époux. En octobre 2012, elle a accouché de leur fils au Canada. Elle prétend que ses beaux‑parents l’ont forcée à leur laisser son fils en Inde, pour ensuite le maltraiter.

[9]  Lors d’un séjour en Inde en 2016, Mme Shah aurait découvert que son époux avait une aventure. Elle a ramené son fils au Canada, après quoi, à ce qu’elle prétend, ses beaux‑parents auraient menacé de la tuer. Mme Shah a soumis une demande de rétablissement de son statut de résidente temporaire, qui a été approuvée en mars 2014. Elle a obtenu un permis de travail postdiplôme, valide jusqu’en mars 2017. Sa demande subséquente de permis de travail a été refusée en avril 2017. En août 2018, elle a présenté une demande de permis de résidence temporaire, qui était encore pendante au moment où la décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires faisant l’objet du présent examen a été rendue.

[10]  M. Singh et Mme Shah se sont rencontrés en 2014 lorsqu’il l’a aidée à obtenir une chambre là où il était locataire. En 2017, ils ont entamé une relation romantique. Une fois devenus conjoints de fait au sens de la loi, M. Singh a ajouté le nom de Mme Shah à sa demande fondée sur des motifs humanitaires. Leur fils est né au Canada en novembre 2018.

II.  La décision à l’examen

[11]  Dans la décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires datée du 16 mai 2019 [décision], l’agent a fondé son refus sur trois facteurs : les conditions défavorables dans le pays, l’établissement au Canada, et l’intérêt supérieur des trois enfants [ISE].

[12]  Tout d’abord, en ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays, l’agent a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau de preuve et qu’ils n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments étayant leur crainte de préjudice, de harcèlement et de menaces aux mains de leurs ex‑beaux‑parents en Inde. L’agent a précisé que ces conclusions ne reposaient pas sur la crédibilité, mais plutôt sur l’absence de preuve.

[13]  Ensuite, en ce qui concerne l’établissement, l’agent a commencé en faisant remarquer que M. Singh et Mme Shah présentaient [traduction] « un certain degré d’établissement au Canada », et reconnu qu’ils résidaient tous les deux ici depuis très longtemps et qu’ils travaillaient; il a accordé un poids positif à ce facteur et a par ailleurs reconnu les activités bénévoles de M. Singh, l’obtention par Mme Shah d’un diplôme dans des circonstances difficiles (alors qu’elle était enceinte et qu’elle devenue maman pour la première fois), et leurs deux enfants nés au Canada. Pour l’agent, ces accomplissements démontraient que les conjoints étaient des [traduction] « personnes résilientes » en mesure de s’assimiler à l’environnement canadien. L’agent a conclu précisément en s’appuyant sur les indices d’adaptation (capacité à trouver du travail et à terminer des études) que la résilience du couple leur permettrait de s’assimiler à la société indienne. L’agent a estimé que les relations établies au Canada n’avaient pas à prendre fin à leur retour en Inde eu égard à la possibilité de communiquer grâce aux moyens technologiques modernes.

[14]  Pour ce qui est de l’ISE, l’agent a fait remarquer que les enfants, comme leurs parents, pourraient s’adapter à la vie en Inde. Il a rejeté l’argument selon lequel les deux enfants canadiens ne bénéficient d’aucun statut en Inde, notant que les parents pouvaient leur obtenir un statut et présenter de là‑bas une demande de citoyenneté. Encore une fois, l’agent a invoqué [traduction] « l’insuffisance de la preuve » attestant que la famille serait confrontée à des difficultés financières en Inde, compte tenu des aptitudes et des expériences acquises au Canada : même s’il était possible que leur revenu soit inférieur, il en irait de même du coût de la vie.

[15]  Enfin, l’agent a fait remarquer que la capacité des demandeurs à s’adapter et à trouver du travail leur permettrait de subvenir aux besoins des enfants en Inde, notamment à ceux du fils de M. Singh né de son précédent mariage et qu’il continue de soutenir. L’agent a jugé insuffisante la preuve établissant la violence dont les enfants seraient, aux dires des demandeurs, victimes en Inde aux mains de leurs ex‑beaux‑parents respectifs.

III.  Analyse

[16]  Dans leurs documents, les demandeurs ont contesté la décision en invoquant des erreurs susceptibles de contrôle à l’égard des trois principales conclusions décrites précédemment, mais ils ont renoncé à débattre de la première (concernant les conditions défavorables dans le pays et les conclusions voilées en matière de crédibilité) lors de l’audition du contrôle judiciaire, ne soulevant devant la Cour des arguments qu’à l’égard des deuxième et troisième conclusions (établissement et ISE).

[17]  Les deux parties conviennent que les décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs humanitaires doivent être soumises à la norme de la décision raisonnable et qu’elles appellent donc, eu égard à leur nature discrétionnaire, une grande retenue de la part de la Cour (Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137, au par. 8 [Brambilla]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 44 [Kanthasamy]). Au moment d’appliquer la norme de contrôle en question, la Cour n’interviendra que si la décision présente des lacunes sur les plans de la justification, de la transparence ou de l’intelligibilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). C’est exactement ce qui s’est produit en l’espèce, et par conséquent, je ne peux confirmer la décision.

[18]  Comme le défendeur n’a présenté aucune observation à l’audience en réponse aux arguments des demandeurs, et qu’il s’est plutôt appuyé sur leurs observations écrites, mon analyse sera brève et j’expliquerai pourquoi l’agent a commis une erreur en ce qui touche les facteurs de l’établissement et de l’ISE.

[19]  Il convient de noter que cet agent avait toutes les raisons d’être au courant des lacunes relevées dans la décision précédente, attendu que l’avocat des demandeurs lui a fourni leur mémoire des faits et du droit soumis à l’occasion du premier contrôle judiciaire en 2017 – auquel le défendeur avait consenti – et qui expliquait pourquoi la première décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires était déraisonnable. Lors du présent contrôle judiciaire, l’avocat des demandeurs a fait remarquer que les deux décisions contiennent des erreurs semblables à l’égard des conclusions touchant à l’établissement et à l’ISE. Dans la décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires précédente, le premier agent avait conclu que :

  • l’établissement des conjoints était amoindri par le [TRADUCTION] « fait qu’ils n’avaient pas respecté les lois canadiennes de l’immigration »;

  • [TRADUCTION] « les enfants sont plus résilients et mieux à même de s’adapter à des situations changeantes, surtout à un si jeune âge »; l’agent [TRADUCTION] « n’étai[t] pas convaincu que l’enfant ne serait pas en mesure de s’adapter ou de se réintégrer ou encore que son intérêt supérieur serait compromis [...] »;

  • M. Singh possédait des aptitudes transférables acquises durant son emploi au Canada.

[20]  Dans la seconde décision, l’agent a conclu que :

  • le couple présentait [TRADUCTION] « un certain degré d’établissement au Canada », mais même si [TRADUCTION] « leur retour en Inde pouvait entraîner des perturbations et leur causer de l’anxiété [...] ce sont des personnes résilientes qui ont la capacité de s’adapter à l’environnement de leur pays natal [...] »;

  • compte tenu de leur jeune âge, les enfants réussiraient à s’assimiler à un nouvel environnement;

  • les demandeurs possèdent des aptitudes transférables et peuvent s’adapter.

[21]  Compte tenu de ces conclusions semblables, l’avocat des demandeurs a eu une sensation de déjà vu; le même scénario s’est répété, ce qui a obligé ses clients à faire valoir les mêmes arguments dans le cadre de cette deuxième demande de contrôle judiciaire. Ce phénomène de boomerang, qui survient de temps à autre, a été assimilé à une partie de ping‑pong entre la Cour et le décideur (p. ex., Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 715, au par. 1; Abeleira c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1008, au par. 45).

[22]  Le phénomène de boomerang doit être évité. Il fait perdre du temps, de l’argent et de l’énergie, en plus de saper les ressources de la Cour, du gouvernement et des parties en litige. Il perturbe la tranquillité des demandeurs. D’ailleurs, en l’espèce, Mme Shah s’est retrouvée, du fait de la décision, au seuil de l’expulsion lorsque, peu après la dernière décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires, elle a reçu de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] un avis de convocation en vue de son renvoi. Son avocat a présenté une demande de dernière minute pour différer l’expulsion, laquelle a été refusée par l’ASFC. Il a alors soumis une demande urgente de sursis à la mesure de renvoi devant la Cour fédérale, à laquelle le juge Shore a fait droit. Cela a permis à Mme Shah de rester au Canada avec son époux et ses deux enfants; elle a pu ainsi assister à l’audition de ce contrôle judiciaire devant la Cour, pour y entendre les arguments et l’issue qui suivent.

A.  L’établissement

[23]  L’analyse de l’agent concernant l’établissement des demandeurs au Canada était déraisonnable, car il s’est servi des facteurs favorables à l’octroi d’une dispense pour justifier son refus. Les demandeurs soulignent une partie de l’analyse sur l’établissement qu’ils trouvent troublante, eu égard en particulier aux erreurs commises dans la première décision quant à la demande fondée sur des motifs humanitaires :

[traduction]
Même si je reconnais que leur retour en Inde pourrait entraîner des perturbations et leur causer de l’anxiété, je suis convaincu que ce sont des personnes résilientes qui ont la capacité de s’adapter à l’environnement de leur pays natal après une période initiale d’ajustement. [...] Même si j’ai accordé un poids positif à leur degré d’établissement au Canada, j’estime que leur capacité d’assimilation à l’environnement de ce pays atteste qu’ils réussiront à s’assimiler à l’environnement de leur pays natal.

[Non souligné dans l’original.]

Il est déraisonnable de renverser les facteurs favorables liés à l’établissement. L’agent ne peut, comme il le fait ici, se servir contre les demandeurs de leur bouclier comme d’une épée.

[24]  La Cour a déjà critiqué le recours à un tel raisonnement. Dans Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300 [Sosi], la Cour est revenue sur la déclaration de l’agent portant que « [l]es qualités de travailleur des membres de cette famille tendent également à démontrer que ceux‑ci pourraient très facilement s’établir de nouveau dans la société kényane, surtout si l’on tient compte du fait qu’ils seront réunis avec leurs enfants à leur retour » (Sosi, au par. 9). Et s’appuyant sur la décision Sosi, le juge Rennie dans Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 [Lauture]), a déclaré que, « [d]’après l’analyse effectuée par l’agente, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée su (au par. 26).r l’article 25 soit accueillie »

[25]  L’établissement désigne effectivement l’établissement au Canada. Il doit être considéré comme une catégorie unique, distincte des autres considérations comme les difficultés (ou l’absence de difficulté) auxquelles un demandeur pourrait se heurter après son renvoi. Les agents doivent évaluer le facteur de l’établissement de manière autonome et déterminer s’il est favorable ou pas à la demande (Lauture, au par. 23).

[26]  L’agent ne doit pas évaluer les difficultés sous la rubrique de « l’établissement », de crainte que ces deux facteurs ne soient fusionnés en un seul et que celui de l’établissement perde tout son sens. Comme l’a fait remarquer la Cour dans Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, au par. 35, une telle démarche reviendrait à examiner l’établissement que sous l’angle des difficultés, ce qui serait erroné.

[27]  La prise en compte de considérations liées à l’établissement au Canada dans l’évaluation des difficultés susceptibles d’être subies au moment du retour ne rend pas en soi la décision déraisonnable (Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163; voir aussi Brambilla). La combinaison devient toutefois problématique lorsqu’un agent attribue, d’un côté, un poids positif à l’établissement d’un demandeur, mais utilise, de l’autre, les caractéristiques positives de cet établissement (résilience, volonté et détermination) pour atténuer les difficultés futures.

[28]  En l’espèce, l’agent a commis cette erreur lorsqu’il a loué les demandeurs qui avaient réussi à s’assimiler à l’environnement canadien, mais qu’il s’est ensuite servi de ces aptitudes positives à leur détriment en affirmant qu’ils pouvaient s’adapter et s’assimiler à l’environnement indien. Ce recours à l’établissement favorable pour retourner les aptitudes des demandeurs contre eux relève précisément du type de raisonnement contre lequel le juge Rennie nous mettait en garde dans la décision Lauture, précitée. Et l’agent a commis une autre erreur déraisonnable lorsqu’il a usé d’un raisonnement similaire dans l’analyse de l’ISE.

B.  L’ISE

[29]  L’agent s’est encore une fois appuyé sur les facteurs favorables liés à l’établissement de M. Singh, qui avait trouvé un emploi pour subvenir aux besoins de sa famille, et de Mme Shah, qui avait terminé ses études postsecondaires dans des circonstances difficiles, pour affirmer qu’ils arriveront à se débrouiller et à s’adapter au marché du travail et à la vie en Inde et ainsi subvenir aux besoins de leurs enfants.

[30]  Mais cette approche ne tient pas véritablement compte de l’intérêt supérieur des enfants. L’absence de difficultés ne peut davantage se substituer validement à une analyse de l’ISE qu’à une analyse de l’établissement. Chaque facteur doit être évalué de manière indépendante, et se voir accorder le poids qu’il mérite. Le fait que les parents puissent subvenir aux besoins de leurs enfants en Inde ne dispense pas de statuer sur ce que suppose leur intérêt supérieur.

[31]  Même si l’on fait abstraction du problème ci‑dessus, l’agent commet ensuite deux erreurs connexes dans son analyse de l’ISE. Il déclare premièrement que, parce que les deux enfants canadiens sont jeunes (l’un ayant à peine plus d’un an, et l’autre environ six ans), ils ont la capacité de s’assimiler à un nouvel environnement. Ce raisonnement a été jugé lacunaire (Edo‑Osagie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1084, aux par. 27 à 29 [Edo‑Osagie]). Si nous devions suivre ce raisonnement jusqu’au bout, plus les enfants sont jeunes, moins l’analyse sur l’ISE s’avère nécessaire, compte tenu de leur plus grande capacité d’adaptation.

[32]  Deuxièmement, en ce qui concerne le soutien financier aux deux enfants des demandeurs nés au Canada ainsi qu’à l’enfant de M. Singh en Inde, l’agent a conclu que, même si les salaires sont plus faibles en Inde, il en va de même du coût de la vie. L’agent a toutefois écarté les éléments de preuve à l’effet contraire que M. Singh avait inclus dans ses observations. Il n’a pas pris acte de la preuve selon laquelle le métier de M. Singh lui procurerait un salaire quotidien de 200 roupies, alors que le salaire mensuel minimal recommandé est de 18 000 roupies. L’agent a plutôt fondé à tort sa conjecture sur le fait que M. Singh avait réussi à joindre les deux bouts au Canada, sans prendre le moindrement en compte la preuve à l’effet contraire en ce qui concerne les circonstances qui l’attendaient et qui attendaient ses enfants en Inde.

[33]  En somme, l’agent a tranché le facteur de l’ISE en s’appuyant sur des hypothèses, sans tenir compte de la preuve et en invoquant en fin de compte le succès passé des parents au Canada. Les agents doivent veiller à effectuer une analyse exhaustive de l’ISE. L’agent a omis de le faire en l’espèce. Le fait que l’intérêt des enfants touchés n’a pas été suffisamment pris en compte dans la décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires a pour effet de la rendre déraisonnable (Kanthasamy, au par. 39).

IV.  Conclusion

[34]  Comme je le faisais remarquer dès le départ, dans la première décision relative à la demande fondée sur des motifs humanitaires, l’agent a accordé un poids défavorable à des facteurs positifs. Dans cette seconde évaluation, l’agent était déjà avisé de cette lacune, et aurait dû veiller à ne pas refaire l’erreur du couteau à double tranchant commise par son collègue. Chaque facteur d’une demande fondée sur des motifs humanitaires doit être évalué de manière indépendante. L’agent a regroupé ici les facteurs en fusionnant l’établissement avec les difficultés. La même erreur est survenue dans la section sur l’ISE : les facteurs favorables à l’intérêt supérieur des enfants ont été fusionnés avec des considérations négatives. La combinaison de facteurs humanitaires indépendants, par laquelle un poids négatif a encore une fois été attribué à des facteurs favorables, a fatalement vicié cette seconde décision. Cela ne devrait pas être surprenant, compte tenu des renseignements fournis à l’agent après l’abandon du premier litige.

[35]  Par conséquent, je ferai droit à la demande et renverrai l’affaire pour réexamen. Aussi, je me garderai de rendre une ordonnance quant aux dépens, compte tenu des règles pertinentes, mais je ne garantis pas qu’il en ira de même en cas de nouveau retour du boomerang.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3430‑19

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Avant de rendre une troisième décision quant à la demande fondée sur des motifs humanitaires en l’espèce, le nouvel agent examinera les présents motifs et en tiendra compte pour statuer de nouveau sur la demande. L’agent d’examen tiendra compte également du second succès des demandeurs en contrôle judiciaire lors de l’examen de leur mémoire des faits et du droit, fourni après que le défendeur eut réglé à l’amiable (par abandon) leur premier contrôle judiciaire.

  4. Aucune question à certifier n’a été débattue, et je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.

  5. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de janvier 2020.

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3430‑19

 

INTITULÉ :

SAHAB SINGH, NEHA JAYESHKUMAR SHAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

POUR Les demandeurs

 

Meenu Ahluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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