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Date : 20191218


Dossier : IMM-2323-19

Référence : 2019 CF 1631

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

RUTENDO ANGEL MANDIVENGA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Prononcés à l’audience à Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2019. La syntaxe et la grammaire ont été corrigées, et des renvois à la jurisprudence ont été incorporés.)

I.  Introduction et contexte

[1]  En décembre 2018, la demanderesse, Mme Rutendo Angel Mandivenga [Mme Mandivenga], alors âgée de 15 ans, a présenté une demande de visa d’étudiant dans le but de venir étudier au Canada. Selon son plan d’études, elle devait fréquenter l’école secondaire Brookfield, à Ottawa, durant un semestre, soit de février à juin 2019. Si sa demande avait été accueillie, elle aurait été âgée de 15 ans à son arrivée au Canada et toujours âgée de 15 ans à son retour au Zimbabwe.

[2]  Au moment où la demande de visa d’étudiant a été présentée, la famille de Mme Mandivenga avait déjà, au moyen d’un prêt, payé les frais de scolarité de cette dernière, pris les dispositions afin qu’elle soit hébergée par des proches dans la région d’Ottawa pour la durée du semestre et acheté un billet d’avion pour son retour au Zimbabwe. Ces facteurs ont été présentés à l’agent des visas. Malgré le fait que celui-ci ne soit pas tenu d’en faire mention, il y a  évidemment une présomption qu’il les a pris en compte.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[3]  Dans la décision de refus, l’agent des visas a déclaré ce qui suit :

[traduction]

Aucun élément de preuve ne fait état du parcours académique de la demanderesse principale à ce jour. Bien que les fonds soient suffisants pour un semestre, le père ne semble avoir un contrat que jusqu’en octobre 2019 – un prêt a été obtenu, au moyen duquel les frais de scolarité ont été payés. J’ai des préoccupations quant au financement dans l’éventualité où la demanderesse principale poursuivrait ses études – le financement du tiers peut être retiré à tout moment. Selon la prépondérance des probabilités, je ne suis pas convaincu que la demanderesse principale quitterait le Canada à la suite de son séjour autorisé étant donné la situation économique et sociale qui continue de se détériorer au Zimbabwe. Je ne suis pas convaincu que les études sont logiques et que les dépenses engagées pour étudier au Canada sont justifiées. Le plan d’études présenté est général; il n’énonce aucun cheminement de carrière ou objectif précis auxquels le programme d’études prévu serait avantageux. En outre, le financement du tiers peut être retiré à tout moment, et les perspectives d’emploi au Zimbabwe sont limitées. La demande de permis d’études est rejetée.

III.  Disposition pertinente

[4]  La demanderesse sollicite, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, le contrôle judiciaire de la décision rendue par l’agent des visas. Les dispositions pertinentes que l’agent était tenu d’examiner se trouvent au paragraphe 216(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 :

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227)

Immigration and Refugee Protection Regulations (SOR/2002-227)

Permis d’études

Study permits

216 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), l’agent délivre un permis d’études à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis :

216 (1) Subject to subsections (2) and (3), an officer shall issue a study permit to a foreign national if, following an examination, it is established that the foreign national

a) l’étranger a demandé un permis d’études conformément à la présente partie;

(a) applied for it in accordance with this Part;

b) il quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable au titre de la section 2 de la partie 9;

(b) will leave Canada by the end of the period authorized for their stay under Division 2 of Part 9;

c) il remplit les exigences prévues à la présente partie;

(c) meets the requirements of this Part;

d) s’il est tenu de se soumettre à une visite médicale en application du paragraphe 16(2) de la Loi, il satisfait aux exigences prévues aux paragraphes 30(2) et (3);

(d) meets the requirements of subsections 30(2) and (3), if they must submit to a medical examination under paragraph 16(2)(b) of the Act; and

e) il a été admis à un programme d’études par un établissement d’enseignement désigné.

(e) has been accepted to undertake a program of study at a designated learning institution.

IV.  Observations des parties

[5]  Bien que la demanderesse soulève une question d’équité procédurale, j’estime que cette question n’est pas fondée.

[6]  La demanderesse soutient essentiellement que la décision de l’agent des visas était déraisonnable, dans la mesure où celui-ci s’est livré à des conjectures sur la question de savoir si les ressources financières de la demanderesse permettraient de financer une période d’études supplémentaire suivant la période visée par la demande. Elle affirme ensuite que l’agent a fait fi de la preuve quant au financement qui était déjà assuré. Enfin, elle fait valoir que l’agent a déraisonnablement fondé en partie sa décision sur la situation économique au Zimbabwe sans tenir compte de la situation personnelle de la demanderesse. Elle cite la décision Demyati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 701 au para 20.

[7]  Le défendeur affirme que l’agent des visas est parvenu à une conclusion raisonnable qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et que l’analyse sur laquelle l’agent a fondé sa conclusion satisfait aux critères de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Le défendeur soutient que la conclusion de l’agent des visas selon laquelle le plan d’études était vague et simpliste était raisonnable dans les circonstances. Il soutient également qu’il était raisonnable de la part de l’agent des visas de tenir compte des perspectives d’emploi au Zimbabwe, puisque les agents des visas sont censés connaître les conditions dans le pays en cause (Ayatollahi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 248 au para 23, 26 Imm LR (3d) 184; Kaur Soor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1344 au para 13, 58 Imm LR (3d) 62).

[8]  Les deux avocates, et c’est tout à leur honneur, ont reconnu les faiblesses de leur preuve respective. L’avocate de la demanderesse a reconnu que le plan d’études de sa cliente était plutôt vague et simpliste. L’avocate du défendeur a reconnu que l’agent n’aurait pas dû tenir compte du fait que les fonds disponibles ne suffiraient pas à financer d’autres semestres d’études dans le cadre de la demande en cause.

V.  Analyse

[9]  Mon défi consiste à examiner les observations des parties et les éléments de preuve qui m’ont été présentés pour établir si la décision de l’agent satisfait à la norme de la décision raisonnable. Après examen de la décision de 13 lignes rendue en l’espèce et des faits sous‑jacents, je suis convaincu, malgré les faiblesses de la demande de visa, que la décision dans son ensemble est déraisonnable et je suis d’avis qu’elle est inintelligible. Pour parvenir à cette conclusion, je me suis fondé sur les facteurs qui suivent.

[10]  D’abord, dans la décision de 13 lignes, l’agent fait référence au moins trois fois dans quatre lignes au fait que les fonds disponibles ne suffiront pas à financer d’autres périodes d’études. Je suis d’avis qu’accorder autant de place à une question non pertinente dans une décision aussi brève donne à penser que cette décision pourrait être déraisonnable, et ce, parce qu’il m’est impossible de savoir dans quelle mesure ce facteur non pertinent a influencé l’appréciation des autres facteurs faite par l’agent. Ensuite, une autre partie importante de la décision porte sur la question des perspectives d’emploi au Zimbabwe, facteur qui, dans les circonstances, n’est pas pertinent. Bien qu’il puisse, dans de nombreux cas, être pertinent de tenir compte de la situation dans le pays en cause, y compris de la situation économique, pour décider si un visa d’étudiant doit être accordé, ce n’est pas le cas en l’espèce. La demanderesse ici était une élève de 11e année âgée de 15 ans qui disposait d’un billet d’avion pour revenir au Zimbabwe en juin, soit près de deux mois avant son 16e anniversaire. Rien n’indique qu’elle retournerait au Zimbabwe pour chercher un emploi. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où la situation économique constitue la toile de fond pour un ingénieur, une infirmière ou un autre professionnel qui revient dans son pays pour entamer une carrière professionnelle. Rien n’indique que la demanderesse, une élève de niveau secondaire, avait l’intention d’intégrer le marché du travail zimbabwéen à son retour au pays.

[11]  En résumé, compte tenu de la non-pertinence du facteur relatif à la capacité de la demanderesse à financer une période d’études non visée par la demande de visa, de la non‑pertinence du facteur relatif aux perspectives d’emploi d’une élève de niveau secondaire âgée de 15 ans, du fait que les frais de scolarité de la demanderesse avaient été payés en entier au moment où la demande a été présentée et du fait que la demanderesse avait déjà acheté un billet d’avion pour retourner au Zimbabwe, les motifs du refus sont tout simplement inintelligibles. Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

VI.  Observation quant au caractère théorique

[12]  Je tiens à formuler une remarque incidente quant au caractère théorique de l’affaire. Étant donné que la période d’études demandée est maintenant passée depuis longtemps, que le billet d’avion a sans doute été remboursé et que le contrat d’emploi du père de la demanderesse, grâce auquel les frais de scolarité ont été payés, est peut-être expiré, la présente affaire aurait pu être totalement théorique. À la suite du refus, plutôt que de présenter une demande de contrôle judiciaire, la demanderesse aurait simplement pu présenter une nouvelle demande de visa d’étudiant. Une telle procédure aurait été plus rapide et moins coûteuse. Au lieu de cela, la présente demande a entraîné des dépenses importantes pour la demanderesse et pour les contribuables canadiens et, compte tenu de ma décision de renvoyer l’affaire pour nouvel examen, les coûts vont continuer d’augmenter. Il doit y avoir une meilleure façon de procéder.

[13]  La question du caractère théorique de l’affaire a été abordée au cours de discussions franches qui ont eu lieu entre les avocates et la Cour au début de l’audience. Voir à ce sujet l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Chhina, 2019 CSC 29, 433 DLR (4th) 381. À mon avis, la présente affaire possède toutes les caractéristiques d’une affaire théorique dont les tribunaux ne devraient pas être saisis, mais un facteur milite en sens contraire. Lorsqu’un demandeur présente une demande de visa d’étudiant, ou de n’importe quel type de visa, il doit indiquer si un visa lui a déjà été refusé. Il semblerait que tout examen par un décideur d’un refus antérieur signifie que le litige concernant le refus n’est pas théorique. En effet, il est dans l’intérêt du demandeur débouté de voir la décision de refus invalidée ou annulée, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite affirmer, en toute franchise, ne jamais avoir fait l’objet d’un refus d’entrée. Il s’agit, selon moi, du seul facteur qui fait que la présente affaire n’est pas théorique. Voir, par exemple, la décision Ogunfowora c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 471 au para 34, 63 Imm LR (3d) 157, où la Cour a conclu qu’une demande de contrôle judiciaire semblable n’était pas théorique en partie parce que le refus risquait d’avoir une incidence sur de prochaines demandes ou sur la capacité à être admis dans d’autres pays.

[14]  J’estime qu’il serait avantageux pour le système, tant sur le plan judiciaire qu’administratif, que de telles demandes de contrôle judiciaire deviennent inutiles. C’est-à-dire que les demandeurs puissent, à la suite d’un refus, avoir l’assurance que la possibilité de présenter une nouvelle demande constitue une réparation adéquate. À cet égard, je laisse à d’autres le soin de décider s’il est nécessaire pour les demandeurs de déclarer les refus antérieurs dans chaque demande de visa subséquente et de décider si les refus pour des motifs non liés à la sécurité nationale doivent être enregistrés dans le Système mondial de gestion des cas. Je dis cela parce que, dans les circonstances particulières de l’espèce, si la demanderesse n’avait pas été préoccupée par l’incidence que pourrait avoir le refus sur de futures demandes d’admission au Canada, elle aurait peut-être simplement présenté une nouvelle demande étayée par un plan d’études plus détaillé.

[15]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier pour examen par la Cour d’appel fédérale, et le dossier n’en soulève aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. la décision rendue par l’agent des visas le 15 mars 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2323-19

 

INTITULÉ :

RUTENDO ANGEL MANDIVENGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Jacqueline J. Bonisteel

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alexandra Pullano

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Corporate Immigration Law Firm

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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