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Date : 20060307

Dossier : IMM‑4501‑02

Référence : 2006 CF 292

 

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

 

ENTRE :

DANIUS SABADAO

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision rendue le 1er mars 2001 par laquelle la Section d'arbitrage de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) a ordonné le renvoi du demandeur pour les motifs à l'alinéa 27(1)e) (fausse indication sur un fait important) et à l'alinéa 27(1)g) (membre d'une catégorie de personnes non admissibles) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2 (l'ancienne Loi).

 

Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen des Philippines et il a servi dans l'armée philippine entre 1979 et 1984. À l'époque, le président Marcos était au pouvoir.

 

[3]               Après avoir suivi une formation de six mois, M. Sabadao a obtenu le grade de sous‑lieutenant et s'est vu confier la tâche de former les nouvelles recrues. Il était à la tête d'un peloton de trente soldats.

 

[4]               Le demandeur a témoigné que pendant qu'il travaillait au quartier général, il était au courant de l'arrestation et de la détention de membres de la Nouvelle Armée du peuple (la NAP), un groupe rebelle communiste qui luttait contre le gouvernement Marcos. Il savait que, dans certaines circonstances, des atrocités étaient commises à l'endroit de ces prisonniers à la base Aguinaldo, à Manille. Cependant, il n'a jamais travaillé à cette base et n'a jamais eu affaire à ces prisonniers.

 

[5]               Il a aussi témoigné qu'on lui avait confié la tâche de mener certaines opérations, par exemple chercher des membres de la NAP et protéger la population contre ces derniers à Abra. Au cours d'une entrevue, le demandeur a également dit avoir tué des personnes sur les ordres du gouvernement. Plus tard, il a expliqué qu'il avait mal compris la question et a affirmé que pendant l'unique opération qu'il a menée dans la jungle, aucun coup de feu n'a été tiré et personne n'a été arrêté ou tué parce que son peloton n'a trouvé aucun membre de la NAP pendant sa mission.

 

[6]               Le demandeur a expliqué que bien qu'il fût satisfait de son travail et de son salaire dans l'armée et qu'il ait signé quatre contrats consécutifs, il a dû quitter son pays après avoir été pris pour cible par les recruteurs de la NAP.

 

[7]               Il est arrivé au Canada le 6 avril 1991, et il a demandé le statut de réfugié peu de temps après. Sa demande a été rejetée par la Section du statut de réfugié de la CISR le 11 août 1993. La Section du statut de réfugié a jugé que le demandeur n'était pas digne de confiance, en raison des nombreuses contradictions ayant principalement trait à la question de savoir s'il avait tué quelqu'un. Elle a conclu ce qui suit :

Après l'analyse de la preuve, le tribunal a de bonnes raisons de croire que le demandeur a participé à la commission des atrocités contre des êtres humains, qu'il a participé à des missions et opérations militaires où il y a eu des combats, qu'il a atténué sa propre participation dans la commission de ces actes, qu'il a été complice de tortures et qu'il a tué des êtres humains sous l'ordre du gouvernement.

 

 

[8]               Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de cette décision, mais il a retiré sa demande le 23 février 1994, après avoir épousé une citoyenne canadienne le 5 octobre 1993. Grâce au parrainage de son épouse, il a obtenu la résidence permanente au Canada le 17 décembre 1994. Il n'a jamais demandé la citoyenneté canadienne.

 

[9]               Lorsqu'il a demandé la résidence permanente, le demandeur a rempli un formulaire dans lequel il devait indiquer s'il avait participé à la perpétration de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité. Il a répondu qu'il n'avait pas pris part à de telles activités mais, à côté de cette réponse, il a précisé que sa demande d'asile avait été rejetée, sans expliquer pour quels motifs.

 

[10]           Le 29 octobre 1997, le ministre a informé le demandeur que celui‑ci avait violé l'ancienne Loi parce qu'il avait omis de mentionner dans sa demande de résidence permanente que la CISR avait jugé qu'il était exclu parce qu'il avait commis des crimes contre l'humanité.

 

[11]           La tenue d'une enquête sur la question de savoir si le demandeur avait contrevenu aux alinéas 27(1)e) et g) de l'ancienne Loi a été ordonnée le 12 juillet 2000 (paragraphe 27(3)). La décision de la CISR qui fait l'objet de la présente demande de contrôle judiciaire a été rendue à la suite de cette enquête.

 

[12]           La présente demande a été instruite en 2003 mais, à la demande des parties, la Cour a sursis au jugement jusqu'à ce que soit tranchée de façon définitive la question de savoir si le demandeur pouvait interjeter appel devant la Section d'appel de l'immigration.

 

Les questions en litige

[13]           Le demandeur reproche à la CISR d'avoir commis une erreur dans son analyse de la question de savoir s'il existait des raisons sérieuses de penser qu'il s'était rendu coupable de crimes contre l'humanité ou qu'il avait été complice de tels crimes.

 

[14]           Même si l'on a débattu à l'audience de la question de la validité de la conclusion voulant que le demandeur ait fait une fausse indication sur un fait important, il n'est pas nécessaire de l'examiner parce que la Cour est arrivée à la conclusion que la décision d'exclure M. Sabadao en application de l'alinéa 27(1)g) ne comporte aucune erreur susceptible de contrôle.

 

[15]           À ce sujet, la Cour se contente de reproduire les commentaires qu'elle a formulés dans la décision qu'elle a rendue dans le dossier IMM‑4500‑02 :

[20]      Dans sa décision, l'arbitre a jugé que la réponse à la question 30(f) de la demande de résidence permanente ne faisait pas ressortir toute la vérité et qu'en apposant sa signature à la fin de la question 30(3) pour indiquer que les renseignements donnés dans sa demande étaient exhaustifs et exacts, M. Sabadao savait qu'il avait l'obligation de donner tous les renseignements qu'il possédait. Les renseignements qu'il n'aurait pas dévoilés, sont le fait qu'il a été exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention dans l'ancienne Loi en raison de la section 1(F) de la Convention. Pour l'arbitre, cette omission était importante parce qu'elle pouvait influer sur l'octroi du statut de résident permanent.

 

[21]      La question qui se trouvait au paragraphe 30(f) de la demande était la suivante :

 

[TRADUCTION]

 

Est‑ce que vous, ou l'une des personnes visées à la question 16 : (répondez par « oui » ou « non ») :

 

Avez déjà participé, en temps de paix ou de guerre, à la perpétration d'un crime de guerre ou d'un crime contre l'humanité, par exemple : homicide volontaire, torture, asservissement, privation de nourriture ou autres actes inhumains commis contre des civils ou des prisonniers de guerre, ou expulsion de civils?

 

[22]      M. Sabadao a répondu non à cette question, mais, dans la même case 30, il a inscrit la note qui suit :

 

[TRADUCTION]

 

J'ai demandé le statut de réfugié ici (Canada), mais celui-ci m'a été refusé.

 

[23]      La question qui lui a été posée au paragraphe 30(f) est une question de fait. Avez‑vous participé ou non? [...] Dans sa réponse, M. Sabadao a été cohérent à l'égard de la position qu'il avait adoptée devant la Section du statut de réfugié en 1993 et de sa demande de contrôle judiciaire qui était alors en suspens, c'est‑à‑dire qu'il n'avait jamais participé à ces crimes.

 

[24]      Bien que j'admette qu'une omission puisse quelquefois avoir le même effet qu'un véritable mensonge, j'estime que lorsque M. Sabadao a révélé qu'il avait présenté une revendication du statut de réfugié qui avait été refusée, il était en droit de croire que les autorités examineraient son dossier. En fait, je suis surprise que la personne qui a évalué sa demande n'ait pas fait cette vérification tout à fait fondamentale.

 

[25]      Je n'accepte donc pas l'argument du défendeur selon lequel M. Sabadao a admis qu'il avait menti parce qu'il a fondé sa demande de contrôle judiciaire sur la principale conclusion de l'arbitre.

 

Analyse

[16]           Dans l'affaire Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 381 (QL), 2005 CAF 85, la Cour d'appel fédérale était saisie du contrôle d'une décision de la Section de l'immigration de la CISR (anciennement la Section d'arbitrage) concernant la question de savoir si un individu était membre d'une organisation terroriste selon le paragraphe 34(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la nouvelle Loi), qui remplace en partie le paragraphe 27(1) de l'ancienne Loi.

 

[17]           Le juge Rothstein a conclu que des questions mixtes de fait et de droit de ce genre ainsi que l'interprétation du mot « membre » figurant à l'alinéa 34(1)f) (soit une question de droit) étaient assujetties à la norme de la décision raisonnable.

 

[18]           La norme de la décision raisonnable a également été appliquée à la question mixte de fait et de droit consistant à savoir si un demandeur avait été complice de crimes contre l'humanité dans Diasonama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 1124 (QL), 2005 CF 888, et dans Atabaki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 1192 (QL), 2005 CF 969. Je souscris à l'analyse effectuée par les tribunaux dans ces affaires, et je conclus que la norme de la décision raisonnable s'applique à la question mixte de fait et de droit qui consiste à savoir si M. Sabadao est membre d'une catégorie visée à l'alinéa 27(1)g) de l'ancienne Loi.

 

[19]           Toutefois, pour ce qui est des questions de crédibilité et de l'appréciation de la preuve, c'est la norme de la décision manifestement déraisonnable qui s'applique aux conclusions de la CISR (Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 108 (QL), 2003 CAF 39, au paragraphe 14).

 

[20]           Les parties sont d'accord que le fardeau de prouver que des crimes contre l'humanité ont été commis par l'armée philippine incombe au ministre, et que la norme de preuve relative à la participation du demandeur va au‑delà du simple soupçon, mais qu'elle est moins exigeante que la norme de la prépondérance de la preuve utilisée en matière civile (Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 584 (QL), 2005 CAF 125, au paragraphe 25).

 

[21]           Comme notre Cour et la Cour d'appel fédérale l'ont dit dans plusieurs de leurs décisions, les complices, tout comme les auteurs principaux, peuvent être considérés comme ayant commis des crimes contre l'humanité.

 

[22]           Le demandeur invoque plus particulièrement les décisions récentes que la Cour a rendues dans les affaires Collins c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 732, [2005] A.C.F. no 921 (QL) (membre de l'armée mexicaine), La Hoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 762, [2005] A.C.F. no 940 (QL) (membre de l'armée péruvienne), et Ardila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1518, [2005] A.C.F. no 1876 (QL) (membre de l'armée colombienne).

 

[23]           La Cour convient avec le demandeur que pour qu'une personne puisse être considérée comme complice de crimes contre l'humanité, les éléments essentiels de la complicité doivent être présents. La CISR n'a pas conclu que l'armée philippine était une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité. Par conséquent, on ne peut déduire la présence de l'élément mental de la simple appartenance de M. Sabadao à une telle organisation.

 

[24]           Comme l'a dit le juge de Montigny aux paragraphes 24 à 26 de la décision Collins, précitée :

[24]      L'élément mental permettant d'établir la complicité à des crimes contre l'humanité a été désigné de diverses façons, comme l'« intention commune », participer « personnellement et sciemment » aux activités criminelles ou les tolérer et participer aux activités d'une organisation en sachant qu'elle commet des crimes contre l'humanité, joint au défaut de prendre des mesures pour empêcher les crimes ou s'en dissocier.

 

[25]      Le critère de la proportionnalité se trouve aussi implicitement dans la notion de « connaissance coupable ». En effet, ceux qui occupent des postes de direction doivent assumer une plus grande responsabilité morale à l'égard des crimes commis par leur organisation que les simples membres. Comme l'a établi la juge Tremblay‑Lamer dans Zrig c. Canada (MCI), [2002] 1 C.F. 559, au paragraphe 99, citant le juge Nadon dans Mohammad c. Canada (MCI) (1995), 115 F.T.R. 161 :

 

Plus la personne occupe une fonction importante au sein d'une organisation qui a commis un ou des crimes, plus sa complicité sera probable.

 

Pourra être tenue complice une personne qui continue à occuper un poste de direction dans une telle organisation alors qu'elle a pleine connaissance que l'organisation est responsable de crimes.

 

[26]      Enfin, l'acquiescement passif n'est pas suffisant pour justifier une exclusion. Comme il a été établi dans Moreno c. Canada (MCI), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.), il faut établir la participation de la personne à des actes de persécution afin de prouver la complicité.

 

[25]           Ceci étant dit, chaque affaire doit de toute évidence être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres, et les circonstances en l'espèce sont très différentes des circonstances entourant les affaires mentionnées au paragraphe 22 ci‑dessus.

 

[26]           Par exemple, dans Collins, le demandeur n'avait pas de soldats sous ses ordres et il n'avait jamais occupé un poste d'autorité. Dans La Hoz, l'armée péruvienne n'était impliquée que dans des incidents isolés de torture.

 

[27]           En l'espèce, même si plusieurs des atrocités ont été commises par des milices paramilitaires et par des unités spéciales de l'armée philippine, la preuve documentaire citée par la CISR et la Section du statut de réfugié étaye la conclusion voulant que les unités régulières de l'armée y ont pris part pendant une longue période de temps, y compris pendant la période au cours de laquelle M. Sabadao était membre de l'armée.

 

[28]           Même si la Cour était d'avis que la décision de la CISR au sujet de la complicité était déraisonnable, elle ne pourrait pas en dire de même au sujet de la conclusion voulant que M. Sabadao ait activement participé aux opérations militaires contre la NAP et ait effectivement tué sur les ordres de son gouvernement.

 

[29]           En fait, la preuve à ce sujet était contradictoire. Comme je l'ai déjà mentionné, le demandeur a dit avoir tué sur les ordres de son gouvernement. Aucun élément de preuve ne démontre que le demandeur se soit trouvé dans une situation où cela aurait pu se produire sauf lorsqu'il protégeait les villageois contre la NAP à Abra.

 

[30]           La CISR a passé en revue les explications données par M. Sabadao et a dit pourquoi elle ne les acceptait pas.

 

[31]           Ces conclusions de fait ne sont pas déraisonnables ni, à plus forte raison, manifestement déraisonnables. La Cour ne peut tout simplement substituer sa propre appréciation de la preuve à celle de la CISR.

 

[32]           Compte tenu des circonstances particulières de l'espèce et de la preuve dont elle disposait, la CISR n'était pas tenue de donner plus de précisions sur l'identité des personnes que M. Sabadao a tuées.

 

[33]           Le demandeur a demandé à la Cour de certifier la question suivante :

Quand et dans quelles circonstances un officier de grade intermédiaire d'une unité régulière des forces armées d'un État est‑il tenu responsable des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre commis par d'autres divisions des forces armées en question?

 

[34]           De toute évidence, une telle question ne serait pas déterminante pour l'issue de la présente affaire (Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 176 N.R. 4, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.)). La Cour est convaincue que la présente affaire dépend de ses faits propres et ne soulève aucune question de portée générale.

 


 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.

 

             « Johanne Gauthier »               

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 16e jour de février 2010.

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4501‑02

 

INTITULÉ :                                                   SABADAO c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          MADAME LA JUGE JOHANNE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 7 MARS 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Pia Zambelli                                                      POUR LE DEMANDEUR

 

Normand Lemyre                                             POUR LE DÉFENDEUR

Gretchen Timmins

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Joseph W. Allen & Associés                             POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

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