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Date: 20040402

Dossier : IMM-5783-03

Référence : 2004 CF 515

ENTRE :

                                                         AHEMAITI NAJIMIDING

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON

[1]                La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a-t-elle agi de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait lorsqu'elle a statué que M. Najimiding n'était pas né d'obédience chrétienne en Chine. Si la Commission n'a pas commis d'erreur, alors la conclusion du tribunal selon laquelle le demandeur n'est pas un réfugié ni une personne qui a besoin d'une protection internationale devrait être maintenue. Toutefois, si la Commission a commis une erreur, M. Najimiding a droit à une nouvelle audience.

[2]                Le pouvoir de surveillance qu'exerce la Cour sur les offices fédéraux comporte des contraintes sur les plans législatif et juridique. En plus du libellé de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. I-2, dans sa forme modifiée, auquel je viens de renvoyer, une approche pragmatique et fonctionnelle au contrôle judiciaire permettra à la Cour de déterminer le niveau de retenue qu'il faut manifester envers l'office en question. Il existe trois normes de contrôle : la décision correcte, la décision raisonnable simpliciter et la décision manifestement déraisonnable. La demande de M. Najimiding a été rejetée parce qu'on a conclu qu'il n'était pas crédible. Il s'agit d'une conclusion de fait et elle doit être maintenue sauf si elle est manifestement déraisonnable (Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20; Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19; Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)).

[3]                L'une des raisons qui font que les cours font preuve de réticence à intervenir dans des conclusions de fait lors d'appels ou de contrôles judiciaires, est que le juge des faits a eu le grand avantage d'observer les témoins. La jurisprudence a été passée en revue récemment dans la décision Mehrdadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1342.

[4]                Même si j'ai étudié la décision de la Commission et les éléments qui lui ont été soumis à la lumière de ces préceptes de mise en garde, la seule conclusion qu'il est possible de tirer est que la Commission a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire et sans tenir compte des éléments dont elle disposait. Plusieurs des conclusions étaient manifestement déraisonnables.


HISTORIQUE

[5]         M. Najimiding avait 20 ans au moment de l'audience. Il est de l'ethnie ouïgoure et il est né dans la région autonome Xinjiang Uyghur de la Chine. Selon une tradition, la famille faisait partie d'un petit groupe dont les membres ont été convertis au christianisme par des missionnaires suédois dans les années 1930. Cette activité a fait l'objet de beaucoup de ressentiment de la part de la majorité musulmane de Xinjiang Uyghur; les missionnaires ont été chassés, et de nombreux chrétiens ont été tués. La famille de M. Najimiding, et d'autres chrétiens qui ont survécu, sont entrés dans la clandestinité et on a amené le demandeur dans une autre région de la province où il a été élevé par son grand-père.

[6]                Il s'est toujours considéré chrétien même s'il ne pouvait affirmer s'il était baptisé ou non. Il n'avait certainement pas de certificat de baptême, puisqu'il n'y avait pas d'églises dans la région. Il n'a pas été baptisé dans une église avant son arrivée au Canada.

[7]                Il a quitté la région de Xinjiang Uyghur pour étudier le mandarin. Il a agi en tenant pour acquis que sa professeure était chrétienne. Elle l'a ensuite invité à participer à des séances hebdomadaires de lecture de la Bible. Dans une certaine mesure, il a également évangélisé quelques camarades de classe ouïgoures. Il a participé à la traduction de certains articles portant sur le christianisme en ouïgoure.

[8]                Ensuite, il est venu au Canada où il a appris que trois de ses camarades de classe avaient été arrêtés, battus et persécutés par la police chinoise. Certains membres de la communauté ouïgoure à Montréal ont peut-être appris qu'il fréquentait une église chrétienne ici et l'ont considéré comme un traître. Il s'agit peut-être d'une coïncidence, mais la maison de ses parents dans sa ville natale a été vandalisée. Il a ensuite cherché à obtenir protection ici.

RAISONS POUR NE PAS CROIRE LE DEMANDEUR

[9]         Je traiterai dans l'ordre dans lequel ils apparaissent dans la décision les motifs donnés par la Commission pour mettre en doute le fait que M. Najimiding soit chrétien depuis sa naissance ou qu'il ait même étudié à Beijing.

[10]            Tout d'abord, M. Najimiding, ses parents et ses frères et soeurs, portent tous des noms musulmans typiques. M. Najimiding a expliqué qu'il était né dans une province musulmane où les noms chrétiens n'étaient pas disponibles. La culture et la langue ouïgoures ont subi l'influence des peuples arabes et turcs. La Commission a rappelé au demandeur qu'il est usuel, aussi bien en Turquie qu'au Moyen-Orient, que les chrétiens portent des noms chrétiens. Il a répondu que ce sont ses parents qui lui ont donné son nom. La Commission a dit : « Son explication n'aide en rien à établir qu'il ait été d'obédience chrétienne lorsqu'il vivait dans son pays natal. » Il s'agit là d'une erreur manifeste. Il importe peu de savoir quels noms sont disponibles en Turquie et au Moyen-Orient. M. Najimiding a dit appartenir à une secte chrétienne qui agissait dans la clandestinité. Il faut croire que des parents ne voudraient pas attirer l'attention sur leur enfant en lui donnant un nom chrétien.


[11]            Le demandeur avait déposé une lettre provenant de la Uyghur American Association. Le tribunal a tenu pour acquis que le demandeur avait produit cette lettre au soutien de sa prétention qu'il est chrétien et que les chrétiens éprouvent des difficultés dans sa province d'origine. Le tribunal est passé à côté de l'essentiel de cette lettre. L'auteur de la lettre a présumé que le demandeur était en effet un chrétien. Toutefois, la seule utilité que cette lettre pouvait avoir comme preuve aurait été à titre de rapport sur la situation au pays. Rien ne justifiait que le tribunal se serve de la lettre au soutien de ses doutes quant à l'exercice par le demandeur de la foi chrétienne dans son pays natal.

[12]            L'analyse qu'a faite le tribunal des questions de savoir si M. Najimiding a reçu le baptême de son grand-père, pourquoi il n'a pas été baptisé à Beijing, et pourquoi il n'a été baptisé à l'église qu'une fois arrivé au Canada est sans fondement.

[13]            Après avoir commenté le fait que M. Najimiding priait chez lui puisqu'il n'y avait pas d'église ou de pasteur, et que la famille devait agir dans le secret, le tribunal a dit ne pas comprendre comment la famille avait pu garder le secret concernant sa foi. Le tribunal dit ceci :

S'il est vrai que les ancêtres du demandeur étaient chrétiens et si les éléments de preuve (vidéocassettes) relatifs à l'évangélisation de la région par les Suédois sont crédibles, comment le demandeur et sa famille auraient-ils pu garder le secret au point que nul n'en ait jamais rien su dans la région.


À moins qu'elle n'ait aucune suite logique, cette affirmation ne peut que signifier que le tribunal n'a pas cru qu'il y a eu des missionnaires suédois dans la région de Xinjiang Uyghur dans les années 1930. Le tribunal prétend-il que la vidéocassette n'est rien de plus qu'une comédie à saveur historique et que la dame suédoise d'un certain âge qui se remémorait ses parents missionnaires était en réalité une comédienne professionnelle?

[14]            Il y a eu un certain débat concernant la forme de bible qui est disponible en Chine. M. Najimiding a dit qu'on y utilisait une combinaison de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il a dit ne pas connaître la Bible he he ben. Le tribunal semble se méprendre quand il croit que la Bible he he ben est une version de la Bible, comme l'est la Bible King James. Au cours de l'audience, l'interprète a dit que he he voulait simplement dire « combiné » . Comment cela peut-il miner la crédibilité de M. Najimiding?

[15]            On a aussi critiqué l'intuition du demandeur selon laquelle sa professeure à Beijing était chrétienne. Il avait dit qu'elle témoignait de l'affection envers les étudiants et qu'elle ajoutait des paroles du Seigneur. Il a mentionné que lorsque quelqu'un éternuait, elle disait « Que Dieu vous bénisse! » . Cela a fait dire ce qui suit au tribunal :

Lorsqu'on lui a dit que l'expression n'est pas utilisée uniquement par les chrétiens - le président du tribunal est lui-même musulman et, compte tenu de la tradition qui est la sienne, il lui arrive d'utiliser la même expression -, le demandeur répond qu'il pouvait percevoir la différence, étant donné qu'il est né à Xiajiang, et qu'il connaissait sa professeure, ses faits et gestes et ses impressions. Le demandeur tente d'ajuster son témoignage. Le seul fait d'employer de telles expressions ne confirme pas que l'on soit chrétien.


[16]            Le demandeur n'ajustait pas du tout son témoignage. M. Najimiding cherchait à faire comprendre que sa professeure était une Chinoise Han; or, la plupart des Chinois Han sont athées et adhèrent aux politiques communistes du gouvernement. Il a dit qu'il était très inhabituel en Chine pour les gens de dire « Que Dieu vous bénisse! » , à moins d'être adeptes d'une croyance en particulier. En fait, il la soupçonnait d'être croyante. Il la soupçonnait d'être chrétienne. Quelqu'un d'autre l'aurait peut-être soupçonnée d'être musulmane ou bouddhiste. Toutefois, cela a fait en sorte qu'elle a finalement confirmé être chrétienne.

[17]            M. Najimiding a également été critiqué pour s'être assumé, pour avoir eu le courage de témoigner de sa foi publiquement. Il n'est tout simplement pas acceptable de se fonder sur ce courage pour attaquer la crédibilité.

[18]            Le tribunal dit que M. Najimiding n'a pas démontré qu'il avait séjourné à Beijing et qu'il y avait étudié. Il explique le fait qu'il n'a pas de dossier scolaire en disant qu'il n'a pas gradué. Toutefois, il a fourni des photographies provenant de son école qui montrent sa professeure et ses camarades de classe. L'un des problèmes qui s'étaient présentés plus tôt relativement à l'interprétation était que l'interprète ne voulait pas continuer parce qu'elle-même avait été une élève de cette école!

[19]            Non seulement doit-on présumer qu'un demandeur dit la vérité (Maldonado c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), mais il n'existe pas un seul élément de preuve pour justifier le refus du tribunal de croire M. Najimiding. Lorsqu'une décision est rendue en l'absence d'éléments de preuve à son soutien, il s'agit d'une erreur manifestement déraisonnable. Il y a plusieurs erreurs de ce genre (Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d'Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, aux pages 340 et 341, et Mehrdadian, précitée).

[20]            C'est au moyen de déductions que le tribunal a tiré sa conclusion sur le manque de crédibilité. Les faits de la présente affaire ne donnent aucune raison de supposer que le tribunal avait des connaissances spécialisées et une expérience personnelle qui lui donneraient une compétence particulière pour évaluer le demandeur. Le tribunal a commis une erreur en se fondant sur ses propres expériences religieuses et culturelles à l'extérieur de la Chine pour décider que M. Najimiding manquait de crédibilité. À ce propos, la décision Mama c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1515 (QL), rendue par le juge Teitelbaum, est pertinente. Même si le tribunal dans cette affaire-là a été critiqué pour s'être fondé sur son expérience personnelle, la conclusion n'a pas été modifiée puisqu'il n'était pas évident que le tribunal avait « virtuellement fondé sa décision de manière arbitraire » . Dans l'affaire qui nous occupe, la décision a été rendue de façon arbitraire.

[21]            Même en l'absence de connaissances spécialisées, un tribunal ne devrait pas appliquer trop rapidement une logique et un raisonnement nord-américains au comportement d'un demandeur. On devrait tenir compte de l'âge du demandeur, des ses antécédents culturels et de ses expériences précédentes sur le plan social (R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] CFPI 116, le juge Martineau, au paragraphe 12).

[22]            Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué.

                                                                              « Sean Harrington »          

                                                                                                     Juge                      

Ottawa (Ontario)

Le 2 avril 2004


Traduction certifiée conforme

Caroline Raymond, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                 IMM-5783-03

INTITULÉ :                               AHEMAITI NAJIMIDING

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 24 MARS 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                       LE 2 AVRIL 2004

COMPARUTIONS :

Diane Nancy Doray                     POUR LE DEMANDEUR

Sébastien DaSylva                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Diane Nancy Doray                     POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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