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     Date : 19980309

     Dossier : T-1636-81

     T-3150-92

     T-956-93

Entre :

     T-1636-81

     JOE MATHIAS et la BANDE INDIENNE DE SQUAMISH et al.,

     demandeurs,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE et al.,

     défendeurs.

Et entre :

     T-3150-92

     LE CHEF WENDY GRANT et la BANDE INDIENNE DE MUSQUEAM et al.,

     demandeurs,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et al.,

     défendeurs.

Et entre :

     T-956-93

     LEONARD GEORGE, en sa qualité de chef,

     et la BANDE INDIENNE DE BURRARD et al,

     demandeurs,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et al.,

     défendeurs.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

faisant suite à une requête concernant l'admissibilité en preuve des rapports des experts Berger et Satzewich


LE JUGE SIMPSON

[1]      Dans la présente requête, la Couronne conteste l'admissibilité de deux rapports d'experts déposés en vertu du paragraphe 482(1) des Règles de la Cour fédérale au nom de la Banque indienne de Squamish (la bande de Squamish). Le premier de ces rapports, daté du 28 novembre 1997, est signé par M. Thomas R. Berger, O.C., c.r (ci-après le rapport Berger). Le deuxième rapport en cause, daté du 27 novembre 1997, a été rédigé par le Dr Victor Satzewich (ci-après le rapport Satzewich). J'examinerai chacun de ces rapports.

LE RAPPORT BERGER

[2]      M. Berger est un expert reconnu en droit autochtone à qui on a demandé un avis sur les questions suivantes :

         [...] les conseils qu'un client indien faisant preuve d'une diligence raisonnable aurait reçus d'un avocat compétent sur les questions suivantes :         
         a)      les causes d'action contre la Couronne qui présentent une possibilité raisonnable de succès, particulièrement sur la question du manquement à l'obligation de fiduciaire, et                 
         b)      les difficultés pratiques et juridiques auxquelles ferait face une bande qui intenterait une action contre la Couronne afin d'obtenir des redressements concernant les terres des réserves qui ont été aliénées,                 
         au cours de la période de 1927 à 1951, et de la période de 1952 à la date de la décision de la Cour suprême du Canada dans Guérin c. La Reine [1984] 2 R.C.S. 335, (1984), 13 D.L.R. (4th) 321 (C.S.C.).                 

[3]      L'avocat de la Couronne fait valoir que le rapport Berger est en fait un historique juridique suivi d'une analyse et de la présentation d'arguments juridiques, même si le rapport est présenté sous la forme d'un avis qu'un avocat compétent aurait pu donner à un client indien faisant preuve d'une diligence raisonnable. La Couronne est d'avis que le rapport Berger ne sera d'aucune utilité à la Cour parce que tout ce qu'il dit, en substance, est ce qu'un avocat compétent aurait normalement dû connaître sur l'état du droit au moment où l'avis juridique a été demandé. L'avocat de la Couronne fait de plus valoir que toutes les questions traitées dans le rapport Berger peuvent être débattues au cours des plaidoiries des avocats des parties à la fin de la deuxième phase du procès. À cet égard, il affirme que, une fois que le droit pertinent a été présenté, les avocats ont le droit de demander à la Cour de tirer des conclusions sur ce qu'un avocat compétent aurait normalement dû savoir et sur les conseils qu'il aurait pu donner à partir de ses connaissances. Il ajoute qu'il sera porté atteinte à l'apparence de justice et à l'intégrité du procès si un expert d'une aussi grande réputation que M. Berger est autorisé à présenter des arguments juridiques, tout en bénéficiant de l'autorité d'un témoin expert.

[4]      Par ailleurs, l'avocat de la bande de Squamish (appuyé par l'avocat des bandes indiennes de Musqueam et de Burrard) est d'avis que la preuve fournie par un praticien expert est admissible pour démontrer ce que les avocats auraient vraisemblablement conseillé à leurs clients en s'appuyant sur la perception du droit qu'ont les avocats à un moment précis. L'avocat de la bande de Squamish fait de plus valoir que les déclarations de M. Berger au sujet de ce qui est dit dans la jurisprudence et dans les lois ne sont pas fournies comme preuve de l'état du droit en vigueur. On demande plutôt à la Cour de traiter cette preuve comme une indication de la perception ou de la compréhension du droit qu'aurait un praticien. De même, l'avocat prétend que la preuve contenue dans le rapport Berger est pertinente parce qu'elle porte sur les questions de l'acquiescement et de l'inertie. En particulier, elle se rattache à la question de savoir s'il est objectivement raisonnable pour la bande de Squamish de ne pas avoir été informée de ses droits comme elle le prétend. L'avocat soutient que la preuve contenue dans le rapport Berger indiquant que les avocats n'avaient aucune idée que ces droits existaient appuie le caractère objectivement raisonnable de la position de son client.

[5]      La formulation la plus récente du critère régissant l'admissibilité d'une preuve d'expert se trouve dans l'arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, à la page 20. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

         L'admission de la preuve d'expert repose sur l'application des critères suivants :                 
         a) la pertinence;                 
         b) la nécessité d'aider le juge des faits;                 
         c) l'absence de toute règle d'exclusion;                 
         d) la qualification suffisante de l'expert.                 

[6]      Le principe selon lequel la preuve d'expert doit aider le juge des faits a déjà été discuté dans la jurisprudence. Par exemple, dans l'arrêt R. c. Béland [1987] 2 R.C.S. 398, à la page 415, le juge McIntyre, s'exprimant au nom de la Cour, déclare ceci :

         Le rôle du témoin expert consiste à mettre à la disposition du jury ou de tout autre juge des faits son opinion d'expert sur le sens de faits établis, ou sur les conclusions à en tirer, dans un domaine où le témoin expert possède des connaissances et une expérience spéciales qui dépassent celles du juge des faits. Il est permis au témoin expert d'exprimer de telles opinions pour aider le jury. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'une question qui relève des connaissances et de l'expérience du juge des faits, point n'est besoin du témoignage d'un expert et, à ce moment-là, aucune opinion d'expert ne sera admise.                 

                     [non souligné dans l'original]

[7]      De même, l'interdiction d'autoriser la présentation d'arguments par un témoin expert est bien établie. Dans l'arrêt Yewdale c. Insurance Corp. of British Columbia, 3 B.C.L.R. (3d) 240, à la page 243 (C.S.C.-B.), le juge Newbury (tel était alors son titre) a exprimé le droit dans les termes suivants :

         [TRADUCTION]                 
         4. Compte tenu du privilège spécial qui est accordé aux experts qui donnent leurs propres opinions en témoignage, ils ne doivent pas se faire l'avocat d'une cause. Ils doivent exprimer leurs opinions en tant qu'opinions et laisser à la Cour le soin de tirer les conclusions de droit qui s'imposent. En théorie tout au moins, la Cour "connaît le droit" - en pratique, elle a la responsabilité d'en prendre connaissance et de l'appliquer. Ainsi, l'expert exprimera son opinion d'une manière objective et impartiale, et il ne doit pas présenter un plaidoyer sous le couvert d'une preuve d'expert.                 

                     [non souligné dans le l'original]

[8]      L'interdiction de présenter des arguments est également discutée dans l'arrêt Surrey Credit Union c. Wilson, 45 B.C.L.R. (2d) 310, à la page 314 (C.S.C.-B.), dans lequel le juge McColl fait observer ce qui suit :

         [TRADUCTION]                 
         Les avis d'experts deviennent inadmissibles quand ils ne sont rien de plus qu'une reformulation des arguments des avocats qui participent à la cause. Quand un argument est présenté sous le couvert d'un avis d'expert, il sera rejeté pour ce qu'il est.                 

                     [non souligné dans l'original]

[9]      J'ai examiné attentivement le rapport Berger et j'ai conclu que, dans une très large mesure, il se compose d'arguments juridiques. Pour cette raison, il ne me sera d'aucune utilité dans l'exercice de mes fonctions en qualité de juge des faits. Je suis parvenue à cette conclusion en m'appuyant sur l'analyse suivante des opinions exprimées dans le rapport Berger :

"      Le rapport s'ouvre sur une discussion de l'article 141 de la Loi sur les Indiens , S.R.C. 1927, ch. 98, et, à la page deux, on y trouve les deux opinions suivantes :
         [TRADUCTION]                 
         L'article 141 est un énoncé d'une politique du Parlement dont l'effet aurait été de rendre difficile pour une bande le recours aux services d'un avocat, et à plus forte raison le versement d'une provision pour frais.                 

     [...]

         Mais il est impossible d'imaginer que cette disposition n'a pas eu un effet inhibiteur sur les bandes indiennes, en fait elles ont même dû l'interpréter comme une interdiction.                 

     [...]

         Cet article aurait donc constitué un obstacle efficace qui a empêché les bandes indiennes de demander un avis à un avocat, et d'intenter une action. En fait, aucun droit d'intenter une action n'a véritablement existé avant que cet article soit abrogé en 1951.                 
     À mon avis, ces opinions sont des conclusions sur l'effet probable de la disposition et elles semblent fondées uniquement sur une interprétation du libellé de l'article. La Cour peut procéder à une analyse de ce genre sans l'aide d'un expert. La situation serait très différente si le rapport Berger s'était inspiré de l'expérience de son auteur en tant que praticien pour affirmer, par exemple, que le consentement du surintendant général n'a jamais été demandé en vertu de l'article 141 ou que, si ce consentement a été demandé, il était automatiquement refusé, ou si le rapport avait déclaré que l'article 141 était bien connu des praticiens et des autochtones et qu'il avait un effet dissuasif sur l'introduction des actions.
"      À la page 4 du rapport Berger, l'auteur conclut que l'arrêt Kinlock c. Secretary of State for India (1882), 7 App. Cas. App. C.A.S. 619, était pertinent et qu'un avocat ordinaire s'en serait inspiré. À mon avis, il s'agit d'un argument juridique présenté sous forme d'opinion.
"      À la page 5 du rapport Berger, on trouve l'opinion suivante :
         [TRADUCTION]                 
         Le jugement Tito v. Waddell (No. 2) (1977), 3 All. E.R. 129 corrobore ce courant de pensée traditionnel.                 
     Cette déclaration est faite en faisant référence à la cause Kinlock. J'ai conclu qu'il s'agit là purement et simplement d'un argument juridique.
"      La même chose peut s'appliquer aux déclarations suivantes figurant également à la page 5 :
         [TRADUCTION]                 
         Quoi qu'il en soit, même si un avocat avait été consulté et si on avait attiré son attention sur la jurisprudence américaine et sur la théorie de la fiducie légale, cette théorie ne constitue pas et n'a jamais constitué une cause d'action acceptable au Canada en rapport avec une cession de terres de réserves indiennes.                 
         Un rapport de type fiduciaire repose sur un droit de propriété. Une obligation de fiduciaire dépend de la nature du rapport qui existe entre les parties.                 
"      Les deux paragraphes ci-dessous se trouvent à la page 7 du rapport Berger. À mon avis, ils constituent également des arguments juridiques.
         [TRADUCTION]                 
         Au bout du compte, dans l'arrêt Calder, et dans les arrêts ultérieurs, l'idée des droits des peuples autochtones a été adoptée et fait maintenant partie du droit canadien. Cette idée découle des grands jugements du juge en chef Marshall : Johnson c. McIntosh 21 U.S. Wheat 543 (1823); Cherokee Nation v. Georgia 31 U.S. (5 Pet.) 1 (1831); Worcester c. Georgia 31 U.S. (6 Pet.) 515 (1832). Nous savons maintenant, depuis l'arrêt Guérin, qu'on peut intenter une action pour manquement à une obligation de fiduciaire. L'idée connexe, découlant des droits autochtones, de l'obligation de fiduciaire, qui a été élaborée dans l'arrêt Guérin, ne provient pas de la jurisprudence américaine.                 
         En fait, l'idée des droits des peuples autochtones dans le droit canadien était raisonnablement bien établie dans la jurisprudence du 19e siècle. Néanmoins, elle a été rejetée explicitement par la Cour d'appel de C.-B. dans Calder c. A.G.B.C. (1970), 13 D.L.R. (3d) 64.                 

"      À la page 8 du rapport Berger, le premier paragraphe au complet, ainsi que les troisième, quatrième et cinquième paragraphes se lisent comme suit :

         [TRADUCTION]                 
         Avant 1984, si une bande indienne avait demandé à un avocat de compétence ordinaire de la conseiller au sujet des causes possibles d'action, il est fort peu probable qu'un tel avocat aurait conseillé à la bande de poursuivre cette cause d'action en s'appuyant sur un manquement à une obligation de fiduciaire sui generis, fondée sur le titre autochtone et sur l'inaliénabilité des terres indiennes.                 

     [...]

         C'est la Cour suprême du Canada qui a élaboré la théorie de l'obligation de fiduciaire sui generis.                 
         Le jugement de la Cour suprême du Canada dans Guérin a été rendu après que des arguments très complets eurent été présentés aux trois paliers de la hiérarchie judiciaire. Huit juges de la Cour suprême se sont penchés sur la question. Trois jugements ont été rédigés par les membres de la Cour suprême.                 
         Le processus lui-même a donné naissance à la nouvelle cause d'action.                 
     À mon avis, ces passages constituent, en substance, des arguments juridiques qui traitent de l'incidence de l'arrêt Guérin c. La Reine [1984] 2 R.C.S. 335, (1984), 13 D.L.R. (4th) 321 (C.S.C.). Ils ne constituent pas la perception du droit que peut avoir un praticien, à l'exception du fait que l'arrêt Guérin était le droit en vigueur en 1984 et que les principes dégagés dans Guérin n'étaient pas connus avant cette date. Rien n'indique que les conseils d'un praticien auraient été différents de ce qui constituait alors le droit en vigueur. La Cour n'a pas besoin de l'aide d'un expert sur ce point. Celui-ci peut être débattu dans les arguments des avocats.
"      À la page 8, le rapport Berger traite également de la période antérieure à la décision prise par la Cour suprême du Canada dans Calder c. P.G.C.-B. (1973), 34 D.L.R. (3d) 145 (C.S.C.) et énonce une opinion quant à savoir s'il aurait été raisonnable de s'attendre qu'un avocat prépare un argument sui generis du genre de celui qui a été élaboré dans Guérin, soit avant la décision de la Cour suprême dans Calder, soit au cours de la période postérieure à Calder et antérieure à Guérin, c'est-à-dire de 1973 à 1984. Le rapport indique ce qui suit :
         [TRADUCTION]                 
         S'attendre qu'un avocat, avant 1973, ait élaboré un tel argument serait déraisonnable, étant donné que l'un des éléments de la cause d'action, le titre autochtone, n'était pas généralement reconnu comme faisant partie du droit canadien avant le jugement de la Cour suprême du Canada dans Calder. Même après 1973, il n'est pas raisonnable de penser qu'un avocat eût fait le lien entre le titre autochtone et l'inaliénabilité des terres indiennes.                 
     Ici encore, je crois qu'il s'agit là d'un argument sur l'état du droit présenté sous le couvert d'une opinion au sujet de ce qu'un praticien aurait normalement dû savoir.
"      À la page 9, le rapport Berger expose les avis suivants qui, selon moi, sont également des arguments :
         [TRADUCTION]                 
         La nature et l'étendue exactes de la nouvelle théorie de l'obligation de fiduciaire est encore en voie d'élaboration :                 
         Dans l'arrêt Guérin, le juge Dickson a dit que l'obligation prend naissance après qu'une cession a été obtenue par la Couronne. Il n'est toujours pas clairement établi dans quelle mesure une obligation de fiduciaire peut exister avant une cession.                 
         Mais l'étendue et la portée exactes de cette obligation antérieure à la cession n'est pas du tout claire, même aujourd'hui.                 
"      Finalement, à la page 10, le rapport Berger donne un exemple du type de plaidoirie qui a été déposée par un spécialiste des droits des autochtones en 1978. Cet exemple est utile, mais il aurait pu être présenté dans les arguments à la conclusion de la deuxième phase du procès.

[10]      Le rapport Berger illustre la difficulté qui peut se poser quand un expert juridique dépose un rapport d'expert dans lequel il donne son avis sur la perception du droit qu'aurait un praticien ordinaire. Lorsque, comme en l'espèce, l'expert conclut qu'un avocat ordinaire se serait appuyé sur la jurisprudence et le droit positif en vigueur à l'époque, son opinion sera de peu d'utilité à la Cour, parce qu'elle se fonde entièrement sur le droit. Il est également inévitable qu'une telle opinion prenne tous les attributs d'un argument juridique.

[11]      Il y a, toutefois, trois aspects du rapport Berger qui font à bon droit l'objet d'une preuve d'expert. Il ne s'agit pas d'arguments juridiques et ceux-ci pourraient éventuellement aider le juge des faits. Ce sont les suivants :

"      À la page 3, le rapport Berger indique que, dans les années 1950, la faculté de droit de l'Université de la Colombie-Britannique ne donnait pas de cours sur les droits des peuples autochtones ou des bandes indiennes. Le rapport note également que le premier texte sur les droits des autochtones n'a été publié qu'en 1970. Ces faits appuient l'opinion de M. Berger selon laquelle l'abrogation de l'article 141 de la Loi sur les Indiens , en 1951, n'a pas créé de véritable droit d'intenter une action.
"      À la page 5 du rapport, M. Berger indique qu'il n'était pas courant pour les avocats de la Colombie-Britannique de s'appuyer sur la jurisprudence américaine avant l'arrêt Guérin .
"      Aux pages 7 et 8 de son rapport, M. Berger se dit d'avis que les propos tenus par le juge H.W. Davey (tel était alors son titre) dans la décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans Calder A.G.B.C. (1970), 13 D.L.R. (3d) 64, illustrent l'attitude du milieu juridique à l'égard des droits des Indiens et des terres indiennes à cette époque.

[12]      Je conclus donc que le rapport Berger est inadmissible dans sa totalité parce que, comme je l'ai indiqué ci-dessus, il se compose très largement de déclarations de droit qui n'aideront pas le juge des faits. L'avocat de la bande de Squamish devra décider s'il souhaite déposer un rapport d'expert modifié qui ne pourra inclure que les trois points que j'ai soulignés comme faisant à bon droit l'objet d'une preuve d'expert.

LE RAPPORT SATZEWICH

[13]      Le Dr Satzewich est un sociologue à qui l'avocat de la bande de Squamish a demandé de fournir une preuve au sujet des politiques et pratiques générales du ministère fédéral des Affaires indiennes (le ministère) d'un point de vue historique. On lui a plus particulièrement demandé de répondre aux questions suivantes :

         (i)      Quelles étaient les fonctions et les méthodes suivies par les agents des Indiens, ou d'autres fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes, concernant la conduite des affaires du conseil de bande, par exemple, l'établissement de l'ordre du jour, la présidence des réunions, la rédaction de résolutions, la préparation des procès-verbaux, etc. Si ces fonctions ont changé avec le temps, donner des détails.                 
         (ii)      Les agents des Indiens, ou d'autres fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes, avaient-ils pour mission de représenter les Indiens, par opposition à représenter le ministère? Si l'agent devait représenter ces deux entités, comment les conflits d'intérêt étaient-ils réglés? Les agents des Indiens avaient-ils pour fonction et pour pratique d'exiger ou d'encourager les bandes et les conseils de bande à suivre les politiques du ministère, à mettre en oeuvre les décisions du ministère, etc.?                 
         (iii)      Dans quelle mesure les bandes et les conseils de bande se fiaient-ils à l'agent des Indiens ou aux fonctionnaires du ministère? Dans quelle mesure les bandes ou les conseils de bande agissaient-ils de façon autonome concernant l'administration des terres des réserves et des questions connexes?                 

[14]      Dans son opposition au rapport Satzewich, la Couronne prétend que ce rapport est inadmissible du fait que la preuve historique qui y est présentée n'a aucun lien avec les questions soulevées en l'espèce. Subsidiairement, la Couronne fait valoir que, si le rapport renferme une preuve pertinente, celle-ci est minime et préjudiciable et que le rapport devrait être considéré comme inadmissible parce que, quelle que soit sa valeur probante, celle-ci est largement surpassée par son effet préjudiciable.

[15]      L'avocat de la bande de Squamish reconnaît que le rapport Satzewich ne traite d'aucune des questions précises dont la Cour est saisie en l'espèce, et qu'il ne mentionne même pas les bandes indiennes qui sont parties à la présente action. En outre, le rapport Satzewich ne contient qu'une seule référence à un fonctionnaire du ministère occupant le poste au titre duquel il est partie à cette affaire. Cet agent est le surintendant d'agence Letcher et le Dr Satzewich note que celui-ci a insisté pour que les autochtones de son agence et ses collègues de travail l'appellent "Capitaine Letcher". Il y a d'autres références dans le rapport Satzewich aux fonctionnaires du ministère qui ont comparu en l'espèce. Toutefois, au moment des références, ils exerçaient des fonctions n'ayant aucun lien avec la présente action.

[16]      Le rapport Satzewich se veut un document historique général servant à démontrer comment les fonctionnaires du ministère conduisaient les affaires indiennes et qu'elles étaient leurs liens avec les bandes indiennes partout au Canada. L'avocat de la bande de Squamish reconnaît que le rapport Satzewich n'est pas une preuve que les pratiques générales des agents des Indiens ou du ministère qu'il décrit ont en fait été appliquées dans les rapports avec les parties à la présente action. Toutefois, l'avocat de la bande de Squamish soutient, avec l'appui de l'avocat de la bande indienne de Burrard, que les pratiques générales révélées dans le rapport Satzewich sont pertinentes et admissibles parce qu'elles constituent un contexte historique qui peut aider la Cour à comprendre la preuve documentaire qui est déposée en l'espèce. Finalement, l'avocat de la bande de Squamish est d'avis que les objections de la Couronne au rapport Satzewich se rapportent davantage à la question de la pondération de la preuve qu'à son admissibilité.

[17]      Le rapport Satzewich est divisé en deux parties qui sont décrites par son auteur dans les termes suivants :

         [TRADUCTION]                 
         La première Partie donne quelques renseignements de base sur la place qu'occupait l'agence indienne dans l'administration des Affaires indiennes du Canada, les méthodes en vertu desquelles les agents des Indiens étaient nommés et leurs rôles et responsabilités généraux. La deuxième Partie examine le rôle que ces agents des Indiens ont joué par rapport aux conseils de bande et s'ouvre sur un examen des objectifs du ministère relativement à leur formation et à leur mode d'opération. On analyse ensuite la façon dont le pouvoir de destituer les chefs et les conseillers a été utilisé par le ministère des Affaires indiennes au début du siècle, les pouvoirs des conseils de bande et les fonctions des agents des Indiens relativement aux affaires du conseil de bande. La deuxième partie se termine sur une discussion de la question de savoir quels intérêts les agents des Indiens devaient défendre et comment les contradictions entre ces intérêts opposés ont été résolues au sein du ministère des Affaires indiennes.                 

[18]      Dans la première partie, le rapport Satzewich indique qu'entre 1900 et 1970 le nombre d'agences indiennes et d'agents des Indiens s'établissait entre 100 et 110 au Canada. On dit que les agences en Colombie-Britannique étaient différentes de celles du reste du Canada, en ce sens que dans cette province une agence s'occupait d'un nombre de réserves plus élevé qu'ailleurs au Canada. Par exemple, en 1938, 16 agences comptant 16 agents des Indiens géraient plus de 1 600 réserves en Colombie-Britannique.

[19]      La première partie du rapport Satzewich décrit également la méthode de nomination des agents des Indiens et le rôle que le favoritisme politique, la politique religieuse et la politique préférentielle du gouvernement fédéral à l'égard des anciens combattants, après la guerre, ont joué dans la sélection des agents des Indiens. Pour ce qui a trait aux fonctions de ces agents, le rapport Satzewich note que, même si ces fonctions dépendaient en partie des circonstances et des conditions locales, les dispositions de la Loi sur les Indiens de même que des descriptions de poste que l'on retrouve dans les dossiers du ministère, donnent un aperçu général de ce qu'étaient les fonctions de ces agents. En 1933, des instructions générales ont été préparées à l'intention des agents des Indiens. Ces instructions sont déjà déposées en preuve en l'espèce. Plus tard, en 1946, un manuel pratique a été préparé à leur intention. Il est également en preuve.

[20]      La deuxième partie du rapport Satzewich examine les rapports entre le ministère, les agents des Indiens et les conseil de bande dans le contexte des questions suivantes :

1.      L'imposition d'un système facultatif d'administration de la bande; toutefois, le Dr Satzewich fait observer que cette politique n'a pas été poursuivie vigoureusement en Colombie-Britannique.
2.      La destitution des chefs et des conseillers partout au Canada. En Colombie-Britannique, quatre chefs ont été destitués et, au renvoi 54, le Dr Satzewich note que, dans cette province, les chefs destitués ont été beaucoup moins nombreux qu'ailleurs au Canada.
3.      Les pouvoirs du conseil de bande. Le Dr Satzewich reconnaît que la façon dont les conseils ont exercé leurs pouvoirs varie d'une bande à l'autre. Les exemples qui figurent sous cette rubrique proviennent de la Colombie-Britannique et traitent des questions suivantes :
     "      Le refus du ministère de fournir au conseil de bande de Metlakatla des fonds pour payer les déplacements du conseil en vue de réunions avec l'agent des Indiens à Prince Rupert.
     "      Le refus du ministère d'autoriser le conseil de bande de Metlakatla à acheter de la porcelaine anglaise, malgré l'approbation de cet achat par l'agent des Indiens.
     "      Le retard du ministère à répondre à une demande du conseil de bande de Metlakatla pour acheter une génératrice et du fil électrique pour les maisons de la réserve, malgré l'approbation des achats par l'agent des Indiens.
     "      La construction d'un quai public dans la réserve indienne de East Saanich sur l'île de Vancouver, qui a été refusée par le ministère et par l'agent des Indiens, à l'encontre de la volonté du conseil de bande.
4.      Les activités des agents des Indiens et des fonctionnaires du ministère. Sous cette rubrique, le Dr Satzewich donne des renseignements sur les événements suivants :
     "      En 1944, l'agent des Indiens à Massett dans les îles de la Reine-Charlotte a convoqué une réunion du conseil de bande pour obtenir l'approbation de ce dernier concernant l'expulsion des intrus vivant dans la réserve.
     "      En 1899, un agent des Indiens a formé un conseil de bande pour la bande de China Hat afin d'approuver des règles de conduite "morale".
     "      En 1919, l'agent des Indiens à Kamloops a convoqué une réunion du conseil de bande pour traiter des problèmes conjugaux du chef nouvellement élu.
     "      En 1910, l'agent des Indiens et le ministère ont participé très étroitement à l'élection du chef de la bande de Penticton.
     "      Le ministère a refusé d'appuyer la volonté du conseil de bande de Kamloops de destituer un conseiller en raison de ses activités pour le compte des Allied Tribes of British Columbia.
     "      Au milieu des années 1920, le chef Johnny Chillihitza de la bande de Kamloops travaillait pour le compte d'un organisme appelé les Interior Tribes of British Columbia. Apparemment, il se décrivait lui-même comme le chef de toute la région intérieure de la Colombie-Britannique et il recueillait des fonds auprès des Indiens pour payer le voyage qu'il avait l'intention de faire pour rendre visite au roi d'Angleterre. Le ministère et les agents des Indiens ont essayé de mettre un terme à ses activités. Le ministère a envisagé de le destituer, mais il ne l'a pas fait.
     "      Le ministère et les agents des Indiens ont traité des conflits d'intérêt entre le ministère et les Indiens et entre le ministère et certains intérêts au sein de la société euro-canadienne, par exemple : 1) le problème des lignes électriques dans la réserve de Penticton; 2) le problème des plaintes déposées contre le chef de la bande de Kamloops et l'agent des Indiens; 3) le problème ayant trait à des efforts déployés pour réinstaller la bande de Kamloops; 4) le problème des salles de danse dans la réserve de Port Essington; 5) le problème de savoir comment répondre au mécontentement de la collectivité quand les Indiens à proximité de Chilliwack ont loué des terres à des cultivateurs chinois; et 6) le problème qui s'est posé quand un agent des Indiens a autorisé des non-Autochtones à payer des pots-de-vin aux Indiens pour les encourager à céder leurs terres (le ministère a annulé la cession).

[21]      J'ai décrit le contenu du rapport Satzewich afin d'illustrer ma conclusion indiquant que ce rapport n'a pratiquement aucune pertinence relativement aux questions, ou aux parties ou aux fonctionnaires du ministère qui ont traité avec les parties en cause en l'espèce. À mon sens, ce qui ressort clairement du rapport Satzewich, c'est que le résultat de toutes les interactions entre le ministère, les agents des Indiens et les conseils de bande dépendait de plusieurs facteurs, notamment :

     -      les personnalités de toutes les personnes concernées (il y avait à peu près 100 agents des Indiens à cette époque)
     -      le problème en cause
     -      la charge de travail des agents des Indiens
     -      l'année en question
     -      le degré d'avancement du conseil de la bande indienne intéressée et la question de savoir s'il y avait un organisme élu
     -      l'emplacement géographique de la bande - on a indiqué très clairement que la situation en Colombie-Britannique était souvent différente de celle qui existait dans d'autres régions du pays.

[22]      Compte tenu de ces considérations, je ne suis pas du tout certaine que le rapport Satzewich établit, de façon fiable, les pratiques du ministère comme l'a laissé entendre l'avocat de la bande de Squamish. Toutefois, même si ces pratiques sont établies, il est reconnu qu'elles n'ont aucun rapport avec les questions dont je suis expressément saisie. Comme la Cour suprême du Canada le fait remarquer dans l'arrêt R. c. Mohan, précité, à la page 20 : "Comme toute autre preuve, la pertinence est une exigence liminaire pour l'admission d'une preuve d'expert". Si on applique ce passage, il ressort clairement que le rapport Satzewich est en grande partie inadmissible, parce qu'aucun des exemples de la conduite du ministère qu'il décrit n'a trait aux questions en cause.

[23]      La question reste de savoir si le rapport Satzewich pourrait être admissible parce qu'il contient des opinions qui ont une incidence sur des questions d'intérêt historique général, même si les exemples utilisés pour illustrer les opinions qu'il donne ne sont pas pertinents. Il y a un thème qui revient fréquemment dans le rapport Satzewich, c'est le conflit fondamental entre la façon dont le ministère et les agents des Indiens définissaient les intérêts supérieurs des peuples autochtones, par rapport à la manière dont les peuples autochtones voyaient eux-mêmes ces intérêts. Le Dr Satzewich critique le ministère et conclut que celui-ci a de façon continue considéré que ses propres intérêts étaient identiques aux intérêts supérieurs des peuples autochtones dont il avait la responsabilité. De l'avis du Dr Satzewich, chaque fois que le ministère et/ou les agents des Indiens ont agi conformément à cette hypothèse fausse, ils ont manqué à leur devoir de protéger les intérêts supérieurs des peuples autochtones. Il faut présumer que ce thème sous-jacent du rapport est une partie importante du "contexte historique général" que la bande de Squamish souhaite porter à l'attention de la Cour. Toutefois, les opinions et les conclusions exprimées par le Dr Satzewich dans son rapport sont toutes fondées sur des exemples qui, en plus de ne pas être pertinents aux questions et aux parties qui se trouvent devant la Cour, ne sont même pas semblables aux faits de la cause. Par conséquent, je suis d'avis que les conclusions exprimées dans le rapport Satzewich au sujet de l'attitude que le ministère a adoptée à l'égard des affaires des autochtones sont d'une pertinence minimale et ne peuvent s'appliquer aux questions dont je suis saisie.

[24]      Je suis également d'avis que l'admission du rapport Satzewich en preuve aurait pour effet de prolonger indûment un procès qui est déjà long, sans aucune raison valable. J'accepte l'argument de la Couronne selon lequel, si le rapport Satzewich est admis, il faudra procéder à un long contre-interrogatoire pour déterminer la crédibilité des exemples du Dr Satzewich et les conclusions qu'il en a tirées. Le temps qu'il faudra consacrer au procès pour revoir ce rapport n'est pas proportionnel à sa valeur. À cet égard, je m'appuie de nouveau sur la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Mohan, précité, où elle déclare ceci aux pages 20 et 21 :

         La pertinence est déterminée par le juge comme question de droit. Bien que la preuve soit admissible à première vue si elle est à ce point liée au fait concerné qu'elle tend à l'établir, l'analyse ne se termine pas là. Cela établit seulement la pertinence logique de la preuve. D'autres considérations influent également sur la décision relative à l'admissibilité. Cet examen supplémentaire peut être décrit comme une analyse du coût et des bénéfices, à savoir "si la valeur en vaut le coût". Voir McCormick on Evidence (3e éd. 1984), à la p. 544. Le coût dans ce contexte n'est pas utilisé dans le sens économique traditionnel du terme, mais plutôt par rapport à son impact sur le procès. La preuve qui est logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier sur le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité.                 

[25]      Par ces motifs, j'ai décidé de rendre une ordonnance radiant le rapport Satzewich dans sa totalité sans possibilité de modification.

                          (Signature) "Sandra J. Simpson"

                         Juge

VANCOUVER (Colombie-Britannique)

le 13 mars 1998

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL. L.

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

INTITULÉ DE LA CAUSE :

     T-1636-81

                     JOE MATHIAS et al.,
                     - et -
                     SA MAJESTÉ LA REINE et al.
    
                     - ET -

     T-3150-92

                     LE CHEF WENDY GRANT et al.,
                     - et -
                     SA MAJESTÉ LA REINE et al.
                     - ET -

     T-956-93

                     LEONARD GEORGE et al,
                     - et -
                     SA MAJESTÉ LA REINE D et al.
LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (C.-B.)
DATE DE L'AUDIENCE :          le 9 mars 1998

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      le juge Simpson

DATE :                  le 13 mars 1998

ONT COMPARU SUR LA REQUÊTE :

     John Rich                  pour la bande indienne de Squamish

     Gregory McDade, c.r

     Malcolm Maclean              pour la bande indienne de Musqueam

     Candice Metallic

     Stan Ashcroft                  pour la bande indienne de Burrard

     Christine Sweet

     Geoffrey Cowper, c.r              comme représentant de SMR

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Ratcliff & Co.                  pour la bande indienne de Squamish

     North Vancouver (C.-B.)

     Blake, Cassels & Graydon          pour la bande indienne de Musqueam

     Vancouver (C.-B.)

     Ganapathi, Ashcroft              pour la bande indienne de Burrard

     Vancouver (C.-B.)

     Russell & DuMoulin              comme représentants de SMR
     Vancouver (C.-B.)
     George Thomson              pour SMR

     Sous-procureur général

     du Canada


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