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Date : 20191219


Dossier : IMM-6496-18

Référence : 2019 CF 1644

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2019

En présence de madame la juge Simpson

ENTRE :

FUAD MUSE JAMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  L’instance

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 18 octobre 2018 [la décision] par un délégué du ministre [le délégué] à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] qui, après avoir initialement produit un avis de danger et ensuite examiné la demande de réexamen de cet avis présentée par le demandeur, a décidé de ne pas le faire. La présente demande est présentée sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  Le demandeur est un citoyen de la Somalie âgé de 24 ans. Il est arrivé au Canada en 1999 avec sa mère et sa sœur. La qualité de réfugié au sens de la Convention leur a été reconnue en janvier 2002, et ils sont devenus par la suite résidents permanents. Le demandeur réside au Canada depuis. Il a un fils de 5 ans, citoyen canadien, avec sa conjointe, Demaris Tesfay.

[3]  Le demandeur affirme qu’il a commencé à boire de l’alcool et à consommer des drogues à l’âge d’environ 13 ans. Il a été reconnu coupable de vol trois fois avant l’âge de 18 ans.

[4]  Le 30 octobre 2012, à l’âge de 17 ans, le demandeur a été atteint par balle au visage [la fusillade]. Il ne croit pas qu’il était personnellement visé; il se trouvait simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. Il a été conduit à l’hôpital Sunnybrook, où il a été opéré, et est demeuré aux soins postopératoires environ un mois.

[5]  Trois mois plus tard, en janvier 2013, le demandeur a été évalué par le Dr Neal Westreich, au centre des sciences de la santé Sunnybrook. Dans son rapport [la lettre du centre Sunnybrook de 2013], le Dr Westreich a décrit comme suit le léger traumatisme cérébral du demandeur, ainsi que certains des symptômes connexes :

[traduction]
Fuad est un jeune homme de 17 ans bien chanceux, qui souffre d’un léger traumatisme cérébral et qui présente des complications consécutives aux deux blessures par balle qu’il a subies le 30 octobre 2012 […] il indique avoir certains symptômes comme des maux de tête, un trouble de maintien du sommeil et une insomnie de fin de nuit, de l’hyperacousie, de la photophobie, ainsi que des troubles d’équilibre. De plus, Fuad dit avoir la vision trouble et souffrir de diplopie à l’œil droit.

[6]  Le 23 juillet 2013, le demandeur s’est battu avec un autre homme et l’a poignardé à dix reprises. Il a été reconnu coupable et a été condamné à une peine d’emprisonnement de trois ans, assortie d’une ordonnance de probation de trois ans et d’une interdiction perpétuelle de posséder des armes.

[7]  Le 16 septembre 2015, le demandeur a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité en application de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[8]  En décembre 2016, le demandeur a été déclaré coupable de voies de fait à la suite de sa participation à une bataille en prison. Après sa sortie de prison, il a été détenu par les autorités d’immigration jusqu’en août 2018.

[9]  Dans une décision datée du 24 janvier 2017 [l’avis de danger], le délégué a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public.

[10]  Une demande de réexamen de l’avis de danger a été refusée le 6 décembre 2017, mais IRCC a annulé cette décision. Par contre, l’avis de danger même n’a pas été annulé.

[11]  Je tiens à souligner que le demandeur s’est dit [traduction] « en santé » dans le formulaire de renseignements généraux et personnels qu’il a rempli en juillet 2015. Soulignons également que, dans les observations qu’il a fournies au délégué ayant rédigé l’avis de danger en janvier 2017, il n’a présenté aucun élément faisant état de problèmes de santé. Notamment, la lettre du centre Sunnybrook n’a pas été remise au délégué. C’est la raison pour laquelle le délégué a précisé dans l’avis de danger que le demandeur était un [traduction] « jeune homme bien portant ».

[12]  Néanmoins, le 20 septembre 2018, après une séance d’une heure avec le demandeur, la Dre Barker, psychiatre, a rédigé un rapport dans lequel elle a conclu qu’il souffrait d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Elle a affirmé ce qui suit :

[traduction]
Monsieur Jama présente des symptômes qui répondent aux critères diagnostiques du DSM-5 pour le trouble de stress post-traumatique (TSPT). Ces symptômes sont typiques chez les patients qui ont vécu des événements traumatiques comme la fusillade de 2012 qu’il a relatée. Il était probablement déjà prédisposé à développer un TSPT puisqu’il a vécu la guerre en Somalie étant enfant. Il présente des symptômes dans toutes les sous-catégories des critères du TSPT : des reviviscences, dont des souvenirs récurrents, des cauchemars et des réactions dissociatives (où il sent qu’il se fait tirer); de l’évitement, dont l’évitement des lieux bondés et des événements sociaux; une altération marquée de l’état d’alerte et de la réactivité, dont la colère et l’agressivité physique (bien que ces éléments se soient améliorés récemment), l’hypervigilance, un étonnement démesuré, des problèmes de concentration et des troubles du sommeil. Il importe de souligner que les bruits et les illusions décrits par M. Jama correspondent au TSPT, et, selon mon évaluation actuelle, il ne souffre pas d’un trouble psychotique.

Les symptômes du TSPT ont eu des répercussions négatives importantes sur la vie de M. Jama, lui causant notamment des difficultés dans un contexte social, et ont possiblement contribué à ses problèmes de colère et d’agression physique, lesquels ont eu de graves conséquences pour lui. La dissociation qu’il vit lorsqu’il a une « perte de conscience » est probablement liée à ses problèmes liés à l’état d’alerte; lorsqu’il devient dépassé émotionnellement et physiquement, cet état entraîne souvent une crise de panique ou un état de dissociation. En outre, la méfiance (venant probablement de la fusillade et de son enfance dans un pays en guerre) a probablement contribué au fait qu’il n’était pas disposé à demander des soins psychiatriques en prison, et, par conséquent, ses symptômes l’ont empêché de prendre du mieux.

[13]  Le 11 octobre 2018, le demandeur a présenté une deuxième demande de réexamen de l’avis de danger [la deuxième demande].

[14]  La deuxième demande a été examinée par le délégué qui avait produit l’avis de danger.

[15]  Le délégué a cité le chapitre 7.16 du Guide d’exécution de la loi ENF 28 intitulé « Réexamen d’un avis de danger » [le Guide], lequel énonce en partie ce qui suit :

7.16 Réexamen d’un avis de danger

Un décideur examinera la demande et déterminera s’il est nécessaire de revenir sur la décision initiale de l’avis de danger selon que la demande (et toute observation connexe) répond à l’un des critères suivants :

1.  De nouveaux éléments de preuve respectant tous les critères ci-dessous ont été présentés :

a)  Fiabilité : Les preuves nouvelles sont-elles fiables, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues?

b)  Pertinence : Les preuves nouvelles ont-elles trait au type de décision, c’est-à-dire peuvent-elles prouver ou réfuter un fait qui intéresse la procédure?

c)  Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont-elles substantielles, c’est-à-dire le décideur aurait-il tiré une conclusion différente si elles avaient été portées à sa connaissance?

d)  Nouveauté : Les preuves sont-elles nouvelles, c’est-à-dire peuvent-elles :

i.  prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi?

ii.  établir un fait qui n’était pas connu au moment de la prise de décision initiale?

iii.  réfuter une conclusion de fait tirée par le décideur initial?

[16]  Le délégué tire la conclusion suivante dans la décision par laquelle il refuse la demande de réexamen de l’avis de danger :

[traduction]
Ni les circonstances personnelles de M. Jama, ni la situation en Somalie, n’ont changé de façon marquée depuis janvier 2017. En janvier 2017, l’instabilité et l’insécurité liées à la sécheresse récurrente, à des luttes entre clans, à Al Shabaab et à un faible gouvernement central, appuyé par AMISOM, constituaient les principaux enjeux, et le constituent toujours. Quant à la vie personnelle de M. Jama, en janvier 2017, sa mère, son beau-père, sa sœur, sa femme et son enfant étaient aussi au Canada, et il était encore en prison. À ce moment-ci, la structure familiale de M. Jama est la même, et il a été mis en liberté il y a à peine deux mois. Aucun rapport dans lequel des professionnels affirment que M. Jama est réadapté n’a été présenté. Rappelons que les deux plus récentes infractions qu’il a commises étaient extrêmement violentes : poignarder un homme à dix reprises en juillet 2013 et s’y prendre à deux contre un pour battre un codétenu (y compris des coups à la tête avec les poings et les pieds) en avril 2015.

Pour les raisons susmentionnées, j’estime que les nouveaux éléments présentés ne sont ni nouveaux, ni substantiels, ni pertinents, et ne justifient donc pas le réexamen de l’avis de danger. Par conséquent, je refuse de réexaminer l’avis de danger de janvier 2017 et de revenir sur ma décision, laquelle demeure donc valide.

[17]  Les questions en litige sont les suivantes :

  • a) Le délégué a-t-il limité l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur le Guide?

  • b) Le délégué a-t-il déraisonnablement omis de tenir compte des éléments de preuve concernant les problèmes médicaux du demandeur?

  • c) Le délégué a-t-il déraisonnablement rejeté des éléments de preuve pertinents concernant la Somalie, lorsqu’il a fait référence au rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni?

  • d) Le délégué est-il allé au-delà de ce qui est permis à la première étape de l’approche en deux étapes applicable au réexamen, en évaluant trop tôt les éléments de preuve concernant la Somalie?

[18]  Étant donné que j’ai conclu que la deuxième question est déterminante en l’espèce, je limiterai mes motifs à cette seule question.

II.  Question en litige b) Problèmes médicaux

[19]  Les symptômes suivants étaient mentionnés dans la lettre du centre Sunnybrook de 2013 :

  • asthme

  • sensibilité aux sons (hyperacousie)

  • légers problèmes de vision trouble et de diplopie

  • importants étourdissements et problèmes d’équilibre

  • importants maux de tête

  • trouble de maintien du sommeil et insomnie de fin de nuit

  • vomissements

  • frustration

  • instabilité psychomotrice

  • sensibilité à la lumière.

[20]  La Dre Barker, s’est appuyée sur les éléments 1, 2, 5, 6 et 8 pour poser son diagnostic de TSPT.

[21]  Le demandeur affirme maintenant qu’il souffre des problèmes suivants :

  • Crises de panique

  • Il entend des coups de feu et des voix irréels

  • Hypervigilance et sursauts

  • Cauchemars

  • Insomnie

  • Variations de l’humeur entre la joie et la frustration, et sujet à la colère

  • Perte de conscience

  • Troubles de la coiffe des rotateurs

  • Problèmes de mémoire et en matière de planification

  • Mâchoire serrée

  • Douleurs aux pieds nécessitant des soins orthopédiques

  • Problèmes de hanches

  • Problèmes aux dents et aux gencives

  • Sensibilité à la lumière

  • Sensibilité aux sons

  • Sensation d’engourdissement à la jambe gauche

  • Problèmes de vessie

  • Asthme depuis l’enfance.

[22]  Le demandeur a fait part de tous les symptômes ci-dessus à la Dre Barker, sauf la sensibilité à la lumière, l’engourdissement à la jambe et les problèmes de vessie, lesquels problèmes ont été mentionnés par le demandeur et sa conjointe dans leurs affidavits respectivement datés du 11 octobre 2018 et du 10 octobre 2018.

[23]  Bien que le demandeur ait souffert de nombreux symptômes associés au TSPT depuis longtemps, il n’a jamais eu de diagnostic avant que la Dre Barker ne produise son rapport en 2018.

[24]  Même si les symptômes éprouvés par le demandeur n’étaient pas nouveaux, la Dre Barker était aussi clairement d’avis qu’ils l’ont empêché de demander des traitements. Elle a affirmé ce qui suit :

[traduction]
En outre, la méfiance (venant probablement de la fusillade et de son enfance dans un pays en guerre) a probablement contribué au fait qu’il n’était pas disposé à demander des soins psychiatriques en prison, et, par conséquent, ses symptômes l’ont empêché de prendre du mieux.

[25]  Le délégué a ignoré le diagnostic de TSPT dans ses conclusions, car il a estimé que le demandeur avait lui-même rapporté ses symptômes dans le cadre d’une séance d’une heure, et qu’ils n’avaient pas été corroborés.

[26]  Je conclus que la décision du délégué de ne pas réexaminer l’avis de danger était déraisonnable, car, bien que bon nombre des symptômes ne soient pas nouveaux, le demandeur disposait d’un nouveau diagnostic de TSPT. Ce diagnostic était nouveau, car il était inconnu au moment où l’avis de danger a été produit. En outre, ce diagnostic était fiable car les symptômes ont été corroborés par la lettre du centre Sunnybrook, ainsi que par l’affidavit de la conjointe du demandeur. Le diagnostic revêtait un caractère substantiel, en ce sens que le délégué aurait pu en venir à une conclusion différente s’il avait tenu compte du fait que le demandeur souffrait d’une maladie mentale traitable. Le diagnostic de TSPT expliquait également pourquoi le demandeur avait auparavant omis de remédier à ses problèmes de santé. Enfin, il est maintenant évident que le demandeur n’est pas bien portant.

III.  Conclusion

[27]  Pour ces motifs, je conclus que la décision est déraisonnable.

IV.  Question à certifier

[28]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification en vue d’un appel.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6496-18

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, et que la demande de réexamen de l’avis de danger doit être confiée à un autre délégué du ministre pour nouvel examen.

« Sandra J. Simpson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de janvier 2020

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6496-18

 

INTITULÉ :

FUAD MUSE JAMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2019

 

jugEment ET MOTIFS :

LA JUGE SIMPSON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 19 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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