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Date : 20191218


Dossier : IMM‑2587‑19

Référence : 2019 CF 1645

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MOHAMMAD ALI

KHADIJA MOHAMMAD ALI

MOHAMMAD ZAHOOR

BASMA MOHAMMAD ALI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] en date du 28 mars 2019, confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2]  Le demandeur principal, Mohammad Ali, est un citoyen du Pakistan. Il a toutefois vécu la plus grande partie de sa vie au Koweït. Il est également un homme d’affaires prospère. Son épouse et ses deux enfants sont aussi des citoyens du Pakistan [collectivement, les demandeurs]. En 2012, les demandeurs ont déménagé du Koweït à Lahore, au Pakistan. Le demandeur principal travaillait à sa propre entreprise d’importation‑exportation. Il a reçu un appel téléphonique anonyme le 15 décembre 2015, exigeant le versement d’une somme d’argent et proférant des menaces contre sa vie. Il a fait appel à la police, en vain. Celle‑ci ne pouvait rechercher les extorqueurs que si elle disposait de plus d’information au sujet de leur identité. Des individus masqués ont fait irruption au domicile des demandeurs le 25 décembre 2015 et ont mis la famille en joue, exigeant encore le versement d’une somme d’argent. Ils ont pris des bijoux et ont quitté les lieux à la condition que le demandeur principal verse le reste de la somme d’argent exigée, faute de quoi ils enlèveraient les enfants. Les demandeurs se sont cachés à Khanewal, un village situé à 85 kilomètres de Lahore. Le demandeur principal est retourné à Lahore à l’occasion pour maintenir sa petite entreprise. La famille s’est enfuie au Canada en février 2016 et a demandé l’asile.

[3]  En bref, la SPR a conclu que la demande d’asile des demandeurs relevait de l’article 97 de la Loi, puisqu’elle concernait essentiellement de l’extorsion et de la criminalité générale, et qu’elle n’avait pas de lien avec un motif prévu par la Convention aux termes de l’article 96. Qui plus est, les demandeurs ont une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Karachi. L’appel interjeté par les demandeurs devant la SAR comportait deux aspects : la SPR a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien avec un motif prévu par la Convention et qu’il y avait une PRI viable à Karachi. La SAR a rejeté l’appel des demandeurs, ce qui a mené à la présente demande de contrôle judiciaire.

[4]  L’existence d’une PRI était déterminante dans l’appel interjeté par les demandeurs, et il n’est pas nécessaire aujourd’hui d’examiner cet aspect de la décision de la SAR concernant la question du lien. La conclusion de la SAR en ce qui concerne l’existence d’une PRI à Karachi est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, la Cour n’interviendra que si la décision est dépourvue de justification, que si le processus décisionnel manque de transparence et d’intelligibilité et que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au par. 47).

[5]  Le critère à deux volets qui permet d’établir s’il existe une PRI a été énoncé par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) :

  • a) Premièrement, la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où elle croit qu’il existe une PRI;

  • b) Deuxièmement, la PRI proposée doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’asile, compte tenu de toutes les circonstances dont celles leur étant particulières, de s’y réfugier.

[6]  La SPR et la SAR ont énoncé correctement le critère qui s’appliquait. Devant la Cour, les demandeurs soutiennent toutefois que la SAR a mal décrit les faits lorsqu’elle affirme que les demandeurs avaient pu vivre en toute sécurité à Khanewal, étant donné qu’ils y étaient dans la clandestinité. De plus, lorsque le demandeur principal retournait à Lahore, il ne rencontrait ses clients qu’à leur domicile, avec des mesures de sécurité, et il n’est jamais retourné à son bureau. Les demandeurs soutiennent que leur capacité à se cacher sans avoir été retrouvés à Khanewal ou à Lahore ne devrait pas être interprétée comme signifiant qu’ils ne seraient pas pris pour cible par d’autres criminels à Karachi à l’avenir. Ils affirment que la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur principal n’a pas un profil de risque les exposant, sa famille et lui, à des risques est erronée puisqu’il a déjà été victime d’extorsion. En fait, la SAR aurait dû concentrer son attention sur l’identité des demandeurs, qui sont perçus comme de riches étrangers de retour du Koweït. Qui plus est, les demandeurs citent des documents sur la situation dans le pays montrant que les gens d’affaires locaux sont exposés à de l’extorsion ou à des enlèvements à Karachi.

[7]  Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas établi d’une manière crédible qu’ils seraient exposés à des préjudices futurs au Pakistan. Les demandeurs n’ont pas pu fournir d’éléments de preuve reliant leurs agents de persécution à la police ou à des politiciens locaux, et la SAR a rejeté l’allégation des demandeurs selon laquelle ils étaient pris pour cible parce qu’ils étaient récemment rentrés du Koweït. Le défendeur soutient que la SAR a pris en compte de manière raisonnable les éléments de preuve documentaire et les éléments de preuve des demandeurs pour conclure que leurs problèmes étaient de nature locale à Lahore et que le demandeur principal n’avait pas un profil de risque qui l’amènerait à être pris pour cible à Karachi. Les arguments que les demandeurs ont avancés devant la SAR pour expliquer en quoi Karachi n’était pas une PRI acceptable n’étaient pas clairs ni convaincants parce qu’ils reposaient sur des hypothèses et n’avaient pas de fondement objectif.

[8]  En dépit du fait qu’un autre décideur aurait pu trancher l’affaire d’une autre façon, la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs ont une PRI viable à Karachi peut se justifier au regard des faits et du droit. La décision contestée doit être lue dans son ensemble.

[9]  Le simple fait que la SAR laisse entendre que Khanewal était un [traduction] « lieu sûr » – tandis qu’en réalité les demandeurs s’y cachaient – ne rend pas la décision déraisonnable. Khanewal n’est qu’un petit village. Ce lieu n’a jamais été présenté comme une PRI. Par ailleurs, Karachi est une grande ville comptant de 20 à 24 millions d’habitants.

[10]  En l’espèce, les demandeurs ne contestent pas sérieusement la conclusion qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles au dossier pour établir que les agents de persécution à Lahore ont la portée géographique ou les moyens voulus pour être informés du retour des demandeurs au Pakistan ou pour les retrouver au Pakistan. Les demandeurs ont soutenu qu’ils avaient essayé d’identifier les agents de persécution, mais en vain, et que la police ne les aiderait pas; toutefois, la SAR a conclu que la police avait fait savoir qu’elle aiderait les demandeurs s’ils fournissaient des précisions quant à l’identité des extorqueurs. De plus, les demandeurs n’ont pas démontré de façon convaincante que la police ou des politiciens étaient impliqués dans l’extorsion dont ils étaient victimes. Les demandeurs ont aussi soutenu qu’une autre [traduction] « mafia » les retrouverait où qu’ils aillent puisqu’ils seraient perçus comme de [traduction] « nouveaux » arrivants, en particulier du Koweït. La SAR n’a pas souscrit à cette position, soutenant que les demandeurs avaient été victimes d’extorsion trois ans après leur arrivée à Lahore, de sorte que l’argument du demandeur principal voulant qu’il eût été victime d’extorsion parce qu’il était un homme d’affaires récemment arrivé du Koweït n’était, en fait, pas étayé par les éléments de preuve et n’avait [traduction] « guère de sens ». De plus, les demandeurs n’ont pas non plus été en mesure de fournir à la SPR ou à la SAR des éléments de preuve crédibles pour montrer que les agents de persécution avaient essayé de les retrouver au domicile du beau‑frère du demandeur principal, et ne disposaient pas d’information additionnelle quant à savoir si de nouvelles menaces avaient été proférées à l’endroit de la famille depuis leur départ du Pakistan. Je ne relève pas d’erreur susceptible de contrôle dans ces conclusions ou ces inférences de fait.

[11]  Les demandeurs ont aussi reproché à la SAR de ne pas avoir examiné des éléments de preuve documentaire pertinents. Je ne suis pas d’accord. La SAR a cité des documents relatifs à la situation dans le pays pour montrer que les déménagements à l’intérieur du Pakistan étaient possibles, notamment dans les grands centres urbains. Particulièrement dans son examen de la situation à Karachi, la SAR a cité des documents relatifs à la situation dans le pays pour montrer qu’il y avait peu de risques de violence à Karachi pour les gens ayant un profil semblable à celui du demandeur principal. Ce dernier est un petit entrepreneur prospère. La SAR a conclu que les éléments de preuve documentaire montraient que les enlèvements et l’extorsion constituaient des risques pour les politiciens et les dirigeants gouvernementaux connus, ce qui n’est pas le cas du demandeur principal. De plus, même s’il existe des éléments de preuve selon lesquels les enfants sont exposés au risque d’être enlevés, ce risque n’est pas associé à l’extorsion et aux petits entrepreneurs. Cette conclusion est raisonnable.

[12]  Le fait qu’un document n’ait pas été mentionné dans la décision ne rend pas la conclusion déraisonnable. En fait, une lecture attentive du rapport du Département d’État des États‑Unis [D.É.], sur lequel se fondent les demandeurs, révèle que l’affirmation selon laquelle [traduction] « les groupes criminels et extrémistes prennent souvent pour cible les entrepreneurs et les familles influentes locaux pour leur soutirer des rançons dans le but de s’enrichir ou de financer leurs opérations » ne contredit pas la conclusion de la SAR voulant que le profil du demandeur principal [traduction] « n’équivaille pas au degré de richesse et de notoriété décrit comme présentant un risque dans les éléments de preuve documentaire ». Il importe de faire montre de retenue à l’égard de la SAR quant à la façon dont elle a soupesé les éléments de preuve, et son raisonnement est intelligible. La Cour ne devrait pas procéder à une nouvelle appréciation de la preuve.

[13]  Enfin, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas d’élément de preuve convaincant laissant entendre que Karachi serait une PRI déraisonnable. Même si les demandeurs devront s’inscrire auprès de la police en tant que locataires à Karachi, la police n’a pas de base de données centralisée, et donc l’information ne sera pas disponible dans d’autres régions; et les demandeurs ne sont pas recherchés par la police. Qui plus est, les demandeurs ne connaîtront pas de difficultés excessives s’ils déménagent à Karachi. En fait, le demandeur principal et son épouse sont tous les deux instruits selon les normes pakistanaises. De plus, s’il est vrai qu’ils n’ont pas de soutien familial en dehors de Lahore, ils ont vécu au Koweït auparavant, puis se sont rendus au Canada; ils n’ont pas signalé le moindre problème en raison du manque de soutien familial. Là encore, je n’ai pas relevé d’erreur susceptible de contrôle dans ces conclusions ou inférences de fait.

[14]  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2587‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de janvier 2020.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2587‑19

INTITULÉ :

MOHAMMAD ALI, KHADIJA MOHAMMAD ALI, MOHAMMAD ZAHOOR, BASMA MOHAMMAD ALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 Décembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MARTINEAU.

DATE DES MOTIFS :

le 18 décembre 2019

COMPARUTIONS :

Celeste Shankland

POUR LES DEMANDEURS

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Murphy & Shankland LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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