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Date : 20040916

Dossier : IMM-5636-03

Référence : 2004 CF 1270

Ottawa (Ontario), le 16 septembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

ENTRE :

                                                           MUHAMMAD ILYAS

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE RUSSELL

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire relative à une décision en date du 30 mai 2003 (décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Commission) a statué que Muhammad Ilyas (demandeur) n'était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger.


FAITS ÀL'ORIGINE DU LITIGE

[2]                Le demandeur soutient qu'il craint de retourner au Pakistan en raison des mauvais traitements auxquels il serait exposé du fait de son titre de Shia et des activités qu'il a poursuivies comme « simple travailleur » pour le Tehrik Nitaz Figah Jaffaria (TNFJ), qui est une organisation shia. Il a déclaré que sa famille avait reçu des appels de menaces lorsqu'il était enfant et a décrit deux incidents qui lui seraient arrivés respectivement en mars et octobre 2001.

[3]                Le demandeur soutient que, le 21 mars 2001, à 23h30, son frère et lui-même ont été battus par cinq soldats du SSP. Il allègue qu'il a été ciblé parce qu'il était membre actif du TNFJ. Après cette attaque, le demandeur a continué à poursuivre des activités au sein du TNFJ, notamment en distribuant des dépliants pour rassembler des participants de la collectivité shia aux cérémonies religieuses. Le demandeur affirme que, par suite de ces activités, il est devenu la cible du Sepah Sehaba (SSP), organisation militante, et que, le 22 octobre 2001, il a été attaqué par quatre hommes masqués et armés qui conduisaient des motocyclettes. Ces hommes ont dit qu'ils devaient donner une leçon à ce [TRADUCTION] « garçon Shia Hazara infidèle » . Le demandeur ajoute qu'il a été frappé à la tête avec la crosse d'un pistolet, qu'il a été battu et a reçu des coups de pied et qu'il a été sauvé lorsqu'une voiture s'est approchée et a effrayé les agresseurs, qui ont quitté en disant que la prochaine fois, ils le tueraient.


[4]                Le demandeur fait valoir que l'incident survenu en octobre 2001 lui a fait comprendre qu'il n'était plus possible pour lui de rester au Pakistan. Il a ajouté que, par la suite, il a obtenu un visa américain et s'est rendu aux États-Unis. Cependant, le demandeur avait déjà obtenu un visa américain le 11 septembre 2001. Trois mois plus tard, il a dit qu'il avait quitté le Pakistan parce qu'il craignait pour sa vie.

[5]                Le demandeur est arrivé aux États-Unis le 5 décembre 2001 et n'a présenté aucune revendication là-bas. Six jours plus tard, il est venu au Canada et a déposé sa demande d'asile le 14 décembre 2001.

DÉCISION SOUS EXAMEN

[6]                La Commission a statué que le témoignage du demandeur n'était pas plausible. Il n'était pas logique que le demandeur soit devenu une cible en raison de certaines activités que son père a poursuivies alors que le demandeur était âgé de 11 ou 12 ans et à l'égard desquelles le père lui-même n'a pas été ciblé. De plus, la preuve documentaire indiquait que les personnes ordinaires comme le demandeur n'étaient pas ciblées de la façon dont il le laissait entendre.


[7]                Qui plus est, le demandeur a nui à sa crédibilité en tardant à présenter une demande d'asile au Canada ou en omettant de le faire aux États-Unis. Sa crédibilité a également été minée par son affirmation selon laquelle il ne s'est pas enquis de la situation des demandeurs d'asile aux États-Unis avant de quitter le Pakistan, alors qu'il avait des amis là-bas et que son père avait communiqué avec eux deux jours avant le départ du demandeur. La Commission s'attendait à ce que des personnes craignant pour leur sécurité personnelle et leur vie s'enfuient à la première occasion et demandent asile aussitôt à l'abri de leurs persécuteurs. Par conséquent, la Commission a conclu que la demande d'asile ne reposait sur aucun fondement subjectif ou objectif et que le demandeur n'avait établi aucun risque lié à son retour au Pakistan.

QUESTIONS EN LITIGE

[8]                Le demandeur soulève les questions suivantes :

La Commission a-t-elle commis une erreur en rendant une décision négative au sujet de la plausibilité et de la crédibilité de la version du demandeur?

La Commission a-t-elle tiré une conclusion de fait arbitraire non appuyée par la preuve en statuant que le demandeur ne risquait pas d'être persécuté au Pakistan?

ARGUMENTS

Demandeur

La Commission a-t-elle commis une erreur en rendant une décision négative au sujet de la plausibilitéet de la crédibilitéde la version du demandeur?

[9]                Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant qu'il avait présenté un témoignage non crédible ou non plausible. Selon le demandeur, la Commission s'est fondée sur une conclusion déraisonnable quant à la plausibilité, ce qui constitue une erreur de droit (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. n ° 732 (C.F. 1re inst.).

[10]            La Commission a fondé ses conclusions négatives sur des invraisemblances semblables à celles que le juge MacGuigan a décrites dans l'arrêt Giron :


...[la SSR] a choisi de fonder en grande partie sa conclusion en l'espèce à l'égard du manque de crédibilité, non pas sur des contradictions internes, des incohérences et des subterfuges, qui constituent l'essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits, mais plutôt sur l'invraisemblance des critères extrinsèques, tels que le raisonnement, le sens commun et la connaissance d'office, qui nécessitent tous de tirer des conclusions que les juges des faits ne sont pas mieux placés que les autres pour tirer.

Giron c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)(1992), 143 N.R. 238 (C.A.F.)

Omission de présenter une demande d'asile aux États-Unis

[11]            La Commission a également tiré une conclusion négative du fait que le demandeur n'a pas demandé l'asile aux États-Unis. Toutefois, comme il l'a expliqué à l'audience, le demandeur est arrivé aux États-Unis après l'incident du 11 septembre 2001 et craignait que sa demande d'asile ne soit pas examinée, parce que les personnes venant de cette partie du globe étaient considérées comme des terroristes. Le demandeur a dit qu'il avait compris ce fait uniquement à son arrivée aux États-Unis, après avoir parlé à des amis qui se trouvaient dans ce pays. De plus, son séjour dans ce pays a été très bref, puisqu'il y est resté à peine un peu plus d'une semaine avant de venir au Canada.

[12]            Le demandeur souligne que dans El-Naem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. n ° 185 (C.F. 1re inst.), aux pages 6 et 7, la Cour fédérale a statué que la SSR avait commis une erreur lorsqu'elle a tiré une conclusion négative de l'omission d'un demandeur de revendiquer le statut de réfugié en Grèce, où il avait séjourné un an avant son arrivée au Canada. La Cour a formulé les remarques suivantes au sujet des déductions déraisonnables :

Selon son témoignage, il n'avait pas d'argent et il est demeuré en Grèce pour accumuler suffisamment d'argent pour venir au Canada. Selon lui, il a entendu dire que la protection des réfugiés en Grèce était problématique et il craignait d'être expulsé en Syrie s'il exposait son statut illégal et y mettait à l'épreuve la protection des réfugiés.

...


L'explication donnée par le requérant, compte tenu de toutes les circonstances, n'était pas déraisonnable. C'est imposer un trop lourd fardeau à une jeune personne sans argent, laissée à elle-même, dans un pays inconnu avec des coutumes et un langage inconnus et sans soutien familial, que de présumer qu'il agirait inévitablement d'une manière que des personnes raisonnables, en sécurité au Canada, pourraient considérer comme la seule manière rationnelle

...

Je conclus que le tribunal a eu tort, d'une manière susceptible de contrôle, de conclure que la revendication du statut de réfugié présentée par le requérant ne pouvait aboutir du fait des inférences tirées de son séjour en Grèce.

[13]            Dans la même veine, le demandeur en l'espèce est un jeune homme qui a fait uniquement des études secondaires et n'a jamais quitté son pays. Il ne connaissait pas la procédure relative aux demandes d'asile et est arrivé aux États-Unis après l'attaque du 11 septembre, ce qui l'a incité à ressentir une atmosphère négative à l'endroit des personnes provenant de son pays ou d'un pays limitrophe. Craignant que sa demande d'asile ne soit pas examinée, il est venu au Canada après seulement neuf jours. Pour les motifs exposés dans la décision El-Naem, la Commission a commis une erreur en tirant une déduction déraisonnable.

Profil dans la société


[14]            La Commission a également jugé peu probable que le Sipah-e-Sahaba ait attaqué le demandeur et son frère plutôt que leur père, qui avait été leur cible six ans plus tôt. Cependant, le demandeur a expliqué à l'audience devant la Cour que, lorsqu'il a commencé lui-même à être persécuté, son père avait abandonné ses activités religieuses et n'était plus visible dans la collectivité shia. À la même époque, le demandeur est devenu très actif et visible, notamment auprès de l'Imam Bargah, tout au long des années précédant immédiatement les actes de persécution dont il a été victime. Il est donc devenu une cible du Sipah-e-Sahaba, tandis que son père ne les intéressait plus, puisqu'il n'était plus perçu comme une « menace » religieuse ou idéologique.

[15]            Le demandeur précise qu'il a également expliqué au cours de l'audience qu'il était ciblé davantage que des dirigeants du TNFJ parce qu'il était très visible et qu'il était jeune et actif. Il soutient qu'il était une menace pour le Sipah-e-Sahaba, qui élimine les jeunes ayant son profil avant qu'ils vieillissent et poursuivent plus activement leurs pratiques religieuses. Le demandeur a déclaré que la plupart des activités qu'il a poursuivies pour le compte de son Imam Bargah avaient lieu à l'extérieur. Il était donc très visible aux yeux du Sipah-e-Sahaba, qui l'a peut-être également soupçonné de jouer un rôle important au sein de sa collectivité religieuse. Toutes ces explications indiquent que la conclusion de la Commission quant à l'invraisemblance du témoignage du demandeur au sujet de la persécution dont il a été victime est déraisonnable et repose sur de simples hypothèses non fondées sur la preuve.

Conclusion relative au fait que le demandeur n'a pas été tué


[16]            La Commission a jugé invraisemblable que le Sipah-e-Sahaba n'ait pas tué le demandeur alors qu'il avait la possibilité de le faire lors d'une attaque au cours de laquelle celui-ci a été frappé à la tête avec la crosse d'un pistolet. Cependant, comme le demandeur l'a expliqué, il a été menacé au cours de l'attaque. Ses assaillants ont voulu lui donner une leçon. Le demandeur a perçu cette menace comme un dernier avertissement. Il était raisonnable de sa part de quitter le pays à ce moment-là afin d'empêcher les assaillants de mettre leur menace à exécution. La conclusion négative de la Commission était déraisonnable.

[17]            La Commission a fondé ses conclusions négatives sur de simples hypothèses et sur sa propre vision du bon sens, ce qui va à l'encontre de la décision Giron.

La Commission a-t-elle tiréune conclusion de fait arbitraire non appuyée par la preuve en statuant que le demandeur ne risquait pas dtre persécutéau Pakistan?

Changement dans la situation du pays et protection suffisante de l'État

[18]            La Commission a conclu que le demandeur ne risquait pas d'être persécuté au Pakistan. Cette conclusion reposait sur l'avis selon lequel la situation avait changé au Pakistan et que celle des Shias s'était améliorée. L'analyse de la Commission démontre une utilisation très sélective de la preuve documentaire. La Commission a tout simplement ignoré les éléments de preuve qui allaient à l'encontre de sa conclusion.

[19]            La Commission n'est pas tenue de citer l'ensemble de la preuve documentaire. Cependant, elle ne peut fonder ses conclusions sur une utilisation largement sélective de la preuve et ignorer des éléments de preuve importants qui vont à l'encontre de ses conclusions.

[20]            Le demandeur ajoute que la Commission a ignoré des éléments de preuve qui concernent la situation du pays et qui illustrent le manque de sincérité du gouvernement pakistanais en ce qui a trait à ses promesses de protéger la minorité shia.


[21]            Selon le demandeur, il est évident que la situation n'a pas changé de façon durable au point d'indiquer que les minorités shias sont protégées au Pakistan.

[22]            De l'avis du demandeur, le gouvernement du Pakistan ne fait aucun effort pour atténuer la violence et est incapable de protéger ses minorités shias. Ce constat est plus qu'évident, eu égard au nombre de Shias décédés au Pakistan et au degré actuel de violence dont font montre les groupes extrémistes.

[23]            Le demandeur soutient qu'en ne tenant pas compte des documents que son avocat a présentés à l'audience, la Commission a ignoré des éléments de preuve pertinents qui se trouvaient au dossier pour conclure qu'il n'avait pas de bonnes raisons de craindre d'être persécuté. Cette omission constitue une erreur susceptible de révision, comme l'a dit le juge Mahoney, juge de la Cour d'appel fédérale, dans Owusu-Ansah (page 113) :

Le défaut de prendre une preuve substantielle en considération a été diversement qualifié par cette Cour dans le cadre de litiges où elle a accueilli des demandes fondées sur l'article 28. Dans l'arrêt Toro c. M.E.I., [1981] 1 C.F. 652, mon collègue le juge Heald a dit au nom de la Cour : par conséquent, il appert que la Commission, au moment de prendre sa décision, n'a pas tenu compte de la totalité de la preuve produite régulièrement devant elle. La Commission a donc commis une erreur de droit.

Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)(1989), 8 Imm. L.R. (2d) 106; Toro c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1981] 1 C.F. 652 (C.A.)

[24]            La Commission a commis une erreur en concluant de façon prématurée que le demandeur pouvait se réclamer de la protection de l'État. De plus, elle n'a pas tenu compte de l'ensemble de la preuve, ce qui constitue une erreur de droit.

Défendeur

Omission de demander l'asile plus tôt

[25]            Selon le défendeur, il appert d'un examen des motifs que le demandeur a tort de reprocher à la Commission de ne pas avoir tenu compte des explications qu'il a données au sujet de son omission de demander l'asile le plus tôt possible et de faire cette demande aux États-Unis. La Commission a examiné l'allégation du demandeur selon laquelle il ignorait la situation qui prévalait aux États-Unis, mais l'a jugée non plausible. Elle a conclu qu'une personne qui craint véritablement pour sa sécurité aurait cherché à connaître la situation qui existait aux États-Unis avant de se rendre là-bas. Dans la présente affaire, le demandeur avait des amis aux États-Unis et son père avait communiqué avec eux à peine deux jours avant que le demandeur quitte le Pakistan.

[26]            Les conclusions de la Commission sont d'autant plus raisonnables que le demandeur avait en main son visa américain depuis trois mois avant de quitter le Pakistan. Qui plus est, étant donné que c'est en raison des événements très médiatisés du 11 septembre 2001 que le demandeur a cru que ce n'était pas le bon moment de présenter une demande d'asile aux États-Unis, il est peu plausible qu'il n'ait nullement cherché à savoir, notamment auprès de ses amis, comment des demandeurs d'asile comme lui pourraient être accueillis dans ce pays avant de s'y rendre.


Profil

[27]            Bien que le demandeur ait soutenu et répète aujourd'hui qu'il était très visible au Pakistan en raison de ses propres activités, la preuve documentaire n'appuie pas cette allégation. Il n'était pas plausible non plus qu'une personne aussi peu en vue que le demandeur soit attaquée, alors que d'autres personnes beaucoup plus actives que lui et les hauts dirigeants de son organisation religieuse ne l'ont pas été. La Commission n'a tout simplement pas pu croire le demandeur lorsqu'il a dit qu'il était [TRADUCTION] « plus visible » .

[28]            Si, comme le demandeur le soutient, ses assaillants avaient voulu le tuer, ils l'auraient fait lors de l'incident au cours duquel il aurait été attaqué avec un fusil. Il n'était pas déraisonnable de la part de la Commission de rejeter l'allégation du demandeur selon laquelle ses assaillants voulaient le tuer.

[29]            Au moment d'apprécier la crédibilité, la Commission a le droit de se fonder sur des critères comme la raison et le bon sens (Shahamati c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. 415 (C.A.)).


[30]            La Commission est la mieux placée pour apprécier la crédibilité et la plausibilité du témoignage du demandeur et pour tirer les conclusions nécessaires. Tant et aussi longtemps que ces conclusions ne sont pas déraisonnables au point de justifier l'intervention de la Cour, elles ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Araya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. 821(C.F. 1re inst.)).

Preuve documentaire

[31]            Le reste des arguments du demandeur concernent le poids que la Commission a accordé à la preuve documentaire. Il ne convient pas que la Cour soupèse à nouveau la preuve lors d'un contrôle judiciaire (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 (aux paragraphes 34 à 38)).

[32]            Comme l'a dit le juge en chef Thurlow dans Brar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1986] A.C.F. 346 (C.A.):

Nous estimons que la plaidoirie de l'avocat du requérant ne soulève que des questions ayant trait à la crédibilité et au poids des éléments de preuve et ne fournit aucun fondement légal permettant à cette cour de modifier la décision de la Commission d'appel de l'immigration.

Protection de ltat

[33]            L'argument que le demandeur invoque au sujet de la protection de l'État ne semble pas concerner la présente affaire. La Commission n'a formulé aucune conclusion à ce sujet parce que, ayant rejeté en entier la version du demandeur, elle n'a pas cru que celui-ci avait besoin d'être protégé.


ANALYSE

[34]            Le demandeur invoque différents motifs pour soutenir que la Commission a rendu une décision susceptible de révision. La décision portait essentiellement sur la crédibilité.

Omission de demander l'asile aux États-Unis

[35]            La Commission a tiré une conclusion négative de l'omission du demandeur de demander l'asile aux États-Unis.

[36]            Le demandeur a expliqué à l'audience qu'il est arrivé après les attaques du 11 septembre 2001 et a alors cru que ses chances d'obtenir l'asile étaient minces, en raison de l'endroit d'où il venait. Il n'est resté aux États-Unis que neuf jours avant de demander l'asile au Canada.

[37]            La Commission a rejeté cette explication, disant qu'il n'était pas plausible que le demandeur et son père ne se soient pas informés de la loi applicable avant le départ du demandeur. Le père du demandeur avait été en communication avec des amis américains deux jours avant le départ de son fils et a eu « suffisamment de temps pour s'informer des lois du pays et s'informer auprès des amis de New York de la situation des immigrants/réfugiés après le 11 septembre 2001 » .


[38]            De l'avis du défendeur, il a semblé peu plausible aux yeux de la Commission que les amis américains aient été suffisamment proches pour que le père leur confie son fils de 18 ans sans leur demander d'abord ce qui arrivait aux réfugiés du Pakistan. Le défendeur soutient que cette conclusion n'était pas manifestement déraisonnable, étant donné que le demandeur avait en main un visa américain le 11 septembre 2001 et que, en attendant jusqu'au mois de décembre, il n'a manifestement pas quitté le Pakistan à la première occasion.

[39]            À mon avis, l'omission de la part du demandeur et de son père de s'enquérir pleinement de la situation qui existait aux États-Unis avant le départ du demandeur ne constitue pas un motif justifiant en soi une conclusion d'invraisemblance. La Commission impose sa propre vision de ce qui aurait été une conduite logique dans les circonstances et s'est servie de cette perception pour mettre en doute l'explication du demandeur selon laquelle il n'a vraiment saisi l'ampleur du problème qu'à son arrivée aux États-Unis. Si la décision reposait sur cette seule conclusion, elle ne serait pas à l'abri du contrôle judiciaire, mais la Commission a formulé d'autres conclusions qu'il importe également d'examiner.

[40]            Dans la même veine, un retard de neuf jours à présenter une demande d'asile au Canada ne permet pas de douter du témoignage du demandeur selon lequel il craignait pour sa vie au Pakistan, eu égard à l'explication qu'il a donnée à ce sujet. Un délai aussi court ne devrait pas être déterminant. Voir Huerta c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.F.).


Cibles invraisemblables

[41]            La Commission a également jugé non plausible que le demandeur et son frère aient été attaqués par le SSP plutôt que leur père, qui avait été la cible des attaques six ans plus tôt.

[42]            À ce sujet, le demandeur a expliqué que, lorsqu'il est devenu une cible pour le SSP, son père avait abandonné ses activités au sein de la collectivité religieuse et le demandeur était devenu très actif et très visible, notamment auprès de son Imam Bargah, en plus de faire partie du TNFJ.

[43]            La véritable raison pour laquelle la Commission a mis en doute cette explication est la suivante :

Cependant, dans son témoignage de vive voix, le demandeur a déclaré qu'il est devenu membre du TNFJ le 25 juin 2001 et, dans son témoignage écrit, qu'il a joint les rangs du TNFJ le 10 juillet 2001, deux dates ultérieures à l'attaque du 21 mars 2001.

[44]            En plus de ces deux déclarations différentes, le demandeur a également mentionné au cours de son témoignage que les appels de menaces visaient son père et d'autres membres de la famille plutôt que le demandeur lui-même, qui était âgé de onze ans lorsque les appels de menaces ont commencé. La Commission en est arrivée à la conclusion suivante :

Le tribunal estime que, selon la prépondérance des probabilités, il n'est pas plausible que le père ait été épargné pendant toutes ces années et que le SSP ait attendu jusqu'en 2001 et ait choisi d'agresser le demandeur. Le Tribunal estime cette preuve douteuse et sans crédibilité.


[45]            Le demandeur a expliqué qu'il est devenu une cible lorsqu'il a poursuivi ses activités de façon plus intensive et qu'il est devenu plus visible. Au cours de l'audience devant la Cour, l'avocat du demandeur a souligné que l'événement qui a précipité le départ du demandeur (l'attaque par le SSP qui a été interrompue par une voiture qui passait) a eu lieu en octobre 2001, date à laquelle le demandeur était devenu membre du TNFJ.

[46]            L'avocate du défendeur a répliqué que la seconde attaque était survenue en octobre 2001, alors que le demandeur avait déjà obtenu son visa. Par conséquent, le demandeur comptait manifestement partir avant l'attaque.

[47]            Il se peut que l'avocate du défendeur ait raison sur ce point, mais ce n'est pas le motif que la Commission a invoqué dans sa décision, dans laquelle elle fait indéniablement allusion à l'attaque du 21 mars 2001. La Commission n'a nullement tenu compte de l'attaque qui est survenue en octobre 2001, après que le demandeur soit devenu membre du TNFJ. Il s'agit d'une omission importante qui rend susceptible de révision la conclusion négative que la Commission a tirée au sujet de la crédibilité de la version du demandeur sur ce point.

Conclusion au sujet du fait que le SSP n'a pas tué le demandeur

[48]            La Commission a jugé non plausible que le SSP n'ait pas tué le demandeur alors qu'il avait l'occasion de le faire lors de l'attaque d'octobre 2001 pendant laquelle il l'a frappé à la tête avec la crosse d'un pistolet.

[49]            Le demandeur a expliqué au cours de son témoignage que cette attaque se voulait un avertissement et que le SSP a seulement voulu lui donner une leçon à cette occasion, mais qu'il lui a aussi dit clairement qu'il serait tué. C'est la raison pour laquelle le demandeur a quitté le Pakistan.

[50]            Le raisonnement de la Commission à ce sujet est le suivant :

J'estime que cela n'est pas plausible. Si ces quatre agresseurs avaient voulu tuer le demandeur, ils avaient l'occasion de le faire lors de cet incident. Le demandeur a été hospitalisé pendant deux heures. À la suite de cet incident, le demandeur, après en avoir discuté avec son père, a décidé de quitter le pays. J'estime que le récit du demandeur relativement à ces événements n'est pas plausible et je ne crois pas qu'ils se sont produits.

[51]            Ce raisonnement ne tient pas compte de l'allégation du demandeur selon laquelle le SSP voulait lui donner un avertissement. Or, d'après le récit du demandeur, les termes utilisés au cours de l'attaque pourraient indiquer autant l'intention de prévenir que celle de tuer. Il est possible de donner une leçon à une personne en la tuant ou en l'agressant et en l'avertissant. Cependant, la Commission ne tient pas compte du fait que, d'après le témoignage clair du demandeur, l'attaque a été interrompue et c'est la raison pour laquelle il n'a pas été tué. Plutôt que d'être fondées sur une contradiction interne que recèle le témoignage du demandeur, les conclusions de la Commission à ce sujet ne sont rien de plus que ses propres suppositions au sujet de ce qui s'est produit. Ce sont là des motifs ténus et qui ne permettent guère d'appuyer une conclusion négative sur ce point. Toutefois, encore là, il est nécessaire d'examiner cette conclusion dans le contexte de l'ensemble de la décision et des autres motifs que la Commission a invoqués au soutien de sa conclusion négative quant à la crédibilité.


Autres motifs

[52]            Le demandeur allègue que la conclusion de la Commission selon laquelle il ne risque pas d'être persécuté au Pakistan est fondée sur le fait que la situation a changé et que celle des Shias s'est améliorée. Selon le demandeur, cette conclusion repose sur [TRADUCTION] « une utilisation largement sélective de la preuve documentaire » ; le demandeur soutient également que [TRADUCTION] « le tribunal a ignoré des éléments de preuve qui allaient à l'encontre de sa conclusion et dont il a été saisi à l'audience » .

[53]            Cependant, il appert d'un examen des motifs que la Commission n'a formulé aucune conclusion de cette nature et n'a pas fait état d'un changement dans la situation ou d'une protection suffisante de l'État.

[54]            La Commission a plutôt conclu que, d'après la preuve documentaire, le demandeur n'a pas le profil d'une personne exposée à un danger au Pakistan, de sorte que sa demande d'asile ne repose sur aucun fondement objectif.

Profil


[55]            L'autre raison importante pour laquelle la Commission a rejeté la demande d'asile est le fait qu'elle n'a pas cru que le demandeur avait le profil d'une personne exposée à un risque. De l'avis de la Commission, il n'était pas plausible que le demandeur ait été ciblé plutôt que d'autres membres actifs du TNFJ ou les dirigeants de l'Iman Bargah. Le demandeur a répondu qu'il était jeune, mais qu'il était zélé et très visible. C'est lui qui recueillait les dons pour l'Iman Bargah et il était reconnaissable à cause d'un insigne qu'il portait et du livre de reçus qu'il transportait.

[56]            De l'avis de la Commission, « il n'est pas plausible que, si le demandeur craignait le SSP, au moment de recueillir les dons pour l'Iman Bargah, il ait fait étalage de ces activités plutôt que de faire preuve de discrétion » .

[57]            Comme le demandeur le souligne, les attaques dont les Shias sont victimes et dont il est fait état dans les rapports ne visent pas toutes des médecins, des avocats ou des membres haut placés d'organisations religieuses. Il était jeune, zélé et visible au sein de la collectivité. La collecte des dons qu'il faisait et à laquelle il a immédiatement mis fin après l'attaque survenue en octobre 2001 n'avait rien d'illogique. Il représentait une menace idéologique pour le SSP et un successeur de son père qui travaillait à l'extérieur pour sa collectivité religieuse.

[58]            Je sais pertinemment, comme le défendeur l'a soutenu, que la Cour ne devrait pas simplement apprécier à nouveau la preuve et en venir à une conclusion différente de celle de la Commission. Ce principe s'applique notamment à une décision fondée sur la crédibilité.


[59]            Ce qui me préoccupe en l'espèce, c'est le fait qu'une bonne partie de la décision repose sur des conclusions d'invraisemblance et sur des déductions négatives : la Commission a tiré des conclusions négatives du fait que le demandeur a omis de demander l'asile aux États-Unis et a jugé non plausible qu'il ait été ciblé par le SSP et que celui-ci ne l'ait pas tué alors qu'il avait la possibilité de le faire. Aucune de ces conclusions ne repose sur un fondement solide. Ces conclusions sont fondées, non pas sur des contradictions internes que comporte le témoignage du demandeur, mais plutôt sur la propre vision de la Commission quant aux mesures qu'une personne se trouvant dans la position du demandeur et de la famille de celui-ci aurait dû prendre ou quant à un résultat qui aurait été plus probable dans les circonstances. Lorsqu'elle fonde sa décision sur ce type de critère, la Commission n'est pas mieux placée que la Cour. De plus, la Commission a tiré des déductions et des conclusions sans vraiment s'attarder à des éléments importants qui indiquent le contraire (p. ex., le fait que l'attaque d'octobre 2001 a été interrompue). La seule contradiction majeure que la Commission semble relever, celle qui concerne l'attaque survenue le 21 mars 2001 et l'adhésion antérieure du demandeur au TNFJ, n'est pas vraiment importante, étant donné que l'événement qui a précipité le départ du demandeur est l'attaque qui s'est produite en octobre 2001, soit après que le demandeur a joint les rangs du TNFJ.

[60]            Une seule conclusion faible de cette nature pourrait être acceptable, mais la décision examinée en l'espèce est fondée sur une série de conclusions d'invraisemblance que la Commission a tirées sans tenir compte d'éléments de preuve plausibles indiquant le contraire ou de la véritable teneur du récit du demandeur, soit que c'est l'attaque survenue en octobre 2001 qui l'a incité à mettre fin à ses activités et à conclure qu'il devait quitter le Pakistan pour sa propre sécurité.

[61]            Au total, ces conclusions indiquent que la décision examinée en l'espèce est manifestement déraisonnable et devrait être réexaminée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la Commission pour réexamen.

2.          Il n'y a aucune question à faire certifier.

         « James Russell »              

          Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                                                     

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                                     IMM-5636-03

INTITULÉ :                                                    MUHAMMAD ILYAS

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 21 JUILLET 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS :                                   LE 16 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Loni Gozlan                                                                                           POUR LE DEMANDEUR

Marianne Zoric                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger & Associates                                                                      POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)


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