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Date : 20200103


Dossier : IMM-1452-19

Référence : 2020 CF 9

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

JILLERT AUGUSTE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Jillert Auguste sollicite le contrôle judiciaire d’une décision d’un agent rejetant sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Le demandeur prétend que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne donnant pas d’audience au demandeur et que la décision est déraisonnable compte tenu de la preuve au dossier.

[2]  Le demandeur est citoyen d’Haïti. Il est arrivé à la frontière entre les États-Unis et le Canada le 9 juillet 2017 et il a demandé l’asile. Compte tenu du fait qu’il venait des États-Unis, sa demande d’asile a été jugée irrecevable.  Quelques jours plus tard, le demandeur est revenu au Canada par un autre point d’entrée, et a déposé une demande d’asile qui fut aussi jugée irrecevable. Ensuite il a déposé une demande ERAR.

[3]  Dans sa demande ERAR, le demandeur a déclaré être impliqué dans le comité ODECHA, une organisation pour le développement de la localité de Charrier dans la ville des Cayes où résidait le demandeur. Lors des élections du 25 octobre 2016, ODECHA aurait rencontré un homme nommé Tiblanc, un représentant de Jean Gabriel Fortuné, un individu puissant dans la localité.  Le demandeur ne croyait pas que ODECHA devrait appuyer M. Fortuné. Quand ce dernier a gagné l’élection, un groupe a contesté les résultats et M. Fortuné aurait cru que le demandeur en était responsable.

[4]  Le 5 mai 2017, des hommes liés à M. Fortuné seraient allés chez le demandeur. Ils ont tiré des projectiles, ont frappé le demandeur ainsi que sa femme et ses enfants et ont arraché la porte de sa maison.  Ils ont déclaré que les personnes qui ne veulent pas que M. Fortuné soit maire doivent quitter les Cayes. Le demandeur a déposé une plainte devant un juge de paix, et son avocat a déposé une plainte à la police. Le demandeur s’est enfui de sa maison pour se cacher dans la forêt. Ensuite, il a quitté Haïti pour aller aux États-Unis.

[5]  Le 23 juin 2017, alors que le demandeur était aux États-Unis, sa femme l’a appelé pour lui dire que le groupe de M. Fortuné était revenu chez le demandeur pour le tuer. Elle lui a donc dit de ne pas revenir. L’avocat du demandeur a déposé une autre plainte à la police, indiquant qu’un groupe d’hommes à la recherche du demandeur s’était présenté à sa maison. Ils ont déclaré que tant que le groupe politique de M. Fortuné serait au pouvoir, le demandeur ne pourrait pas retourner vivre dans la ville des Cayes.  D’après la plainte, la famille du demandeur a dû abandonner sa maison.

[6]  L’agent ERAR a accepté qu’il était possible que les faits allégués par le demandeur se soient produits, malgré le peu d’information fournie par ce dernier. Il a donc accordé le bénéfice du doute au demandeur dans son évaluation. L’agent a noté que les menaces alléguées étaient à l’effet de représailles si le demandeur ne quittait pas la ville de Cayes. L’agent a accepté que le demandeur puisse être menacé aux Cayes, mais a trouvé qu’il n’avait pas expliqué pourquoi il ne pouvait pas vivre ailleurs en Haïti. Aucune preuve n’indiquait que M. Fortuné ou son groupe avait le loisir de le chercher partout dans le pays. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fait la preuve qu’il existait une crainte fondée de persécution ou de risque à sa sécurité personnelle ou de sa vie, comme prévu par les articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[7]  Le demandeur demande le contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision. Il soulève deux questions : (i) est-ce que l’agent aurait dû convoqué le demandeur à une audience? et (ii) est-ce que la décision était déraisonnable dans son traitement de la preuve?

[8]  La norme de contrôle qui s’applique aux questions en l’instance est celle de la décision raisonnable : A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 165 aux paras 10-11; Shaikh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1318 au para 16. La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne change pas cette conclusion. Dans les circonstances de l’affaire en l’instance, et considérant le paragraphe 144 de cette décision, il n’est pas nécessaire de demander aux parties de présenter leurs observations sur la norme de contrôle ou sur l’application de celle-ci.  Comme dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 24, de la Cour suprême, l’application du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov en l’instance ne « résulte [en] aucune injustice, car la norme de contrôle applicable et le résultat auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir ».

[9]  Le demandeur prétend que l’agent aurait dû le convoquer à une audience, parce qu’il a conclu qu’il y avait une possibilité de refuge intérieur. Le demandeur fait référence à la conclusion de l’agent : « Le demandeur n’allègue pas, et la preuve ne démontre pas, que ses agresseurs aient un quelconque intérêt à le poursuivre s’il retourne en Haïti et s’installe dans une autre ville ».  L’agent n’a pas informé le demandeur qu’il avait des questions concernant la possibilité de refuge interne.  Le demandeur prétend que dans de telles circonstances, la loi exige que l’agent convoque une audience : Sandhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 759.

[10]  Je ne suis pas persuadé. En règle générale, un ERAR est jugé sur dossier : article 161(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement]. Toutefois, l’alinéa 113b) de la Loi prévoit qu’une audience peut être tenue si l’agent, guidé par les facteurs prescrits, estime que cela est nécessaire. L’article 167 du Règlement prescrit les trois facteurs applicables, incluant l’existence d’éléments de preuve qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur, l’importance de ces éléments de preuve pour la décision, et la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection. Les trois facteurs sont cumulatifs :  Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446, au para 46 [Sallai], citant Demirovic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1284, aux paras 9-10.

[11]  Dans l’affaire en l’instance, l’agent n’a pas fondé sa décision sur des questions liées à la crédibilité du demandeur. En effet, l’agent a indiqué avoir accordé le bénéfice du doute au récit du demandeur. De plus, le fondement de la décision sur la question de refuge intérieur porte sur l’insuffisance de la preuve du demandeur. L’agent a trouvé que « même si les faits allégués se sont produits, ceux-ci sont insuffisants pour que le demandeur se voit accorder l’asile ».

[12]  Il n’y a donc pas lieu de convoquer une audience, selon les termes de l’article 167 du Règlement, parce qu’il n’est pas question de la crédibilité du demandeur, et la conclusion de l’agent est fondée sur l’insuffisance de la preuve : voir Sallai, aux paras 58-63, Gul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 812 aux paras 23-31; Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305 au para 18.

[13]  Le demandeur prétend que la décision est déraisonnable parce que la preuve n’appuie pas la conclusion de l’agent voulant que les menaces soient limitées à la ville des Cayes. Le demandeur souligne qu’il a été menacé par un politicien puissant en Haïti, et qu’il n’est pas raisonnable de conclure que les menaces sont limitées à la ville où il habitait. L’agent n’a pas contesté sa crédibilité et donc sa déclaration sous serment doit être acceptée. De plus, l’agent a erré en critiquant le demandeur de ne pas avoir essayé d’introduire de la nouvelle preuve concernant la situation de sa femme et de son enfant après qu’il ait fui Haïti, considérant la courte période entre les évènements et l’analyse de sa demande ERAR.

[14]  Le demandeur prétend aussi que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte des documents qu’il a soumis qui étaient en créole, sans lui donner l’occasion de les expliquer.

[15]  Je ne suis pas d’accord.  D’abord, il faut souligner qu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire d’un agent d’immigration.  La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Lorsque cette norme s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des fats et du droit » (Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47). Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité » il n’appartient pas à cette Court d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC au para 59). J’observe que cette approche a été confirmée par la Cour suprême dans Vavilov aux paragraphes 81-87, et que l’analyse dans la décision en l’instance se conforme aux normes énoncées dans Vavilov.

[16]  L’évaluation de la preuve par l’agent demande un degré de retenue de la part de la Cour. En l’instance, la preuve déposée indique qu’un groupe menaçait le demandeur de représailles s’il continuait de demeurer aux Cayes.  Pour reprendre les mots du demandeur, il a indiqué dans sa plainte du 8 mai 2017 que les hommes de M. Tiblanc ont dit que « les personnes qui ne veulent pas que Gabriel [Fortuné] soit Magistrat doivent laisser la Commune des Cayes ». L’agent n’a pas douté que le demandeur était menacé et a cerné l’ampleur de cette menace en fonction de ce qu’il avait allégué dans sa demande. On ne peut pas critiquer l’agent d’avoir accordé du poids aux mots mêmes du demandeur.

[17]  Le demandeur a déposé quelques documents en créole pour appuyer sa demande, sans traduction. Le demandeur affirme que l’agent devait lui donner l’occasion de les expliquer. Je ne suis pas d’accord. Le guide du Ministère d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada sur la demande ERAR, que le demander avait reçu d’après la preuve au dossier, est clair quant au fait que les documents soumis doivent être en anglais ou en français, et que les demandeurs doivent fournir une traduction pour les documents dans une autre langue. Les agents d’ERAR n’ont pas l’obligation de demander aux demandeurs de leur envoyer une traduction de documents : Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1276 au para 14. Les demandeurs ont le fardeau de placer devant l’agent d’ERAR tous les éléments de preuve nécessaires pour soutenir leurs allégations.

[18]  Il n’est pas déraisonnable pour l’agent de tenir compte du récit du demandeur en ce qui concerne les menaces qu’il a reçues ni de ne pas donner de poids aux documents non traduits.

[19]  En conclusion, il convient de noter que le demandeur a préparé lui-même les documents écrits à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, mais était représenté par un avocat à l’audience. J’ai accordé à son avocat une certaine souplesse pour présenter des arguments allant un peu au-delà de ceux exposés dans les représentations écrites. Je tiens à souligner la coopération et le professionnalisme des avocats du demandeur et du procureur général.

[20]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-1452-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1452-19

INTITULÉ :

JILLERT AUGUSTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 Novembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Me Mark J. Gruszcynski

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Anne-Renée Touchette

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mark J. Gruszcynski

Canada Immigration Team

Avocats

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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