Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050509

Dossier : T-1605-04

Référence : 2005 CF 655

Vancouver (Colombie-Britannique), le lundi 9 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

ENTRE :

                                 AGUSTAWESTLAND INTERNATIONAL LIMITED

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                  LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES

                                SERVICES GOUVERNEMENTAUX DU CANADA et

                                 SIKORSKY INTERNATIONAL OPERATIONS INC.

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(concernant l'autorisation d'accès à des renseignements

confidentiels par deux experts de la demanderesse)

[1]                Il s'agit d'une requête présentée au nom de la demanderesse en vue d'obtenir une ordonnance portant que ses deux experts indépendants, MM. Harvey Nielsen et James B. Astley, soient autorisés à consulter des renseignements confidentiels que le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada (le ministre) a produit en conformité avec l'ordonnance de non-divulgation de la Cour.


[2]                Les renseignements confidentiels visés par la requête sont les suivants :

a)          le plan de gestion des projets (P-PMP) de la proposition de Sikorsky;

b)          le plan de soutien technique des systèmes (P-SEMP) de la proposition de Sikorsky;

c)          le plan de gestion des logiciels (P-SPMP) de la proposition de Sikorsky;

d)          le plan d'essai et d'évaluation (P-TEP) de la proposition de Sikorsky;

e)          les évaluations détaillées de chacun de ces plans;

f)           tout autre renseignement confidentiel désigné en conformité avec l'ordonnance de non-divulgation.

[3]                La requête est présentée au motif que les renseignements confidentiels comportent des éléments de preuve très techniques et scientifiques que l'avocat de la demanderesse ne peut comprendre et analyser de façon adéquate sans l'aide d'ingénieurs spécialisés en aéronautique.

[4]                La présente requête a été entendue par téléconférence, des dossiers ayant été produits par la demanderesse, la défenderesse Sikorsky et l'intervenante General Dynamics Canada Ltd. Pendant la téléconférence, la Cour a entendu les observations de ces trois parties. Le ministre ne s'est pas opposé à la requête.

L'affidavit du témoin de Sikorsky


[5]                La requête a initialement été entendue à l'audience tenue le vendredi 15 avril 2005 devant la Cour. Pendant que la requête était débattue, Sikorsky a demandé un ajournement pour lui permettre de déposer un affidavit en réponse. La Cour a accordé l'ajournement en raison du court préavis de la requête et elle a ordonné la tenue d'une audience le lundi 25 avril 2005. Sikorsky a déposé un affidavit souscrit par M. Daniel Francis Hunter le 22 avril 2005. À l'audience du 25 avril 2005, la demanderesse a déclaré que M. Hunter n'était pas disponible pour le contre-interrogatoire et que la requête ne pouvait donc pas être présentée. J'ai alors ordonné que la date d'audition de la requête soit fixée au jeudi 28 avril 2005. À cette date, M. Hunter n'était toujours pas disponible et il n'a pu être contre-interrogé en personne, ou par téléphone comme l'a proposé la demanderesse.

[6]                La Cour se voit dans l'obligation d'écarter l'affidavit de M. Hunter. Sikorsky a demandé le 15 avril que la requête soit ajournée afin de lui permettre de déposer cet affidavit. Sikorsky ne peut déposer un affidavit sans ensuite immédiatement faire en sorte que le déclarant soit contre-interrogé. Un déclarant ne peut affirmer sous serment la véracité d'une déclaration à moins que cette déclaration ne puisse faire l'objet d'un contre-interrogatoire par la partie adverse dans un délai raisonnable. Dans la présente affaire, le délai raisonnable s'établirait entre l'audience initiale du 15 avril et la date d'audition de la requête fixée au 28 avril.

[7]                Il s'avère que l'affidavit de M. Hunter ne porte que sur la confidentialité des renseignements. La confidentialité de ces renseignements n'est pas en cause. C'est pourquoi les avocats de Sikorsky ont informé la Cour qu'elle pouvait écarter l'affidavit pour trancher la requête. La Cour ne tiendra pas compte de l'affidavit pour cette raison et aussi parce que M. Hunter n'était pas disponible pour le contre-interrogatoire.


Contexte

[8]                La preuve démontre que le ministre a avisé tous les entrepreneurs principaux éventuels intéressés par le Projet de l'hélicoptère maritime du Canada que le gouvernement devait faire affaire avec des experts pour l'aider à évaluer les offres. Par conséquent, dans une lettre datée du 25 octobre 2001, le gouvernement a précisé ce qui suit :

[traduction]

Par conséquent, par la soumission et la réception des données, les entrepreneurs éventuels et (le gouvernement) conviennent implicitement que ces données seront mises à la disposition de ces personnes liées par contrat, sous réserve des engagements de non-divulgation appropriés.

Le ministre a ensuite fait état d'une convention de « non-divulgation » abrégée et d'une convention régissant les « conflits d'intérêt » que tous les sous-traitants devaient signer.

[9]                Rien dans la preuve présentée à la Cour n'indique que les deux experts de la demanderesse ne sont pas dignes de foi lorsqu'il s'agit de se conformer aux conditions de l'ordonnance de non-divulgation. En outre, il n'a pas été établi en preuve que le degré de confidentialité des renseignements est plus élevé qu'il ne l'est normalement dans les affaires commerciales complexes et importantes.

Le droit à une audition équitable


[10]            La divulgation de renseignements confidentiels à des experts sous le sceau du secret ne viole pas une entente de non-divulgation. Le procès porte en partie sur le droit des parties à un litige civil, notamment la demanderesse et Sikorsky, à une audition équitable, qui comprendrait l'accès à des documents sous le sceau de la confidentialité. La partie à un litige a le droit de retenir les services d'experts indépendants pour l'aider dans l'évaluation des documents produits sous le sceau de la confidentialité. Cela fait partie d'une audition équitable et de la pratique normale des tribunaux.

[11]            Reconnaissant ce principe, Sikorsky et General Dynamics ont fait savoir à la Cour qu'elles acceptent que les experts de la demanderesse, MM. Astley et Nielsen, aient accès aux documents confidentiels, sous réserve des conditions qu'ils proposent.

[12]            Avant d'examiner ces conditions, il importe de reconnaître que, lorsque la défenderesse Sikorsky a soumis sa proposition au ministre dans le cadre de l'appel d'offres pour le contrat de l'hélicoptère maritime, elle a accepté que sa proposition soit évaluée confidentiellement par un certain nombre d'experts indépendants non identifiés qui étaient liés par contrat avec le ministre à cette fin. De plus, la demanderesse et Sikorsky savaient implicitement que l'adjudication du contrat pourrait être l'objet d'un litige et que leurs documents confidentiels respectifs étaient susceptibles d'être examinés par un tribunal sous le sceau de la confidentialité. Tel qu'il a été mentionné précédemment, l'intérêt de la justice exige que les documents confidentiels soient divulgués à des experts indépendants dont les services ont été retenus par une partie au litige. Sinon, la partie au litige n'aurait pas droit à une audition équitable. Ces documents confidentiels sont divulgués aux experts à la condition qu'ils en restreignent l'usage aux seuls besoins du litige.


ITAR

[13]            La défenderesse Sikorsky et l'intervenante General Dynamics font valoir comme première objection que certains documents confidentiels sont assujettis aux restrictions de la réglementation américaine sur le commerce des armes à l'échelle internationale (ITAR) et que, en raison de leurs obligations envers le gouvernement américain, elles ne peuvent permettre aux experts de consulter ces renseignements. La Cour ne peut souscrire à cet argument pour trois raisons :

·            Sikorsky et General Dynamics ont fourni ces renseignements au ministre pour les besoins de l'adjudication du contrat avec les licences et les autorisations nécessaires en vertu de l'ITAR.

·            C'est le ministre, et non Sikorsky ou General Dynamics, qui a produit les renseignements confidentiels dans le cadre du présent litige, pour les communiquer à l'avocat de la demanderesse, avec la protection de l'ordonnance de non-divulgation de la Cour. Par conséquent, ce n'est pas Sikorsky ni General Dynamics qui peut accepter de divulguer ces renseignements aux témoins experts de la demanderesse.

·            Lorsque les renseignements confidentiels ont été fournis au ministre, celui-ci avait le droit de retenir les services de témoins experts indépendants pour analyser et évaluer l'information. Implicitement, un tribunal, tout en protégeant la confidentialité des renseignements, pouvait procéder au contrôle judiciaire de l'évaluation du ministre en conformité avec le droit canadien. Le droit d'évaluer des renseignements confidentiels par voie de contrôle judiciaire intègre le droit d'une partie au litige à obtenir un accès véritable à ces renseignements tout en protégeant leur confidentialité.


Par conséquent, la Cour conclut que permettre aux témoins experts indépendants de la demanderesse de consulter les renseignements confidentiels sous le sceau du secret ne peut contrevenir à l'ITAR. Si tel était le cas, le gouvernement ne pourrait pas alors accepter ces renseignements de Sikorsky parce qu'il ne pourrait pas les évaluer convenablement et que son évaluation ne pourrait pas faire l'objet d'un contrôle judiciaire en droit canadien.

Les experts s'engagent directement envers Sikorsky

[14]            Sikorsky et General Dynamics soumettent que les experts conviennent d'une entente de non-divulgation permanente avec Sikorsky et d'un engagement envers la Cour suivant lequel ils s'astreignent à ne jamais divulguer les renseignements contenus dans les documents confidentiels. La Cour accepte la dernière proposition mais non la précédente. Les experts s'engagent envers la Cour à ne pas utiliser les renseignements confidentiels hors du cadre du litige pour lequel la divulgation a été faite. Tout manquement à cet engagement exposera les experts à une accusation pour outrage au tribunal punissable par une amende ou une peine d'emprisonnement, ou les deux. De plus, Sikorsky pourrait avoir un droit d'action en responsabilité civile délictuelle contre les experts pour avoir manqué à leurs obligations de ne pas utiliser les renseignements hors du cadre du litige. Par conséquent, aucune entente les liant directement à Sikorsky n'est nécessaire ou appropriée.

Les experts discutent des renseignements confidentiels seulement avec l'avocat et les documents sont conservés au bureau de l'avocat

[15]            Sikorsky fait valoir que l'ordonnance autorisant l'accès aux documents confidentiels devrait prévoir que les experts seront autorisés à discuter des renseignements confidentiels avec l'avocat de la demanderesse seulement. Cette condition va de soi puisque les experts ne sont pas autorisés à divulguer les renseignements confidentiels à des personnes n'y ayant pas droit d'accès ou à en discuter avec celles-ci.


[16]            Sikorsky demande qu'il soit ordonné que tous les documents confidentiels soient conservés au bureau de l'avocat de la demanderesse, sous la garde de ce dernier, de sorte que les experts ne puissent les consulter qu'à cet endroit. La Cour convient qu'il s'agit d'une condition raisonnable eu égard aux circonstances de l'espèce.

Les experts ne pourront participer à tout nouvel appel d'offres pour ce marché

[17]            Sikorsky demande comme autre condition que les témoins experts ayant accès aux documents confidentiels ne puissent participer à tout nouvel appel d'offres à l'égard du Projet de l'hélicoptère maritime que le gouvernement du Canada pourrait lancer à la suite du présent litige. Il s'agit d'une condition raisonnable que le ministre a imposée à ses experts indépendants chargés d'évaluer les renseignements confidentiels. Le ministre a exigé que ses experts indépendants signent une convention régissant les « conflits d'intérêt » par laquelle ils s'engagent à ne s'associer à aucun des soumissionnaires de l'appel d'offres pour le Projet de l'hélicoptère maritime jusqu'à ce que le marché soit parachevé.

Non-concurrence pendant dix ans


[18]            Comme dernière condition, Sikorsky demande qu'il soit interdit aux témoins experts de participer, pour une période de dix ans, à tout appel d'offres à venir, partout au monde, pour lequel Sikorsky ou ses sociétés affiliées sont au nombre des concurrents. Il s'agit d'une entente de non-concurrence. De l'avis de la Cour, ce type de restriction n'est pas raisonnable pour les raisons suivantes :

1.          Rien dans la preuve n'indique qu'il s'agit d'une pratique observée dans le secteur d'activité, c.-à-d. une clause de non-concurrence par les ingénieurs de l'aéronautique lorsqu'ils quittent une société pour une autre.

2.          Le ministre a divulgué en partie les renseignements confidentiels à environ 21 témoins experts indépendants et 80 employés et il ne leur a imposé aucune restriction du genre.

3.          Aucun ingénieur expert d'hélicoptère ne serait disposé à participer à la présente affaire s'il se voyait ainsi limité dans un emploi futur.

Convention

[19]            La demanderesse devra rédiger une convention relative à la non-divulgation et aux conflits d'intérêt en harmonie avec la présente décision, la faire signer par les deux experts et la déposer auprès de la Cour.

Règle de l'engagement implicite


[20]            En common law, la personne qui reçoit des renseignements confidentiels dans le cadre d'une instance judiciaire s'engage implicitement envers la Cour à faire en sorte que les renseignements ainsi obtenus ne soient pas utilisés hors du cadre du litige pour lequel la divulgation a été faite, à moins de consentement de la partie qui les a produits ou d'autorisation de la Cour. Tout manquement à cet engagement constitue un outrage au tribunal. Cet engagement est valable aussi longtemps que les renseignements confidentiels ne sont pas divulgués dans une audience publique de la Cour ou au grand public. Voir Canada c. Ichi Canada Ltd., (1991) 40 CPR (3d) 119 (C.F. 1re inst.), motifs de la juge Reed, à la page 126, et Goodman c. Rossi, (1995) 24 OR (3d) 359 (C.A.), motifs du juge Morden, à la page 371. Par conséquent, l'engagement des témoins experts en l'espèce ne fait que confirmer leur obligation juridique ordinaire et leur engagement implicite.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La requête de la demanderesse est accueillie avec dépens payables par la défenderesse Sikorsky.

2.          Les deux experts indépendants de la demanderesse, MM. Harvey Nielsen et James B. Astley, seront autorisés à consulter les renseignements confidentiels produits par le ministre défendeur en vertu de l'ordonnance de non-divulgation de la Cour, à la condition qu'ils signent une convention relative à la non-divulgation et aux conflits d'intérêt, en conformité avec les motifs de la présente ordonnance, et qu'ils se conforment aux modalités de l'ordonnance de non-divulgation rendue par la Cour.

« Michael A. Kelen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1605-04

INTITULÉ :                                        AGUSTAWESTLAND INTERNATIONAL LIMITED

c.

MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS ET DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX DU CANADA et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 28 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                                   LE 9 MAI 2005

COMPARUTIONS :

GORDON CAMERON                                   POUR LA DEMANDERESSE

JAN BRONGERS                                POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE

BARBARA McISAAC                                     POUR LA DÉFENDERESSE

R. BENJAMIN MILLS                                    SIKORSKY INTERNATIONAL OPERATIONS INC.

GREGORY SOMERS                                      POUR L'INTERVENANTE

GENERAL DYNAMICS CANADA LTD.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BLAKE CASSELS & GRAYDON, LLP         POUR LA DEMANDERESSE

OTTAWA (ONTARIO)                                  

JOHN H. SIMS, C.R.                                       POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.