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Date : 20200109

Dossier : IMM‑1717‑19

Référence : 2020 CF 16

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

 

CAROLINA GARCIA GARCIA

SALOME SUAZA GARCIA

JUAN MIGUEL SUAZA MACHADO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Carolina Garcia Garcia [la demanderesse principale], son conjoint de fait [le demandeur] et sa fille cadette [collectivement désignés comme les demandeurs] présentent une demande de contrôle judiciaire conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Cette demande concerne la décision du 18 février 2019 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile après avoir conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.  Faits

[3]  Les demandeurs sont des citoyens colombiens. La demanderesse principale, âgée de 39 ans, a environ 12 années d’études et détient un diplôme d’études secondaires; elle a travaillé pendant plus de dix ans en Colombie dans le domaine de l’administration hospitalière à l’hôpital de Cartago. Le demandeur, un bijoutier de 45 ans originaire de cette ville, a fréquenté l’école jusqu’en huitième année.

[4]  La demanderesse principale allègue que le « groupe Los Rastrojos », une organisation paramilitaire colombienne de trafic de drogue, a assassiné son premier mari, Luis Alfonso Betancourt Lopez, en décembre 2001. Elle ajoute que le groupe a déclaré à l’époque qu’elle constituait un objectif militaire.

[5]  Le 2 janvier 2002, elle a été enlevée à Cartago avec son autre fille, Juanita Betancourt Lopez, alors âgée de dix mois. Ses ravisseurs lui ont bandé les yeux, l’ont passée à tabac et insultée; ils ont déclaré qu’ils avaient tué son mari et lui ont ordonné de changer le nom de sa fille et de retirer son propre nom du certificat de naissance de l’enfant. Les ravisseurs l’ont forcée à obéir et ont fait en sorte qu’une tante déclare l’enfant comme sa fille, sous un autre nom.

[6]  La demanderesse principale a alors quitté Cartago pour Cali, où elle a vécu six ans. Elle a rencontré son conjoint de fait actuel, le demandeur, après son retour à Cartago en 2007. Leur fille, Salome, est née en 2014. Ils ont vécu une vie sans histoire jusqu’en 2016.

[7]  En novembre 2016, la demanderesse principale a reçu plusieurs appels téléphoniques lui enjoignant de verser de l’argent aux Rastrojos. Ce groupe a aussi distribué des tracts dans la région, notamment au domicile des demandeurs, exigeant [TRADUCTION] « de l’argent en échange d’une protection ». La demanderesse principale a reçu des appels téléphoniques durant lesquels la personne à l’autre bout du fil, l’identifiant par son nom, la couvrait d’insultes et lui demandait pourquoi elle était revenue dans la région avec sa fille. La demanderesse principale a déposé plainte auprès de la police à Cartago. Celle‑ci a reçu la plainte, mais lui a verbalement conseillé de se plier aux demandes de Los Rastrojos.

[8]  Les demandeurs ont décidé de quitter la Colombie à cause du stress; ils avaient le sentiment que leur vie était en danger. Comme ils avaient déjà des passeports, ils ont obtenu, après en avoir fait la demande, des visas pour les États‑Unis en août 2017. La demanderesse principale a également tenté, sans succès, d’obtenir un visa américain pour sa fille aînée, Juanita. En janvier 2018, les demandes des Rastrojos se sont intensifiées et les appels téléphoniques sont devenus plus menaçants. Ils ont découvert que la demanderesse principale avait demandé et obtenu un passeport pour sa fille aînée, Juanita, en utilisant son nom initial. Les Rastrojos ont averti la demanderesse principale qu’elle était désormais redevenue un [TRADUCTION] « objectif militaire » parce qu’elle ne s’était pas pliée aux ordres qu’ils lui avaient donnés en 2002, et lui ont précisé qu’elle avait été condamnée à la [TRADUCTION] « peine de mort ».

[9]  La demanderesse principale est repartie voir la police pour déposer plainte, mais elle s’est fait dire officieusement que la police ne pouvait pas faire grand-chose et qu’elle devait donc se protéger. Les demandeurs ont pris les mesures voulues pour quitter la Colombie le 6 février 2018 et se sont rendus aux États‑Unis. Ils sollicitent à présent la protection du Canada.

[10]  La SPR a noté que la mère, la sœur et les deux frères de la demanderesse principale vivaient déjà au Canada lorsqu’elle y est entrée pour demander l’asile.

I.  Questions à trancher

[11]  Les demandeurs font valoir que la présente affaire soulève les questions suivantes :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse principale?

  2. La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son application de l’article 97 de la LIPR?

II.  Norme de contrôle

[12]  Suivant les principes révisés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] ACS no 65, par. 26 [Vavilov], la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à l’égard de tous les aspects de la décision. Aucune des exceptions décrites dans cet arrêt n’affecte cette présomption en l’espèce.

[13]  La cour de révision ne s’évertue plus à établir l’« éventail » des conclusions raisonnables qu’aurait pu tirer le décideur (Vavilov, par. 83). La décision raisonnable est plutôt celle qui repose sur une lecture à la fois rationnelle et logique et qui se justifie à la lumière des contraintes légales et factuelles ayant une incidence sur elle.

[14]  S’agissant du premier facteur, le raisonnement doit être à la fois rationnel et logique : la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale, suivant un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à tirer la conclusion à laquelle il est parvenu (Vavilov, par. 102). De plus, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable. […] [le décideur doit] également justifier sa décision » (Vavilov, par. 86).

[15]  S’agissant du deuxième facteur, une décision raisonnable est justifiée à la lumière des contraintes légales et factuelles particulières qui ont une incidence sur elle. Il est impossible de cataloguer toutes les considérations légales et factuelles susceptibles d’encadrer la démarche d’un décideur administratif dans un cas particulier.

[16]  En ce qui concerne les contraintes relatives aux conclusions de fait, qui englobent les inférences factuelles, les demandeurs doivent démontrer qu’il existe des circonstances exceptionnelles autorisant la cour de révision à modifier les conclusions factuelles et qu’ils ne lui demandent pas d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur : Vavilov, par. 125, Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 RCS 230, par. 55; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 (CanLII), [2009] 1 RCS 339, par. 64; Dr. Q. c College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19 (CanLII), [2003] 1 RCS 226, par. 41 et 42.

[17]  Le demandeur doit par ailleurs démontrer que la décision n’est pas justifiée à la lumière des faits fondés sur la preuve ayant véritablement été soumise au décideur. Cela pourrait notamment se produire lorsque le décideur ne prend pas en compte la preuve versée au dossier ni la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision. Citons par exemple les cas où le processus logique par lequel le fait est déduit de la preuve est vicié, ou dans lesquels le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte, ou a tiré une conclusion contraire à celle que dictait la preuve accablante; cela étant, il faut néanmoins respecter la position avantageuse qu’occupe le décideur qui a entendu la preuve de vive voix en ce qui concerne les questions de crédibilité, qui constituent essentiellement des conclusions de fait : Vavilov, par. 126; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (CanLII), [2008] 1 RCS 190, par. 47; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817, par. 48; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] CanLII 385 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 748, par. 56.

[18]  La contrainte particulière en jeu en l’espèce concerne la preuve dont disposait la SPR et les conclusions de fait qu’elle a tirées, notamment en ce qui touche la crédibilité.

III.  Analyse

[19]  Les conclusions d’absence de crédibilité tirées par la SPR étaient notamment les suivantes :

  • la mère, la sœur et les deux frères de la demanderesse principale ont été parrainés et vivaient déjà au Canada lorsqu’elle est arrivée ici, mais sa mère n’a pas pu la parrainer parce qu’elle était trop âgée;

  • le défaut de la demanderesse principale de mentionner qu’elle s’était vu refuser un visa de visiteur américain en 2007 et son explication trompeuse;

  • le défaut de la demanderesse principale de mentionner dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] le rejet initial des demandes d’asile au Canada de sa sœur et de sa mère et son explication trompeuse;

  • le fait que le demandeur s’est de nouveau réclamé de la protection du pays de persécution et qu’il n’a pas demandé l’asile au Panama lors de son séjour dans ce pays entre février et mars 2017, ce qui donnait des raisons de douter de la sincérité des demandeurs;

  • étant donné que les demandeurs étaient représentés par un conseil, l’absence de documents de la tante corroborant les allégations concernant le changement de nom de la fille de la demanderesse principale, ainsi que les explications insatisfaisantes de la demanderesse principale selon lesquelles elle ignorait qu’une lettre de corroboration était nécessaire;

  • l’incohérence des renseignements concernant la présence du père de la demanderesse principale à Cartago, celle-ci ayant notamment déclaré qu’elle ignorait s’il avait eu des problèmes à cause des Rastrojos, alors qu’il était présent lorsqu’elle avait reçu les appels téléphoniques menaçants et que les documents sur la situation dans le pays précisent que les menaces proférées contre une victime visent également sa famille;

  • les réponses évasives fournies quant à la présence de témoins durant les appels téléphoniques menaçants, au motif qu’elle ne considérait pas ses parents directs comme des témoins admissibles;

  • la contradiction entre les deux rapports de police et le fait de la présence de témoins, et l’incohérence dans les dépositions quant à la question de savoir si d’autres personnes étaient ou non présentes pendant les appels téléphoniques menaçants;

  • la déclaration figurant dans la première plainte déposée à la police, selon laquelle elle vivait une vie paisible avec sa famille jusqu’à ce que ce groupe apparaisse, alors que le meurtre antérieur de son premier mari par le même groupe est passé sous silence;

  • l’incohérence entre le témoignage de la demanderesse principale, l’exposé circonstancié écrit et le FDA quant au moment auquel elle a été menacée d’assassinat. Priée d’expliquer la divergence, elle s’est montrée évasive et n’a pas fourni d’explication;

  • l’incohérence de la seconde plainte que la demanderesse principale a présentée à la police quant à la raison pour laquelle le groupe Los Rastrojos l’a menacée de mort, elle et sa famille, en janvier 2018, alors que les documents se rapportant à cette plainte indiquent que le groupe en question avait été furieux d’apprendre qu’elle et sa fille étaient retournées à Cartago;

  • des contradictions analogues dans son témoignage oral et dans l’exposé circonstancié contenu dans le FDA selon lequel le groupe Los Rastrojos était furieux après avoir découvert que la demanderesse principale et sa fille aînée, Juanita, avaient obtenu un passeport pour cette dernière qui portait son vrai nom, alors qu’il avait ordonné en 2002 à la demanderesse principale d’effacer le nom de son premier mari;

  • le fait que le deuxième rapport de police et les déclarations de témoin auraient été déposés le ou vers le 17 janvier 2018, alors que les demandeurs s’affairaient à acheter leurs billets d’avion pour se rendre au Canada. Par conséquent, la SPR a également conclu, selon la prépondérance des probabilités, que ces incohérences et d’autres montraient que la demanderesse principale s’était adressé à la police uniquement pour corroborer sa demande d’asile ultérieure, et non pour demander réellement la protection de l’État;

  • les inférences défavorables en matière de crédibilité tirées des rapports de police et des déclarations de témoins, au vu des contradictions quant à la question de savoir si le fait de déménager ailleurs en Colombie était suffisant pour Los Rastrojos et de l’absence de preuve crédible concernant la présence de témoins durant les événements;

  • l’erreur commise à plusieurs reprises concernant l’année à laquelle la demanderesse principale avait reçu des menaces;

  • des indices d’une mémorisation de certaines sections du FDA, notamment des erreurs typographiques quant aux dates fournies, la mention suivant laquelle elle a été déclarée [TRADUCTION] « objectif militaire », une explication d’un terme technique utilisé dans une Réponse à une demande d’information qui montre qu’elle en comprend mal ou nullement la signification, trahissant ainsi une absence d’expérience personnelle, et dont elle s’est servie pour embellir ou exagérer la demande d’asile;

  • la mention à deux reprises de la peine capitale alors que les dates étaient erronées et qu’aucune explication n’a pu être fournie.

[20]  La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs n’étaient pas exposés à un risque prospectif, car ils n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi attestant que le groupe Los Rastrojos était intéressé, comme ils le prétendaient, à les extorquer et à leur nuire, alors que leur père n’avait subi, en Colombie, ni menaces ni préjudices en leur absence.

[21]  De plus, selon la preuve relative à la situation dans le pays datant de 2017, le groupe Los Rastrojos est moins présent que dans les années précédentes et est en voie de disparition.

[22]  Les demandeurs demandent à la Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve alors que rien ne justifie de le faire et que la preuve appuyant les conclusions factuelles d’absence de crédibilité de la demanderesse principale et de son époux est plus que suffisante.

[23]  Les décisions Maldonado c MEI, 2 CF 302 (CA) ou Valtchev c Canada (MCI), 2001 CFPI 776, invoquées en vue de faire accepter le témoignage sous serment du demandeur et d’écarter des conclusions défavorables quant à la crédibilité reposant sur l’invraisemblance, ne peuvent s’appliquer au vu du grave manque de crédibilité des demandeurs adultes. Ce serait d’ailleurs aller à l’encontre des décisions de notre Cour, selon lesquelles l’article 11 des Règles de la SPR exige que les éléments de la demande soient corroborés. L’arrêt Maldonado n’élimine pas la nécessité de produire une preuve digne de foi, ni ne dément que la règle énoncée dans la décision Valtchev n’est plus considérée comme le droit applicable : (Kallab, par. 158)

[24]  Les demandeurs allèguent que même si le groupe Los Rastrojos est un gang criminel, la SPR n’a pas contesté le fait que la demanderesse principale craint une vendetta de leur part. Je ne suis pas d’accord. Le commissaire affirme assez clairement que « selon la prépondérance des probabilités, […] les demandeurs d’asile ne seraient pas inquiétés par [Los Rastrojos] s’ils devaient retourner en Colombie ».

IV.  Conclusion

[25]  La Cour conclut que la décision est raisonnable, car elle se justifie par un raisonnement intrinsèquement cohérent, transparent et intelligible et à la lumière des contraintes légales et factuelles ayant une incidence sur elle. Par conséquent, la demande est rejetée et aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM‑1717‑19

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

 

« Peter Annis »

 

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de janvier 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1717‑19

INTITULÉ :

CAROLINA GARCIA GARCIA, SALOME SUAZA GARCIA, JUAN MIGUEL SUAZA MACHADO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 OCTOBRE 2019

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

YULIA DUMANSKA

POUR LA DEMANDERESSE

(NON REPRÉSENTÉE PAR UN AVOCAT)

ERIN ESTOK

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

YULIA DUMANSKA

ERIN ESTOK

JUSTICE CANADA

 

POUR LES DEMANDEURS

POUR LE DÉFENDEUR

 

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