Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200113


Dossier : IMM-1201-19

Référence : 2020 CF 38

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2020

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

SHAHIN MIAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  M. Shahin Miah, un citoyen du Bangladesh, est venu au Canada en 2017 et a présenté une demande d’asile. Dans une décision (la décision) du 29 janvier 2019, la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que M. Miah était interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité aux termes des alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le fondement de la décision comportait deux volets. La SI a conclu (1) que M. Miah a été membre du Parti nationaliste du Bangladesh (PNB) de 2005 à 2017; (2) qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme en ayant recours à des hartals en vue de promouvoir ses objectifs politiques. M. Miah conteste ces deux conclusions de la SI et sollicite le contrôle judiciaire de la décision sur le fondement du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[2]  Pour les motifs exposés ci-après, la demande est rejetée.

II.  Le contexte

[3]  M. Miah s’est joint au PNB le 28 avril 2005 en tant que membre général, participant à des réunions et à des rassemblements politiques. En 2007, il a été promu au sein du PNB au poste de secrétaire général de sa propre circonscription. Les responsabilités qui lui incombaient dans ce rôle étaient d’ordre humanitaire. Ces faits ne sont pas contestés.

[4]  M. Miah affirme avoir été victime de persécution et de harcèlement de la part de membres du parti politique rival du PNB, à savoir la Ligue Awami (LA), de 2009 à 2014. Il affirme avoir été kidnappé et sévèrement battu en 2009 par des membres de la LA et s’être caché à la suite de cette agression, se déplaçant entre la maison de ses parents et celles de ses sœurs pour éviter d’autres actes de violence, étant donné que les membres de la LA étaient toujours à sa recherche.

[5]  M. Miah a quitté le Bangladesh le 9 août 2014. Il a voyagé dans plusieurs pays et est arrivé aux États-Unis le 11 décembre 2014. Il a demandé l’asile là-bas, mais sa demande a été rejetée le 2 juillet 2015.

[6]  M. Miah est demeuré aux États-Unis à la suite de la décision défavorable rendue à l’égard de sa demande d’asile jusqu’à ce qu’il entre au Canada le 2 juillet 2017 et qu’il y demande l’asile. Il a été interrogé par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) le 11 août 2017.

[7]  Le 19 septembre 2017, l’agent de l’ASFC a préparé un rapport concernant M. Miah en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR. L’agent a conclu que M. Miah était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR en raison de son appartenance au PNB, une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement du Bangladesh (alinéas 34(1)b) et b.1) de la LIPR) et d’actes de terrorisme (alinéa 34(1)c) de la LIPR).

[8]  Le 4 octobre 2017, le délégué du ministre a déféré le cas de M. Miah à la SI pour enquête, conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR. La demande d’asile de M. Miah a été suspendue en attendant que la SI se prononce quant à son interdiction de territoire.

[9]  La SI a tenu une enquête le 23 octobre 2018 et a rendu sa décision le 29 janvier 2019. M. Miah a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision le 20 février 2019.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  La SI a conclu que M. Miah était interdit de territoire au Canada, puisqu’il est une personne visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR en raison de son appartenance au PNB et de sa participation à des actes de terrorisme. Dans son argumentation devant la SI, le ministre n’a pas poussé plus avant la question de savoir si le PNB s’était livré à la subversion. Par conséquent, la SI n’a pas examiné si les alinéas 34(1)b) et b.1) s’appliquaient aux activités du PNB. L’argumentation du ministre et la décision de la SI portaient essentiellement sur la période pendant laquelle M. Miah a été membre du PNB, de même que sur la question de savoir si le PNB est une organisation qui s’est livrée ou qui se livre au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[11]  La SI a conclu que M. Miah a été membre du PNB d’avril 2005 jusqu’en août 2017 au moins, soit à la date de son entrevue avec l’ASFC. Le tribunal n’a pas accepté l’observation de M. Miah selon laquelle il a cessé d’être membre du PNB à la fin de 2011 et qu’il n’était donc plus membre de l’organisation durant les campagnes de violence menées en 2012‑2014 à l’instigation de cette dernière. La SI a conclu que M. Miah avait fait des déclarations aux autorités canadiennes et américaines de l’immigration en 2014 et 2017 concernant le fait qu’il était toujours membre du PNB, et elle a rejeté les explications qu’il a données pour justifier ces déclarations contradictoires faites précédemment.

[12]  Après avoir établi l’appartenance de M. Miah, la SI s’est penchée sur la participation du PNB à des actes de terrorisme. Le tribunal a examiné la jurisprudence récente de la Cour concernant le PNB et les discussions tenues dans ces affaires au sujet de la définition appropriée du terme « terrorisme » pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. La SI a conclu qu’elle s’appuierait sur la définition énoncée par la Cour suprême du Canada (la CSC) dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 (Suresh).

[13]   La SI a d’abord examiné le recours à des hartals en général par les partis politiques au Bangladesh et leur évolution, de grèves générales à des manifestations assimilables à des actes de violence. La SI a également examiné le lien historique entre le PNB et le recours à la violence, les appels bien documentés et répétés aux hartals du parti pour protester contre les élections générales de 2014, et l’ampleur de la violence manifestée par les membres du PNB pendant les hartals. Le tribunal a déclaré que la violence prenait la forme « de meurtres de personnes qui refusent de respecter les barrages routiers, d’attaques contre les institutions démocratiques, comme les bureaux de scrutin et le personnel électoral, et de lancement de cocktails Molotov sur des bus et d’autres véhicules ». Le tribunal a conclu que les actes posés par les auteurs de ces attaques équivalaient à du terrorisme.

[14]  La SI s’est référée à la décision Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 (Rana), de notre Cour, et a précisé qu’il est crucial qu’il y ait une intention de causer la mort ou des blessures graves par l’usage de la violence pour déterminer si un ou des actes constituent du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c). Le tribunal a estimé que la conséquence prévisible de recourir à un hartal était l’usage de la violence et qu’il pouvait difficilement conclure que les dirigeants du PNB ne savaient pas que des civils seraient tués ou grièvement blessés lors des hartals. La SI a conclu qu’il n’était pas plausible que le PNB, en appelant à des hartals pendant la période électorale de 2012-2014, n’ait pas eu l’intention d’atteindre ses objectifs politiques par la violence.

[15]  La SI a conclu que les éléments essentiels de la définition du terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh étaient présents et que le PNB s’était livré à des actes qui équivalaient à du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Le tribunal a confirmé le rapport fondé sur le paragraphe 44(1) et a déterminé que M. Miah était interdit de territoire au Canada.

IV.  Les questions en litige

[16]  M. Miah soulève les questions suivantes dans la présente demande :

  1. La SI a-t-elle raisonnablement conclu que M. Miah était membre du PNB d’avril 2005 à au moins août 2017?

  2. La conclusion de la SI selon laquelle le PNB s’est livré à des actes qui répondent à la définition du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR était-elle raisonnable?

V.  La norme de contrôle

[17]  Le 19 décembre 2019, la CSC a rendu l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), dans lequel elle a établi que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer aux décisions administratives est celle de la décision raisonnable (Vavilov, au par. 10). Comme aucune des situations définies par la CSC pour s’écarter de cette présomption ne s’applique en l’espèce, j’ai examiné la décision selon la norme de la décision raisonnable. Les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov ont également établi des balises à l’intention des cours de révision concernant l’application de la norme de la décision raisonnable, en s’appuyant sur la jurisprudence antérieure, notamment sur l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir). J’ai appliqué ces balises lors de mon examen, en faisant preuve de retenue, mais en procédant à un contrôle rigoureux de la décision afin de déterminer si celle-ci est intrinsèquement cohérente et justifiée (Vavilov, aux par. 12-15 et 85-86; voir aussi Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux par. 28-29 (Postes Canada)).

[18]  La norme de contrôle d’une décision portant sur l’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR était celle de la décision raisonnable selon la jurisprudence antérieure au 19 décembre 2019 (Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145, au par. 24 (Saleheen); SA c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494, au par. 9). Eu égard aux faits de l’espèce, je suis convaincue qu’il n’y a pas lieu de demander aux parties de présenter des observations supplémentaires concernant la norme de contrôle indiquée ou l’application de celle-ci (Vavilov, au par. 144). Les conclusions auxquelles j’en arrive dans le présent jugement auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir (Postes Canada, au par. 24).

[19]  Je tiens à souligner que les faits emportant interdiction de territoire doivent être établis selon la norme des « motifs raisonnables de croire » (article 33 de la LIPR). En contrôle judiciaire, mon rôle n’est pas de déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Miah est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR; mon rôle consiste plutôt à déterminer si la conclusion de la SI selon laquelle il existait des « motifs raisonnables de croire » est en soi raisonnable (Rana, au par. 21; Rahaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 947, au par. 9).

VI.  Les dispositions législatives applicables

[20]  Les alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR sont ainsi libellés :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

VII.  Analyse

1.  La SI a-t-elle raisonnablement conclu que M. Miah était membre du PNB d’avril 2005 à au moins août 2017?

[21]  M. Miah soutient qu’il a cessé d’être membre du PNB en 2012 lorsqu’il n’a pas renouvelé son adhésion et qu’il s’est caché jusqu’à son départ du Bangladesh en 2014. Il affirme que la SI a eu tort de conclure qu’il a continué d’être membre du PNB jusqu’en août 2017 et qu’elle a commis une erreur en jugeant non crédibles les explications qu’il a données pour justifier ses déclarations antérieures contradictoires.

[22]  La SI a tiré quatre conclusions en déterminant que M. Miah est resté membre du PNB jusqu’en août 2017 :

  • (1) La SI s’est appuyée sur les aveux faits par M. Miah lors de l’enquête le 23 octobre 2018. Le tribunal a conclu que M. Miah avait confirmé les aveux faits en son nom par son conseil, plus précisément que pendant son entrevue avec l’agent de l’ASFC le 11 août 2017, il avait déclaré qu’il [traduction] « est membre du PNB depuis le 28 avril 2005 [...] »;

  • (2) Au cours de l’entrevue menée par l’ASFC en août 2017, M. Miah a été interrogé au sujet de son appartenance au PNB. La transcription de l’entrevue est ainsi rédigée :

[traduction]
Q-  Dans votre formulaire Fondement de la demande d’asile, vous avez déclaré être membre du Parti national du Bangladesh, connu sous le nom de PNB. Est-ce exact?

R-  Oui.

Q-  Êtes-vous toujours membre du Parti national du Bangladesh à ce jour?

R-  Oui.

Dans sa décision, la SI a indiqué que M. Miah avait affirmé qu’il n’avait pas compris la question de l’agent de l’ASFC. M. Miah soutient que ce n’était pas sa réponse, ce que le défendeur a reconnu. M. Miah a plutôt expliqué à la SI qu’il a répondu à la question de l’agent par l’affirmative du fait que son nom figurerait toujours dans les registres du PNB en tant que membre;

  • (3) Toujours au cours de l’entrevue avec l’ASFC en août 2017, M. Miah a déclaré ce qui suit en parlant d’un défilé du PNB en 2012 :

[traduction]
Quand Tarek Zia [le fils du chef du PNB] a été arrêté, à l’époque nous avons aussi [...] et aussi lorsque Tarek Zia a été arrêté, nous avons également organisé un défilé à ce moment-là. Et nous avons aussi défilé avec les gens pacifiques de ma région.

Lorsque la SI a interrogé M. Miah au sujet de cette déclaration, il a affirmé ne pas avoir participé à ce défilé. Le tribunal a conclu que cette contradiction dans son témoignage avait grandement entaché sa crédibilité;

  • (4) Enfin, la SI a renvoyé à la confirmation par M. Miah de son appartenance au PNB lors d’une entrevue, tenue en décembre 2014, en lien avec sa demande d’asile aux États-Unis. En réponse à la question de savoir depuis combien de temps il était membre du PNB, M. Miah a affirmé ce qui suit : [traduction] « Je me suis joint au parti en 2005 et en suis membre depuis. » La SI a déclaré qu’il n’y avait aucune ambiguïté dans la réponse de M. Miah et qu’il s’était présenté comme un membre du PNB dans le cadre de sa demande d’asile aux États-Unis, ne donnant aucune indication que son engagement avait cessé après 2011.

[23]  J’ai tenu compte de chacune des observations de M. Miah, et j’ai examiné la preuve au dossier en regard de la conclusion de la SI selon laquelle les efforts faits par M. Miah pour se dissocier du PNB à partir de 2011 manquaient de crédibilité. Je conclus que la SI n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans son analyse de l’adhésion de M. Miah au PNB. Le tribunal a examiné en détail la preuve et les arguments de M. Miah et sa conclusion était justifiée. La SI disposait de nombreux éléments de preuve à l’appui de sa conclusion selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Miah a continué d’être membre du PNB après 2011.

[24]  Je suis d’accord avec M. Miah pour dire que la SI a commis une erreur en qualifiant de « malentendu » l’explication qu’il a donnée pour justifier la confirmation de son adhésion en août 2017. Toutefois, le tribunal n’a pas commis d’erreur en se fondant sur cette déclaration jugée contradictoire par rapport aux observations formulées ultérieurement par M. Miah selon lesquelles il a cessé d’être membre du parti à la fin de 2011.

[25]  M. Miah soutient que le fait qu’il a utilisé le mot [traduction] « nous » en réponse aux questions concernant le défilé de 2012 ne doit pas être interprété comme un signe qu’il a personnellement participé à l’événement et que ce mot s’entendait de la participation du PNB de manière plus générale. À mon avis, le fait que sa réponse puisse revêtir une autre signification ne rend pas déraisonnable la simple interprétation que la SI en a faite.

2.  La conclusion de la SI selon laquelle le PNB s’est livré à des actes qui répondent à la définition du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR était-elle raisonnable?

[26]  M. Miah soutient que la SI a commis une erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’est livré à des actes de terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR pendant la période électorale de 2012-2014. Il fait valoir que la Commission n’a pas conclu que l’intention du PNB, en appelant à des hartals dans la poursuite de ses visées politiques, était de tuer ou de blesser grièvement des gens, comme l’exige la définition du terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh et comme il a été souligné dans la jurisprudence de notre Cour.

[27]  Dans ses observations, le défendeur examine en détail la jurisprudence de la Cour et convient avec M. Miah que la question dans chaque cas consiste à déterminer s’il est possible de prêter au PNB l’intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves. Le défendeur s’appuie sur la conclusion de la SI selon laquelle il n’est pas plausible que le PNB n’ait pas eu l’intention sous-jacente d’atteindre ses objectifs par la violence. Il soutient que la preuve documentaire en l’espèce est claire et appuie pleinement la conclusion du tribunal.

[28]  Comme je l’ai déjà dit, la SI s’est fondée sur la définition établie dans l’arrêt Suresh pour analyser les éléments de preuve au dossier concernant la participation du PNB aux hartals. Le tribunal ne s’est pas appuyé sur la définition d’« activité terroriste » énoncée au paragraphe 83.01(1) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 (le Code criminel), comme ce fut le cas dans la décision Rana, ni sur une combinaison des définitions données dans Suresh et le Code criminel (voir, p. ex., Saleheen; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912 (Islam)).

[29]  La définition largement citée qu’a établie la CSC dans l’arrêt Suresh est la suivante (Suresh, au par. 98) :

[98]  À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale [...]

[30]  La CSC n’a pas cherché à établir une définition exhaustive du terrorisme, une « tâche notoirement difficile » (Suresh, au par. 93), mais a plutôt fourni une définition axée sur l’intention du ou des acteurs en exécutant les actes précisés. Quelle que soit l’issue de l’espèce ou la définition employée par la SI, chacun de mes collègues a examiné avec soin la décision dont il était saisi et a centré sa conclusion sur la question cruciale de savoir si la SI a raisonnablement et expressément conclu que le PNB avait l’intention de causer la mort ou des blessures graves en appelant à des hartals pour atteindre ses objectifs politiques. Comme dans chaque affaire précédente, l’issue de la présente demande dépend des faits particuliers et de la preuve documentaire au dossier, ainsi que des motifs invoqués par la SI dans la décision (Saleheen, au par. 26; Rana, au par. 7; Rahman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 807, au par. 33).

[31]  Dans la décision Rana, la commissaire de la SI a appliqué la définition d’« activité terroriste » prévue dans le Code criminel aux éléments de preuve dont elle disposait concernant les activités du PNB. Le juge Norris a souligné que l’intention de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci par l’usage de la violence est un élément essentiel de cette définition du Code criminel et l’essence même de la définition du terrorisme établie dans l’arrêt Suresh (Rana, au par. 66) :

[66] [...] En effet, [l’intention de causer la mort ou des blessures graves] rend partiellement compte de ce qu’a défini la Cour suprême du Canada dans Suresh comme étant « ce que l’on entend essentiellement » par « terrorisme » à l’échelle internationale. La commissaire a commis une grave erreur en omettant de tenir compte de cet élément. Elle a décidé de se référer à la définition d’« activité terroriste » prévue par le Code criminel; elle avait donc l’obligation de l’appliquer correctement. En l’absence d’une conclusion expresse selon laquelle les hartals et les barrages auxquels le PNB a appelé avaient pour but de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci par l’usage de la violence, de mettre en danger la vie d’une personne, ou de compromettre gravement la santé ou la sécurité de la population, la conclusion selon laquelle ces actes constituaient une activité terroriste et, par conséquent, le fait de se livrer au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, ne saurait être maintenu [...]

(Souligné dans l’original.)

[32]  La Cour a de nouveau examiné le recours aux hartals par le PNB, ainsi que les alinéas 34(1)c) et f) de la LIPR dans la décision Islam. Dans cette affaire, la SI a tenu compte des définitions données dans le Code criminel et dans l’arrêt Suresh. Le juge Roy a précisé qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si l’analyse de la SI devait être assujettie à l’arrêt Suresh, étant donné que la difficulté liée à la décision faisant l’objet du contrôle résidait dans le défaut de la SI de tirer la conclusion requise, soit l’intention spécifique du PNB de causer la mort ou des blessures graves. La SI a examiné la violence inhérente au recours aux hartals par le PNB pendant la période électorale de 2014 et a simplement conclu « qu’en faisant des appels aux hartals, les dirigeants du [PNB] savaient qu’il en découlerait des décès et des blessures graves ou, au mieux, qu’ils ont délibérément ignoré ce fait » (extrait de la décision Islam, au par. 18).

[33]   Le juge Roy a conclu que la SI avait eu tort de considérer comme synonymes les notions d’intention, de connaissance, d’ignorance volontaire et d’insouciance. Le fait que le PNB savait que les hartals entraîneraient des décès ou des blessures graves, ou qu’il a volontairement ignoré ce fait, ne suffit pas. La SI était tenue de conclure que le PNB avait l’intention de causer préjudice, ce qu’elle n’a pas fait (Islam, au par. 26).

[34]  Dans la décision Saleheen, la juge en chef adjointe Gagné a examiné en détail les jugements récents de la Cour concernant la participation du PNB aux appels aux hartals à des fins politiques, de même que la question de savoir si, ce faisant, le PNB s’est livré ou se livre à des actes de terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR (Saleheen, aux par. 25-37). La juge en chef adjointe a confirmé qu’il doit y avoir une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme, que le décideur applique la définition du Code criminel ou celle de l’arrêt Suresh (Saleheen, au par. 41) :

[41]  Je suis d’accord pour dire qu’une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves est nécessaire pour conclure à l’existence d’un acte de terrorisme, que l’on ait recours à la définition du Code criminel ou à celle de l’arrêt Suresh. La question de savoir si le PNB s’est livré au terrorisme repose sur la question de savoir si l’intention spécifique requise peut être imputée au PNB dans le contexte de ce dossier factuel.

[35]  Les conclusions de fait de la SI dans l’affaire Saleheen n’étaient pas tout à fait claires. À certains endroits, la SI mettait l’accent sur l’intention de commettre des actes de violence, alors qu’à d’autres, elle semblait assimiler la connaissance de la probabilité de violence à l’intention ou à l’insouciance (ce qu’elle appelait à tort l’aveuglement volontaire) (Saleheen, au par. 45). Quoi qu’il en soit, la juge en chef adjointe Gagné a conclu que la SI avait tiré la conclusion requise, soit l’intention spécifique de causer de la violence, citant plusieurs extraits de la décision faisant l’objet du contrôle et soulignant le fait que la direction du PNB avait ordonné en toute connaissance de cause à ses partisans de participer à des hartals, en sachant que la violence en était une conséquence prévisible. La SI a déclaré ce qui suit (cité au par. 46 de la décision Saleheen, avec soulignement ajouté) :

Même si l’opposition comprenait environ 18 partis, et que le parti Jamaat est connu pour jouer un rôle actif dans les protestations et la violence, le tribunal juge que la poursuite de la violence était probablement l’intention de la direction du BNP. Le fait qu’elle continue de demander l’utilisation d’une tactique menant à des incendies à la bombe visant des civils, qui laissent des blessés et des morts constitue une preuve claire de l’intention d’utiliser la violence pour en arriver à un objectif politique. [...] Le fait que cette tactique a encore été utilisée en janvier 2015 et que la violence s’est alors répétée contribue à la constatation qu’il s’agissait d’une tentative délibérée d’utiliser la violence pour miner le gouvernement de [la LA].

[36]  La question qu’il me faut trancher consiste à déterminer si la SI a correctement appliqué la définition du terrorisme énoncée dans l’arrêt Suresh aux éléments de preuve dont elle disposait et si elle a tiré la conclusion requise, soit que le PNB avait l’intention de causer la mort ou des blessures graves en appelant à des hartals avant et après l’élection de 2014 en vue de promouvoir son programme politique.

[37]  Je commence par un résumé des conclusions de fait de la SI concernant la nature de la participation du PNB et la violence engendrée par son recours aux hartals en 2012-2014.

[38]  La SI a examiné l’historique du recours aux hartals au Bangladesh et la participation du PNB en particulier. Le tribunal a cité un rapport du Programme des Nations Unies pour le développement, qui décrit en détail les mesures que doit prendre une organisation avant un hartal. La décision de déclencher un hartal est prise lors des réunions du comité du présidium de la LA ou du comité directeur du PNB, à la suite de laquelle le parti entreprend des activités préalables pendant trois ou quatre jours, qui sont généralement confiées à son aile étudiante. Des défilés et des rassemblements sont organisés à proximité des campus universitaires. Des membres des effectifs armés du parti s’y rendent dans le but de susciter la peur et l’appréhension. Lorsque le hartal commence, les étudiants se rassemblent aux endroits prévus et marchent ensuite jusqu’aux barrages policiers dans le but de contrarier les policiers et de provoquer leur hostilité. Des bombes sont lancées en direction des barrages et le chaos s’ensuit. Les militants bénévoles accomplissent des tâches semblables ailleurs dans la ville, comme relâcher des bombes, brûler des pneus et saccager des pousse-pousse et des voitures.

[39]  La SI a résumé le recours aux hartals par le PNB et l’augmentation de la violence que ceux-ci ont engendrée pendant la période 2012-2014 :

[72]  La violence illustrée dans les documents susmentionnés prend la forme de meurtres de personnes qui refusent de respecter les barrages routiers, d’attaques contre les institutions démocratiques, comme les bureaux de scrutin et le personnel électoral, et de lancement de cocktails Molotov sur des bus et d’autres véhicules. Lorsque des enfants et des témoins innocents sont victimes de violence aveugle, nous pouvons conclure que les gestes posés par les auteurs de ces actes constituent du terrorisme. Les actes de violence perpétrés par les membres et les partisans du PNB visaient des fins politiques et visaient à perturber la vie civile. Les hartals sont souvent déclarés par le PNB afin d’exercer des pressions sur le gouvernement de l’AL pour qu’il tienne des élections sous un gouvernement intérimaire. Les hartals ont eu une incidence profonde sur l’économie du Bangladesh (document C­14) et ont entraîné de nombreuses violations des droits de la personne.

[40]  La SI a insisté sur la participation des dirigeants du PNB et a conclu qu’il « existe une tendance claire et documentée » selon laquelle les hartals mènent à la violence et au chaos économique, à des décès, à des attentats à la bombe perpétrés au hasard, à des ralentissements économiques et à des blessures graves. Selon la SI, les auteurs de ces actes, à savoir les membres et les partisans du PNB, se sont livrés au terrorisme.

[41]  Le fait que la SI s’appuie sur le rôle que joue le PNB dans l’appel à un hartal et l’organisation d’un tel événement est important, puisqu’elle prend ainsi en compte certains facteurs établis par la Cour dans la décision MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796, au paragraphe 12, notamment les circonstances dans lesquelles les actes de violence causant la mort ou des blessures graves ont été commis, la structure interne de l’organisation et la connaissance par la direction du PNB des actes de violence.

[42]  La conclusion de la SI s’étend sur deux paragraphes :

[75]  En l’espèce, le tribunal conclut que la violence a été utilisée pour atteindre des objectifs politiques et que le lien entre les appels aux hartals et la perpétration d’actes terroristes est établi. Étant donné les conséquences prévisibles d’un appel au hartal, il est difficile de conclure que les dirigeants politiques ne savaient pas qu’il en résulterait des décès au sein de la population civile ou des lésions corporelles graves […] En raison des décennies de violence associées à de telles manifestations politiques, seule l’ignorance volontaire expliquerait que les dirigeants politiques n’étaient pas au courant des violations des droits de la personne associées à de telles actions.

[76]  Comme le montrent les éléments de preuve documentaire, la période 2012-2014 au Bangladesh a été l’une des plus violentes de l’histoire du pays. Pendant cette période, le PNB était l’organisation qui déclarait les hartals et qui faisait la promotion du désordre social pour atteindre des objectifs politiques. Il n’est pas plausible qu’il n’y ait pas eu d’intention sous-jacente d’atteindre ces objectifs par la violence. Les conséquences d’un appel au hartal ainsi que l’utilisation d’une telle méthode pour atteindre des objectifs politiques, laissent peu de doute sur les intentions des dirigeants politiques qui appellent à de telles actions.

(Non souligné dans l’original.)

[43]  Comme dans la décision Saleheen, les conclusions de la SI en l’espèce ont introduit dans la décision les concepts de connaissance et d’aveuglement volontaire. Toutefois, la SI a également jugé non plausible que le PNB n’ait pas eu l’intention de promouvoir ses objectifs politiques en ayant recours à des actes de violence qui causeraient des décès et des blessures graves parmi les civils. Le tribunal a décrit l’historique et le caractère inévitable de la violence liée aux hartals, les appels répétés aux hartals par le PNB, le rôle de ses dirigeants, de ses ailes étudiantes, de ses effectifs armés et de ses partisans, les mécanismes utilisés et les auteurs d’actes de violence, ainsi que les décès et les blessures qui en ont résulté. Bien qu’elle se soit exprimée sous une forme négative, la SI a imputé au PNB et à ses dirigeants politiques l’intention spécifique requise, soit celle de causer la mort et des blessures graves. Ce faisant, le tribunal a correctement appliqué le critère établi dans l’arrêt Suresh. La conclusion de la SI est intrinsèquement cohérente et justifiée au vu du dossier.

[44]  La SI a ensuite conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR durant la période 2012-2014. Les motifs raisonnables de croire exigent « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[ent] moins strict[s] que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, au par. 114). J’estime que la conclusion de la SI est justifiable, puisqu’elle appartient aux issues possibles acceptables dans le cas de M. Miah. Il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir et d’annuler la décision.

VIII.  Conclusion

[45]  La demande est rejetée.

[46]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1201-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de janvier 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1201-19

 

INTITULÉ :

SHAHIN MIAH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.