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Date : 20200114


Dossier : T-1820-18

Référence : 2020 CF 43

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

JOHN ENNIS

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et PREMIÈRE NATION DE TOBIQUE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie du contrôle judiciaire d’une décision [la décision] de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] rendue en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la Loi]. Dans sa décision, la Commission rejette la plainte du demandeur, John Ennis, malgré le rapport de l’enquêtrice recommandant que l’affaire soit renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal].

La décision de la Commission a pour effet de mettre fin au droit du demandeur à un jugement sur le fond de sa plainte.

[2]  La Cour a conclu que la Commission a outrepassé son rôle en statuant sur l’affaire, a rendu une décision déraisonnable et s’est engagée dans un processus inéquitable.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur est un membre de la Première Nation de Tobique [la PNT] âgé de 50 ans. Il souffre d’un trouble bipolaire et d’agoraphobie, trouble anxieux caractérisé de façon générale par des symptômes d’anxiété dans les situations où la personne perçoit son environnement comme dangereux.

Son père l’a représenté auprès de la Commission.

[4]  La PNT est une bande située au nord‑ouest du Nouveau‑Brunswick. Environ 2 500 membres vivent dans la réserve, et presque 570 autres membres habitent hors réserve.

[5]  Depuis 1986, le gouvernement, par l’intermédiaire d’Affaires autochtones et du Nord Canada [AANC], est intervenu à divers niveaux auprès de la PNT, notamment en gestion, ce qui a culminé par une période de gestion par un séquestre-administrateur de 2007 à 2017.

Les difficultés financières et autres de la PNT ont joué un rôle important dans l’enquête et la décision finale de la Commission.

[6]  Par l’entremise de son père, Dan Ennis, le demandeur a allégué dans une plainte déposée auprès de la Commission qu’il avait été victime, en raison de sa race et de sa déficience, de discrimination de la part d’AANC (ou de son prédécesseur), qui ne lui a pas fourni un logement convenable.

Dan Ennis a déposé pour son propre compte la même plainte contre la PNT. Cependant, par souci de commodité, John Ennis est appelé le demandeur.

[7]  Les deux plaintes ont été déposées en vertu de l’article 6 de la Loi.

Refus de locaux commerciaux ou de logements

Denial of commercial premises or residential accommodation

6 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de locaux commerciaux ou de logements :

6 It is a discriminatory practice in the provision of commercial premises or residential accommodation

a) de priver un individu de leur occupation;

(a) to deny occupancy of such premises or accommodation to any individual, or

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

 

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

on a prohibited ground of discrimination.

[8]  Les observations à l’appui des deux plaintes étaient identiques. La plainte porte sur le fait qu’en raison d’une grave pénurie de logements le demandeur était inscrit depuis 2003 sur la liste d’attente pour un logement dans la réserve et qu’il avait été contraint entre-temps de vivre dans un logement insalubre et inadéquat.

[9]  Dans la plainte, le demandeur allègue ensuite qu’en raison de l’application par la PNT des politiques d’AANC, en particulier du plan de gestion par un séquestre-administrateur, on ne lui a pas présenté les logements disponibles pour des motifs de race et de déficience.

[10]  Le demandeur a en outre allégué l’existence d’une discrimination systémique, affirmant que les politiques d’AANC (logement et gestion par un séquestre-administrateur) ont fait en sorte que lui-même et les Indiens en général étaient traités de manière défavorable et différente. En dehors de ces aspects précis, il y avait une plainte plus générale de racisme découlant des actions imposées par une race (la race blanche dominante) à une autre (les Indiens).

[11]  L’enquête sur la plainte a été menée par une évaluatrice de la Commission [l’évaluatrice]. L’évaluatrice a parlé avec le père du demandeur, le chef de la PNT, un fonctionnaire d’AANC et un séquestre-administrateur ou a reçu des observations de leur part, ou leur a parlé et a reçu leurs observations. Elle a reçu divers documents, y compris d’AANC, montrant le financement alloué à la PNT pour le logement et un rapport final d’un ancien séquestre-administrateur.

[12]  Le 20 septembre 2017, l’évaluatrice a déposé un rapport d’évaluation au titre de l’article 49. Elle a recommandé que l’affaire fasse l’objet d’une enquête du Tribunal, car une enquête plus approfondie était justifiée dans les circonstances, conformément au paragraphe 49(1).

Instruction

Request for inquiry

49 (1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée.

49 (1) At any stage after the filing of a complaint, the Commission may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry into the complaint if the Commission is satisfied that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry is warranted.

A.  Rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49

[13]  Étant donné que la Commission a rejeté cette recommandation de l’évaluatrice, le point de vue de l’évaluatrice est important. L’évaluatrice a tiré des conclusions sur un certain nombre de points :

  • La situation a eu des effets préjudiciables multidimensionnels sur le demandeur en raison de sa déficience. L’existence d’une déficience n’a pas été remise en cause, ni l’allégation selon laquelle il a vécu dans un logement de qualité inférieure, ni son inscription sur une liste d’attente depuis plus de 10 ans.

  • La situation des logements insuffisants dans la réserve ne date pas d’hier.

  • Ni AANC ni la PNT ne reconnaissent leur responsabilité de cette situation, et tous deux désignent l’autre comme étant responsable. AANC a également pointé du doigt Santé Canada et la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL).

  • Il était difficile d’établir la mesure dans laquelle les politiques d’AANC sont directement à l’origine du manque de logements adéquats, en particulier pour le demandeur (et d’autres membres de la collectivité), et le rôle de la PNT dans la fourniture et la gestion des logements dans la collectivité. Il s’agit d’une question qui, selon l’évaluatrice, nécessitait une enquête plus approfondie.

  • Il y avait des éléments de preuve contradictoires concernant le financement du logement dans la collectivité du demandeur et un manque de clarté en ce qui concerne les personnes responsables du logement.

  • Il a été difficile d’obtenir des renseignements de la PNT.

  • Le demandeur était en grande partie en désaccord avec l’affirmation d’AANC concernant l’affectation et la dépense de fonds pour le logement; AANC nie évidemment que ses actions ou politiques aient joué un rôle dans la situation du logement et nie encore plus vigoureusement qu’il ait pu faire preuve de discrimination.

  • Il y a eu un différend entre la PNT et des séquestres-administrateurs quant à savoir si les fonds alloués au logement étaient effectivement utilisés pour rembourser la dette de la PNT.

  • Le demandeur a soulevé des contradictions importantes dans les éléments de preuve et a soutenu qu’il fallait entendre des témoignages d’experts. L’évaluatrice a conclu qu’une enquête plus approfondie du Tribunal, qui peut entendre des témoins experts, était justifiée.

  • En raison du manque reconnu de logements dans la collectivité de la PNT, l’une des nombreuses collectivités autochtones souffrant d’un sous-financement pour le logement et les affaires connexes, il y avait un intérêt public à traiter la plainte sans délai.

  • Des facteurs sous-jacents ont donné lieu aux préoccupations soulevées dans la plainte, et un organisme d’examen comme la Commission n’est pas en mesure de les dissiper, et, par conséquent, une enquête du Tribunal était justifiée.

[14]  À la suite du rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49, les parties ont eu la possibilité de présenter leurs observations. Le demandeur, représenté par son père, a essentiellement soutenu qu’AANC mentait au sujet de sa position et de ses activités concernant le financement de la PNT.

[15]  Pour sa part, AANC a produit une argumentation détaillée, paragraphe par paragraphe, par laquelle il contestait les conclusions de l’évaluatrice. Il a soulevé la question du prétendu manque de renseignements, notamment le manque de détails concernant la déficience du demandeur, la situation relative à la liste d’attente de la PNT et son omission de fournir des fonds à la PNT parce qu’elle était sous la gestion d’un séquestre-administrateur.

B.  Décision de la Commission

[16]  La Commission a rejeté la plainte au motif qu’une enquête plus approfondie n’était pas justifiée principalement en raison, selon elle, de l’insuffisance de la preuve. Voici certaines des conclusions cruciales qu’elle a tirées :

  • Manque de détails sur le logement du demandeur, y compris la façon dont le logement a été attribué et en quoi il était de qualité inférieure.

  • En ce qui concerne sa déficience, le demandeur n’a pas montré comment elle donnait lieu à des besoins particuliers en matière de logement.

  • AANC a fourni des renseignements détaillés pour montrer que le financement se poursuivait chaque année, mais que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que sa race (en tant que membre de la PNT) et la conduite de la PNT et d’AANC avaient conduit à l’arrêt ou à l’utilisation abusive des fonds destinés au logement pendant la gestion par un séquestre-administrateur.

  • La PNT aurait pu bénéficier de garanties ministérielles pour le logement, mais ce fait ne pouvait être lié à un motif de discrimination en raison des difficultés financières de la PNT.

  • Il y avait lieu de renvoyer au Tribunal la question du pouvoir du Tribunal d’ordonner à AANC de fournir davantage de fonds pour le logement, mais uniquement si la demande d’enquête du demandeur était justifiée.

  • Si la Commission avait été convaincue qu’il existait une preuve prima facie de discrimination, la question de la politique de la PNT accordant la priorité aux personnes vulnérables telles que les personnes handicapées dans le cadre d’un [traduction« programme spécial » justifierait une enquête sur l’application de l’article 16 de la Loi.

[17]  Par conséquent, la plainte a été rejetée, et le demandeur se voit refuser une audience devant le Tribunal sur le fond de la plainte.

III.  Norme de contrôle

[18]  Le présent contrôle judiciaire, qui s’inscrit dans le contexte de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, doit être tranché selon le cadre d’analyse de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [l’arrêt Vavilov]. Malgré l’arrêt Vavilov, le critère essentiel de la norme de la décision raisonnable quant au fondement de la décision de la Commission et de la norme de la décision correcte à l’égard de l’équité procédurale, dont ont convenu les parties, est resté inchangé dans ce contexte.

[19]  L’arrêt Vavilov fournit une orientation quant à un « contrôle selon la norme de la décision raisonnable », plus précisément aux paragraphes 105 à 138. Voici ce qu’il est indiqué au paragraphe 105 :

En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents […]

[20]  Le cadre d’analyse énoncé par la Cour suprême à l’égard du contrôle selon la norme de la décision raisonnable reflète une grande partie du travail de notre Cour dans ce domaine. Par conséquent, les décisions de notre Cour concernant les questions en litige en l’espèce sont pertinentes et contraignantes et n’ont pas été modifiées par l’arrêt Vavilov, sauf pour souligner que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit être un contrôle rigoureux.

[21]  Mentionnons comme question d’intérêt juridique et personnel que l’avocat du demandeur était le même M. Dunsmuir que celui du célèbre arrêt Dunsmuir de la Cour suprême du Canada au moment où ce jugement a été supplanté par l’arrêt Vavilov.

[22]  Deux questions préliminaires doivent être tranchées. Premièrement, l’intitulé devrait être modifié pour que le procureur général du Canada soit désigné comme défendeur.

Deuxièmement, deux lettres, une du chef Bear et une autre du chef Perley, jointes à titre de pièces à l’affidavit du demandeur, doivent être retirées du dossier. Ces lettres sont postérieures à la date de la décision contrôlée.

[23]  En ce qui concerne le rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49, étant donné que le dossier du demandeur n’en contient que des parties, la Cour s’est appuyée sur le rapport d’évaluation qui se trouve dans le dossier certifié du Tribunal.

IV.  Analyse

A.  Rôle de la Commission

[24]  L’étendue du pouvoir conféré à la Commission en vertu de l’article 44 de la Loi est bien établie et a récemment été confirmée et résumée dans la décision Mcilvenna c Bank of Nova Scotia (Scotiabank), 2019 CF 1610 [la décision Mcilvenna].

[25]  La Commission a le pouvoir discrétionnaire de rejeter une plainte si elle est convaincue que, « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié ». Il faut faire preuve de déférence à l’égard de la décision de la Commission : Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10.

[26]  Le rôle de la Commission est de vérifier s’il existe « une preuve suffisante ». Dans l’arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879, à la page 899, la Cour a formulé des commentaires sur ce point et a fait une distinction entre la fonction de soupeser la preuve pour trancher une question et celle qui consiste à la soupeser pour évaluer si elle est suffisante. Le rôle de la Commission est de déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

53  La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. Le juge Sopinka a souligné ce point dans Syndicat des employés de production du Québec et de L’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la p. 899 :

L’autre possibilité est le rejet de la plainte. À mon avis, telle est l’intention sous‑jacente à l’al. 36(3)b) pour les cas où la preuve ne suffit pas pour justifier la constitution d’un tribunal en application de l’art. 39. Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante.

[Nous souligné dans l’original.]

Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, 140 DLR (4e) 193 (CSC)

[27]  L’analyse du caractère suffisant de la preuve ne vise pas à prendre parti ou à trancher des points dans une plainte. Il ne s’agit pas d’une question de prépondérance des probabilités, mais plutôt de déterminer s’il existe un fondement raisonnable pour un renvoi au Tribunal. La crédibilité et l’appréciation de la preuve sont généralement l’apanage du Tribunal.

[28]  Dans la décision Tutty c Canada (Procureur général), 2011 CF 57, la Cour a également formulé des commentaires sur le lien étroit entre la fonction d’un évaluateur et la décision de la Commission.

[13]  Pour procéder à l’examen préalable des plaintes, la Commission s’appuie sur le travail de l’enquêteur qui généralement interroge des témoins et examine la preuve documentaire au dossier. Lorsque la Commission rend une décision qui va dans le sens de la recommandation de son enquêteur, le rapport de l’enquêteur est considéré comme faisant partie des motifs de la Commission : voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 37.

[14]  Comme il [a] été noté dans la jurisprudence précitée, la décision de la Commission de rejeter ou de renvoyer une plainte requiert qu’elle apprécie la preuve afin de déterminer si elle est suffisante pour justifier une audience sur le fond. C’est cet élément du processus qui exige la retenue judiciaire. La retenue judiciaire n’est pas requise, toutefois, dans le contexte du contrôle de l’équité du processus, notamment en ce qui a trait à la rigueur de l’enquête. Pour de telles questions, la norme de contrôle judiciaire est celle de la décision correcte.

[29]  En l’espèce, la situation est tout à fait inverse. L’évaluatrice (souvent appelée l’enquêtrice), qui a effectué le travail décrit par la Cour, et la Commission, qui ne l’a pas fait, sont parvenues à des conclusions opposées.

[30]  En effet, bien que l’évaluatrice ait conclu, directement ou implicitement, que la preuve était suffisante, la Commission n’était pas de cet avis. La Commission remet en question le rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 et la rigueur de l’enquête.

[31]  Je souscris à la conclusion du juge Barnes au paragraphe 17 de la décision Mcilvenna selon laquelle le rejet par la Commission d’une plainte malgré une recommandation contraire fondée sur la preuve recueillie par l’enquêteur mérite un examen minutieux par la cour de révision. Comme il a été souligné dans l’arrêt Vavilov, pour qu’une décision soit raisonnable, elle doit être justifiable, et le décideur doit pouvoir le démontrer.

[32]  À cet égard, le simple fait de dire qu’une question fait l’objet d’une conclusion de « preuve suffisante » ne signifie pas que c’est le cas. C’est le tribunal qui doit décider si la preuve est suffisante même si la Commission estime qu’elle a agi dans les limites de son rôle.

[33]  De plus, des contradictions dans les éléments de preuve ne sont pas toutes suffisantes pour que l’affaire soit renvoyée à un tribunal. Elles doivent avoir une certaine pertinence et importance selon un fondement objectif; sinon, la fonction d’examen perdrait tout son sens, et tout élément de preuve contradictoire justifierait une enquête.

B.  Norme de la décision raisonnable

[34]  La Commission a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve en ce qui concerne les effets préjudiciables parce que le demandeur n’avait pas fourni de détails concernant le logement dans lequel il vivait. L’évaluatrice a pour sa part conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve concernant des effets préjudiciables multidimensionnels attribuables à la déficience. Il faut supposer que l’évaluatrice connaît les problèmes de santé allégués, sinon elle ne pourrait pas conclure à des effets préjudiciables.

[35]  En l’absence d’une explication de la Commission quant à la raison pour laquelle elle s’écarte des conclusions de l’évaluatrice, qui étaient fondées sur un examen plus large et plus approfondi des effets préjudiciables, il n’est pas possible d’inférer que la conclusion de la Commission était raisonnable.

[36]  Bien qu’elle puisse refuser d’accepter la conclusion d’un évaluateur, la Commission a le devoir, en particulier dans de tels cas, d’expliquer les raisons de son refus.

[37]  La Commission n’a en outre pas cherché à savoir si de tels éléments de preuve étaient disponibles. S’ils l’étaient et qu’ils n’ont pas été produits, la Commission aurait dû retourner le rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 afin d’obtenir plus de détails.

[38]  La Commission n’a pas non plus examiné une question pertinente, à savoir si le fait d’être inscrit sur une liste d’attente pendant 10 ans a eu des effets préjudiciables compte tenu de l’état mental du demandeur. Si la Commission s’est effectivement penchée sur cette question, rien n’indique qu’elle l’a fait.

[39]  En ce qui concerne l’omission de démontrer les besoins particuliers découlant des déficiences du demandeur, la Commission n’a pas examiné si la sécurité d’un logement convenable était un besoin particulier compte tenu de l’état mental du demandeur.

[40]  Encore une fois, dans la mesure où l’évaluatrice n’a pas abordé cette question, il était déraisonnable de la part de la Commission de ne pas enquêter ou de ne pas faire en sorte que l’évaluatrice le fasse. Dans la mesure où la conclusion de l’évaluatrice concernant les effets préjudiciables multidimensionnels reflète les besoins du demandeur, la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle n’a pas accepté la conclusion de l’évaluatrice.

[41]  Un point essentiel de la plainte et du rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49, en ce qui concerne tant la discrimination que les effets préjudiciables, est le problème systémique du financement d’AANC et l’interaction (ou son absence) entre AANC et la PNT. Voici ce que l’évaluatrice a conclu au paragraphe 13 du rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 : [traduction« il était difficile d’établir dans quelle mesure les politiques d’AANC sont directement à l’origine du manque de logements adéquats dans la collectivité et en particulier pour J.E. ». J.E. renvoie au demandeur.

[42]  L’évaluatrice a également souligné le manque de clarté concernant le rôle de la PNT dans la fourniture et la gestion des logements.

[43]  La Commission a conclu que, même si ni le demandeur ni la PNT n’avaient fourni de documents ou d’autres éléments de preuve concernant l’arrêt des fonds réservés au logement, AANC avait fourni des renseignements détaillés en réfutation. La Commission a également conclu que ni le demandeur ni la PNT n’avaient fourni de documents ou de chiffres précis pour contredire les faits ou les chiffres d’AANC.

[44]  Le demandeur soutient que la Commission a inversé le fardeau de la preuve et imposé à au plaignant une norme de preuve incompatible avec la Loi.

[45]  À mon avis, étant donné les conclusions de l’évaluatrice, notamment en ce qui concerne le manque de clarté et les observations supplémentaires sur des questions financières importantes d’AANC en réponse au rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49, la Commission a procédé à une évaluation inappropriée des éléments de preuve en ce qui concerne l’analyse de l’évaluatrice et la position d’AANC.

[46]  Même s’il ne suffit pas, pour réussir, qu’un plaignant allègue simplement que quelqu’un ment (comme l’a fait le père du plaignant), il était manifeste que la Commission a accepté la version des événements d’AANC sans le bénéfice de témoignages d’experts et d’autres éléments de preuve qui, comme l’a dit l’évaluatrice, étaient nécessaires pour clarifier la situation.

[47]  À mon avis, la Commission s’est livrée au type même d’appréciation de la preuve que les tribunaux ont dit qu’elle ne pouvait pas faire.

[48]  Il était injuste que la Commission critique le demandeur parce qu’il n’a pas réfuté la preuve d’AANC. Les plaignants ne sont généralement pas en mesure d’obtenir ce type de renseignements, et il n’est pas raisonnable non plus de s’attendre à ce qu’ils analysent de tels renseignements. Il est de la compétence de l’évaluateur de la Commission d’obtenir et d’analyser ces éléments de preuve. Il était inéquitable d’imposer cette charge de la preuve et de l’analyse au plaignant dans les circonstances.

[49]  À ce stade du processus, il appartient à l’évaluatrice de poursuivre cette piste d’enquête. C’est exactement ce que l’évaluatrice a fait, et elle n’a pas pu résoudre le problème. C’est le Tribunal et non la Commission qui doit régler la question du manque de clarté.

[50]  En conséquence, j’ai conclu que la Commission a outrepassé son rôle, a tiré des conclusions insuffisamment expliquées et est donc parvenue à des conclusions déraisonnables.

C.  Équité procédurale

[51]  Le fait que la Commission s’est écartée du rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 sans en aviser le demandeur a soulevé un problème d’équité procédurale.

[52]  Comme le montre le dossier, le demandeur, après avoir obtenu une recommandation de l’évaluatrice que l’affaire soit portée devant un tribunal, n’avait aucune raison de croire que cette issue était compromise. En l’absence d’un « objectif » – conclusion défavorable à laquelle il s’opposerait –, il est difficile de voir ce que le demandeur pourrait dire de plus à la Commission en réponse au rapport d’évaluation rédigé au titre de l’article 49 que l’évaluatrice n’avait pas dit, sauf peut-être qu’il est « lui aussi » d’accord.

[53]  La réponse à l’injustice découlant de l’absence d’avis et de possibilité de répondre aux préoccupations de la Commission ne consiste pas à créer un nouveau palier de procédure. La solution à une telle situation réside en le respect par la Commission de son mandat en tant qu’organisme d’examen et non qu’organisme d’appréciation des éléments de preuve ayant un pouvoir décisionnel.

Si la Commission l’avait fait, aucun problème d’équité procédurale ne se serait posé.

V.  Conclusion

[54]  Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de la Commission, annulée. Tout nouvel examen doit être effectué par d’autres membres de la Commission.


JUGEMENT dans le dossier T-1820-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la décision de la Commission est annulée. Tout nouvel examen doit être effectué par d’autres membres de la Commission.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de janvier 2020

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1820-18

 

INTITULÉ :

JOHN ENNIS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET PREMIÈRE NATION TOBIQUE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Fredericton (NOUVEAU‑Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE :

LE 14 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

David H. Dunsmuir

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Melissa A. Grant

 

pour le défendeur,

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David H. Dunsmuir

Avocat

Fredericton (Nouveau‑Brunswick)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

pour le défendeur,

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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