Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200123


Dossier : IMM‑3335‑19

Référence : 2020 CF 116

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

GUIMEI LIANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et visant la décision [la décision] du 6 mai 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel de la demanderesse et confirmé la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] le 31 janvier 2018; celle-ci avait conclu aux termes du paragraphe 111(1) de la LIPR que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

II.  CONTEXTE

[2]  La demanderesse est citoyenne de la République populaire de Chine et d’aucun autre pays. Née en 1981, elle s’est mariée en mars 2013; cependant, elle et son époux ont convenu de se séparer plus tard cette année‑là. En 2014, elle était engagée dans une négociation avec deux représentants municipaux de son village dans la province du Guangdong afin d’obtenir une indemnité équitable liée à un terrain de son époux ayant été exproprié. La demanderesse estimait que l’offre du village ne tenait pas compte de la valeur de l’entreprise que ses beaux-parents exploitaient sur le terrain. Lors d’une réunion qui s’est déroulée le dimanche 9 mars 2014 dans le bâtiment municipal, à laquelle seuls les deux représentants et la demanderesse ont assisté, ces derniers l’ont droguée et agressée sexuellement.

[3]  Lorsque la demanderesse les a par la suite menacés de les dénoncer à la police, les représentants en question lui ont montré un enregistrement vidéo de l’agression sexuelle. Ils l’ont menacée à leur tour d’afficher cet enregistrement en ligne si elle portait plainte et l’ont forcée à signer un document d’acceptation de leur offre initiale d’indemnisation.

[4]  En mai 2014, la demanderesse a déménagé dans un village situé à près de 20 kilomètres. Les représentants l’ont contactée à cinq reprises entre juillet 2014 et février 2015, en lui demandant de se présenter en personne au bâtiment municipal durant la fin de semaine pour récupérer son indemnité. La demanderesse ne les a pas rencontrés, et les représentants en question ne l’ont pas approchée ni ne sont allés voir des membres de sa famille à la maison ou au travail. La demanderesse a continué de travailler comme directrice dans une entreprise à Guangzhou.

[5]  Entre-temps, la demanderesse a révélé ce qui lui était arrivé à sa cousine qui vivait à Toronto, laquelle l’a pressée de fuir la Chine pour venir au Canada. Après que les autorités canadiennes ont rejeté sa demande de visa de visiteur en juillet 2014, elle a contacté un passeur grâce auquel elle a obtenu un visa de visiteur américain. Sa deuxième demande de visa canadien a de nouveau été rejetée. Grâce au passeur, la demanderesse a pu quitter la Chine pour les États‑Unis le 18 février 2015 et entrer irrégulièrement au Canada le 1er mars suivant à la frontière en Colombie‑Britannique.

[6]  La demanderesse s’est installée à Toronto et a présenté sa demande d’asile le 1er avril 2015. Dans le cadre de la procédure liée à cette demande, elle a rencontré un psychologue clinique en mai 2015 et juin 2017 et a soumis en preuve ses rapports écrits d’évaluation psychologique. Le psychologue a posé un diagnostic de trouble de stress post-traumatique [TSPT] et de dépression.

[7]  La SPR a instruit sa demande d’asile en 2017 lors de deux séances distinctes, durant lesquelles elle était représentée par un avocat. Lorsque le commissaire lui a demandé pour quel motif les représentants lui nuiraient à nouveau, la demanderesse a répondu qu’ils l’avaient menacée après l’agression sexuelle de diffuser la vidéo si elle refusait d’avoir des relations sexuelles avec eux. Elle n’avait pas évoqué cette demande de relations dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] ni dans son FDA modifié, et les rapports psychologiques n’en faisaient pas mention non plus.

[8]  Le 31 janvier 2018, la SPR a refusé la demande d’asile dans une décision écrite, estimant que les allégations de la demanderesse n’étaient pas crédibles et elle a tiré en particulier une inférence défavorable du fait qu’elle avait attendu d’être pressée de questions à l’audience pour signaler que les représentants avaient exigé d’avoir des relations sexuelles avec elle. La SPR a déclaré qu’elle n’avait pas établi un risque prospectif de persécution en Chine. La demanderesse a interjeté appel devant la SAR le 22 mars 2018. Cette dernière a rejeté son appel dans des motifs écrits le 6 mai 2019.

III.  LA DÉCISION SOUS CONTRÔLE

[9]  Dans ses motifs, la SAR examine la preuve, la décision de la SPR et les observations de la demanderesse. L’appel reposait selon elle sur deux questions : le risque prospectif de persécution et le risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités, aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR. La SAR a conclu que la demanderesse n’avait établi aucun de ces aspects et a rejeté l’appel.

[10]  La SAR déclare qu’elle :

[…] a réalisé sa propre évaluation de la preuve. La SAR estime que l’appelante n’a pas démontré l’existence d’une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée par les représentants du village qui l’ont violée en mars 2014, dans l’éventualité de son retour en Chine.

[11]  Dans ses motifs, la SAR examine les renseignements au dossier quant à la manière avec laquelle les représentants se sont comportés à l’égard de la demanderesse et des membres de sa famille après l’agression sexuelle, notamment le fait qu’ils n’ont pas approché quiconque en personne et que la demanderesse n’a jamais mentionné leur demande de relation continue de nature sexuelle jusqu’à ce que le commissaire de la SPR la questionne sur leurs motifs. La SAR conclut que « selon la prépondérance de la preuve au dossier, les représentants du village n’ont aucunement tenté de retrouver l’appelante ou de lui porter préjudice après l’agression sexuelle survenue en mars 2014 ».

[12]  Les motifs se penchent également sur les deux rapports psychologiques de 2015 et 2017. Pour la SAR, l’avis du psychologue portant que la demanderesse subirait de graves préjudices psychologiques si elle retournait en Chine était conjectural et n’était pas appuyé par des motifs précis. La SAR a accordé peu de poids aux rapports d’évaluation « pour ce qui est de l’évaluation des répercussions qu’aurait un retour en Chine sur la santé mentale de l’appelante ».

[13]  La SAR a conclu globalement que la demanderesse n’avait pas établi un risque prospectif de persécution par les représentants si elle devait retourner en Chine, et que le risque psychologique auquel elle pourrait se heurter à son retour ne constituait pas un grave danger. La SAR a rejeté l’appel.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]  La demanderesse soulève les questions suivantes en l’espèce :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation du risque prospectif auquel la demanderesse était exposée et ce faisant, a‑t‑elle manqué d’appliquer de manière valable les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [Directives concernant la persécution fondée sur le sexe]?

  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la protection de l’État et de la preuve psychologique produite?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[15]  La présente demande a été débattue avant que la Cour suprême du Canada ne rende ses décisions récentes dans les arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Le jugement de notre Cour a été pris en délibéré. Les observations des parties quant à la norme de contrôle s’inspiraient donc du cadre établi dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Cependant, compte tenu des circonstances en l’espèce et des instructions formulées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au par. 144, la Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire de demander aux parties de formuler des observations additionnelles sur la norme de contrôle. J’ai appliqué le cadre Vavilov à mon examen de la demande, lequel n’a pas pour effet de modifier les normes de contrôle applicables ou mes conclusions en l’espèce.

[16]  Aux paragraphes 23 à 32 de l’arrêt Vavilov, la majorité s’est efforcée de simplifier la démarche par laquelle les cours de justice sélectionnent la norme de contrôle applicable aux questions dont elles sont saisies. Elle a écarté l’approche contextuelle et catégorielle adoptée dans l’arrêt Dunsmuir pour établir une présomption d’application de la norme du caractère raisonnable. La majorité a toutefois fait remarquer que cette présomption peut être mise de côté si 1) le législateur prescrit clairement une norme de contrôle différente (Vavilov, aux par. 33 à 52), et 2) si la règle de droit exige l’application de la norme de la décision correcte, comme pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux par. 53 à 64).

[17]  Les parties ont convenu que la norme du caractère raisonnable s’applique en l’espèce. De plus, rien ne permet de réfuter cette présomption en l’espèce. L’application de la norme de la décision raisonnable aux questions à trancher en l’espèce concorde également avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada antérieure à l’arrêt Vavilov.

[18]  Le contrôle d’une décision selon la norme du caractère raisonnable consiste à se demander si cette décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au par. 99). La norme du caractère raisonnable est une norme unique qui varie et « s’adapte au contexte » (Vavilov, au par. 89, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov, au par. 90). En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). La Cour suprême du Canada énumère deux types de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : 1) le manque de logique interne du raisonnement du décideur et 2) le caractère indéfendable « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] » (Vavilov, au par. 101).

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[19]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays ;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture ;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

VII.  ANALYSE

A.  Crédibilité

[20]  La demanderesse consacre une grande partie de ses observations écrites à reprocher à la SPR d’avoir tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité et d’avoir ignoré les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et la preuve psychologique lorsqu’elle a évalué sa crainte subjective.

[21]  Cependant, le fait est que la décision se veut surtout une évaluation des facteurs objectifs et du risque futur. Lorsque la crainte subjective et la crédibilité étaient en cause, la SAR a démontré qu’elle était pleinement consciente de la vulnérabilité de la demanderesse en tant que victime de viol ainsi que des rapports psychologiques qu’elle avait soumis. La plus grande partie de la preuve sur laquelle la SAR s’est appuyée pour tirer ses conclusions repose sur les actes, ou sur l’inaction, des représentants que craint la demanderesse ainsi que sur le défaut de cette dernière de déménager loin du lieu où ils pouvaient lui nuire, ailleurs en Chine.

[22]  La SAR explique cela on ne peut plus clairement dans sa décision lorsqu’elle déclare sous la rubrique « Question déterminante » :

[8]  L’appelante affirme que la SPR a conclu à tort que ses allégations au sujet de l’agression sexuelle commise par les représentants du village n’étaient pas crédibles. L’appelante ajoute que la SPR a commis une erreur dans son évaluation du risque auquel elle serait exposée aux mains de ses persécuteurs si elle retournait en Chine. La SAR estime que la question déterminante en l’espèce est celle du risque prospectif auquel serait exposée l’appelante dans l’éventualité de son retour en Chine. La SAR ne traitera donc pas des arguments quant à la crédibilité ayant trait aux documents à l’appui, du fait que l’appelante a tardé à quitter la Chine et des questions relatives aux demandes de visa canadien de l’appelante et aux interactions de cette dernière avec le passeur.

[Non souligné dans l’original.]

[23]  En d’autres mots, dans son évaluation du risque prospectif, la SAR admet pour l’essentiel que les événements décrits par la demanderesse sont survenus et reconnaît sa crainte subjective. Lorsqu’elle déclare que la demanderesse n’a pas établi un risque prospectif, la SAR n’affirme pas qu’elle ne croit pas la demanderesse, mais juge simplement que, même si elle accepte sa preuve et ses craintes, celle-ci n’a pas établi, d’un point de vue objectif, qu’il existait davantage qu’une simple possibilité de persécution si elle retournait en Chine. Une conclusion défavorable en matière de crédibilité a été tirée lorsque la demanderesse a déclaré, dans son FDA modifié, que les représentants du village avaient menacé de diffuser la vidéo si elle n’avait pas une relation continue de nature sexuelle avec eux, mais la SAR a raisonnablement expliqué pourquoi sa déclaration portant qu’elle ne voulait pas y penser n’était pas convaincante. Cependant, cette conclusion n’affecte pas la question déterminante de la décision, qui est que la demanderesse n’a pas établi l’existence du risque prospectif, compte tenu de la preuve objective.

[24]  Lors de l’audition de la présente demande à Toronto le 12 décembre 2019, l’avocat de la demanderesse a vigoureusement soutenu qu’au paragraphe 20 de la décision, la SAR n’avait ni pris acte ni appliqué de manière valable les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe dans son examen des modifications tardives apportées par la demanderesse à son FDA, par lesquellles a ajouté la menace des représentants du village de diffuser la vidéo du viol si elle n’avait pas une relation continue de nature sexuelle avec eux. La SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’une telle menace avait été proférée.

[25]  Cependant, la SAR a aussi conclu que, même si cette menace avait été proférée :

[…] les représentants du village [n’avaient] pas mis leur menace de diffuser la vidéo de l’agression sexuelle à exécution à la suite du refus de l’appelante de répondre à leurs appels et, par le fait même, d’entretenir une relation de nature sexuelle continue avec eux. Cinq années se sont écoulées depuis l’agression sexuelle, et aucun élément de preuve crédible au dossier ou en l’espèce ne permet de conclure que les représentants du village [avaient] mis leurs menaces à exécution ou [avaient] activement tenté de retrouver l’appelante dans le but de lui porter préjudice.

[26]  Comme l’indique clairement cette conclusion, c’est l’inaction des représentants du village qui constitue le fondement de la conclusion de la SAR portant que la demanderesse n’a pas établi de risque prospectif.

[27]  Quoi qu’il en soit, le paragraphe 20 lu dans son intégralité révèle que la SAR avait à l’esprit les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. La demanderesse a expliqué avoir attendu jusqu’à la modification tardive de son FDA pour mentionner la menace de diffusion de la vidéo, parce qu’elle ne voulait pas y penser. À l’évidence, cela revient à demander directement à la SAR de considérer l’omission et la modification tardive à la lumière de son état psychologique et du traumatisme qu’elle avait subi. La SAR a examiné cette observation et elle a expliqué, au moyen de motifs exhaustifs, pourquoi elle n’est pas convaincante. La demanderesse affirme que la SAR aurait accepté son explication si elle avait bien appliqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Cet argument n’est rien de plus qu’un désaccord quant à la conclusion de la SAR et au poids que la demanderesse a accordé à l’explication; aucune erreur susceptible de contrôle n’en découle. Et quoi qu’il en soit, la SAR a jugé que, même si les appels en question avaient eu lieu, le risque prospectif n’était pas établi.

[28]  Après avoir examiné le traitement par la SPR du risque prospectif, la SAR entreprend alors sa propre analyse.

[16]  La SAR a examiné le dossier et a réalisé sa propre évaluation de la preuve. La SAR estime que l’appelante n’a pas démontré l’existence d’une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée par les représentants du village qui l’ont violée en mars 2014, dans l’éventualité de son retour en Chine. La SAR a tenu compte du fait que l’appelante est restée en Chine pendant environ un an après avoir été violée et qu’elle n’a jamais été abordée par les représentants du gouvernement qui l’ont agressée sexuellement ni confrontée à des menaces de leur part. Bien que l’appelante ait reçu plusieurs appels à compter de mai 2014, ces derniers visaient la récupération de l’argent tenant lieu d’indemnité. Rien ne permet de conclure que ces appels téléphoniques ont été menaçants ni que l’appelante a subi des conséquences du fait qu’elle ne soit pas allée récupérer l’argent tel qu’il lui avait été demandé. La SAR a également pris en considération le fait que l’appelante a continué d’occuper le même emploi au même endroit, à savoir celui de directrice chez un concessionnaire d’automobiles à Guangzhou, jusqu’à son départ de la Chine, et que les représentants du gouvernement n’ont jamais pris contact avec elle à cet endroit. La SAR a considéré le fait que l’appelante a déclaré à l’audience craindre que les représentants du village la retrouvent grâce à son numéro d’identification qu’elle devra fournir pour obtenir un emploi si elle devait retourner en Chine. Or, la SAR estime qu’il est improbable que les représentants du village recherchent ainsi l’appelante si celle-ci devait retourner en Chine, puisqu’ils n’ont pas pris contact avec elle à son lieu de travail durant l’année où elle est restée en Chine après l’agression sexuelle.

[29]  Lorsqu’elle fait remarquer que la demanderesse est restée en Chine « pendant environ un an après avoir été violée », la SAR ne cherche pas à mettre en doute que le viol est survenu. Le fait est que, lorsque la demanderesse est restée en Chine, « elle n’a jamais été abordée par les représentants du gouvernement qui l’ont agressée sexuellement ni confrontée à des menaces de leur part ». Le même argument est avancé à l’égard des appels téléphoniques, et quant au fait que la demanderesse a continué d’occuper son emploi. Le fait est qu’elle n’a jamais été menacée par téléphone, et qu’elle n’a jamais été approchée au travail, si bien qu’« il est improbable que les représentants du village recherchent ainsi l’appelante si celle-ci devait retourner en Chine ».

[30]  La SAR a mis en doute les raisons pour lesquelles la demanderesse affirmait ne pas avoir changé de numéro de téléphone, mais rien ne laisse entendre qu’en examinant cette question dans le cas de la demanderesse, la SAR ne s’est pas montrée [TRADUCTION« sensible aux facteurs susceptibles d’influencer le témoignage » de quelqu’un qui avait été violé, et la demanderesse n’a pas démontré en quoi sa réponse aurait pu être affectée de cette façon.

[31]  La demanderesse soulève à nouveau les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à l’égard des conclusions de la SAR quant à son défaut de changer de numéro de téléphone :

[17]  La SAR a également tenu compte du fait que l’appelante a conservé le même numéro de téléphone malgré la crainte qu’elle prétendait avoir au sujet des appels qu’elle recevait des représentants du village alors qu’elle se trouvait encore en Chine. L’appelante a été questionnée à ce sujet lors de l’audience. Elle a expliqué qu’elle utilisait ce numéro de téléphone pour le travail et qu’il lui aurait fallu beaucoup de temps pour aviser tous ses contacts professionnels du changement de numéro : voilà pourquoi elle avait conservé son numéro de téléphone. La SAR estime que cette explication n’est pas raisonnable étant donné que l’appelante allègue que les appels téléphoniques étaient source de peur : le fait de changer de numéro de téléphone et d’aviser ses contacts n’aurait été en rien comparable au fait de fuir la Chine.

[32]  La demanderesse prétend que la SAR n’a pas tenu du fait que, si elle avait changé de numéro de téléphone, elle aurait eu à révéler ce qui motivait ce changement, ce qu’elle était incapable de faire en raison de la honte qu’elle ressentait à cause de ce qui était arrivé. Elle affirme que la SAR aurait dû tenir compte de cela.

[33]  Le problème avec cette explication est que la demanderesse en a fourni une totalement différente à l’audience. Cette conclusion n’a rien de déraisonnable ou de contraire aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. La demanderesse n’explique pas en quoi son état psychologique l’a empêchée d’invoquer la honte qu’elle ressentait en guise d’explication lorsqu’elle a été questionnée à ce sujet. Elle était représentée par un avocat. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ne peuvent servir à faire annuler des conclusions raisonnables reposant sur la preuve fournie.

B.  La mauvaise compréhension de la preuve

[34]  La demanderesse affirme que la SAR a commis une erreur parce qu’elle a mal compris la preuve se rapportant aux menaces qu’avaient proférées contre elle les représentants qui l’avaient violée.

[35]  La demanderesse soutient en particulier que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les appels téléphoniques n’étaient pas menaçants.

[36]  Voici ce que la SAR a déclaré au sujet des appels téléphoniques :

[…] Bien que l’appelante ait reçu plusieurs appels à compter de mai 2014, ces derniers visaient la récupération de l’argent tenant lieu d’indemnité. Rien ne permet de conclure que ces appels téléphoniques ont été menaçants ni que l’appelante a subi des conséquences du fait qu’elle ne soit pas allée récupérer l’argent tel qu’il lui avait été demandé. […]

[37]  La demanderesse affirme dans ses arguments que les représentants qui l’avaient appelée tentaient de l’attirer au bureau en invoquant le même prétexte que celui qui avait abouti à sa première agression.

[38]  À mon avis, la demanderesse passe à côté de ce que dit la SAR. Cette dernière mentionne simplement que rien dans les appels téléphoniques ne donnait à penser que les représentants tenteraient de la retrouver pour lui nuire si elle ne venait pas chercher son indemnité. Et rien ne forçait la demanderesse à se présenter. En fait, elle ne s’est pas présentée et n’a pas subi de préjudice. Elle affirme que les représentants tentaient de l’attirer dans une situation dangereuse; mais c’est là une conjecture et cet élément de preuve (le contenu des appels téléphoniques) ne peut pas être examiné isolément. Comme l’indique clairement la décision, il s’agit seulement d’un aspect de la preuve de la demanderesse qui ne contient aucune menace explicite à son endroit.

[39]  La demanderesse soutient également que les appels étaient – hormis leur contenu – menaçants en soi et qu’ils visaient manifestement à l’effrayer et à l’intimider, si bien que dans l’éventualité où elle devait retourner en Chine, elle sera encore à tout le moins exposée à ce type d’intimidation. Mais la demanderesse n’a pas expliqué la raison pour laquelle elle doit être au Canada pour échapper aux appels téléphoniques ou à de tels comportements intimidants. La Chine est un grand pays et rien ne laisse penser que les représentants qu’elle craint exercent davantage qu’une influence locale ou qu’ils continueraient de s’intéresser à elle à un autre endroit.

[40]  La demanderesse tente d’avancer le même argument lorsqu’elle fait valoir que la SAR a eu tort de ne pas conclure que les appels téléphoniques attestaient l’existence d’un risque prospectif. Elle affirme : [TRADUCTION« la SAR se met à la place du persécuteur et se livre à des conjectures quant à leur comportement d’auteurs de violences sexuelles, ce qui est inadmissible ». En fait, c’est la demanderesse qui se livre à des conjectures. Elle n’a fourni aucune preuve établissant qu’ils lui feraient du mal si elle ne se rendait pas dans leur bureau, et elle suppose à présent que c’est ce qu’ils ont l’intention de faire, bien qu’aucune menace n’ait été proférée depuis cinq ans.

[41]  La demanderesse accuse plusieurs fois la SAR de se livrer en conjectures au sujet du risque prospectif et d’inverser ainsi le fardeau de la preuve, ou bien elle demande à la Cour de pondérer à nouveau la preuve. Pour la SAR, le fait que la demanderesse n’a présenté aucune preuve donnant à penser que les représentants lui feraient du mal si elle retournait en Chine est déterminant. Elle affirme qu’en tirant cette conclusion, la SAR a simplement supposé que les représentants en question ne lui nuiraient pas. Ce n’est pas le cas. La demanderesse n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve établissant l’existence d’un risque prospectif, et c’est elle qui, en l’absence de tels éléments, se livre à des conjectures. Cela est compréhensible, compte tenu de ses craintes, mais la crainte subjective ne suffit pas à établir la persécution au sens de l’article 96 ou le risque de préjudice au sens de l’article 97.

C.  La preuve psychologique

[42]  La demanderesse affirme que la SAR a commis une erreur dans son évaluation de la preuve psychologique.

[43]  Elle soutient que la SAR a déraisonnablement écarté les rapports psychologiques ainsi que leur évaluation fondamentale suivant laquelle elle subirait un nouveau traumatisme si elle était renvoyée en Chine.

[44]  Les rapports psychologiques n’avaient aucune force probante pour ce qui est d’établir que les représentants craints par la demanderesse lui feraient du mal si elle retournait en Chine, et il s’agit là du fondement de sa demande d’asile. Les rapports ne peuvent qu’attester ses craintes subjectives.

[45]  Le traumatisme psychologique en cas de retour pourrait s’avérer pertinent dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais en soi, il ne constitue pas un fondement suffisant en ce qui a trait à une demande d’asile.

[46]  Deuxièmement, les objections soulevées par la SAR à l’égard des rapports sont toutes raisonnables et justifient validement de les écarter. En particulier, les rapports n’établissent pas que ce que dont souffre la demanderesse ne peut pas être traité en Chine.

[47]  La demanderesse affirme aussi que, tout comme elle a écarté les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la SAR n’a pas tenu compte des rapports psychologiques dans le cadre de son évaluation de la crédibilité. Cependant, le paragraphe 20 de la décision mentionne et examine expressément le rapport psychologique.

[48]  Comme le fait remarquer la SAR, la question déterminante dans la décision en l’espèce ne concernait pas la crédibilité de la demanderesse, mais le « risque prospectif auquel serait exposée l’appelante dans l’éventualité de son retour en Chine ». Dans son évaluation de ce risque, la SAR a examiné les facteurs objectifs que la demanderesse n’a pas contestés de manière convaincante. Certains de ces facteurs importants sont énumérés par le défendeur et il est notable que la demanderesse ne les aborde pas directement, et qu’elle tente plutôt de détourner l’attention de la Cour vers les questions psychologiques et les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Cependant, les facteurs suivants fondent clairement la décision pour ce qui est de l’absence de risque prospectif :

  • La demanderesse n’a jamais été approchée ou menacée par les représentants gouvernementaux qui l’ont agressée sexuellement.

  • Bien que la demanderesse ait été contactée plusieurs fois par téléphone en mai 2014, ces appels avaient pour objet de lui demander de venir chercher l’argent de l’indemnité.

  • Rien n’indique que les appels téléphoniques étaient menaçants ou qu’elle a subi des conséquences parce qu’elle n’est pas allée chercher l’argent comme elle avait été priée de le faire.

  • La demanderesse a continué d’occuper le même emploi au même endroit jusqu’à son départ de Chine et n’a jamais été approchée par les représentants du village. Il est peu probable qu’ils se mettent à sa recherche si elle devait retourner dans ce pays.

  • Même si les appels téléphoniques lui ont fait peur, la demanderesse a conservé le même numéro de téléphone. L’effort qu’aurait demandé le changement de son numéro de téléphone et la communication de cette information à ses connaissances est insignifiant comparativement à celui que suppose de fuir la Chine.

  • Les membres de sa famille n’ont, à aucun moment après l’agression, été approchés par les représentants du village.

  • Les beaux-parents de la demanderesse n’ont jamais été directement approchés par les représentants du village leur demandant où elle se trouvait avant qu’elle ne quitte la Chine.

  • La prépondérance de la preuve démontre que les représentants du village n’ont pas tenté de la retrouver ou de lui faire du mal après l’agression sexuelle.

  • Elle n’a pas établi qu’elle avait été menacée ou que l’enregistrement vidéo du viol serait diffusé à moins qu’elle n’ait une relation continue de nature sexuelle avec les représentants du village.

D.  La protection de l’État

[49]  La demanderesse affirme que la SAR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si, d’un point de vue opérationnel, la protection de l’État était adéquate.

[50]  En fait, la SAR ne s’est pas prononcée sur la protection de l’État dans sa décision, car la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était exposée à un risque aux mains des représentants qu’elle prétendait craindre.

VIII.  CERTIFICATION

[51]  Les avocats conviennent qu’aucune question n’est à certifier et la Cour est d’accord.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3335‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de février 2020

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3335‑19

 

INTITULÉ :

GUIMEI LIANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RusselL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Chloe Turner Bloom

 

POUR La demanderesse

 

Norah Dorcine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.