Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200127


Dossier : IMM-1386-19

Référence : 2020 CF 141

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2020

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

ADEBOLA DIANE HAASTRUP

GLORIA AYOMIDE ARUBUOLA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demanderesses, Adebola Diane Haastrup [Mme Haastrup] et sa fille, Gloria, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, le 29 janvier 2019. La SPR a rejeté la demande d’asile présentée par les demanderesses en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] après avoir conclu qu’il y avait des possibilités de refuge intérieur [PRI] à deux endroits au Nigéria.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie. Encore une fois, la demande d’asile des demanderesses doit être réexaminée par la SPR.

I.  Contexte

[3]  Mme Haastrup et sa fille sont des citoyennes nigérianes. Mme Haastrup raconte qu’elle et sa fille ont fui le Nigéria parce que le conjoint de fait de Mme Haastrup, M. Arubuola, était violent et prévoyait soumettre leur fille à des mutilations génitales féminines [MGF] conformément à la tradition familiale. Les demanderesses ont présenté leur demande d’asile au Canada en 2012, mais elles n’ont pas pu être entendues par la SPR avant novembre 2017.

[4]  À l’audience qui s’est tenue en novembre 2017, la SPR a exprimé des réserves quant à la crédibilité de Mme Haastrup tout en concluant que Mme Haastrup et sa fille avaient des PRI à Abuja et à Port Harcourt.

[5]  Mme Haastrup a demandé le contrôle judiciaire de cette décision et sa demande a été accueillie. Dans la décision Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 711, la juge Strickland a conclu que la SPR avait commis une erreur en tirant des conclusions relatives à la crédibilité fondées sur le fait que Mme Haastrup n’avait pas divulgué qu’elle avait été agressée sexuellement par un membre de sa famille lorsqu’elle était enfant, parce que la demande d’asile ne reposait pas sur cette agression. La juge Strickland a également conclu que l’évaluation faite par la SPR de la PRI était déraisonnable. La SPR n’a pas examiné le rapport rédigé par la Dre Redditt au sujet de la santé mentale de sa patiente, Mme Haastrup, lequel était pertinent pour déterminer si les endroits proposés à titre de PRI étaient raisonnables dans la situation particulière des demanderesses. La juge Strickland a conclu que la déclaration générale voulant que la SPR ait examiné le rapport du médecin ne permettait pas de conclure que celle‑ci s’était suffisamment intéressée à son contenu. Le rapport répondait notamment aux préoccupations soulevées par la SPR au sujet de l’évaluation rapide effectuée par un autre médecin, et il décrivait les tests effectués par la Dre Redditt pour appuyer son diagnostic, plusieurs visites de suivi et les services de counseling continus offerts à Mme Haastrup.

[6]  La juge Strickland a conclu, au paragraphe 27, que le rapport de la Dre Redditt aurait « pour le moins dû avoir été pris en compte » pour évaluer la situation particulière de Mme Haastrup et sa capacité de se réinstaller ailleurs.

[7]  La SPR a examiné la demande d’asile des demanderesses lors d’une nouvelle audience tenue le 8 janvier 2019, et elle a de nouveau rejeté la demande dans une décision rendue le 29 janvier 2019.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Dans la décision qu’elle a rendue à l’issue du nouvel examen, la SPR a traité des préoccupations qu’elle avait soulevées quant à la crédibilité de Mme Haastrup, mais elle s’est attardée aux raisons objectives qui sous‑tendaient les allégations de violence familiale et de crainte de MGF formulées par les demanderesses. La SPR a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve fiables et dignes de foi pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Haastrup a été victime de violence de la part de son ancien conjoint de fait et que ce dernier et sa famille songeaient sérieusement à soumettre sa fille à des MGF. La SPR a tiré la conclusion déterminante que les demanderesses avaient des PRI à deux endroits : à Benin City et à Port Harcourt.

[9]  La SPR a décrit le critère à deux volets établi dans la décision Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), [1991] ACF no 1256 (QL) [Rasaratnam], et elle l’a appliqué pour déterminer s’il existait une PRI.

[10]  En ce qui concerne le premier volet du critère, la SPR a conclu qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que les demanderesses soient persécutées dans l’une ou l’autre des villes.

[11]  Quant au deuxième volet, la SPR s’est demandé si les deux endroits proposés comme PRI étaient trop difficiles, compte tenu du fait que Mme Haastrup est une femme célibataire qui craint d’être victime de violence conjugale et qu’elle a une fille de sept ans qui craint d’être soumise à des MGF. La SPR a tenu compte de la langue parlée par Mme Haastrup et de son absence d’identité autochtone (c.‑à‑d. de racines) dans les deux villes. La SPR a évoqué l’évaluation neurodéveloppementale et les bulletins scolaires présentés relativement à Gloria, soulignant que, selon Mme Haastrup, les services d’éducation et de soutien dont a besoin Gloria n’étaient pas disponibles dans le système d’éducation nigérian. La SPR a également parlé du rapport médical mis à jour de la Dre Redditt, selon lequel Mme Haastrup souffre de troubles de détresse chronique complexes et de troubles dépressifs graves et qu’elle continue de prendre des médicaments, de recevoir des services de counseling et de suivre une psychothérapie. La SPR a ajouté « [qu’]aucun rapport n’a été présenté par son conseiller ou son psychothérapeute actuel ».

[12]  La SPR a conclu que l’absence de soins de santé publics ou privés abordables touchait tous les Nigérians, non seulement les demanderesses, et qu’il n’y avait aucune preuve montrant qu’il serait impossible d’accéder à des traitements dans les endroits proposés comme PRI.

[13]  Dans l’ensemble, la SPR a conclu que la scolarité de niveau secondaire de Mme Haastrup, sa formation et son expérience professionnelle plaçaient celle‑ci dans la moitié supérieure des femmes nigérianes, sur le plan socioéconomique. Selon la SPR, la situation des femmes vivant seules dans le Sud du Nigéria était nettement plus « favorable » que dans le Nord. Elle a conclu que, bien que le coût du loyer soit élevé, la réinstallation dans l’une ou l’autre des villes ne serait pas indûment difficile ou objectivement déraisonnable.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

  • [14] La SPR a énoncé correctement le critère relatif à l’existence d’une PRI. La question est de savoir si elle a raisonnablement conclu à l’existence d’une PRI à Port Harcourt ou à Benin City.

[15]  L’arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] ACS 65 [Vavilov], établit que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer aux décisions des décideurs administratifs. Cette présomption n’est pas réfutée en l’espèce. De plus, la jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov a établi que l’application du critère relatif à l’existence d’une PRI et la décision rendue à cet égard doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Ugbekile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1397, aux paragraphes 12 à 14, [2016] ACF no 1427 (QL).

[16]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a expliqué en détail ce qui constitue une décision raisonnable et a donné des lignes directrices concernant l’examen du caractère raisonnable. Une décision raisonnable reste une décision qui possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour a précisé que la décision doit être justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (au paragraphe 99).

[17]  La Cour suprême du Canada a notamment expliqué, aux paragraphes 103 et 104, qu’une décision est déraisonnable si les motifs, interprétés globalement, ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle, si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée, ou que les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel – comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Bref, la cour chargée de la révision de la décision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » (au paragraphe 104).

IV.  La conclusion relative à la PRI est-elle raisonnable?

A.  Les observations des demanderesses

[18]  Les demanderesses soutiennent que la SPR a commis une erreur en n’évaluant pas leur crainte subjective avant de conclure à l’existence d’une PRI. Elles citent la décision Amit c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 381, [2012] ACF no 409 (QL) [Amit], dans laquelle la Cour a conclu que la décision de la SPR relative à la PRI était déraisonnable parce qu’elle ne tenait pas compte de la crainte subjective de persécution du demandeur d’asile.

[19]  Les demanderesses soutiennent également que l’évaluation faite par la SPR de la PRI était déraisonnable. En ce qui concerne le premier volet du critère applicable à cet égard, les demanderesses soutiennent que la SPR a semblé leur imposer une norme de preuve plus élevée que celle de la [traduction] « prépondérance des probabilités » en exigeant d’elles qu’elles prouvent que le conjoint de fait de Mme Haastrup et ses associés allaient les retrouver dans les endroits proposés comme PRI. Elles font valoir que la SPR a commis une erreur en les assujettissant à une norme plus élevée que celle de la « possibilité sérieuse d’être persécutée[s] » (citant la décision Henguva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 483, au paragraphe 16, [2013] ACF no 510 (QL).

[20]  Les demanderesses soutiennent en outre que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve présentée dans le récit modifié de Mme Haastrup au sujet de l’influence considérable de son conjoint de fait et de sa famille élargie, le père de son conjoint étant un politicien influent.

[21]  Quant au second volet du critère, les demanderesses soutiennent que les PRI proposées sont déraisonnables en l’espèce, eu égard à la situation qui prévaut au Nigéria. Elles allèguent que la SPR s’est fondée de façon sélective sur les documents objectifs portant sur les conditions dans le pays. Elles soutiennent que la SPR a écarté ou ignoré certains renseignements figurant dans ces mêmes documents qui portaient sur la situation à Port Harcourt ou à Benin City pour les femmes qui vivent sans le soutien d’un homme, sans revenu, sans emploi, logement ou compétences linguistiques, entre autres obstacles à la réinstallation. Les demanderesses mentionnent plusieurs erreurs, notamment :

  1. La SPR n’a pas tenu compte de leur capacité d’intégration dans l’une ou l’autre des villes en tant que non‑autochtones (c.‑à‑d. qu’elles n’ont pas de racines dans ces collectivités), en particulier en ce qui concerne leur accès au logement, à l’éducation et à l’emploi;
  2. La SPR a commis une erreur en concluant que Mme Haastrup parlait l’anglais et le yoruba et qu’elle pouvait donc communiquer à Port Harcourt ou à Benin City. Les documents sur les conditions dans le pays confirment que, bien que l’anglais soit la langue officielle au Nigéria, la langue parlée à Port Harcourt est l’anglais pidgin ou l’un des dialectes locaux, que ni l’une ni l’autre des demanderesses ne parlent;
  3. La SPR a commis une erreur en concluant que Mme Haastrup pouvait trouver du travail étant donné qu’elle travaillait au Canada comme préposée aux services de soutien à la personne, puisque ce type d’emploi n’existe pas au Nigéria. De plus, il est expliqué dans le cartable national de documentation que les perspectives d’emploi d’une femme célibataire sont plutôt sombres;
  4. La SPR n’avait aucune raison de conclure que Mme Haastrup se trouvait dans la moitié supérieure des femmes nigérianes sur le plan socioéconomique;
  5. La SPR n’a pas tenu compte du diagnostic de trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention [TDAH] de Gloria et du trouble de détresse chronique et de dépression majeure de Mme Haastrup lorsqu’elle a évalué les soins de santé dont elles ont besoin. La SPR a commis une erreur en concluant qu’elles pouvaient avoir accès à des soins de santé étant donné que Mme Haastrup ne serait pas en mesure de trouver du travail et qu’elle n’a pas de ressources;
  6. La SPR n’a pas tenu compte de la discrimination fondée sur le sexe que subissent les femmes célibataires qui cherchent un logement, ou du loyer excessif qui leur est exigé, habituellement à l’avance;
  7. De façon plus générale, la SPR n’a pas tenu compte de l’ampleur du chômage, de la pauvreté et de l’insécurité qui sévissent à Port Harcourt et à Benin City, ni de l’ensemble des facteurs qui jouent contre les demanderesses.

B.  Les observations du défendeur

[22]  Le défendeur soutient que la conclusion de la SPR relative à la PRI est raisonnable et étayée par la preuve documentaire. Les demanderesses ne se sont pas acquittées du lourd fardeau qui leur incombait d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que les PRI proposées étaient déraisonnables (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, 2000 CanLII 16789 (CAF) [Ranganathan]).

[23]  En ce qui concerne le second volet du critère, la SPR a raisonnablement pris en compte les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe (Directives sur la persécution fondée sur le sexe) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et elle a tenu compte de l’âge, du sexe, de la langue et de l’éducation de Mme Haastrup, de ses perspectives d’emploi et de sa capacité de trouver un logement. Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu que, puisque Mme Haastrup avait déjà travaillé dans la vente de produits de cuir et qu’elle avait travaillé au Canada comme préposée aux services de soutien à la personne, ses compétences lui permettraient de trouver un emploi dans les endroits proposés comme PRI et la placeraient dans le groupe supérieur sur le plan socioéconomique.

[24]  Le défendeur soutient que la SPR a raisonnablement conclu que l’anglais est la langue officielle au Nigéria et que, puisque les demanderesses parlent anglais, cela ne constituerait pas un obstacle à leur réinstallation.

[25]  La SPR a également tenu compte des besoins médicaux des deux demanderesses. Le défendeur soutient que, puisque les coûts des soins de santé touchent tous les Nigérians également, ce facteur ne touche pas personnellement les demanderesses. Il fait valoir que l’examen des besoins médicaux s’inscrit mieux dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

C.  La conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses avaient une PRI à Port Harcourt ou à Benin City n’est pas raisonnable compte tenu de leur situation particulière

[26]  Le critère à deux volets relatif à l’existence d’une PRI qui est énoncé dans l’arrêt Rasaratnam a été régulièrement appliqué, et l’analyse qui y est faite a été étoffée, notamment dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, aux paragraphes 2 et 12, [1993] ACF no 1172 (QL) (CA) [Thirunavukkarasu]. Comme la SPR l’a à juste titre souligné, le décideur doit d’abord être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté à l’endroit proposé comme PRI. Deuxièmement, la situation qui existe à l’endroit proposé comme PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris de la situation personnelle de ce dernier. Les deux aspects du critère doivent être établis par le demandeur d’asile.

[27]  Comme la Cour l’a fait remarquer, au paragraphe 14 de l’arrêt Thirunavukkarasu :

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Le demandeur d’asile doit s’acquitter du lourd fardeau de démontrer que l’endroit proposé comme PRI est déraisonnable. Comme la Cour l’a expliqué, au paragraphe 15 de l’arrêt Ranganathan :

[15]  Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haute lorsqu’il s'agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[Non souligné dans l’original.]

[29]  Comme l’expliquent l’arrêt Ranganathan et la jurisprudence traitant des principes susmentionnés, le demandeur d’asile est un réfugié qui fuit l’ensemble de son pays, non seulement un village ou une région. Par conséquent, le demandeur d’asile ne peut pas demander l’asile dans un autre pays tant qu’il existe un endroit dans son propre pays – même si ce n’est pas celui où il souhaite vivre – où il serait protégé contre le risque auquel il prétend être exposé, et qui ne serait pas déraisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances. Il incombe au demandeur d’asile de démontrer, par une preuve objective, que l’endroit proposé comme PRI est déraisonnable. Cela signifie qu’il doit établir qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté à l’endroit proposé comme PRI ou qu’il est déraisonnable de s’y installer en raison des conditions qui y prévalent, compte tenu de toutes les circonstances, y compris de la situation personnelle du demandeur.

[30]  Pour conclure qu’une PRI n’est pas raisonnable dans sa situation particulière, le demandeur d’asile doit établir qu’il serait exposé à bien plus qu’aux épreuves indues que sont la perte d’un emploi, la séparation de sa famille, la difficulté de trouver du travail et la diminution de sa qualité de vie. Bien que la situation qui menace sa vie et sa sécurité milite clairement contre la PRI proposée, d’autres types d’épreuves indues pourraient ne pas satisfaire à ce critère très exigeant. La ligne de démarcation variera.

[31]  Dans la mesure où aucun élément de preuve pertinent n’a été écarté ou qu’aucune autre erreur n’a été commise, il convient de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR en matière de PRI. En l’espèce, comme il est expliqué ci-dessous, la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents au sujet de la situation particulière des demanderesses. La preuve relative aux conditions dans le pays étaye la prétention des demanderesses qui affirment que de se réinstaller dans les endroits proposés comme PRI tiendrait davantage, dans leur cas, d’une menace à leur vie et à leur sécurité en raison de leur incapacité à accéder, entre autres, à un logement, à un emploi, à l’éducation et aux services de santé.

[32]  Contrairement à ce que soutiennent les demanderesses, la SPR n’a pas commis d’erreur en n’évaluant pas leur crainte subjective. À la différence de l’affaire Amit qu’elles ont invoquée, la SPR a examiné la preuve de façon indépendante et elle a raisonnablement conclu que les allégations de Mme Haastrup – sur la capacité de son conjoint de fait de la retrouver – reposaient sur des suppositions et non sur la preuve objective concernant la situation dans le pays. Par ailleurs, la crainte subjective n’est pas déterminante lorsqu’il s’agit de déterminer s’il existe une PRI viable (Onyeme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1243, aux paragraphes 36 et 37, [2018] ACF no 1251 (QL)).

[33]  La SPR s’est demandé s’il existait un risque sérieux que les demanderesses soient persécutées dans l’un ou l’autre des endroits proposés comme PRI. Elle a pris acte des allégations de Mme Haastrup, qui a affirmé non seulement que son conjoint de fait entretenait des liens commerciaux avec des « voyous » de toutes les régions du Nigéria, et que ceux‑ci pouvaient la retrouver, mais aussi que son beau-père était un politicien (une nouvelle affirmation figurant dans son récit modifié). La SPR a conclu que ses affirmations reposaient sur des suppositions et n’étaient pas étayées par les documents objectifs traitant des conditions dans le pays.

[34]  Dans la décision Henguva, citée par les demanderesses, la Cour a conclu que la SPR avait commis une erreur en exigeant de la demanderesse qu’elle démontre que son oncle et son cousin seraient en mesure de la retrouver à l’endroit proposé comme PRI. (La Cour a également conclu que la SPR avait confondu le critère de la protection de l’État avec celui de la PRI, soulignant qu’il s’agissait de critères distincts.)

[35]  Contrairement à l’affaire Henguva, la SPR n’a pas exigé des demanderesses qu’elles démontrent que le conjoint de fait de Mme Haastrup serait en mesure de la retrouver à l’un ou l’autre des deux endroits proposés comme PRI. Elle n’a pas soumis les demanderesses à une norme de preuve plus stricte en leur demandant de démontrer que la famille élargie de son conjoint de fait finirait par les retrouver à l’un ou l’autre des endroits proposés comme PRI. La SPR a conclu que « la preuve présentée n’établit pas, selon la prépondérance des probabilités, la capacité ou l’aptitude du conjoint de fait à suivre les demandeures d’asile à Port Harcourt ou à Benin City ».

[36]  En ce qui concerne le deuxième volet du critère, les Directives sur la persécution fondée sur le sexe exigent que les décideurs tiennent compte, entre autres, de « facteurs religieux, économiques et culturels et détermine[nt] si ceux-ci influeront sur les femmes dans la PRI et de quelle façon ». La SPR a tenu compte des facteurs religieux, économiques, sociaux et culturels pertinents qui sont propres aux demanderesses.

[37]  Toutefois, les conclusions tirées par la SPR au sujet de la capacité de Mme Haastrup de parler la langue, de trouver un emploi et un logement, d’accéder à des services d’éducation pour sa fille, ainsi qu’à des soins médicaux pour elle-même et sa fille, considérées de façon isolée, et surtout, de façon globale, ne sont pas étayées par la preuve objective de la situation dans le pays. Les documents faisant état de la situation dans le pays confirment, dans une large mesure, les préoccupations soulevées par Mme Haastrup dans ses observations.

[38]  La conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses parlent l’anglais et le yoruba et qu’elles seraient donc en mesure de se faire comprendre à Port Harcourt ou à Benin City ne tient pas compte de la preuve relative à la situation dans le pays qui indique que, bien que l’anglais soit la langue officielle du Nigéria, les langues parlées dans les villes proposées comme PRI sont différentes et qu’il existe de nombreux dialectes. La preuve objective de la situation dans le pays, en particulier la réponse à la demande d’information NGA104679.EF, montre, comme l’a fait remarquer Mme Haastrup, que le yoruba n’est pas parlé dans les endroits proposés comme PRI, mais que l’anglais pidgin est parlé à Port Harcourt et à Benin City en plus des dialectes locaux.

[39]  En ce qui concerne le logement, la SPR a conclu que « la situation des femmes vivant seules dans le Sud est inégale », mais qu’elle est meilleure pour les femmes qui ont un niveau de scolarité et un statut socioéconomique plus élevé, ce qui laisse entendre à tort que Mme Haastrup jouit de ce statut.

[40]  La SPR a reconnu que les loyers sont élevés au Nigéria, ce qui augmente les difficultés pour Mme Haastrup en tant que femme vivant seule sans soutien. Toutefois, la preuve concernant la situation dans le pays montre que se loger n’est pas un simple défi, que c’est plutôt un obstacle énorme en raison de la stigmatisation associée aux femmes non mariées. En plus d’être élevé, le loyer doit souvent être payé à l’avance. Ce facteur, combiné aux obstacles à l’emploi, ferait en sorte qu’il serait encore plus difficile pour Mme Haastrup de trouver un logement et de le payer.

[41]  Bien que la SPR ait pris acte de la prétention des demanderesses, à savoir que leur statut de non‑autochtone dans l’un ou l’autre des endroits proposés comme PRI les empêcherait d’accéder aux services, à l’emploi, au logement et à l’éducation et, de façon plus générale, d’être acceptées, elle ne s’est pas demandé en quoi cela pouvait modifier ses autres conclusions.

[42]  La SPR a retenu la preuve selon laquelle Gloria souffre d’un TDAH, pour lequel elle bénéficie de services d’éducation et d’autres services de soutien au Canada. De plus, la SPR a reconnu que Mme Haastrup continue de souffrir de troubles de stress chronique complexes et de troubles dépressifs majeurs, pour lesquels elle prend des antidépresseurs en plus de participer à des séances de counseling et de psychothérapie. Dans sa lettre du 3 janvier 2019, la Dre Redditt mentionne qu’elle est [traduction] « très préoccupée par la possibilité que la dépression et le TSPT de [Mme Haastrup] ne s’aggravent si elle est forcée de retourner au Nigéria, et par le risque qu’elle se suicide ». La SPR a déclaré qu’aucun rapport n’avait été présenté par le conseiller ou psychothérapeute actuel de Mme Haastrup, alors que le rapport de la Dre Redditt était à jour et décrivait les services de counseling et de thérapie qu’elle offrait à sa patiente.

[43]  La conclusion de la SPR que rien ne tend à démontrer que les demanderesses ne pourraient pas avoir accès à des traitements à Port Harcourt ou à Benin City ne tient pas compte de la preuve sur les conditions dans le pays qui indique les non‑autochtones doivent payer pour tous ces services médicaux et qu’ils peuvent aussi se heurter à d’autres obstacles. Je conviens que le coût des soins de santé et d’autres services n’est généralement pas un facteur permettant d’écarter un endroit proposé comme PRI, mais j’estime, étant donné tous les obstacles auxquels se heurte Mme Haastrup, qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que les demanderesses pourraient avoir accès aux traitements nécessaires. La conclusion de la SPR signifie vraiment qu’elles pourraient y avoir accès si elles pouvaient payer. Or, la preuve présentée à la SPR montre que Mme Haastrup ne pourra pas payer les traitements, car elle devra surmonter d’importants obstacles pour trouver un emploi et un logement, et pour payer les frais de logement, d’éducation et d’autres besoins.

[44]  La conclusion de la SPR, selon laquelle les études secondaires et l’expérience d’emploi de Mme Haastrup (à titre de préposée aux services de soutien à la personne au Canada et de vendeuse de sacs à main dans son pays d’origine) la placent dans la moitié supérieure des femmes nigérianes sur le plan socioéconomique, n’est étayée par aucun élément au dossier qui aurait été porté à l’attention de la Cour.

[45]  Après avoir appliqué les principes établis dans l’arrêt Vavilov, la Cour n’est pas convaincue que le raisonnement de la SPR dans la présente affaire « se tient ».

[46]  Par conséquent, la conclusion de la SPR selon laquelle les demanderesses avaient une PRI viable à Port Harcourt et à Benin City n’est pas raisonnable. Un tribunal de la SPR différemment constitué doit réexaminer les demandes d’asile des demanderesses.


JUGEMENT dans le dossier no IMM-1386-19

LA COUR DÉCLARE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Les demandes d’asile des demanderesses doivent être réexaminées par un tribunal différemment constitué de la SPR.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1386-19

 

INTITULÉ :

ADEBOLA DIANE HAASTRUP, GLORIA AYOMIDE ARUBUOLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 20 janvier 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE :

LE 27 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Oluwakemi Oduwole

 

POUR LES DEMANDERESSES

Suzanne Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Topmarké Attorneys

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.