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Date : 20200122


Dossier : IMM-2612-19

Référence : 2020 CF 91

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

RASALEDCHUMY THANGESWARAN

DESINY THANGESWARAN

 

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne la décision par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a rejeté la demande de report du renvoi des demanderesses vers le Mexique (la décision relative au report). Les demanderesses sont une mère et sa fille tamoules du Sri Lanka. Elles ont fui ce pays en 2009.

[2]  En 2012, les demanderesses sont passées par le Mexique afin de rejoindre leur famille au Canada. Toutefois, pendant qu’elles étaient en transit au Mexique, elles ont été détenues. Elles ont donc demandé l’asile pour éviter d’être renvoyées au Sri Lanka. Elles ont obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention au Mexique, mais sont parties au Canada après cinq mois.

[3]  Les demanderesses ont présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire, laquelle est en instance depuis juin 2018.

[4]  Le 11 avril 2019, l’ASFC a enjoint aux demanderesses de se présenter pour leur renvoi au Mexique le 30 avril 2019. Ces dernières ont présenté une demande visant à reporter le renvoi jusqu’à ce que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit tranchée.

[5]  Le 26 avril 2019, l’agent a rejeté la demande de report du renvoi des demanderesses au titre de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), afin d’exécuter la mesure de renvoi dès qu’il serait raisonnablement possible de le faire.

[6]  Les demanderesses soutiennent que l’agent a commis des erreurs importantes dans son évaluation de la preuve médicale et qu’il a mal évalué les difficultés parce qu’il a confondu le critère du risque avec celui des difficultés. Elles font valoir que, dans son évaluation des difficultés, l’agent a également fait fi de certains éléments de preuve ou les a mal interprétés. De plus, les demanderesses soutiennent qu’il était déraisonnable pour l’agent d’exiger qu’elles démontrent qu’une décision concernant leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est imminente, ainsi que d’exclure ou de mal interpréter les éléments de preuve statistiques provenant d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) qu’elles avaient fournis concernant les délais de traitement.

[7]  La décision relative au report est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Les faits

A.  Les demanderesses

[8]  Mme Rasaledchumy Thangeswaran (la demanderesse principale) et sa fille Desiny Thangeswaran (la codemanderesse) sont des citoyennes du Sri Lanka et des réfugiées au sens de la Convention au Mexique. Elles sont respectivement âgées de 47 et 20 ans.

[9]  La demanderesse principale est née dans le village de Mallavi, dans la région de Vanni, la province du Nord du Sri Lanka. Après que la guerre civile a éclaté au Sri Lanka en 1983, le frère de la demanderesse principale, Yogeswaran, s’est enfui au Canada vers 1989 parce qu’on exerçait des pressions sur lui pour qu’il joigne les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) et qu’il risquait d’être blessé ou tué par l’armée sri lankaise du fait qu’il était un jeune tamoul. Yogeswaran a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada.

[10]  La demanderesse principale a pu éviter de se joindre aux TLET parce que sa mère les avait payés. En 1990, elle a rencontré son mari Thangeswaran Uruththiran, maintenant décédé, qui s’était joint aux TLET en 1986 après avoir été témoin du meurtre de son oncle par l’armée sri lankaise. M. Uruththiran a quitté les TLET en 1991. Le couple s’est marié en 1992. Après leur mariage, la demanderesse principale a travaillé comme enseignante et son mari, comme agriculteur. Ils ont eu quatre enfants, dont la benjamine Desiny, la codemanderesse.

[11]  En 1999, le mari de la demanderesse principale a été forcé de retourner auprès des TLET pour travailler comme garde-frontière. Il a été tué par des tirs d’obus le 3 décembre 1999. Comme les enfants de la demanderesse principale étaient très jeunes à l’époque (sa fille aînée était âgée de 7 ans et la codemanderesse n’était âgée que de 7 mois), elle a déménagé chez ses beaux‑parents pour un certain temps.

[12]  Après plusieurs années de cessez‑le‑feu, au début de 2006, les TLET ont commencé à perpétrer des attaques contre l’armée sri lankaise. En 2006, l’armée a pris le contrôle du village de Kalmadu, où vivait la famille de la demanderesse principale, et cette dernière craignait d’être ciblée par l’armée sri lankaise puisque son mari était mort en combattant pour les TLET. La demanderesse principale souligne que des soldats de l’armée sri lankaise ont fouillé la maison de ses beaux‑parents.

[13]  En 2008, l’armée sri lankaise a commencé à occuper de nouveau la région où vivaient la demanderesse principale et sa famille. Ces derniers ont fui et se sont retrouvés à Mullaivaikal. Après la défaite des TLET, ses trois enfants aînés et elle ont été envoyés dans un camp pour personnes déplacées à Vavuniya. La codemanderesse est restée auprès de sa grand‑mère paternelle. La demanderesse principale a fini par être arrêtée par l’armée sri lankaise et séparée de ses enfants. Durant ses dix jours de détention, elle a été interrogée, battue et menacée d’agression sexuelle. Par la suite, elle est sortie clandestinement du camp avec l’aide de son frère.

[14]  En 2009, les demanderesses ont fui le Sri Lanka et se sont rendues en France en passant par la Malaisie. Le fils de la demanderesse principale, Piraveen, voyageait également avec les demanderesses, mais il a été détenu brièvement en Malaisie avant d’être renvoyé au Sri Lanka. Les demanderesses ont demandé l’asile en France, mais leurs demandes ont été rejetées après un délai d’environ un an.

[15]  En avril 2012, les demanderesses se sont rendues au Mexique avec l’intention d’aller au Canada, où la demanderesse principale avait de nombreux liens familiaux. Toutefois, les demanderesses ont été détenues au Mexique et envoyées dans un camp de détention à Acayucan, où elles ont passé plusieurs mois. Les conditions dans le camp étaient très médiocres. Au départ, les demanderesses ne voulaient pas demander l’asile au Mexique, car elles avaient l’intention de se rendre au Canada, leur destination finale. Toutefois, par crainte d’être expulsées vers le Sri Lanka, elles ont fini par présenter une demande d’asile au Mexique.

[16]  Les demanderesses ont obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention au Mexique. La demanderesse principale a décidé que sa fille et elle ne pouvaient pas rester au Mexique parce qu’elles ne parlaient pas espagnol et n’y connaissaient personne. Dans leur demande, les demanderesses ont déclaré n’avoir rencontré aucun autre Tamoul au Mexique. Le frère de la demanderesse principale a organisé le voyage des demanderesses du Mexique au Canada en passant par les États‑Unis avec l’aide d’un passeur.

[17]  Le 28 septembre 2012, les demanderesses se sont fait prendre par les autorités américaines et ont été amenées vers un passage frontalier du Texas. Après une brève période de détention, lorsque les autorités américaines ont appris que les demanderesses voulaient rejoindre leur famille au Canada, elles se sont organisées pour que ces dernières prennent un autobus vers Buffalo, dans l’État de New York. Les demanderesses sont restées dans un centre d’hébergement pour réfugiés, où elles ont reçu de l’aide pour présenter une demande d’asile à la frontière canado-américaine.

[18]  Le 29 novembre 2012, les demanderesses ont présenté leurs demandes d’asile à la frontière. Après être entrées au Canada, elles sont restées chez la sœur, le beau-frère, la mère, le frère et les nièces de la demanderesse principale à Ottawa.

[19]  En 2015, la demanderesse principale a reçu un diagnostic de carcinome squameux dans l’utérus et a dû subir une hystérectomie. Elle continue d’être suivie par son gynécologue tous les six mois. Après l’intervention chirurgicale, la demanderesse principale a également reçu un diagnostic de dépression. Plus tard, un psychologue lui a posé les diagnostics de trouble dépressif caractérisé et de trouble de stress post-traumatique (TSPT).

[20]  En septembre 2017, les demanderesses ont déménagé à Markham, en Ontario, afin de vivre avec le frère de la demanderesse principale et la famille de ce dernier.

[21]  Après avoir appris qu’elles avaient obtenu l’asile au Mexique et qu’elles n’étaient ainsi pas admissibles à l’asile au Canada, les demanderesses ont retiré leurs demandes d’asile le 30 mai 2018. Le 22 juin 2018, les demanderesses ont présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire.

[22]  Le 11 avril 2019, les demanderesses ont reçu l’ordre de se présenter pour leur renvoi au Mexique le 30 avril 2019. Le 15 avril 2019, elles ont demandé le report de leur renvoi jusqu’à ce que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit tranchée. La demande de report était fondée sur leur demande en instance, sur l’effet préjudiciable du renvoi sur la santé physique et mentale de la demanderesse principale, ainsi que sur les difficultés importantes et le manque de soutien auxquels les demanderesses se heurteraient au Mexique.

B.  La décision sous-jacente

[23]  Le 26 avril 2019, l’agent a refusé la demande de report du renvoi présentée par les demanderesses.

[24]  Après avoir cité un extrait des observations de l’avocate en faveur du report, l’agent a affirmé qu’il avait tenu compte de toutes les déclarations et observations et a souligné que la demande en instance avait été présentée par les demanderesses le 22 juin 2018. L’agent a souligné que, selon ce qui figure sur le site Web d’IRCC, le délai de traitement des demandes présentées au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire était de 31 mois, et il a conclu que les déclarations des demanderesses et les statistiques qu’elles avaient fournies concernant le traitement plus rapide des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire étaient [traduction] « hypothétiques ». L’agent a conclu que les éléments de preuve présentés ne suffisaient pas à démontrer que la décision à l’égard de la demande était imminente.

[25]  Lorsqu’il a examiné les difficultés qu’éprouveraient les demanderesses si elles étaient renvoyées, l’agent a mentionné que [traduction] « certaines difficultés, comme se trouver un emploi et établir des relations, sont une conséquence normale d’un renvoi ». L’agent a tenu compte du fait que la demanderesse principale ne parlait pas espagnol et que la codemanderesse connaissait peu cette langue, mais a jugé que ces dernières [traduction« pouvaient s’adapter très facilement à une nouvelle situation », puisqu’elles avaient [traduction« voyagé dans plusieurs pays, notamment en Malaisie, en France, au Mexique et aux États‑Unis et qu’elles [avaient] présenté une demande d’asile en France et au Mexique ».

[26]  L’agent a ajouté que le Mexique offre des ressources, quoique limitées, pour aider les immigrants à s’établir. Il a conclu que les difficultés invoquées par les demanderesses n’étaient pas inhabituelles ni excessives et que les éléments de preuve fournis ne suffisaient pas à démontrer qu’elles seraient incapables de trouver un emploi ou de s’adapter au Mexique. Il a estimé que les déclarations concernant l’emploi étaient [traduction« hypothétiques ».

[27]  Lorsqu’il a examiné les risques pour les demanderesses et leur affirmation selon laquelle elles seraient ciblées par des criminels, l’agent a affirmé que les documents concernant la criminalité et la situation socioéconomique au Mexique étaient généraux et ne mentionnaient pas les demanderesses personnellement. L’agent a reconnu que la situation au Mexique n’était pas parfaite, mais a affirmé que le gouvernement prenait des mesures pour l’améliorer. De plus, l’agent a conclu que les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants pour démontrer que les demanderesses seraient ciblées personnellement par des criminels.

[28]  En ce qui concerne la question de l’établissement, l’agent a souligné les facteurs suivants : les demanderesses ont de la famille et des amis au Canada, la demanderesse principale a un emploi et sa fille veut poursuivre des études postsecondaires et les demanderesses font du bénévolat et contribuent à l’économie canadienne. Toutefois, l’agent a conclu qu’à eux seuls, ces facteurs ne justifiaient pas qu’il soit sursis à la mesure de renvoi. Il a également répété que les demanderesses étaient déjà allées au Mexique et a ainsi insinué qu’elles pourraient [traduction] « s’adapter très facilement » au Mexique, malgré une période d’adaptation.

[29]  Après avoir examiné les difficultés liées à la séparation familiale et l’intérêt supérieur des enfants (les nièces et les neveux de la demanderesse principale), l’agent a conclu que ces facteurs ne justifiaient pas un report du renvoi.

[30]  L’agent a abordé les problèmes de santé de la demanderesse principale et a conclu que [traduction] « le renvoi du Canada, bien qu’il pourrait s’avérer difficile et causer une certaine anxiété, exigera une période d’adaptation qui est raisonnable et compréhensible ». De plus, l’agent a souligné que, même si le renvoi sera [traduction] « stressant » pour la demanderesse principale, qui présente [traduction] « certains problèmes psychologiques », les documents fournis n’indiquent pas qu’il lui est interdit de voyager par avion. En ce qui concerne la question du fibrome bénin de la demanderesse principale, l’agent a conclu que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour démontrer qu’elle serait incapable de surveiller la situation auprès d’un gynécologue au Mexique. Il a également conclu que les éléments de preuve présentés n’étaient pas suffisants pour démontrer que la demanderesse principale ne pourrait pas recevoir de traitement médical pour ses problèmes de santé.

[31]  L’agent a souligné que les demanderesses avaient eu amplement le temps de se préparer à leur renvoi du Canada. Au moment où elles ont présenté leur demande d’asile en 2012, une mesure de renvoi conditionnelle avait été prise contre elles, et elles avaient été avisées que l’on s’attendait à ce qu’elles organisent leur retour au Mexique si leur demande était retirée ou refusée.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

[32]  La question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[33]  Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], rendu récemment par la Cour suprême, la norme de la décision raisonnable s’appliquait généralement au contrôle de décisions rendues par des agents d’exécution au titre de l’article 48 de la LIPR, comme c’est le cas en l’espèce : Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 (CanLII), au par. 43; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 (CanLII), au par. 27; Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), au par. 25 [Baron].

[34]  La norme de contrôle applicable à la décision relative au report doit être déterminée conformément au cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov. L’analyse de la norme de contrôle révisée commence par la présomption selon laquelle la décision raisonnable s’applique, présomption qui peut être réfutée dans deux types de cas. Le premier est celui où le législateur a indiqué qu’il souhaite l’application d’une norme différente, par exemple lorsqu’il a expressément prescrit la norme de contrôle applicable ou lorsqu’il a prévu un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour (Vavilov, au par. 17).

[35]  Le deuxième cas est celui où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, par exemple pour certaines catégories de questions, soit les questions constitutionnelles, les questions de droit général d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, au par. 17).

[36]  Toutefois, étant donné qu’aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce, la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique demeure.

[37]  Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). De plus, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). Il importe de se rappeler que : « Bon nombre de décideurs administratifs se voient confier des pouvoirs extraordinaires sur la vie de gens ordinaires, dont beaucoup sont parmi les plus vulnérables de notre société. Le corollaire de ce pouvoir est la responsabilité accrue qui échoit aux décideurs administratifs de s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit. » (Vavilov, au par. 135)

IV.  Analyse

[38]  Les demanderesses soutiennent que les motifs convaincants exposés dans leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, soit les difficultés auxquelles elles feraient face au Mexique sans soutien ni famille ni communauté, la détérioration possible de l’état de santé physique et mental de la demanderesse principale, ainsi que l’établissement et les liens familiaux étroits des demanderesses au Canada, justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi et démontrent que la décision de l’agent était déraisonnable.

[39]  Les demanderesses se fondent sur la décision Ramada c Canada (Procureur général), 2005 CF 1112 (CanLII), pour affirmer que les motifs d’ordre humanitaire justifient le report du renvoi. Elles citent l’arrêt Baron pour affirmer qu’une demande de résidence permanente en instance qui soulève des motifs d’ordre humanitaire peut justifier un report. Les demanderesses soutiennent que l’agent d’exécution de la loi est aussi obligé de tenir compte des allégations de risque (Wong c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 966 (CanLII), et Etienne c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 415 (CanLII)).

A.  La preuve médicale

[40]  Les demanderesses ont formulé plusieurs observations sur la façon dont l’agent a évalué la preuve médicale. Elles affirment que les éléments de preuve concernant l’état de santé mentale et physique de la demanderesse principale étaient nombreux et probants, dont une évaluation psychologique datant de 2018, une lettre récente d’une infirmière praticienne qui avait traité la demanderesse principale pendant plusieurs années, ainsi que d’autres lettres de professionnels de la santé qui lui ont dispensé des soins.

[41]  Premièrement, les demanderesses soutiennent que l’agent a fait une déclaration générale lorsqu’il a affirmé qu’il avait examiné tous les documents médicaux présentés, alors qu’il n’a mentionné aucune évaluation ni aucun élément de preuve précis, hormis une citation tirée des observations de l’avocate. Les demanderesses font valoir que le libellé des motifs de l’agent (p. ex. [traduction] « pourrait s’avérer difficile et causer une certaine anxiété » et [traduction] « exiger une période d’adaptation ») donne à penser qu’il n’a pas tenu compte de la preuve médicale ou qu’il l’a mal interprétée. Bien qu’on lui ait signalé la présence de plusieurs troubles psychologiques importants, comme le trouble dépressif caractérisé et le TSPT, l’agent n’a pas tenu compte des effets de ces troubles sur la demanderesse principale et s’est contenté d’affirmer qu’elle serait capable de voyager par avion.

[42]  Les demanderesses s’appuient sur les décisions Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), et Rahimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 56 (CanLII), aux paragraphes 13 et 14, pour invoquer le principe selon lequel « une cour de justice peut également juger que des conclusions ont été rendues sans égard à la preuve lorsque ces conclusions sont formulées sans renvoyer à la preuve contradictoire ni à la preuve pertinente ». Les demanderesses soutiennent que les éléments de preuve concernant la santé mentale de la demanderesse principale étaient étroitement liés à son état actuel et aux conséquences du renvoi, mais que l’agent a commis une erreur en faisant fi de ces éléments.

[43]  Deuxièmement, les demanderesses font valoir que l’agent les a obligées à tort à démontrer qu’aucun traitement médical n’était disponible au Mexique et a ainsi tiré des conclusions qui ne concordent pas avec l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], de la Cour suprême du Canada. Les demanderesses se fondent sur la décision Danyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 112 (CanLII), aux paragraphes 38 et 39 [Danyi], où la Cour a confirmé que l’analyse du traitement de la preuve médicale dans l’arrêt Kanthasamy s’applique tout autant dans le contexte d’un report.

[44]  Troisièmement, les demanderesses soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve démontrant qu’aucun traitement médical n’est disponible au Mexique. Elles affirment avoir présenté des éléments de preuve au sujet des lacunes dans le système de santé du Mexique, qui auraient une incidence sur la demanderesse principale, notamment des documents sur la situation au pays qui indiquent que les soins de santé mentale sont limités au Mexique et que les ressources y sont considérablement moins nombreuses qu’au Canada et aux États‑Unis. Selon un des rapports, il arrive souvent que les centres de soins de santé mentale du Mexique manquent de personnel suffisant pour répondre aux demandes de traitement.

[45]  Les demanderesses se fondent sur la décision Wells c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 351 (CanLII) [Wells], aux paragraphes 6 et 13 à 18, pour affirmer que l’agent qui ne tient pas compte de la preuve concernant la disponibilité d’un traitement médical commet une erreur susceptible de contrôle. Les demanderesses font valoir que l’espèce présente des similitudes avec l’affaire Ismail c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 845 [Ismail], où la Cour a confirmé, aux paragraphes 15 et 19, que l’agent doit analyser les éléments de preuve au lieu de simplement les « reconn[aître] » et les « remarque[r] ».

[46]  Le défendeur soutient que l’agent a mentionné l’état de santé de la demanderesse principale en citant les observations de son avocate. Il ajoute que la Cour a conclu que la capacité physique du demandeur à se conformer à la mesure, par exemple la capacité de voyager, est un facteur qui peut être pris en compte dans le cadre du report d’un renvoi. De plus, le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement tenu compte de la preuve psychiatrique et soutient que l’agent a le droit d’accorder peu de poids aux éléments de preuve préparés à des fins de litige. Le défendeur affirme que l’agent est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve et qu’il ressort clairement de ses motifs que les documents médicaux ont été pris en compte.

[47]   Le défendeur soutient que les demanderesses ont eu tort de s’appuyer sur la décision Danyi et sur l’arrêt Kanthasamy. Il affirme que la décision Danyi se distingue de l’espèce parce qu’elle concerne une famille rom qui fuyait la persécution, alors que les demanderesses ont le statut de réfugié au sens de la Convention au Mexique. En outre, dans la décision Danyi, l’agent n’avait pas tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Le défendeur fait valoir que l’arrêt Kanthasamy se distingue de l’espèce parce qu’il concerne une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[48]  En ce qui concerne la disponibilité d’un traitement médical au Mexique, le défendeur se fonde sur la décision Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180 (CanLII), au paragraphe 36, pour soutenir que l’agent n’était pas tenu d’évaluer les motifs d’ordre humanitaire. Il fait valoir que l’agent a examiné l’état de santé de la demanderesse. Il s’appuie sur le paragraphe 14 de la décision Gumbura c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 833 (CanLII), pour affirmer que le fait d’avoir accès à de meilleurs soins au Canada n’est pas un motif de report. Il se fonde également sur le paragraphe 73 de la décision Melnykova c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 136 (CanLII), pour affirmer qu’il est raisonnable pour l’agent des renvois d’examiner si la preuve quant à savoir si un traitement médical serait disponible pour le demandeur est suffisante.

[49]  Le défendeur soutient également que les demanderesses ont eu tort de se fonder sur la décision Ismail parce que la Cour avait remis en question les conclusions de l’agent qui étaient contredites par la preuve au dossier, relativement au fait que des membres de la famille du demandeur dépendaient entièrement du soutien financier de ce dernier. Le défendeur allègue que cette situation ne s’applique pas en l’espèce.

[50]  À mon avis, la décision prise par l’agent en l’espèce ressemble beaucoup à celle de l’agent dans l’affaire Danyi, lorsqu’il a conclu que la preuve médicale était insuffisante pour démontrer que la demanderesse principale ne pourrait recevoir de traitement pour ses troubles au Mexique ni surveiller ses problèmes de santé. Dans la décision Danyi, la Cour a conclu que la décision de l’agent posait problème parce qu’il n’avait pas tenu compte du fait que le renvoi à lui seul provoquerait un préjudice psychologique pour la demanderesse et parce que son analyse était axée à tort sur la disponibilité des traitements dans le pays d’origine. Je conviens avec les demanderesses que l’agent a commis la même erreur en l’espèce.

[51]  Comme l’ont souligné les demanderesses, le trouble dépressif caractérisé et le TSPT sont des problèmes de santé mentale graves qui pourraient exacerber le préjudice psychologique de la demanderesse principale si elle était renvoyée au Mexique. Dans sa lettre, le psychologue a convenu que le pronostic de la demanderesse principale risquait d’empirer et de [traduction] « mener à une détérioration importante de [sa] santé mentale » si elle était renvoyée. Toutefois, l’agent n’a pas tenu compte de la preuve médicale en se contentant d’affirmer que le renvoi pourrait [traduction] « s’avérer difficile et causer une certaine anxiété » durant une [traduction] « période d’adaptation » et en concentrant son analyse sur la disponibilité des traitements au Mexique. Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, à savoir que la décision Danyi se limite strictement à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour dans cette affaire a conclu que l’agent avait commis une erreur dans son évaluation de la preuve psychologique de la demanderesse adulte.

[52]  De plus, l’agent a commis une erreur en faisant fi des éléments de preuve sur le manque de disponibilité d’un traitement médical au Mexique. La demanderesse principale doit faire l’objet de suivis réguliers pour surveiller son carcinome squameux traité précédemment. Toutefois, comme l’indiquent les documents sur la situation au pays, les ressources en santé mentale sont limitées dans les centres de traitement du Mexique, qui manquent de personnel suffisant pour répondre à la demande de traitement des patients. Une personne atteinte d’une maladie ou d’un problème de santé qui n’est pas couvert par le régime de soins de santé doit payer la totalité des dépenses liées aux soins médicaux. Par exemple, un rapport souligne que l’assurance maladie nationale ne couvrirait pas les soins dont la demanderesse principale a besoin. Elle ne couvre que six types de cancer : le cancer du sein, le cancer du col de l’utérus, le cancer de la prostate, le cancer des testicules, le lymphome non hodgkinien et la leucémie infantile. La demanderesse principale ne peut donc pas en bénéficier, puisqu’elle a besoin d’un suivi relativement à un carcinome squameux, un type de cancer de la peau. Bon nombre des centres de traitement ne sont pas munis de l’équipement nécessaire pour fournir des soins optimaux, et la qualité des traitements fournis est minée par la pénurie d’oncologues.

[53]  Comme les demanderesses l’ont souligné à juste titre, les termes employés par l’agent dans la décision Wells sont semblables à ceux de l’agent en l’espèce. Dans cette affaire, l’agent a affirmé que, même si le système de santé mentale de Trinité-et-Tobago diffère de celui du Canada, il existe bel et bien, et aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que le demandeur serait privé de traitement pour son problème de santé (Wells, au par. 8). De même, en l’espèce, bien qu’il ait reconnu que le système de santé du Mexique peut différer de celui du Canada, l’agent a souligné que la preuve présentée ne suffisait pas à démontrer qu’un traitement pour les troubles de la demanderesse principale ne serait pas disponible au Mexique.

[54]  Je souligne que, dans la décision Wells, l’agent a affirmé qu’il n’y avait aucun élément de preuve (alors qu’en fait, le demandeur en avait présenté) et, en l’espèce, l’agent affirme qu’il n’y en a pas suffisamment. Néanmoins, je suis d’avis que les motifs de l’agent en l’espèce ne sont ni transparents ni intelligibles quant aux raisons pour lesquelles la preuve présentée n’a pas permis de dissiper sous doutes concernant la non‑disponibilité d’un traitement pour la demanderesse principale.

[55]  Pour ce qui est des décisions Gumbura et Melnykova sur lesquelles le défendeur s’est fondé, j’estime qu’elles ne s’appliquent pas en l’espèce. Il ne s’agit pas de savoir si l’accessibilité de meilleurs soins au Canada est un motif de report. En outre, même s’il est raisonnable qu’un agent d’exécution évalue la suffisance de la preuve portant sur les traitements médicaux dans le pays du renvoi, en l’espèce, le problème tient au fait que l’agent a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants sans les avoir vraiment analysés.

[56]  Par conséquent, j’estime que la décision de l’agent est déraisonnable en ce qui a trait à l’évaluation de la preuve médicale.

B.  Les difficultés

[57]  Les demanderesses font valoir que l’agent les a obligées à tort à présenter des éléments de preuve les désignant personnellement et a confondu l’évaluation des risques au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR avec l’évaluation des difficultés. Les demanderesses s’appuient sur la décision Henriquez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 437 (CanLII) [Henriquez], aux paragraphes 11 à 15, où la Cour a conclu que le fait pour un agent d’exiger que les articles et les rapports sur le pays désignent le demandeur personnellement constitue une erreur susceptible de contrôle, dans le contexte d’une demande de report. Elles font valoir que même si la décision Henriquez portait sur une évaluation des risques, les principes s’appliquent également lorsque l’agent procède à une évaluation des difficultés.

[58]  Le défendeur soutient qu’il y a lieu d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Henriquez, car les demanderesses ont le statut de personne protégée au Mexique. Le défendeur soutient également que l’agent n’a pas exigé que les rapports sur la situation au pays désignent les demanderesses par leur nom, mais a seulement souligné que les documents étaient généraux et ne les mentionnaient pas personnellement.

[59]  En l’espèce, contrairement à ce qu’affirme le défendeur, je ne suis pas convaincu que l’espèce se distingue de l’affaire Henriquez au seul motif que les demanderesses ont un statut au Mexique. Comme l’a affirmé le juge Boswell dans la décision Nguyen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 225 (CanLII) [Nguyen], « [l]e pouvoir discrétionnaire d’un agent de l’exécution de reporter une mesure de renvoi en vertu de l’article 48 de la LIPR est axé sur le danger » (Nguyen, au par. 24). Ainsi, le fait que les demanderesses ont un statut ne les empêche pas nécessairement d’être exposées à un danger si elles sont renvoyées au Mexique.

[60]  Quant à l’argument du défendeur selon lequel l’agent n’a pas exigé que les rapports sur la situation au pays désignent les demanderesses par leur nom, j’estime que la seule interprétation possible que l’on peut donner aux motifs de l’agent est qu’il a obligé les demanderesses à démontrer que les renseignements sur la situation au pays faisaient référence à elles personnellement.

[61]  Je souligne que, même si les demanderesses n’ont pas invoqué de risques pour justifier leur demande de report, à la lecture des motifs de l’agent, il appert que ce dernier a procédé à une évaluation des risques en plus de l’évaluation des difficultés. Avant de plonger dans l’analyse, l’agent a affirmé qu’il a [traduction] « tenu compte des difficultés et des risques pour [les demanderesses] si elles étaient renvoyées du Canada ». De plus, après un paragraphe où il analyse les difficultés, l’agent affirme ce qui suit : [traduction] « J’ai également tenu compte des risques pour [les demanderesses] [...] »

[62]  Si l’agent avait tenté d’évaluer les risques, la décision Henriquez s’appliquerait à l’espèce, et le fait que l’agent ait exigé que les documents sur la situation au pays mentionnent personnellement les demanderesses aurait constitué une erreur susceptible de contrôle. Comme le souligne la Cour dans la décision Henriquez : « À moins que le demandeur soit un politicien, un officier militaire ou une personne connue en position d’autorité, il est plutôt rare qu’un demandeur soit désigné par son nom dans les rapports indépendants sur la situation dans un pays. L’agent cherchait à obtenir une preuve de l’existence d’un risque sérieux pesant sur une personne recherchée. Évidemment, ce n’est pas là le critère à appliquer. »

[63]  L’évaluation des difficultés peut être guidée par l’arrêt Kanthasamy, où la Cour suprême a affirmé ce qui suit, dans le contexte de l’analyse des conditions défavorables et de la discrimination dans le pays : « [L]e demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. » (Kanthasamy, au par. 56.) Même si l’arrêt Kanthasamy concernait le contrôle judiciaire d’une décision rendue à l’égard d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, à mon sens, les principes de l’évaluation des difficultés peuvent être transposés dans le contexte d’un report, où les agents d’exécution de la loi évaluent le danger ou les menaces pour la sécurité personnelle.

[64]  Toutefois, peu importe si l’agent a effectué une analyse des difficultés ou des risques, dans un cas comme dans l’autre, les demanderesses ne sont pas tenues de prouver que les renseignements sur la situation au pays les désignent personnellement. Par conséquent, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle. De plus, comme je l’ai déjà dit, l’analyse pour l’agent d’exécution de la loi consiste à examiner le préjudice pour le demandeur.

[65]  Par ailleurs, dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui est en instance, comme c’est le cas en l’espèce, une « menace à la sécurité personnelle » pourrait également justifier le report d’un renvoi, comme l’a souligné la Cour dans la décision Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888 (CanLII), au paragraphe 26. Toutefois, en rejetant les éléments de preuve concernant la situation au pays parce qu’ils ne désignaient pas les demanderesses personnellement, l’agent ne s’est pas demandé, comme il aurait dû le faire, si les éléments de preuve établiraient une menace à la sécurité personnelle des demanderesses.

[66]  Par exemple, les demanderesses ont présenté plusieurs documents sur la situation au pays démontrant qu’au Mexique, les réfugiés, les migrants et les demandeurs d’asile — surtout les femmes — font face à des situations dangereuses et connaissent des taux élevés de violence, d’agressions et de criminalité. D’autres rapports concluent qu’au Mexique, les migrants et les réfugiés sont exposés à des risques sérieux d’enlèvement, de disparition, d’agression sexuelle et de traite de personnes, qu’ils sont ciblés en raison de leur nationalité, de leur race, de leur sexe ou de leur statut de réfugié, et que les femmes et les filles migrantes sont victimes de traite à la frontière sud du Mexique.

[67]  Toutefois, l’agent n’a abordé aucun de ces éléments de preuve; il a plutôt exigé que les demanderesses soient désignées personnellement et a conclu qu’elles pourraient [traduction] « s’adapter très facilement à une nouvelle situation » au Mexique. Cette conclusion rend la décision relative au report déraisonnable.

C.  La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[68]  Les demanderesses soutiennent que l’agent a limité son pouvoir discrétionnaire en refusant d’envisager le report du renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et en exigeant qu’elles établissent l’imminence de cette décision. Les demanderesses soutiennent également que l’agent a mal interprété les éléments de preuve portant sur les délais de traitement de ce type de demande, car il n’a pas expliqué pourquoi il préférait s’en remettre aux délais affichés sur le site Web d’IRCC au lieu des statistiques d’IRCC qu’elles ont présentées ni pourquoi leurs déclarations étaient hypothétiques.

[69]  Les demanderesses font valoir qu’il incombait à l’agent de tenir compte des statistiques qui visaient à démontrer que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ont moins de chance de succès lorsque les demandeurs sont renvoyés du Canada.

[70]  Le défendeur soutient que l’agent s’est raisonnablement fondé sur les délais de traitement généraux affichés sur le site Web d’IRCC. En s’appuyant sur des statistiques précises, comme les délais de traitement au bureau de Vancouver en 2017, les demanderesses cherchent à ce que la Cour pondère de nouveau la preuve.

[71]  Dans leur demande de report, les demanderesses avaient présenté des statistiques d’IRCC à l’appui de leur argument selon lequel, même si le délai de traitement des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est de 30 mois en moyenne, en réalité, les décisions sont rendues beaucoup plus rapidement. Par exemple, en 2017, le bureau de Vancouver — qui est responsable du dossier des demanderesses — a traité 80 % des demandes approuvées en 12 mois ou moins. Le délai de traitement moyen des demandes approuvées était de 14 mois à l’échelle du Canada. Les demandes refusées ont été traitées dans des délais semblables.

[72]  De façon générale, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont formulé des mises en garde contre le fait de tirer des conclusions à partir de statistiques qui ne sont pas accompagnées d’une analyse par des experts (Es-Sayyid c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59 (CanLII), aux par. 45 à 49; Gillani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 533 (CanLII), au par. 43; Zupko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1319 (CanLII), au par. 22; Xuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 673 (CanLII). au par. 15).

[73]  Toutefois, comme les statistiques d’IRCC présentées par les demanderesses sont des chiffres clairs faisant état des délais de traitement des demandes présentées pour des motifs d’ordre humanitaire depuis le Canada au cours d’une année donnée, j’estime qu’il est préoccupant que l’agent ait rejeté les observations en les qualifiant d’[traduction] « hypothétiques ». Il aurait au moins pu expliquer pourquoi il a préféré s’en remettre aux délais de traitement figurant sur le site Web d’IRCC au lieu des délais de traitement réels, mais il ne l’a pas fait. À cet égard, les motifs de l’agent ne sont ni transparents ni intelligibles.

V.  Question à certifier

[74]  On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous les deux affirmé qu’il n’y en avait pas, et je suis d’accord.

VI.  Conclusion

[75]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2612-19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de mars 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2612-19

 

INTITULÉ :

RASALEDCHUMY THANGESWARAN ET DESINY THANGESWARAN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JANVIER 2020

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE AHMED

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Hannah Lindy

 

POUR LES demanderesseS

 

Alex Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demanderesseS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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