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Date : 20191231


Dossier : IMM-2882-19

Référence : 2019 CF 1662

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 décembre 2019

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

GILBERT MOORE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  M. Gilbert Moore sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a refusé sa dernière demande de résidence permanente qu’il avait présentée depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire.

[2]  La question qui se pose en l’espèce est de savoir s’il était raisonnable de la part de l’agente de conclure que M. Moore avait fait une fausse déclaration en se faisant passer pour un citoyen libérien, et que ce facteur négatif l’emportait sur toutes les considérations d’ordre humanitaire favorables, notamment l’intérêt supérieur de ses trois enfants nés au Canada.

II.  Faits et historique procédural

[3]  Gilbert Moore, un citoyen libérien de 53 ans, vit au Canada depuis son arrivée ici comme réfugié en juin 1997. Il a fui le Libéria après avoir été enlevé, tenu en otage et libéré par le Front national patriotique du Libéria (NPFL), un groupe rebelle à l’origine de la première guerre civile libérienne. Le groupe a également assassiné son père et persécuté son frère, qui appartenait à une faction du Mouvement de libération uni pour la démocratie au Libéria (ULIMO‑J).

[4]  La présente affaire s’inscrit dans une longue série de tentatives déployées par M. Moore pour obtenir un statut légal au Canada.

A.  1999 : Octroi du statut de réfugié

[5]  M. Moore a obtenu la qualité de réfugié au sens de la Convention en mai 1999; depuis, il vit en Colombie‑Britannique où il est propriétaire d’une entreprise d’électricité et emploie plusieurs personnes. Il fait également du bénévolat auprès de l’Armée du Salut, a fondé une équipe africaine de soccer, est membre d’une église, et a entrepris plusieurs programmes d’études en vue d’obtenir des certificats professionnels.

[6]  Le 9 juin 1999, M. Moore a présenté une demande de résidence permanente, qui a été rejetée le 24 juin suivant.

[7]  M. Moore a épousé une citoyenne canadienne en 2002; le couple a eu trois enfants nés au Canada et aujourd’hui âgés de 17, 13 et 11 ans.

[8]  En mai 2009, l’épouse de M. Moore a soumis une demande de parrainage conjugal à son égard; M. Moore a également demandé le statut de résident permanent, en invoquant cette fois des motifs d’ordre humanitaire. Ces deux demandes ont été refusées en septembre 2009.

[9]  M. Moore et son épouse se sont séparés en 2016. Comme elle souffre de douleurs chroniques dues à l’arthrite, c’est M. Moore qui s’occupe principalement des enfants et subvient à leurs besoins, quoiqu’ils voient leur mère durant les fins de semaine.

B.  2009 : La SPR annule le statut de réfugié du demandeur

[10]  En décembre 2009, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a annulé le statut de réfugié de M. Moore au motif qu’il avait, dans sa demande d’asile, directement ou indirectement fait une présentation erronée sur un fait important quant à son identité. Le ministre a intenté cette demande en annulation du statut de M. Moore en se fondant sur un colis contenant de documents qui lui avait été envoyé du Nigéria en juin 1997 et qu’IRCC avait intercepté. Selon les informations rapportées, le colis contenait une carte d’identité nationale libérienne non plastifiée, un certificat de naissance libérien, une carte d’identité de l’Université du Libéria et une lettre dans laquelle il était demandé à M. Moore de poser l’empreinte de son pouce sur la carte d’identité et d’appliquer la pellicule plastique.

[11]  Un agent d’intégrité des mouvements migratoires de l’ASFC a examiné les documents et demandé à l’ambassade libérienne au Ghana de confirmer qu’ils étaient authentiques; l’ambassade a répondu par courriel que d’après le ministère de la Santé à Monrovia, les copies du certificat de naissance étaient frauduleuses. Le ministre a donc fait valoir que le certificat de naissance dont s’était servi M. Moore en 1997 pour obtenir le statut de réfugié n’était pas authentique et que ce dernier n’avait donc pas établi son identité de manière crédible. Cependant, pour des raisons inconnues, le ministre n’a pas invoqué cet élément de preuve lors de l’audition de la demande d’asile du demandeur en 1999.

[12]  M. Moore a maintenu qu’il ignorait tout du colis qui lui avait été envoyé en 1997, et pensait qu’il était peut‑être lié à un stratagème mis au point par l’un de ses colocataires de courte durée pour voler son identité. Il alléguait également qu’aucune déclaration directe ou vérifiable provenant des autorités libériennes n’attestait que les documents étaient faux, et donc que le ministre avait fondé sa preuve sur du ouï‑dire.

[13]  La SPR a estimé, selon la prépondérance des probabilités, que le colis saisi qui contenait les faux documents d’identité avait été envoyé à M. Moore au su de ce dernier et que le ministre avait raisonnablement conclu que les documents et le certificat de naissance initialement soumis par M. Moore étaient frauduleux. Quoiqu’il ne se soit pas prononcé au sujet du passeport de M. Moore, jugé [traduction] « probablement authentique » par un expert en documents en 2006, le commissaire a estimé que la preuve dont il disposait était suffisante pour annuler le statut de réfugié de M. Moore.

[14]  M. Moore a présenté à la Cour une demande d’autorisation en vue d’introduire une procédure de contrôle judiciaire contre la décision de la SPR, mais sa demande a été rejetée en avril 2010.

C.  2010 : Le demandeur fait l’objet d’une mesure de renvoi non exécutée

[15]  En juillet 2010, l’ASFC a pris une mesure d’expulsion contre M. Moore, ce qui a conduit celui‑ci à demander un examen des risques avant renvoi (ERAR), rejeté en novembre 2010. Lors d’une entrevue menée à l’époque, l’ASFC a informé le demandeur que son ERAR était refusé et lui a demandé de renouveler son passeport libérien afin qu’il puisse retourner au Libéria. L’ambassade libérienne a délivré un nouveau passeport à M. Moore en décembre 2010.

[16]  Comme l’ASFC l’avait informé qu’il serait renvoyé autour du 21 décembre 2010, M. Moore a acheté son billet à cette fin le 14 décembre 2010. Cependant, il a également soumis à la SPR une autre demande en réouverture de la décision portant annulation, invoquant la nouvelle preuve attestant que son passeport libérien avait été renouvelé et affirmant que l’ASFC tentait de le renvoyer en s’appuyant sur ce passeport.

[17]  Le fait que l’ambassade libérienne avait délivré à M. Moore un papier d’identité valide alors que son renvoi avait été ordonné parce que son identité était remise en question a été porté à l’attention de l’ASFC. Un gestionnaire de l’Unité des renvois des personnes sans antécédents criminels a donc fait une déclaration indiquant qu’en raison de sa complexité, le dossier devait être examiné par un agent d’exécution de la loi avant que la mesure de renvoi ne soit appliquée, retardant ainsi pour l’essentiel le renvoi de M. Moore sans en préciser la date.

[18]  Jusqu’à ce jour, aucune date n’a été fixée en vue du renvoi de M. Moore.

D.  2011 : Octroi de l’autorisation de soumettre la mesure de renvoi et l’annulation du statut à un contrôle judiciaire; le demandeur soumet la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[19]  Les autorisations de contrôle judiciaire visant la mesure de renvoi de M. Moore et la décision de la SPR d’annuler son statut ont toutes les deux été accordées.

[20]  Le 29 septembre 2011, M. Moore a soumis la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dont l’issue fait l’objet du présent contrôle, à laquelle il a apporté plusieurs mises à jour. Il a aussi soumis de nouveaux éléments de preuve concernant son identité libérienne, y compris une lettre du bureau libérien de l’immigration et de la naturalisation, ainsi que des affidavits de ses cousins confirmant son identité.

E.  2015 : La Cour fédérale infirme le rejet de la demande en réouverture de la décision portant annulation du statut de réfugié du demandeur

[21]  En décembre 2015, la Cour a examiné la décision de septembre 2011 par laquelle la SPR avait rejeté la demande présentée par M. Moore en vue de rouvrir la décision d’annuler son statut de réfugié. Le juge Michael Manson a conclu que la SPR n’avait pas appliqué le bon critère pour déterminer s’il y avait eu atteinte à la justice naturelle, estimant également qu’elle n’avait pas procédé à un [traduction] « examen véritable de la preuve » présentée par M. Moore quant au renouvellement de son passeport libérien et à la reconnaissance par le gouvernement canadien de son identité aux fins de son expulsion (Moore c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, IMM‑6397‑11, aux par. 27 à 29) [Moore 2015].

[22]  Comme la décision de la SPR datant de 2009 reposait en grande partie sur le défaut de M. Moore d’établir son identité, le juge Manson a estimé que, si la nouvelle preuve permettait à présent de l’établir, elle aurait pour effet de miner la décision initiale. La SPR a ainsi commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant pas cette preuve lorsqu’elle avait statué sur la demande en réouverture de l’audience (Moore 2015, aux par. 25 à 27).

[23]  Le juge Manson a fait droit à la demande, infirmé le refus de la SPR de rouvrir la décision portant annulation du statut de réfugié de M. Moore, et renvoyé l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

F.  2017 : Décision portant annulation rouverte

[24]  En juillet 2017, la demande en réouverture de la décision par laquelle la SPR avait annulé le statut de réfugié de M. Moore a été accueillie. Cependant, l’audience a été suspendue en 2018 jusqu’à ce que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit tranchée.

III.  Décision contestée

[25]  La décision sous contrôle reposait sur la preuve documentaire soumise par M. Moore, ainsi que sur son entrevue avec l’agente qui a eu lieu en mars 2018.

[26]  Dans sa décision, l’agente a pris en considération l’établissement de M. Moore au Canada, l’intérêt supérieur de ses trois enfants, la menace à sa vie ainsi que la sécurité médiocre et les piètres conditions économiques et sociales au Libéria. Elle a également tenu compte du fait que le renvoi de M. Moore n’était ni imminent ni probable.

[27]  Il n’est pas nécessaire d’examiner tous les facteurs examinés puisque l’agente a conclu qu’ils militaient en faveur de la demande de M. Moore, à l’exception de la question de l’identité et de la faible probabilité d’une expulsion imminente. Selon l’agente, la preuve de son identité n’était cependant pas suffisante et ce facteur défavorable l’emportait sur tous les autres.

[28]  S’agissant de l’identité de M. Moore, l’agente a analysé les documents suivants :

  • Certificat de décès de son père, Lan Moore (9 février 2005)

  • Certificat de décès de sa mère, Serah Moore (9 février 2005)

  • Demande de certificat de décès au nom de Lan Moore (8 février 2005)

  • Demande de certificat de décès au nom de Serah Moore (8 février 2005)

  • Certificat de naissance libérien de M. Moore délivré de nouveau (2 septembre 2010)

  • Lettre de l’ambassade de la République du Libéria confirmant l’identité de M. Moore (8 juin 2011)

  • Lettre du bureau libérien de l’immigration et de la naturalisation (18 octobre 2012)

  • Affidavit de Peter Moore (24 octobre 2012)

  • Affidavit d’Angeline Moore (24 octobre 2012)

  • Lettre du ministère de la Santé du Libéria (23 janvier 2018)

[29]  L’agente a accordé très peu de poids à la preuve produite, estimant de façon générale que M. Moore n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir son identité de citoyen libérien.

A.  Certificats de naissance de M. Moore

[30]  L’agente a fait remarquer que [traduction] « les autorités libériennes ont confirmé [que le certificat de naissance présenté par M. Moore en 1997] était faux ». Notant aussi que M. Moore s’était servi de ce certificat de naissance pour obtenir des passeports libériens successifs, elle a déterminé que ces passeports avaient été obtenus irrégulièrement et qu’ils avaient donc peu de force probante pour ce qui était d’appuyer son identité.

[31]  M. Moore a déclaré que son cousin avait obtenu un nouveau certificat de naissance en son nom en soumettant une copie de son passeport, un affidavit de la haute Cour et la copie certifiée d’un affidavit adressé par le ministère de la Justice au ministère de la Santé et du Bien‑être social. Vu que, selon la prépondérance des probabilités, les passeports de M. Moore avaient été irrégulièrement obtenus, l’agente a conclu que le certificat de naissance de 2010 avait également peu de force probante.

[32]  Dans l’ensemble, l’agente a estimé que la plupart des documents produits par M. Moore avaient été délivrés sur la base des passeports, lesquels avaient été, selon la prépondérance des probabilités, irrégulièrement obtenus. Par conséquent, la preuve était insuffisante pour prouver la citoyenneté libérienne de M. Moore.

B.  Lettres de l’ambassade de la République du Libéria, du bureau libérien de l’immigration et de la naturalisation et du ministère de la Santé du Libéria

[33]  L’agente a également estimé que les trois lettres soumises par les autorités libériennes avaient peu de poids ou de force probante pour ce qui était d’établir que le demandeur était un ressortissant du Libéria, attendu qu’aucune d’entre elles n’expliquait clairement comment les papiers d’identité de M. Moore (à savoir, son certificat de naissance et son passeport) avaient été obtenus. Toujours d’après l’agente, la lettre du bureau libérien de l’immigration et de la naturalisation ne précisait pas les circonstances et la raison de sa rédaction ni à qui elle était adressée, et n’établissait donc avec quelque certitude l’identité ou la nationalité de M. Moore.

C.  Relation avec les parents libériens et affidavits connexes

[34]  S’agissant de la relation avec ses cousins, l’agente a conclu que M. Moore avait soumis peu d’éléments de preuve documentaire, hormis des copies papier des messages échangés sur WhatsApp, pour attester sa relation avec l’un d’entre eux. L’agente a également estimé que les deux autres cousins, Peter et Angeline Moore, n’avaient pas fourni de détails sur la relation qu’ils entretenaient avec M. Moore ni de renseignements importants les concernant, tels que leurs dates de naissance, leurs adresses ou le nom de leurs parents. L’agente a également conclu que durant son entrevue en mai 2018, M. Moore avait eu de la difficulté à expliquer clairement comment il était apparenté à ces deux cousins.

D.  Certificats de décès des parents

[35]  L’agente a estimé, en se basant sur des documents fournis par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, que les certificats de décès libériens doivent être obtenus en personne sur présentation d’une attestation officielle de décès ou d’une attestation confirmant la disposition de la dépouille. Le demandeur n’a présenté aucun de ces documents, et a fourni des renseignements contradictoires concernant la date et la cause du décès de son père. À ce titre, l’agente a accordé peu de poids aux certificats de décès et aux demandes afférentes.

E.  Témoignage

[36]  L’un des principaux arguments invoqués en l’espèce a trait au témoignage fourni par M. Moore lors de son entrevue avec l’agente. M. Moore était représenté alors par son avocat qui a pris des notes durant l’entrevue, tout comme l’agente dont les conclusions reposaient sur ses propres notes ainsi que sur ses souvenirs de cette entrevue.

[37]  L’agente a estimé que les déclarations de M. Moore au sujet du Libéria manquaient de détails. Par exemple, il a eu de la difficulté à fournir des réponses détaillées aux questions portant sur la ville et le comté dans lesquels il avait grandi ainsi que sur ses études au Libéria. L’agente a conclu que [traduction] « le témoignage du demandeur comportait plusieurs contradictions et omissions concernant des événements importants dans ses antécédents personnels ». Elle a donc estimé que M. Moore manquait de crédibilité et qu’il n’était pas une source fiable d’éléments de preuve justificatifs.

F.  Probabilité du renvoi

[38]  L’agente a tenu compte de la déclaration de l’agent de l’ASFC datant de 2011 et indiquant que l’ASFC n’avait pas l’intention de renvoyer M. Moore. Elle a également considéré le fait qu’il n’avait précisé aucun autre pays de renvoi. L’agente a ainsi estimé qu’elle disposait de peu d’informations donnant à penser, selon la prépondérance des probabilités, que le renvoi du demandeur était imminent ou probable.

[39]  L’agente a noté que le statut incertain de M. Moore en matière d’immigration lui causait des difficultés et que l’intérêt supérieur des enfants commandait qu’il soit physiquement présent dans la vie de ses enfants. Cependant, après avoir pondéré toutes les considérations susmentionnées, elle n’était pas convaincue que les facteurs d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi de la résidence permanente au demandeur, étant donné que son identité n’avait pas été suffisamment établie.

IV.  Questions à trancher et norme de contrôle

[40]  Dans leurs observations respectives et à l’audience, les parties ont soulevé plusieurs questions, dont deux sont déterminantes et justifient l’intervention de la Cour :

  • a) L’agente a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas fourni une preuve suffisante de son identité?

  • b) L’agente a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la question de l’identité du demandeur et l’invraisemblance de son renvoi imminent l’emportaient sur toutes les autres considérations favorables, y compris l’intérêt supérieur des enfants?

[41]  Compte tenu des décisions récentes de la Cour suprême concernant la norme de contrôle et vu la jurisprudence antérieure, ces questions sont assujetties à la norme du caractère raisonnable (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61, au par. 44; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 7; Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66).

V.  Analyse

A.  L’agente a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas fourni une preuve suffisante de son identité?

[42]  D’après le demandeur, l’agente a évalué ses papiers d’identité en présumant que le gouvernement libérien avait prétendument déterminé en 2001 que son certificat de naissance était frauduleux. Il mentionne la chaîne de courriels invoqués par IRCC dans sa décision de 2009 d’annuler son statut de réfugié, et par lesquels des informations concernant la légitimité de son certificat de naissance ont été communiqués à l’ambassade libérienne au Ghana, puis aux autorités canadiennes au Ghana, qui les ont à leur tour transmises aux autorités au Canada. Comme le fait remarquer le demandeur, il n’y a eu en fait aucune communication directe entre les autorités canadiennes et les autorités libériennes. C’est ce qu’avait également conclu le juge Manson dans la décision Moore 2015, attendu qu’aucune preuve présentée ne confirmait que les autorités libériennes avaient déjà vérifié ou authentifié les passeports du demandeur (Moore 2015, au par. 7). Le demandeur affirme donc que lorsqu’elle a évalué la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’agente s’est appuyée de manière déraisonnable sur des déclarations contenant un [traduction] « double ouï‑dire », qui avaient été fournies dans le cadre de la demande du ministre de 2009.

[43]  Par ailleurs, le demandeur affirme que l’agente a commis une erreur, car elle ne disposait pas directement de cette preuve et qu’elle n’a pas non plus tenu compte de la preuve subséquente discréditant les conclusions tirées à l’égard de ses papiers d’identité, y compris en ce qui touche le renouvellement subséquent de son passeport et de son certificat de naissance.

[44]  Il soutient également que les documents délivrés par un gouvernement étranger sont présumés valides, et que l’agente a écarté cette présomption.

[45]  Le défendeur soutient en réponse que le caractère frauduleux du certificat de naissance original soumis par M. Moore à l’appui de sa demande d’asile a été établi de manière concluante et qu’il était donc loisible à l’agente de s’appuyer sur des faits invoqués par la SPR (Kanthasamy, précité, au par. 51).

[46]  Le défendeur fait valoir en outre que l’agente n’était pas liée par des règles formelles de preuve comme le ouï‑dire (Guthrie c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2018 CF 852, au par. 9), et donc que l’argument du [traduction] « double ouï‑dire » invoqué par le demandeur n’a aucun poids.

[47]  S’agissant de la présomption de validité des documents délivrés par un gouvernement étranger, le défendeur rétorque qu’une présomption peut être réfutée lorsqu’il existe de bonnes raisons de douter de son application. En l’espèce, l’agente disposait de telles raisons : les passeports avaient été obtenus au moyen d’un faux certificat de naissance ou sans la présentation préalable de papiers d’identité. Le défendeur ajoute que la présomption ne signifie pas que la fiabilité et la force probante des documents délivrés par une autorité étrangère sont incontestables.

[48]  À mon avis, l’agente et le défendeur n’ont pas tenu compte de la décision Moore 2015 par laquelle notre Cour a fait droit à la demande en réouverture de la demande d’asile du demandeur, ni de l’audition de la demande concernant l’annulation de son statut de réfugié, accueillie le 31 juillet 2017. Même s’ils ont pris note de ces décisions, leur analyse approfondie semble s’arrêter aux événements de 2010, lorsque la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la SPR portant annulation a été rejetée.

[49]  Ils ne tiennent pas compte du fait que la décision initiale par laquelle la SPR a annulé le statut de réfugié de demandeur en 2009 et la preuve sur laquelle reposait cette décision sont maintenant remises en question. Jusqu’à ce que l’issue de la réouverture de l’audience en annulation du statut du demandeur soit connue, il semble juste d’affirmer que la décision de la SPR de 2009 n’est ni définitive ni déterminante quant à l’authenticité des papiers d’identité du demandeur.

[50]  De plus, même s’il établit clairement dans la décision Guthrie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 852 que les agents chargés de l’ERAR peuvent admettre une preuve par ouï‑dire (par. 12), le juge Favel fait également remarquer qu’il convient en règle générale d’accorder peu de poids à une telle preuve. L’agente pouvait certainement admettre une preuve par ouï‑dire, mais elle semble lui avoir accordé plus de poids qu’elle ne le méritait compte tenu de la preuve documentaire dont elle disposait.

[51]  J’ai également de la difficulté avec le raisonnement circulaire que tient le ministre à l’égard des papiers d’identité du demandeur. Il n’existe, semble‑t‑il, aucun moyen pour le demandeur de prouver son identité de manière suffisante, car les autorités canadiennes (y compris l’agente en l’espèce) continuent d’écarter ses papiers d’identité valides et de s’en méfier au motif qu’ils ont été obtenus irrégulièrement à l’aide de prétendus faux documents. Cependant, en 2010, l’ASFC a exigé que le demandeur renouvelle son passeport pour pouvoir le renvoyer, et le Libéria a délivré à celui‑ci un passeport valide. Il semble intrinsèquement contradictoire de la part du ministre d’expulser le demandeur au Libéria au motif qu’il n’a pas suffisamment fait la preuve de sa citoyenneté libérienne alors que le gouvernement de ce pays a reconnu qu’il était admissible à renouveler son passeport.

Toute la question de l’identité découle d’une chaîne de courriels confirmant que le certificat de naissance dont s’était servi M. Moore en 1997 pour demander l’asile au Canada avait été falsifié. Bien que cette chaîne de courriels n’ait pas été présentée à notre Cour, la seule chose que le ministère libérien de la Santé à Monrovia semble y confirmer est que ce certificat de naissance particulier était faux; il ne confirme pas que le demandeur n’est pas un citoyen libérien ou qu’il n’est pas qui il prétend être. La question de savoir comment une chaîne de courriels peut le moindrement contredire la lettre délivrée par le même ministère en janvier 2018, ou affaiblir la force probante des autres documents soumis par le demandeur, y compris les passeports valides qui lui ont été délivrés par les autorités libériennes, n’est pas claire. Il manque un lien logique en l’espèce, ce qui est assez troublant. À mon avis, le courriel de 1997 n’aurait pu avoir l’effet que lui a attribué l’agente dans son analyse que s’il était extrêmement fiable et qu’il indiquait qu’à la suite de vérifications approfondies, les autorités libériennes étaient en mesure de confirmer que le demandeur n’était pas un citoyen libérien et qu’il n’était pas qui il prétendait être. Ce n’est tout simplement pas le cas.

[52]  Dans sa décision, l’agente présume essentiellement que les autorités libériennes ont délivré au moins deux passeports à M. Moore sur la base d’un faux certificat de naissance; que les trois lettres de confirmation provenant de trois ministères différents du gouvernement libérien reposaient sur les fausses informations qui leur avaient été fournies; et que les autorités libériennes n’étaient pas en mesure de valider lesdites informations de manière indépendante. Un tel raisonnement est à mon avis sans valeur.

[53]  Il est difficile de croire qu’un pays délivrerait un passeport valide à un citoyen en l’absence d’une pièce d’identité ou d’une preuve valide de sa citoyenneté; il ne semble pas non plus vraisemblable que le Libéria accepte un certificat de naissance frauduleux pour délivrer à M. Moore plusieurs passeports valides au cours des 22 dernières années. Ainsi, l’agente ne semblait pas disposer d’un grand nombre d’éléments de preuve qui lui auraient raisonnablement permis d’ignorer la présomption de validité des documents délivrés par des autorités étrangères.

[54]  J’estime donc qu’il était déraisonnable que l’agente conclue que le demandeur n’avait pas fourni une preuve suffisante de son identité.

B.  L’agente a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la question de l’identité du demandeur et l’invraisemblance de son renvoi imminent l’emportaient sur toutes les autres considérations favorables, y compris l’intérêt supérieur des enfants?

[55]  Dans Sultana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 533, le juge Yves de Montigny fait remarquer que la fixation de l’agent sur une omission de divulgation ou une fausse indication du demandeur, au détriment des autres considérations d’ordre humanitaire constitue une erreur susceptible de contrôle :

[30] […] Dans la présente affaire, l’agent d’immigration a pris en compte les divers facteurs invoqués par les demandeurs. Néanmoins, au bout du compte, ses notes pouvaient être interprétées comme si l’omission de déclarer des membres de la famille était l’élément déterminant, et comme si le répondant avait lui‑même attiré tous ses propres malheurs et ceux de sa famille. Cela a ensuite amené l’agent d’immigration à analyser les facteurs invoqués à l’appui de la demande de parrainage en fonction de la conduite du répondant à l’époque où il avait présenté sa propre demande en vue de devenir résident permanent, et à perdre de vue l’authenticité et la stabilité de sa relation avec son épouse et ses enfants, ses sincères regrets et l’incidence probable de la décision sur toute possibilité de réunification de cette famille, puisque Mme Sultana ne sera probablement pas admissible au statut de résidente permanente dans une autre catégorie en raison de ses études et de ses compétences linguistiques fortement insuffisantes et de l’absence de compétences ou d’expérience sur le plan professionnel.

[31] En agissant ainsi, l’agent d’immigration a entravé l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 25(1) de la LIPR, et il a effectivement permis que l’exclusion des demandeurs en application de l’alinéa 117(9)d) influence indûment son opinion quant à savoir si la situation personnelle des demandeurs justifiait une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Par conséquent, je suis d’avis que l’agent d’immigration a commis une erreur susceptible de contrôle, pas tant parce qu’il a tiré des conclusions discutables dans son évaluation de la preuve, mais essentiellement parce qu’il a mal compris l’interaction entre l’article 25 de la LIPR et l’article 117 du Règlement.

[56]  Les circonstances dans l’affaire Sultana diffèrent considérablement de celles du cas présent. Dans cette affaire, l’époux de Mme Sultana n’avait pas déclaré celle‑ci ni leur fils dans sa demande initiale de résidence permanente au Canada, ce qui avait entraîné le rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il avait présentée ensuite relativement à la demande de résidence permanente de la famille. Or, dans les deux cas, l’intérêt supérieur des enfants constituait une considération primordiale. L’analyse du juge de Montigny décrit ainsi l’approche qu’il convient d’adopter pour pondérer les nombreuses considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur des enfants, comme en l’espèce. La décision Sultana donne donc à penser que la décision d’un agent d’accorder une importance démesurée à une fausse déclaration ou à un autre défaut de la part du demandeur de se montrer totalement honnête et de ne pas accorder ensuite suffisamment de poids à l’intérêt supérieur des enfants constitue une erreur susceptible de contrôle.

[57]  Dans l’affaire dont je suis saisie, l’agente a relevé un manque d’éléments de preuve concernant la mère des enfants ou l’entente conclue entre M. Moore et son épouse au sujet de leur garde. Pourtant, la preuve qui lui avait été présentée – notamment le fait que les enfants vivent avec leur père durant la semaine, que leur mère souffre d’une maladie chronique et qu’ils ont tous soumis des déclarations sur le rôle essentiel que joue leur père dans leur vie quotidienne – était suffisante pour l’amener à conclure qu’il était dans leur intérêt supérieur que leur père soit physiquement présent dans leur vie. À ce titre, ce facteur devait se voir accorder un poids considérable. Au lieu de cela, en laissant entendre que M. Moore ne serait pas renvoyé, l’agente a écarté l’intérêt supérieur des enfants.

[58]  Par ailleurs, il est un principe bien établi qu’un agent chargé de l’examen des motifs d’ordre humanitaire doit accorder une attention particulière à la décision de renvoyer le principal fournisseur de soins d’un enfant (voir Momcilovic c Canada (MCI), 2005 CF 79; Jakhu c Canada (MCI), 2006 CF 329; Enriquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1002). L’agente a compensé cette considération importante par une présomption, fondée sur une lettre de 2011, suivant laquelle le demandeur ne serait probablement pas expulsé dans un avenir rapproché. À mon avis, cette conclusion est déraisonnable. Comme l’ASFC a envoyé une lettre indiquant qu’elle n’avait pas l’intention de renvoyer le demandeur, elle pourrait tout aussi bien modifier sa position et prendre en tout temps une mesure d’expulsion. À moins que la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ou que la nouvelle audience relative à l’annulation du statut ne connaisse une issue favorable, rien n’empêcherait l’ASFC d’agir ainsi.

[59]  Dans Bawazir c Canada (MCI), 2019 CF 623, le juge Norris examinait une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée par un citoyen du Yémen, un pays à l’égard duquel le Canada avait décrété un sursis administratif aux renvois. Dans cette affaire, l’agent avait décidé qu’il n’avait pas à considérer les difficultés auxquelles le demandeur pourrait se heurter s’il était renvoyé au Yémen étant donné que ce renvoi n’aurait pas lieu dans un « avenir prévisible ». Le juge Norris a jugé cette analyse déraisonnable dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dont le but est d’accorder des mesures fondées sur de tels motifs.

[60]  J’estime que cette conclusion s’applique à la présente affaire et que l’agente ne s’est pas acquittée de son obligation d’examiner les difficultés auxquelles le demandeur se heurterait s’il n’était pas en mesure de présenter à l’heure actuelle une demande de résidence permanente à l’intérieur du Canada. Je conviens avec le demandeur que cela est particulièrement scandaleux en l’espèce, attendu que cela fait près de 20 ans qu’il tente d’obtenir la résidence permanente.

[61]  Dans l’ensemble, j’estime que la fixation de l’agente sur le certificat de naissance présenté en 1997 et sur la lettre de 2011 de l’ASFC concernant la probabilité à court terme du renvoi de M. Moore a sapé de manière déraisonnable l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

VI.  Conclusion

[62]  Comme l’agente s’est appuyée sur un raisonnement circulaire concernant les papiers d’identité du demandeur et qu’elle n’a pas accordé un poids raisonnable aux facteurs favorables, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et je conviens que les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2882-19

LA COUR STATUE que :

  1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

  2. La décision du 25 avril 2019 rendue par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Ce 30jour de mars 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2882-19

 

INTITULÉ :

GILBERT MOORE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 novembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge en chef adjointe GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 31 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Lobat Sadrehashami

 

pour le demandeur

 

François Paradis

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

Vancouver (C.‑B.)

 

pour le demandeur

 

Ministère de la Justice du Canada

Vancouver (C.‑B.)

 

pour le défendeur

 

 

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