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Date : 20200114


Dossier : IMM‑1594‑19

Référence : 2020 CF 50

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MOHAMED AYANLE ALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne la décision de l’agent principal (l’agent) de rejeter la demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) présentée par le demandeur, en vertu de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Monsieur Mohamed Ayanle Ali (le demandeur) est un citoyen somalien âgé de 33 ans qui a grandi aux États‑Unis à compter de l’âge de 12 ans. Il est entré au Canada en provenance des États‑Unis le 6 août 2017 et a présenté une demande d’asile. Dans une décision datée du 15 février 2018, la Section de l’immigration (la SI) a rejeté la demande d’asile du demandeur. La SI a conclu que le demandeur est interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

[3]  La première demande d’ERAR faite par le demandeur en mars 2018 a été rejetée. Avec le consentement des parties, cette décision a été renvoyée devant un autre décideur pour nouvel examen, mais la deuxième demande d’ERAR a également été rejetée. Dans une décision datée du 15 février 2019, l’agent a conclu que le demandeur n’était exposé qu’à une simple possibilité de persécution et que, selon la prépondérance des probabilités, il n’était pas exposé à un risque de torture, de mort ou de peines cruelles et inusitées en Somalie. Le demandeur demande le contrôle judiciaire de la deuxième décision relative à l’ERAR et fait valoir que l’agent : 1) a confondu les exigences des articles 96 et 97 de la LIPR; 2) a mal appliqué la norme de preuve applicable dans le contexte de l’article 96 de la LIPR.

[4]  J’estime que la décision de l’agent est déraisonnable, même si elle ne contient pas les erreurs alléguées par le demandeur, étant donné que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs à la santé mentale de ce dernier et n’a pas expliqué le raisonnement sous‑jacent à son examen de la preuve. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Les faits

A.  Le demandeur

[5]  Le demandeur est un citoyen somalien âgé de 33 ans, qui est arrivé aux États‑Unis en 1997 à titre de résident permanent. Il a été parrainé par sa famille pour venir aux États‑Unis à titre de personne à protéger. Le demandeur prétend que son père a menti dans la demande au sujet de son âge et que, en réalité, il a 5 ans de moins que ce qui est indiqué dans ses documents officiels.

[6]  En 2002, les services de protection de l’enfance ont placé le demandeur dans une famille d’accueil, étant donné qu’il avait été maltraité et négligé alors qu’il vivait avec son père et ses cousins. Le parent d’accueil du demandeur, Mme Sarazine, a déclaré que ce dernier réagissait de façon dramatique aux éclats de voix et aux mouvements brusques. Mme Sarazine a précisé que le demandeur avait [traduction« constamment besoin d’être supervisé et remis sur la bonne voie » et selon elle, il était plus jeune que l’âge indiqué dans ses documents officiels. Le demandeur a cessé d’être pris en charge par son foyer d’accueil lorsqu’il a officiellement atteint l’âge de 18 ans. Le demandeur a fait ses études aux États‑Unis et a terminé 2 années d’études collégiales.

[7]  Le 22 novembre 2006, le demandeur a plaidé coupable à une accusation d’agression sexuelle au cinquième degré pour contact sexuel sans consentement – une infraction au paragraphe 609.345(1) des lois du Minnesota – et a été condamné à une peine d’emprisonnement d’un an. Le 19 juin 2013, le demandeur a été reconnu coupable d’avoir omis de s’inscrire au registre des délinquants sexuels, contrevenant ainsi à l’obligation qui lui avait été imposée aux termes de sa dernière déclaration de culpabilité, et il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 90 jours supplémentaires.

[8]  Le demandeur n’est jamais devenu citoyen américain. Alors qu’il était en famille d’accueil, sa mère n’a pas produit les formulaires qui lui auraient permis d’obtenir la citoyenneté américaine. Le demandeur affirme que le bureau de l’immigration et de l’application des mesures douanières des États‑Unis (l’ICE) l’a appréhendé et qu’un juge d’Omaha a ordonné son renvoi en Somalie.

[9]  Le demandeur affirme qu’il souffre d’un trouble bipolaire, bien qu’aucun diagnostic du genre ne figure dans le dossier. Mme Sarazine a déclaré dans son affidavit que le demandeur a subi un examen neuropsychologique en 2003. Lors de l’audience devant la SI, l’avocat du demandeur a attiré l’attention sur le trouble bipolaire de ce dernier et le fait que ce dernier prend des médicaments pour traiter cette maladie mentale. L’avocat du demandeur a soutenu qu’il s’agissait là d’un « facteur » qui est entré en ligne de compte dans sa déclaration de culpabilité en 2013. En outre, dans la lettre personnelle qu’il a envoyée à l’agent, le demandeur a expliqué qu’en raison de son trouble bipolaire, il avait [traduction« perdu toutes ses facultés mentales » lorsqu’il a été appréhendé par l’ICE, et qu’il n’avait pas respecté les contrôles annuels exigés, à la suite de sa déclaration de culpabilité. La SI a conclu que le demandeur avait manifestement de la difficulté à se contrôler, c.‑à‑d. à répondre aux stimuli par des réactions émotionnelles socialement appropriées.

[10]  Le demandeur est arrivé au Canada en août 2017 et a présenté une demande d’asile. Il a reconnu sa déclaration de culpabilité, mais a nié avoir commis l’infraction. Il a plutôt déclaré qu’il [traduction« s’était fait du tort en négociant un plaidoyer ». De même, dans sa demande d’ERAR, il a nié avoir commis l’infraction et a déclaré que son amie et lui s’étaient enlacés devant le domicile de cette dernière, mais que la mère de celle‑ci avait réagi en appelant la police. Selon la victime, ces descriptions sont incompatibles avec les faits qui sous‑tendent la déclaration de culpabilité dont il a fait l’objet. La SI a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de conclure que le demandeur a commis une infraction pour laquelle il emporte interdiction de territoire au Canada en tant que réfugié.

[11]  Le demandeur a déclaré qu’il craint de retourner en Somalie puisqu’il ne connaît pas ce pays, ayant vécu la majeure partie de sa vie en Amérique du Nord. Pour résumer sommairement les prétentions du demandeur dans le cadre de l’ERAR, il craint d’être tué en Somalie par Al Chabaab parce qu’il est trop « occidentalisé » et qu’il ne connaît personne là‑bas. Cependant, je suis d’avis que les prétentions du demandeur sont plus complexes que cela et qu’elles reposent sur la crainte qu’il éprouve du fait qu’il ne sait pas comment survivre ou mener sa vie, de façon générale, en Somalie. Le demandeur a présenté sa demande d’ERAR dans ses propres mots, et il semble avoir de la difficulté à s’exprimer de façon convaincante. Les extraits qui suivent sont tirés de sa demande et de ses lettres personnelles :

[traduction]

 

« JE ME CONSIDÈRE COMME UN MUSULMAN NOIR AMÉRICAIN OU NORD‑AMÉRICAIN, ALORS JE NE SAIS RIEN DE LA SOMALIE NI MÊME DE L’AFRIQUE DANS SON ENSEMBLE. »

[...]

« MA SITUATION FAMILIALE N’EST PAS TRÈS BONNE, ÉTANT DONNÉ QU’ILS M’ONT LONGTEMPS NÉGLIGÉ ET QU’ILS LE FONT ENCORE... LE CANADA EST UN PAYS OÙ JE PEUX RÉUSSIR ET VIVRE SAINEMENT. »

[...]

« [...] un juge a ordonné mon renvoi en Somalie. Je ne pense pas que ce soit juste, parce que j’ai passé presque toute ma vie aux États‑Unis. Je ne suis pas une mauvaise personne; je crois que le réseau de placement en famille d’accueil et le système lui‑même m’ont fait défaut. »

[...]

« L’ICE essayait de me renvoyer dans un pays dont je ne connais rien. »

[...]

« Presque toute ma vie, j’ai vécu en Amérique du Nord, aux États‑Unis. Je ne sais rien de la [Somalie]. Je suis occidentalisé. Et je crois que je ne serai pas en sécurité en Somalie. »

[...]

« Je ne sais pas comment [illisible] dans un pays comme la Somalie. J’ai de la difficulté à bien m’entendre avec les Somaliens ici. »

[...]

« Mon cas est simple. Presque toute ma vie, j’ai vécu au Minnesota, aux États‑Unis. Comment puis‑je survivre dans un pays comme la Somalie? Ils essaieraient de me tuer ou me forceraient à être un terroriste; voilà la vision que j’ai de la Somalie. Al Chabaab est encore puissant dans le Sud de la Somalie où je suis né, mais j’ai quitté cet endroit quand j’avais 9 mois. Ils tuent encore tous ceux qu’ils veulent là‑bas – je suis trop occidentalisé. »

[...]

« Tout ce que je connais [illisible] ma vie se trouve en Amérique, aux États‑Unis. Je ne sais rien de la Somalie. Et je n’entends rien de bon à propos de ce pays. »

[12]  Le demandeur n’a déclaré qu’une seule fois dans ses observations, dans le cadre de l’ERAR, qu’il craint d’être tué par Al Chabaab du fait qu’il est un « Occidental ». Dans le reste de ses observations, il a expliqué qu’il ne connaît pas la Somalie en général et qu’il craint pour sa sécurité, vu que tout cela lui est inconnu. L’examen global des faits qui sous‑tendent la demande d’ERAR a permis de dresser le portrait suivant du demandeur : il est une personne vulnérable mentalement instable, qui éprouve de la difficulté à s’exprimer, qui présente des antécédents de mauvais traitements, qui a un casier judiciaire, qui possède une connaissance limitée de la Somalie et qui entretient des relations familiales instables.

B.  La situation en Somalie

[13]  Al Chabaab est une organisation terroriste internationale qui contrôle de vastes zones rurales dans la région du sud et du centre de la Somalie. Al Chabaab utilise, entre autres, des tactiques de guérilla, notamment des attentats‑suicides à la bombe ou des attentats à la voiture piégée, et cible les personnes et les institutions qui s’opposent à son organisation, comme les membres de la communauté internationale et le gouvernement somalien. Les travailleurs humanitaires, les organisations non gouvernementales (les ONG) et les journalistes peuvent également être pris pour cibles, selon leurs activités. Il est peu probable que les simples civils soient visés.

[14]  Cependant, les personnes ou les groupes ciblés par Al Chabaab et ceux qui risquent d’être victimes de la violence perpétrée par l’organisation ne sont pas forcément les mêmes. Les conditions dans le pays montrent que des civils sont tués lors d’attaques dirigées contre des représentants des Nations Unies ou du gouvernement. Un rapport fait état d’un certain nombre d’attaques survenues entre février et juin 2017 dans des zones largement occupées par le gouvernement. Bien que ces attaques puissent cibler des agents du gouvernement, elles tuent des gens sans distinction; lors des deux attaques perpétrées, dix personnes ou plus ont été tuées. Un rapport indique que les victimes civiles sont malheureusement des personnes qui se trouvaient [traduction« au mauvais endroit au mauvais moment », et que les attaques visant des lieux publics sans [traduction« cibles de grande valeur » sont inhabituelles.

[15]  Le rapport du Département d’État des États‑Unis indique également que les personnes handicapées sont victimes de nombreuses violations des droits de la personne, telles que des meurtres, des expulsions de force et un manque d’accès aux soins de santé. En outre, [traduction« sans infrastructure de santé publique, il existe peu de services permettant d’offrir un soutien ou une éducation aux personnes souffrant d’une déficience mentale. Il arrive couramment que ces personnes soient enchaînées à un arbre ou confinées dans leur maison ».

C.  La décision sous‑jacente

[16]  L’agent a d’abord établi les risques auxquels le demandeur prétend qu’il sera exposé en Somalie. L’agent a cité le passage dans la demande où le demandeur a déclaré avoir grandi principalement aux États‑Unis, ne pas connaître la Somalie et craindre qu’Al Chabaab lui fasse du mal ou le recrute de force, parce qu’il est trop « occidentalisé ».

[17]  L’agent a indiqué avoir « soigneusement examiné » les observations relatives à l’ERAR de février 2019, y compris la lettre d’appui produite par le parent d’accueil du demandeur et la lettre personnelle du demandeur. L’agent a conclu que ce dernier n’avait pas fourni [traduction« suffisamment d’éléments de preuve objectifs montrant qu’il serait la cible d’Al Chabaab ». L’agent a effectué une recherche indépendante et s’est appuyé sur les conditions dans le pays décrites dans un rapport publié par le ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni. L’agent a cité un long extrait d’un rapport précisant qu’Al Chabaab cible principalement les employés du gouvernement ou d’ONG, et les travailleurs humanitaires, mais rarement les civils.

[18]  L’agent a fait remarquer qu’ils étaient sensibles au fait que le demandeur n’a jamais vécu en Somalie et qu’il ne connaît personne là‑bas, mais il a conclu, d’après ses recherches sur les conditions dans le pays, qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves que le demandeur serait pris pour cible simplement parce qu’il est un « Occidental ». Compte tenu de la situation personnelle du demandeur, l’agent a conclu que ce dernier ne se trouvait pas dans une position semblable à celle des gens fréquemment ciblés par Al Chabaab. L’agent a reconnu que les attaques contre les civils [traduction« se sont intensifiées », mais il a expliqué que ces risques étaient généralement présents pour tous les Somaliens.

[19]  L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves que le demandeur [traduction« [était] exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution pour quelque motif que ce soit au titre de la Convention » et que [traduction« selon la prépondérance des probabilités, il [était] peu probable que le demandeur soit exposé à une menace à sa vie ou à un risque d’être victime de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités, s’il retourn[ait] en Somalie ».

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[20]  Selon les parties, les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il commis une erreur, en exigeant du demandeur qu’il satisfasse aussi bien aux exigences de l’article 96 qu’à celles de l’article 97 de la LIPR ou en confondant les exigences énoncées?

  2. L’agent a‑t‑il appliqué la norme de preuve applicable dans le contexte de l’article 96?

[21]  Quoi qu’il en soit, j’estime que la question déterminante dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la décision de l’agent est raisonnable. Je n’examinerai donc pas les deux autres questions en litige.

[22]  Il est bien établi qu’une décision relative à un ERAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 361 (CanLII), au par. 55; Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347 (CanLII)). Bien que l’audience en l’espèce ait eu lieu avant que la Cour suprême rende sa décision dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], je suis d’avis que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable s’applique à la présente espèce, puisque les deux exceptions permettant de réfuter cette présomption sont inapplicables (Vavilov, au par. 17).

[23]  Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). En outre, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

[24]  Un agent d’ERAR « doit analyser la preuve et la situation du demandeur pour déterminer s’il risque d’être torturé ou persécuté, ou de subir des traitements ou peines cruels ou inusités, ou de voir sa vie menacée en cas de renvoi » (Eid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 639 (CanLII) [Eid], au par. 38). Il incombe à l’agent de déterminer la valeur qu’il convient d’attribuer aux éléments de preuve présentés (Eid, au par. 40).

[25]  En outre, un agent d’ERAR est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve et il n’est pas nécessaire qu’il mentionne tous les éléments de preuve documentaire dont il disposait (Gombos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 850 (CanLII), au par. 56). Toutefois, lorsqu’il existe des éléments de preuve importants qui contredisent la conclusion de fait, l’agent doit fournir les motifs pour lesquels la preuve contradictoire n’a pas été jugée pertinente ou digne de foi (Ramirez Chagoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 721 (CanLII), au par. 19; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF No 1425 (QL); Matute Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074 (CanLII), au par. 64). En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte de la preuve du demandeur concernant sa santé et son trouble mentaux et, ce faisant, il a commis une erreur susceptible de révision.

[26]  J’admets que les observations présentées en preuve à l’agent par le demandeur n’étaient pas claires, dans la mesure où ce dernier ne fait mention de sa crainte d’Al Chabaab que dans un seul document et ne décrit autrement sa peur de la Somalie que d’une manière vague, mais saisissante. Cependant, comme l’a fait remarquer l’avocat du demandeur, la maladie mentale de ce dernier l’empêche, et cela se comprend, d’expliquer clairement et logiquement les difficultés qu’il éprouve. La maladie du demandeur transparaît dans sa capacité à communiquer. Bien qu’il puisse être raisonnable de la part de l’agent d’interpréter de manière restrictive la déclaration du demandeur, à savoir qu’il craignait Al Chabaab, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve supplémentaires, dans les observations documentaires du demandeur, qui étoffaient et étayaient l’appui de la peur intense de l’inconnu de ce dernier.

[27]  Par exemple, l’agent n’a pas pris en considération la lettre personnelle du demandeur, dans laquelle il affirme qu’il est bipolaire et qu’il a, par le passé, [traduction« perdu toutes ses facultés mentales ». L’agent n’a pas non plus fourni de motifs pour expliquer pourquoi la preuve présentée par Mme Sarazine, le parent d’accueil du demandeur, n’est pas pertinente. La lettre d’appui de Mme Sarazine, plus particulièrement, est très importante. Sa lettre ne contient que six paragraphes, mais quatre de ceux‑ci décrivent la violence et la négligence dont le demandeur a été victime, ainsi que ses troubles mentaux. Toutefois, dans sa décision, l’agent ne fait qu’une seule fois référence à la lettre de Mme Sarazine, et ce, dans le seul but d’en accuser réception. L’agent n’a pas expliqué pourquoi la lettre ne fournissait pas de preuve que le demandeur serait persécuté en Somalie ni pourquoi celle‑ci n’était pas pertinente au regard de la demande. Compte tenu, plus particulièrement, de la preuve pertinente sur les conditions dans le pays, le défaut d’expliquer les motifs pour lesquels la lettre de Mme Sarazine était sans pertinence en l’espèce rend la décision de l’agent déraisonnable.

[28]  La lettre de Mme Sarazine et la lettre personnelle du demandeur contiennent des renseignements qui contredisent les conclusions de l’agent de deux façons. Premièrement, la question de la santé mentale du demandeur, qui est abordée dans la lettre, aurait pu établir un fondement à l’appui de l’allégation voulant le demandeur serait persécuté en Somalie, ce qui contredit les motifs de l’agent et l’analyse qu’il a faite de l’article 96 de la LIPR. Deuxièmement, le trouble bipolaire du demandeur, décrit dans les lettres, entre en contradiction avec la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur est exposé [traduction« au même risque généralisé de violence que toute la population du pays ».

[29]  L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas pris pour cible simplement parce qu’il est un [traduction« Occidental », dans la mesure où les civils en Somalie ne sont pas spécifiquement visés. Toutefois, comme l’a soutenu l’avocat du demandeur, ce dernier n’a pas la capacité de comprendre les risques présents en Somalie, de prendre les précautions nécessaires ou de se comporter de manière à ne pas attirer l’attention – des aptitudes que les autres citoyens de la Somalie possèdent sans doute puisqu’ils ont vécu là‑bas. En outre, le demandeur a présenté des éléments de preuve, à savoir sa lettre et celle de son parent d’accueil, qui font état d’épisodes d’instabilité, caractérisés par le fait qu’il [traduction« réagissait de façon dramatique aux éclats de voix et aux mouvements brusques » et qu’il en venait à [traduction« perdre toutes ses facultés mentales ». Je reconnais que l’agent n’était assurément pas tenu d’évaluer l’ensemble des différents risques auxquels a fait référence l’avocat du demandeur lors de l’audience. Toutefois, compte tenu de la preuve montrant que la maladie mentale du demandeur nuit à ses habiletés comportementales, l’agent se devait d’évaluer la preuve de manière plus approfondie et, à tout le moins, d’expliquer pourquoi celle‑ci n’est pas pertinente.

[30]  La preuve produite aidait grandement à démontrer la vulnérabilité du demandeur et le risque auquel il pourrait être exposé en Somalie, mais rien dans la décision de l’agent ne donne à penser que ce dernier a considéré le demandeur comme une personne vulnérable. L’agent était plutôt [traduction« sensible au désir du demandeur de rester au Canada avec ses amis ». À mon avis, l’agent a minimisé la détresse du demandeur, l’assimilant à son désir d’être [traduction« avec ses amis », et ce faisant, a oblitéré la vulnérabilité du demandeur et amoindri ses difficultés.

[31]  La présente affaire se distingue de la décision Abdollahzadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1310 (CanLII) [Abdollahzadeh]. Dans la décision Abdollahzadeh, la demanderesse a fait valoir que l’agent d’ERAR a commis une erreur dans son appréciation de la preuve. Le juge Noël a conclu que la décision de l’agent était raisonnable et a réitéré qu’un ERAR n’est pas une deuxième audience concernant le statut de réfugié (Abdollahzadeh, aux par. 17, 28 et 29). Toutefois, il convient de souligner que dans la décision Abdollahzadeh, contrairement à ce qui a été observé en l’espèce, l’agent d’ERAR a examiné les 36 documents produits par la demanderesse et a expliqué la valeur probante accordée à chacun, avant de rejeter ces éléments de preuve. De même, dans la décision Traoré c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1022 (CanLII) [Traoré], la Cour a jugé raisonnable la décision de l’agente et a indiqué que cette dernière « était en droit de soupeser la preuve présentée conformément à son expertise particulière, et a fourni des motifs pour expliquer quel poids était accordé à chaque élément » (Traoré, au par. 42). Bien que l’agente, dans la décision Traoré, n’ait pas explicitement énuméré chacun des éléments de preuve, elle « a écrit plus qu’un paragraphe au sujet de la preuve “nouvelle” qu’il [le demandeur] a fournie » (Traoré, au par. 45).

[32]  En l’espèce, contrairement aux décisions Traoré et Abdollahzadeh, l’agent n’a pas expliqué pourquoi les lettres de Mme Sarazine et du demandeur n’étaient ni probantes ni dignes de foi, même si la preuve contenait des renseignements allant à l’encontre des conclusions définitives de l’agent. L’agent a seulement remarqué l’existence de ces éléments de preuve et a conclu que ceux‑ci étaient insuffisants. En fin de compte, les motifs de l’agent ne sont ni justifiés ni transparents. Il est impossible de savoir pourquoi l’agent n’a pas tenu compte de la preuve concernant la santé mentale vacillante du demandeur ni si cela a servi à l’analyse du risque de violence auquel ce dernier est exposé. Par conséquent, la décision de l’agent est déraisonnable.

V.  Question à certifier

[33]  Les avocats des deux parties ont été invités à préciser s’ils avaient des questions à certifier. Chacun a affirmé qu’il n’y en avait aucune, et je suis de leur avis.

VI.  Conclusion

[34]  Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1594‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

 

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de février 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1594‑19

 

INTITULÉ :

MOHAMED AYANLE ALI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 14 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brenden Friesen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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