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Date : 20200127


Dossier : IMM-1829-19

Référence : 2020 CF 143

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

MITA AKRAM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue à l’issue de l’examen des risques avant renvoi [l’ERAR], selon laquelle elle ne serait pas exposée à un risque de persécution, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle retournait dans le pays dont elle a la nationalité. La décision contestée, qui se rapporte à la deuxième demande d’ERAR présentée par la demanderesse, est la dernière en date d’une série d’instances engagées devant des tribunaux canadiens et internationaux.

[2]  Dans le cadre de la demande d’ERAR, la demanderesse a produit un élément de preuve établissant que son fils avait obtenu le statut d’immigrant au Royaume‑Uni sur la base de motifs semblables à ceux qu’elle invoque. Sur ce point, j’estime qu’il était raisonnable que l’agent chargé de l’ERAR n’accorde aucune valeur à cet élément de preuve.

[3]  La demanderesse a également produit un certificat de congé hospitalier montrant que son époux a subi une fracture du radius et un traumatisme crânien, ainsi que des éléments de preuve se rapportant à sa disparition, postérieure aux blessures en question. La demanderesse affirme que ces éléments de preuve justifient sa crainte accrue d’être victime d’une vendetta. L’agent chargé de l’ERAR n’a accordé qu’une valeur négligeable, s’il en est, à ces éléments de preuve et a déterminé que les dossiers hospitaliers ne concordaient pas avec une agression étant donné qu’ils ne fournissent aucun élément établissant que son époux aurait été blessé à la « jambe ». Or, le radius est un os de l’avant‑bras, et non de la « jambe ». Vu l’importance de cette conclusion dans la décision rendue à l’issue de l’ERAR, cette méprise sur la preuve est déraisonnable et justifie un contrôle judiciaire.

II.  Contexte

[4]  La demanderesse, une citoyenne du Bangladesh, est arrivée au Canada en janvier 2011 pour rendre visite à sa fille. En février suivant, elle a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être prise pour cible et assassinée par un groupe de voyous dirigé par son cousin germain au Bangladesh, lequel travaille également comme inspecteur de police dans ce pays. Sa crainte découle d’une querelle qui oppose sa propre famille à celle de son cousin germain et qui résulte elle-même de la relation conjugale violente entre le frère de ce dernier et sa sœur.

[5]  Le frère de la demanderesse est un citoyen britannique qui a aidé sa sœur à s’enfuir au Royaume-Uni, où elle a finalement obtenu le droit d’asile. Lorsque leur père est décédé, son frère est retourné au Bangladesh et, durant son séjour, il a été assassiné par la famille de son cousin germain. Les assassins ont été reconnus coupables et condamnés à mort en 2007. Cependant, les jugements les déclarant coupables ont été infirmés en appel en janvier 2013.

[6]  La demanderesse est arrivée au Canada le 6 janvier 2011, après avoir obtenu un visa de résidente temporaire. Elle a ensuite présenté une demande d’asile le 2 février suivant.

[7]  La demande d’asile a alors été renvoyée devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La demanderesse a affirmé devant ce tribunal qu’elle serait assassinée par le gang de voyous dirigé par son cousin, et qu’elle subirait un sort semblable à celui de son frère si elle devait retourner au Bangladesh. Elle craignait également que son pays de citoyenneté ne la protège pas contre les menaces de vendetta en raison de la situation actuelle au regard des droits de l’homme et de l’influence de la culture patriarcale dans ce pays.

[8]  Le 15 mars 2013, la SPR a rejeté la demande d’asile après avoir conclu à l’insuffisance de la preuve établissant que la demanderesse était liée à l’affaire de meurtre et aux menaces de mort subséquentes. La SPR a plutôt estimé que les menaces reposaient sur des motifs criminels et qu’en conséquence, elles n’étaient pas visées par l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle a également conclu que les allégations de la demanderesse quant au risque auquel elle était exposée en raison du meurtre de son frère étaient fausses. La SPR doutait que la demanderesse ait été liée à une menace de persécution. Plus particulièrement, la SPR a souligné qu’elle n’avait pas été mêlée à l’affaire de meurtre et a accordé une grande valeur à une lettre de la belle‑sœur veuve qui ne mentionnait pas que la demanderesse avait la cible d’une menace de mort (alors que d’autres membres de la famille étaient mentionnés).

[9]  Après la décision de la SPR, la demanderesse a multiplié les recours visant à contester son renvoi. Sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SPR a tout d’abord été refusée le 7 mai 2013, et la date de son départ pour le Bangladesh a été fixée au 17 janvier 2014. L’Agence des services frontaliers du Canada a ensuite reçu (le 7 janvier 2014), de la part du Comité des droits de l’homme des Nations Unies [CDHNU], une demande pour la prise de mesures provisoires (la demanderesse a allégué dans sa plainte que son renvoi porterait atteinte à son droit à la vie et à la protection contre des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants). Le CDHNU a rejeté la plainte le 1er avril 2016, après quoi la demanderesse a été informée qu’elle allait devoir quitter le Canada.

[10]  Entre-temps, elle a déposé le 1er avril 2014 une demande d’ERAR, qui a été rejetée le 5 septembre 2014 et, le 29 janvier 2015, la Cour fédérale a refusé sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire. Ce même jour, à la suite de ces recours, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été refusée le 29 septembre 2017, et la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de cette décision a été refusée le 5 mars 2018.

[11]  La demanderesse a également présenté une demande d’ERAR en février 2018, laquelle a été défavorable. En août suivant, elle a déposé une autre demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Aucune décision n’a été rendue relativement à cette demande. De novembre 2017 à mars 2019, elle a déposé trois demandes visant à faire reporter l’exécution de son renvoi. Elles ont toutes été refusées.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[12]  Dans la présente affaire, la demanderesse s’oppose à la décision rendue à l’issue de la deuxième demande d’ERAR qu’elle a déposée en février 2018. Elle alléguait essentiellement dans cette demande les mêmes risques qu’elle avait soulevés précédemment dans sa première demande d’ERAR et dans la demande tranchée par la SPR, mais elle a aussi avancé trois nouveaux arguments :

  • (i) Premièrement, elle affirmait que son fils et d’autres membres de sa famille avaient obtenu le droit d’asile au Royaume‑Uni en février 2016.

  • (ii) Deuxièmement, elle déclarait que son époux avait été attaqué en mai 2015, ce qu’elle a appuyé par un certificat de congé hospitalier, une entrée du registre général se rapportant à l’incident et des photographies de son époux enveloppé de bandages.

  • (iii) Troisièmement, elle déclarait que son époux avait disparu en août 2015 et a produit des entrées du registre général rapportées par sa nièce ainsi que deux avis de disparition parus dans un journal.

[13]  L’agent chargé de la deuxième demande d’ERAR a rendu une décision défavorable le 31 mai 2018, après avoir conclu que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque de persécution, à un danger de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle retournait au Bangladesh.

[14]  L’agent chargé de l’ERAR n’a accordé aucune valeur aux documents concernant le statut d’immigrant de son fils. S’agissant de l’attaque dont a été victime l’époux de la demanderesse et sa disparition subséquente, l’agent chargé de l’ERAR a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve. Il a tiré cette conclusion après avoir accordé une valeur négligeable, s’il en est, à la preuve photographique (qui était de [traduction] « très mauvaise qualité » et qui n’était [traduction] « ni datée, ni identifiée, ni certifiée »), au certificat de congé hospitalier (qui ne comportait aucune [traduction] « description de blessures concordant avec une agression »), et à une entrée du registre général [traduction] « mal traduite » qui ne mentionnait pas que la demanderesse avait été mêlée à l’incident.

IV.  Question préliminaire

[15]  Les pièces C et D jointes à l’affidavit de la demanderesse, qui font partie de son propre dossier, n’ont pas été présentées à l’agent chargé de l’ERAR. Dans la pièce C figurent les observations de son avocat ainsi que des éléments de preuve liés à une requête visant à surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion, et dans la pièce D figurent d’autres observations de son avocat et des éléments de preuve censés étayer sa demande de report de la mesure de renvoi.

[16]  Ces pièces ne font pas partie du dossier certifié du tribunal. Quoi qu’il en soit, ces éléments ne sont pas admissibles, car ils visent à introduire des faits qui n’avaient pas été présentés au décideur compétent (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, para 19; Homaire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1197, para 23). Cette règle prévoit des exceptions, mais je ne vois pas en quoi ces pièces sont visées par l’une d’elles. Par conséquent, je ne leur accorde aucun poids.

V.  Questions en litige

[17]  La principale question en litige qui se pose en l’espèce concerne l’appréciation, par l’agent chargé de l’ERAR, des éléments de preuve postérieurs à la décision rendue à l’issue du premier ERAR. Cette question peut être divisée en deux :

  • (1) Les règles de la chose jugée s’appliquent-elles en l’espèce?

  • (2) L’analyse par l’agent chargé de l’ERAR des nouveaux éléments de preuve présentés était‑elle raisonnable?

VI.  Norme de contrôle

[18]  La demanderesse fait valoir que la décision de l’agent chargé de l’ERAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte parce que, dans ce contexte, cette décision peut être très lourde de conséquences, et aussi parce que le système canadien de l’immigration aurait tendance à écarter des éléments de preuve clés dans l’évaluation des risques. Le défendeur soutient en réponse qu’aucune des circonstances ne justifie de s’écarter de la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[19]  La demanderesse ne m’a pas convaincu que les circonstances de la présente affaire comptent parmi les rares qui peuvent justifier de s’écarter de la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, ainsi que l’a reconnu la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 23 [Vavilov]. L’argument de la demanderesse renvoie aux exceptions à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable prévues pour les « questions constitutionnelles » et les « questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » (Vavilov, para 53). Ces exceptions sont inapplicables en l’espèce, car les questions en litige ne mettent pas en cause la constitutionnalité de mesures administratives particulières, à proprement parler; elles ne sont pas non plus susceptibles de bouleverser l’ensemble du système de justice (Vavilov, para 55 à 61). Le simple fait que les questions soulevées sont importantes pour les parties ne suffit pas à réfuter la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Musasizi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 5, para 17). Par conséquent, je conclus que cette norme s’applique en l’espèce.

VII.  Analyse

(1)  Les règles de la chose jugée s’appliquent-elles en l’espèce?

[20]  Dans la présente affaire, la demanderesse présente une série d’arguments qui ont déjà été examinés – et rejetés – par la SPR.

[21]  Suivant le premier de ces arguments, elle soutient qu’elle serait exposée à un risque inacceptable si elle devait retourner au Bangladesh en raison du climat politique qui règne dans son pays de nationalité. Dans sa décision du 15 mars 2013, la SPR a répondu à cette préoccupation, notant au paragraphe 26 que [traduction] « la corruption est généralisée » au Bangladesh; elle a pourtant conclu [traduction] « qu’aucun lien politique particulier impliquant le [cousin germain de la demanderesse] n’a été établi » et que [traduction] « d’importantes allégations formulées par la demandeure d’asile n’étaient pas valablement étayées par la preuve ».

[22]  Suivant son deuxième argument, la demanderesse soutient que son expulsion l’exposerait à un danger d’exécution sommaire par les assassins de son frère. Ce point a également été examiné par la SPR. Tout au long de sa décision, la SPR a exprimé des doutes quant aux faits liés à sa crainte d’être exécutée de façon sommaire, et a conclu que ses allégations étaient [traduction] « fausses ». La SPR ne croyait tout simplement pas que la preuve était suffisante pour étayer [traduction] « les allégations de menace et de brutalité formulées par la demandeure d’asile ». En outre, le tribunal n’arrivait [traduction] « pas à comprendre pourquoi la demandeure d’asile serait prise pour cible par [son cousin germain] ».

[23]  L’autorité de la chose jugée rend ces arguments irrecevables, puisque les mêmes questions ont été tranchées par la SPR (Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, para 66). La Cour a déjà refusé d’autoriser le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. Les conclusions de fait tirées par la SPR ont donc force de chose jugée (Roberto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 180, para 19; Eid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 639, para 4). À défaut d’un risque excessif d’injustice, la Cour respectera l’autorité de la chose jugée (Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44; Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19).

[24]  Plusieurs bonnes raisons justifient l’autorité de la chose jugée. L’ERAR n’est pas censé être un appel ni un réexamen de la décision de la SPR (Nebie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 701, para 36). Il vise à évaluer les nouveaux risques qui surviennent entre l’audience tenue devant la SPR et la date de renvoi (Kaybaki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 32, para 11). Cet objectif ressort de manière évidente de la décision du législateur de limiter la portée de l’ERAR à une évaluation de la preuve survenue depuis le rejet ou qui n’était alors pas normalement accessible (al. 113a) de la LIPR). Le fait de circonscrire la portée de l’examen permet d’éviter le gaspillage de ressources judiciaires et les recours abusifs (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, para 12).

[25]  Je tiens à ajouter que le respect du principe de la chose jugée fait aussi en sorte que les parties, qui se trouvent ainsi à se conformer aux procédures de contrôle judiciaire et d’appel prévues par la loi, soumettent leurs préoccupations au décideur compétent.

[26]  Compte tenu de l’absence de motifs impérieux justifiant de réfuter la présomption de la chose jugée, je rejette cette série d’arguments.

(2)  L’analyse par l’agent chargé de l’ERAR des nouveaux éléments de preuve présentés était‑elle raisonnable?

[27]  La demanderesse soutient que l’agent chargé de l’ERAR a ignoré [traduction] « moult » éléments de preuve établissant que le risque de persécution auquel elle est exposée s’est accru depuis la décision rendue à l’issue du premier ERAR. Ces éléments de preuve peuvent être divisés en trois groupes.

A.  Premier groupe d’éléments – les décisions rendues relativement aux demandes d’asiles de membres de sa famille

[28]  Le premier groupe est composé des décisions rendues relativement aux demandes d’asile de membres de la famille de la demanderesse, dont celle son fils qui s’est vu accorder le droit d’asile par le Tribunal de première instance (First-tier Tribunal) du Royaume‑Uni en février 2016, ainsi qu’un autre parent dont la demande de protection subsidiaire a été accueillie en janvier 2017 par la Cour nationale du droit d’asile en France. La demanderesse fait valoir que ces décisions et les conclusions de fait tirées par ces tribunaux étayent davantage ses arguments.

[29]  Or, selon l’agent chargé de l’ERAR, ces décisions ne permettaient guère d’appuyer les arguments de la demanderesse. J’estime que cette conclusion est raisonnable. Bien que ces décisions aient été prononcées après la décision rendue à l’issue du premier ERAR, elles portaient sur des faits antérieurs à la date de la décision rendue à l’issue de ce premier ERAR et qui auraient pu être invoqués à ce stade. De plus, à moins qu’une disposition législative précise ne s’applique, les tribunaux canadiens ne sont pas liés par les décisions et les conclusions factuelles des tribunaux étrangers.

B.  Deuxième groupe d’éléments – la preuve d’agression

[30]  La demanderesse a également produit des éléments de preuve concernant les blessures subies par son époux pour établir qu’un de ses proches a été victime de la vendetta qui perdure. Elle a produit un certificat de congé hospitalier, signé par deux médecins et sur lequel est précisé le diagnostic suivant : [traduction] « Blessure de la partie supérieure de l’axe du radius (gauche) et traumatisme crânien ». Le certificat fait également état d’une [traduction] « fracture de la partie supérieure de l’axe du radius (gauche) » et énumère une série de traitements administrés à son époux (c.‑à‑d., antibiotiques, analgésiques et suppléments destinés à améliorer la santé osseuse). La demanderesse a également présenté un extrait du registre général indiquant que la main de son époux était fracturée, ainsi que des photographies montrant un homme couvert de bandages, allongé dans un lit d’hôpital.

[31]  Dans sa décision, l’agent chargé de l’ERAR a écarté ces éléments de preuve, déclarant qu’il n’accordait aucune valeur à la preuve photographique, car les photos n’étaient ni datées, ni identifiées, ni certifiées. Il n’a pas non plus accordé d’importance aux entrées du registre général parce qu’elles étaient mal traduites et qu’elles ne faisaient pas état de la [traduction] « [blessure] de l’époux à la jambe ». Il n’a accordé qu’une valeur négligeable au certificat de congé hospitalier, car le document ne contenait aucune [traduction] « description de blessures concordant avec une agression ». Il a également fait remarquer que le certificat de congé hospitalier indiquait que l’époux avait été traité [traduction] « pour une fracture à la jambe » [non souligné dans l’original].

[32]  La décision de l’agent chargé de l’ERAR de n’accorder qu’une valeur négligeable, s’il en est, à ces éléments de preuve est déraisonnable pour deux raisons.

[33]  Premièrement, en l’absence d’autres éléments de preuve, sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve faisant état d’un [traduction] « traumatisme crânien » et d’une [traduction] « fracture de la partie supérieure de l’axe du radius » ne [traduction] « concordaient [pas] avec une agression » est déraisonnable parce qu’elle fait entorse à la logique.

[34]  Deuxièmement, pour être juste envers l’agent chargé de l’ERAR, et comme l’a souligné l’avocate du ministre (que je félicite pour sa transparence et sa conduite exemplaire – dignes d’un officier de justice aux prises avec des éléments de preuve très pertinents qui ne lui sont pourtant pas favorables), il semble que l’agent a mal saisi ces éléments de preuve étant donné qu’il a tenu pour acquis que le radius était un os de la jambe. D’après la troisième définition fournie par le Canadian Oxford Dictionary (Deuxième édition, Oxford University Press, 2004, p. 1274), le radius désigne plutôt [traduction] « le plus épais et le plus court des deux os situés dans l’avant‑bras humain ». Les blessures de cette nature, en plus de celles à la tête mentionnée dans le certificat de congé hospitalier, peuvent parfois signaler une agression.

[35]  Compte tenu de cette méprise de l’agent chargé de l’ERAR, j’estime que la conclusion quant à la valeur accordée à ces documents n’est pas raisonnable, et qu’elle a une incidence déterminante sur l’ensemble de la décision (Vavilov, au para 126).

C.  Troisième groupe d’éléments – la preuve de la disparition

[36]  Enfin, la demanderesse a produit plusieurs éléments de preuve liés au fait que son époux serait disparu depuis le 15 août 2015, notamment une entrée du registre général datant du 27 août 2015 (rédigée par sa nièce), deux avis de disparition parus dans un journal (placés par la nièce et donnant ses coordonnées) et un document notarié attestant la disparition de son époux. L’agent chargé de l’ERAR a relevé plusieurs problèmes liés à la force probante de ces documents : [traduction] « [la] traduction est de mauvaise qualité », « il n’est pas démontré que le traducteur est un membre en règle d’un ordre de traducteurs », et « l’auteur [des documents] n’est pas formellement identifié ». L’agent chargé de l’ERAR n’a donc accordé aucune valeur à ces documents, car la fiabilité des sources n’avait pas été établie. Il a également fait remarquer que la demanderesse n’avait produit [traduction] « aucun autre élément de preuve concernant les efforts additionnels déployés par la famille et la police pour retrouver la personne disparue, afin d’établir l’état d’avancement du dossier relatif à cette disparition ».

[37]  D’après le ministre, cet exercice de pondération est raisonnable, car les documents en question ont été obtenus grâce aux efforts de la nièce et la demanderesse n’a pas fourni la preuve que des efforts supplémentaires ont été déployés pour retrouver la personne disparue. J’aurais tendance à être d’accord avec le ministre sur cette question, si elle se posait isolément. Certes, des erreurs mineures de traduction (Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170, para 7 à 9) ou le seul fait qu’un membre de la famille a rédigé des documents (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, aux para 43 à 45) ne doivent pas automatiquement amener les décideurs à rejeter certains éléments de preuve, mais la décision de l’agent chargé de l’ERAR de douter de la force persuasive de ces documents était justifiée en l’espèce, compte tenu des nombreux problèmes qu’ils présentaient sur le plan de la preuve.

[38]  Il n’en demeure pas moins que ces éléments du troisième groupe doivent être réexaminés, car le rejet déraisonnable par l’agent chargé de l’ERAR de la preuve de l’agression peut avoir faussé son évaluation de la preuve liée à la disparition.

VIII.  Conclusion

[39]  Par conséquent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire.

[40]  Le rejet par l’agent chargé de l’ERAR de la preuve médicale n’était pas raisonnable, et il pourrait avoir eu un effet déterminant sur sa manière d’évaluer la preuve liée à la disparition ainsi que sur l’ensemble de la décision.

[41]  Par conséquent, je renvoie l’affaire au même agent qui a effectué l’ERAR pour qu’il réexamine la preuve médicale liée à l’agression qu’aurait subie l’époux de la demanderesse et à sa disparition subséquente (Vavilov, para 142). Le réexamen doit se limiter à ces deux questions; il n’est pas nécessaire que l’agent examine les éléments de preuve sur lesquels d’autres instances se sont prononcées et que la présente décision soustrait à un contrôle.


JUGEMENT dans le dossier no IMM-1829-19

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Je renvoie l’affaire au même agent qui a effectué l’examen des risques avant renvoi afin qu’il réexamine la preuve médicale se rapportant à l’agression qu’aurait subie l’époux de la demanderesse et à sa disparition subséquente.

  3. Aucune question à certifier n’a été soulevée, et aucune ne se pose.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1829-19

 

INTITULÉ :

MITA AKRAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 octobre 2019

 

jugement et motifs :

le juge PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 27 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

Myriam Roy-L’Écuyer

 

pour la demanderesse

Patricia Nobl

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

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