Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200203


Dossier : IMM‑2914‑19

Référence : 2020 CF 182

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 février 2020

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

MARCOM RESOURCES LTD.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’EMPLOI, DU DÉVELOPPEMENT DE LA MAIN‑D’ŒUVRE ET DU TRAVAIL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Marcom Resources Ltd. [Marcom] exploite deux restaurants McDonald’s à Yellowknife, aux Territoires du Nord‑Ouest. Sa demande de pouvoir embaucher quatre serveurs au comptoir de service alimentaire à plein temps dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires [PTET] a été rejetée par une agente d’Emploi et Développement social Canada [EDSC] d’après une évaluation de l’impact sur le marché du travail [EIMT] défavorable. L’agente a conclu que, même si tous les autres critères de l’évaluation avaient un impact positif ou neutre sur le marché du travail, Marcom n’avait pas fait preuve d’efforts suffisants pour embaucher des Canadiens et des résidents permanents pour doter les postes au comptoir de service alimentaire.

[2]  L’EIMT est une exigence du PTET créée en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR] qui permet aux étrangers de travailler temporairement au Canada. EDSC procède à l’EIMT qui est fondée sur l’impact que l’emploi d’un étranger au Canada aurait sur le marché du travail canadien. Plus particulièrement, l’alinéa 200(1)c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227) [le Règlement] autorise un agent à délivrer un permis de travail à un étranger si certaines conditions sont remplies, lesquelles comprennent la prise d’une décision favorable au titre des alinéas 203(1)a) à e) du Règlement.

[3]  Selon l’alinéa 203(3)e du Règlement, les employeurs doivent démontrer qu’ils ont fait des efforts raisonnables pour embaucher des citoyens canadiens ou des résidents permanents avant de présenter une demande d’EIMT.

[4]  Au moment de sa demande, Marcom employait 35 employés à temps plein et 54 employés à temps partiel, dont tous étaient des Canadiens ou des résidents permanents. Toutefois, un outil d’analyse de la dotation de Marcom joint à sa demande prévoyait que ses deux restaurants seraient exploités avec un manque de personnel d’août à décembre 2018. Elle a donc demandé d’embaucher des travailleurs étrangers dans le cadre du PTET.

II.  Décision contestée

[5]  La feuille de travail de la décision initiale de l’agente, qu’elle a ensuite envoyée à son superviseur, concluait que Marcom avait fait des efforts raisonnables pour embaucher des Canadiens et que l’impact de l’embauche de quatre travailleurs étrangers était neutre. Le superviseur a formulé des commentaires de suivi et a discuté de la décision avec l’agente en personne. Quelques jours plus tard, l’agente a envoyé à son superviseur une version mise à jour de son évaluation, dans laquelle elle a recommandé le rejet de la demande.

[6]  L’agente a refusé la demande de Marcom parce qu’elle a conclu qu’elle n’avait pas fait d’efforts raisonnables pour embaucher des citoyens canadiens et des résidents permanents. Marcom n’avait pas annoncé le salaire horaire moyen du poste, soit 17 $ à Yellowknife, et n’avait pas non plus annoncé les postes à temps partiel. Elle a également conclu que Marcom n’avait pas utilisé le programme Jumelage emploi, tel que cela est exigé.

[7]  Par conséquent, l’évaluation de l’impact sur le marché du travail mondial de Marcom a été jugée mauvaise.

III.  Questions et norme de contrôle

[8]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

B.  L’agente a‑t‑elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle s’est appuyée sur les directives stratégiques sans tenir compte des explications de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle s’était écartée de ces directives?

[9]  Dans le récent arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, la Cour suprême du Canada a réexaminé à certains égards et a clarifié à d’autres égards le cadre servant à déterminer la norme de contrôle applicable aux décisions administratives. Étant donné qu’aucune des questions soulevées par les parties ne relève des situations limitées où la présomption de la décision raisonnable peut être réfutée, cette norme s’appliquera en l’espèce.

IV.  Analyse

A.  L’agente a‑t‑elle tenu raisonnablement compte des observations et de la preuve de la demanderesse?

(1)  Salaire courant et postes à temps partiel éventuels non annoncés

[10]  L’agente indique d’abord que Marcom a annoncé un salaire horaire de 15 $ à 17 $, ce qui est inférieur au salaire horaire courant de 17 $ pour la région. Elle conclut qu’il s’agit d’un [traduction] « problème puisqu’il est possible qu’un plus grand nombre de Canadiens et de résidents permanents aient postulé si le salaire horaire avait été au moins de 17 $ ».

[11]  Je dois dire que j’ai de la difficulté à suivre le raisonnement de l’agente à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait.

[12]  Tout d’abord, le salaire courant indiqué par le gouvernement pour la région fait partie des offres d’emploi de Marcom, bien qu’à l’extrémité supérieure de l’échelle de rémunération offerte.

[13]  En deuxième lieu, Marcom avait présenté d’importants éléments de preuve selon lesquels il se peut que le salaire moyen indiqué par le gouvernement ne tienne pas compte du salaire courant actuel du poste, au moins au niveau d’entrée. Bon nombre d’établissements alimentaires de la région ont annoncé un salaire horaire inférieur à 17 $ pour les postes de serveur au comptoir de service alimentaire à temps plein, y compris Tim Hortons (offrant de 14 $ à 16 $ de l’heure pour les postes à temps plein), Mac’s Convenience Store (offrant de 13,46 $ à 15 $ de l’heure) et Boston Pizza (offrant 13,48 $ de l’heure).

[14]  En outre, Marcom a expliqué que le salaire qu’elle offrait tenait plus fidèlement compte du taux de rémunération de ses serveurs au comptoir de service alimentaire actuels, lequel était fondé sur leur niveau d’expérience et leur disponibilité; elle versait une rémunération plus élevée aux employés plus chevronnés et à ceux qui disposaient de plus de souplesse à l’égard de leur horaire de travail. La plupart des employés de Marcom à l’époque gagnaient entre 13,50 $ et 17,70 $ de l’heure, et deux employés exceptionnels gagnaient 18,60 $ et 18,95 $ de l’heure.

[15]  Marcom a soutenu, à juste titre, que, dans ce contexte, l’annonce d’un salaire d’entrée horaire commençant à 17 $ aurait eu un impact négatif sur le moral des employés à temps plein de l’époque de Marcom, et donc sur l’ensemble de son effectif.

[16]  L’agente a également perçu de manière négative le fait que Marcom n’annonçait que des postes à temps plein.

[17]  Toutefois, il ressort de la preuve que Marcom recrute des membres du personnel tout au long de l’année et éprouve beaucoup moins de difficultés à recruter des employés à temps partiel, dont bon nombre sont des étudiants dont les horaires sont moins souples. Marcom a clairement fait valoir que la pénurie de main‑d’œuvre à laquelle elle était confrontée concernait les serveurs au comptoir de service alimentaire à temps plein et que, par conséquent, son entreprise avait besoin d’employés à temps plein disposant de plus de souplesse.

[18]  Étant donné l’importance des éléments de preuve déposés par Marcom, il incombait à l’agente d’évaluer pleinement l’analyse de rentabilisation de celle‑ci pour déterminer si elle avait fait des efforts suffisants pour embaucher des Canadiens ou des résidents permanents.

[19]  À mon avis, l’agente s’est trop appuyée sur les lignes directrices administratives dans son évaluation de la question de savoir si le défaut de Marcom d’annoncer un salaire horaire de 17 $ pour les employés au niveau d’entrée constituait la véritable raison pour laquelle elle n’avait pas obtenu un plus grand nombre de demandes d’emploi de la part de Canadiens ou de résidents permanents.

[20]  Étant donné que Marcom a présenté des éléments de preuve clairs à l’appui du fait que son annonce était conforme au salaire courant et qu’elle s’était engagée à payer l’extrémité supérieure de ce salaire aux employés plus chevronnés et aux employés disposant de plus de souplesse, la raison pour laquelle l’agente a fait abstraction de ces éléments de preuve dans son évaluation n’est pas claire. Il est bien établi que « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” » (Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17). Le silence de l’agente à l’égard de cet élément de preuve clé constitue le fondement de ma conclusion selon laquelle elle est parvenue à une conclusion erronée.

[21]  Ironiquement, l’agente a reconnu dans son évaluation du Facteur D – Salaire et conditions de travail offerts à l’étranger (c’est‑à‑dire, si l’offre d’emploi était conforme à l’alinéa 203(3)d) du Règlement) que [traduction] « [l]e salaire offert à l’étranger correspond au taux de salaire courant du poste et les conditions de travail satisfont aux normes canadiennes généralement acceptées ». Elle ne précise pas le salaire exact offert à l’étranger, mais on pourrait supposer qu’il se situe dans la fourchette du salaire horaire de 13,50 $ à 17,70 $ que Marcom versait à ses employés.

[22]  Je conclus donc que le défaut de l’agente de fournir une justification pour avoir ignoré des éléments de preuve dont elle disposait rend déraisonnable son évaluation du Facteur E – Efforts pour embaucher ou former des Canadiens ou des résidents permanents. Étant donné qu’il s’agit du seul facteur ayant un impact négatif sur le marché du travail, toute la décision devient déraisonnable.

(2)  Omission d’utiliser le programme Jumelage emploi

[23]  Compte tenu de mes conclusions précédentes, je n’ai pas à trancher la deuxième question soulevée par Marcom. Toutefois, je la trancherai brièvement.

[24]  L’exigence de recourir à ce service avant de présenter une demande d’EIMT a été mise en œuvre par EDSC le 28 août 2017. Marcom a demandé de pouvoir embaucher quatre travailleurs étrangers presque 18 mois plus tard.

[25]  Marcom a expliqué à l’agente qu’étant donné qu’elle n’avait pas demandé une EIMT depuis 2013, elle n’était réellement pas au courant de cette nouvelle exigence. L’agente a fait remarquer que les lignes directrices internes d’EDSC reconnaissent expressément qu’il se peut que les demandeurs n’en soient pas au courant, donnant ainsi aux agents la possibilité d’informer les demandeurs. C’est précisément ce que l’agente a fait en l’espèce et Marcom a répondu en communiquant avec les six candidats qu’elle a obtenus dans le cadre du programme Jumelage emploi.

[26]  Il me semble injuste que, malgré cela, l’agente ait toujours utilisé ce défaut pour évaluer de manière défavorable le Facteur E de l’EIMT.

B.  L’agente a‑t‑elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[27]  Comme le souligne Marcom, la Cour a souvent conclu que les agents d’EDSC qui se fient trop étroitement aux politiques sans tenir compte des renseignements pertinents fournis par les demandeurs entravent l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire.

[28]  Par exemple, dans Frankie’s Burgers Lougheed Inc. c. Canada (Emploi et Développement social), 2015 CF 27, aux paragraphes 91 et 92, le juge en chef Paul Crampton a conclu que, compte tenu du fait que les directives administratives internes ne sont pas contraignantes, les agents ne peuvent pas se fier uniquement aux politiques internes, de manière à entraver l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Toutefois, dans Frankie’s Burgers, aucune entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire n’a été constatée puisque les demandeurs n’avaient pas déposé de documents qui « montraient d’une autre manière » que les efforts de recrutement des demandeurs étaient raisonnablement conformes à l’exigence de l’alinéa 203(3)e) du Règlement. En l’espèce, les documents présentés par le demandeur offrent des justifications convaincantes et raisonnables de son défaut de respecter strictement les exigences de l’EIMT, ainsi qu’une preuve étayant cette justification. Comme je l’ai indiqué antérieurement, l’agente n’a pas tenu dûment compte de ces observations, ce qui constitue une entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[29]  Dans Seven Valleys Transportation Inc. c Canada (Emploi et Développement social), 2017 CF 195, la demanderesse a également contesté la décision d’un agent d’EDSC de délivrer une EIMT défavorable. Même si son argument était fondé sur un manque d’équité procédurale de la part de l’agente, le juge Shore a également abordé l’argument de la demanderesse selon lequel l’agente avait entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire :

[29] La demanderesse soutient que l’agente a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en se fiant uniquement aux données de la base de données interne d’EDSC et en omettant de prendre en compte les justifications fournies à l’appui de l’exigence relative à l’expérience de travail.

[30] Le défendeur fait valoir que l’agente s’est fondée sur divers documents de politique et directives provenant de la base de données interne d’EDSC, et qu’elle a pris sa décision après avoir examiné un large éventail d’énoncés de politique et de textes législatifs pertinents, ce qui a mené à une décision raisonnable.

[31] D’après les motifs invoqués par l’agente, il semble qu’elle se soit fondée sur des renseignements provenant de la base de données interne d’EDSC, notamment le guide opérationnel sur le camionnage et la politique de la CNP relative aux exigences excessives. Ce faisant, l’agente a fait abstraction de renseignements pertinents communiqués par la demanderesse. […]

[33] Comme l’agente n’a pas tenu compte des justifications de la demanderesse, la Cour conclut qu’elle a fait entrave à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[30]  En l’espèce, l’agente a pris note de la justification de Marcom en ce qui a trait à l’exigence d’utiliser le programme Jumelage emploi, mais elle a quand même décidé que Marcom n’avait pas satisfait à cette exigence. En ce qui concerne les efforts de recrutement plus généraux de Marcom et son offre d’emploi à un salaire horaire de 15 $ à 17 $, elle a simplement fait abstraction des éléments de preuve. Par conséquent, le fait que l’agente ne se soit fiée qu’aux documents internes sur l’échelle salariale acceptable et les efforts de recrutement l’a empêché de tenir suffisamment compte des éléments de preuve soumis par Marcom.

V.  Conclusion

[31]  Étant donné que l’agente n’a pas raisonnablement tenu compte des observations et des éléments de preuve soumis par la demanderesse concernant le salaire courant des serveurs au comptoir de service alimentaire à Yellowknife, et qu’elle n’a pas tenu raisonnablement compte du recours après le fait de Marcom au service Jumelage emploi, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[32]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier, et les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.




 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.