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Date : 20200131


Dossier : IMM‑2599‑19

Référence : 2020 CF 186

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

HASSAN HUSEIN MOHAMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Peu après son arrivée au Canada, en 2016, le demandeur, Hassan Husein Mohamed, a demandé l’asile au motif qu’il avait été personnellement ciblé par Al Chabaab, un groupe terroriste, djihadiste et extrémiste de l’Afrique de l’Est.

[2]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a entendu la demande d’asile de M. Mohamed le 14 mars 2019. À la fin de l’audience, la SPR a prononcé sa décision rejetant la demande d’asile, car M. Mohamed n’avait pas prouvé son identité, et elle a conclu à une absence de minimum de fondement à l’égard de sa demande d’asile.

[3]  M. Mohamed sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il demande à la Cour d’annuler la décision de la SPR et de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SPR pour nouvel examen.

I.  Contexte

[4]  M. Mohamed prétend être né à Moqokori, en Somalie, en octobre 1979. Il affirme que, en juillet 2003, alors qu’il conduisait un camion, il a heurté et tué un piéton qui tentait de traverser la route. Alors que, dans une telle situation, les familles des victimes optent habituellement pour une indemnisation financière, M. Mohamed affirme que la famille de la victime a choisi de se venger et a cherché à obtenir sa mort. Ces événements l’ont amené à fuir la Somalie pour la première fois en août 2003.

[5]  M. Mohamed s’est rendu en Italie, où il a demandé l’asile. Il a fait de fausses déclarations, affirmant appartenir à un clan minoritaire parce qu’on lui avait dit qu’il serait renvoyé en Somalie s’il déclarait appartenir à un clan majoritaire. Comme il n’était pas en mesure de répondre aux questions sur le clan minoritaire, cela a entraîné le rejet de sa demande.

[6]  Après l’échec de sa demande d’asile en Italie, M. Mohamed s’est rendu en Suède en 2004 et en Norvège en 2006 pour demander l’asile dans ces pays. Quand ces pays ont fait le lien entre ses empreintes digitales et sa demande d’asile en Italie, ils ne lui ont pas permis de présenter une demande et l’ont renvoyé en Italie. Pendant qu’il était en Italie, M. Mohamed a appris que la famille de la personne qu’il avait tuée en 2003 avait accepté une indemnisation financière et qu’elle avait cessé d’exiger sa mort.

[7]  M. Mohamed est retourné en Somalie en février 2010. Après que la Mission de l’Union africaine en Somalie eut libéré Moqokori aux mains du groupe Al Chabaab, en juillet 2015, M. Mohamed s’est engagé dans le programme local de soccer et est devenu capitaine de l’équipe du district. Il a aussi mis sur pied des équipes et organisé des tournois. Il prétend avoir reçu en mars 2016 l’appel téléphonique d’un membre d’Al Chabaab qui l’accusait d’être contre la guerre sainte parce qu’il participait à un sport pratiqué par les infidèles et qu’il recrutait des jeunes pour jouer au soccer au lieu de les recruter pour le djihad.

[8]  M. Mohamed prétend en outre que, en juin 2016, alors qu’il conduisait son taxi, des membres d’Al Chabaab l’ont pris en embuscade, l’ont enlevé et l’ont détenu dans une cellule. Le lendemain soir, alors qu’il était transporté vers ce qu’il croyait être sa mort, M. Mohamed s’est enfui de l’arrière de la camionnette et a couru dans la jungle, évitant les coups de feu. Il prétend être retourné à Moqokori pour une brève période, mais, craignant que les membres d’Al Chabaab ne le trouvent, il a fui la Somalie une deuxième fois au début de juillet 2016. M. Mohamed affirme qu’il a pris l’avion à destination de Toronto, en Ontario, en utilisant de faux documents de voyage qu’il a jetés une fois à bord de l’avion.

[9]  À l’audience de la SPR, M. Mohamed a révélé d’autres détails concernant sa demande d’asile. Premièrement, pour deux de ses frères, il a donné des dates de naissance différentes des dates figurant dans son formulaire de demande d’asile. Deuxièmement, il a admis avoir un faux document italien, sous un autre nom, ainsi qu’un faux passeport norvégien. Troisièmement, il a déclaré à la SPR que ses demandes d’asile en Italie, en Suède et en Norvège avaient été enregistrées sous le nom « Hassan Husein » sans nom de famille. Questionné afin de savoir pourquoi il n’avait pas fourni ce renseignement plus tôt, M. Mohamed a répondu qu’il [traduction« venait juste de s’en souvenir ».

[10]  Quatrièmement, M. Mohamed a donné des détails sur son retour en Somalie depuis l’Italie. Il a affirmé avoir pris un vol d’Ethiopian Air pour retourner en Somalie, après avoir reçu un [traduction« document de retour au pays » et avoir voyagé sous le nom « Hassan Husein ». Il a également affirmé qu’il avait quitté l’Italie parce qu’il n’avait [traduction« pas de vie » en Italie.

[11]  Cinquièmement, dans ses réponses aux questions de la SPR, M. Mohamed a déclaré qu’il n’avait jamais communiqué avec Ethiopian Air pour obtenir les détails de son retour en Somalie, en 2010, et qu’il n’avait pas non plus communiqué avec des ambassades ou des consulats au Canada pour obtenir ses dossiers d’asile d’Italie, de Suède ou de Norvège.

[12]  Sixièmement, M. Mohamed a ajouté des détails concernant son évasion d’Al Chabaab survenue en 2016. Il a affirmé que, alors qu’il s’enfuyait d’Al Chabaab à travers la jungle, qu’il avait frappé plantes et buissons avec les jambes, que des morceaux y étaient entrés et s’y trouvaient encore, et qu’il avait besoin d’une intervention chirurgicale. En réponse aux questions de la SPR, il a confirmé qu’il n’avait pas encore consulté un médecin à ce sujet, ajoutant que la douleur avait récemment commencé à augmenter.

[13]  Un témoin a témoigné à l’audience pour établir l’identité de M. Mohamed. M. Mohamed et le témoin se sont tous deux qualifiés de « membres apparentés », car ils partagent un clan plutôt qu’un lien familial direct. M. Mohamed et le témoin se sont rencontrés pour la première fois en 2011, lorsque M. Mohamed s’est rendu à l’atelier de téléphonie mobile du témoin. Ils se sont revus en 2013 et ont bavardé et dîné ensemble. Ils se sont rencontrés à Toronto le lendemain de l’arrivée de M. Mohamed au Canada, lorsqu’ils se sont croisés dans un café et se sont reconnus. Ils vivent ensemble depuis.

[14]  Le témoin a déclaré qu’il connaissait M. Mohamed de nom, qu’ils venaient du même clan et qu’ils s’étaient rencontrés en Éthiopie. Le témoin a également déclaré que M. Mohamed lui avait dit qu’il avait fui la Somalie parce qu’il s’enfuyait d’Al Chabaab, qui l’avait menacé et enlevé parce qu’il participait à un projet d’éclairage solaire à Moqokori. Le témoin a confirmé la participation de M. Mohamed au soccer.

[15]  M. Mohamed a ensuite parlé du témoignage du témoin sur le projet solaire. Il a affirmé qu’Al Chabaab l’avait aussi ciblé en raison du projet d’éclairage solaire. Il a affirmé avoir fourni une photographie du projet, où apparaissent des cercles de béton et un poteau de métal. En réponse à la question afin de savoir pourquoi ces détails ne figuraient pas dans son exposé des faits sur le fondement de la demande d’asile, M. Mohamed a répondu qu’il croyait que la photo faisait partie de sa demande d’asile, mais que son avocat original n’avait pas inclus d’autres détails.

[16]  La SPR a interrogé M. Mohamed au sujet des documents qui faisaient partie de sa demande. Il a affirmé avoir reçu la déclaration et la carte d’identité, ainsi que sa carte d’identité de soccer, que son frère a envoyées depuis la Somalie sous forme de pièces jointes du courriel envoyé à son ancien avocat. Il ignorait pourquoi la demande ne comprenait pas le courriel de transmission de ces documents ou que des originaux seraient exigés. M. Mohamed a confirmé que la carte d’identité de soccer n’était pas un document du gouvernement, mais simplement quelque chose que l’organisation avait préparé pour lui.

[17]  En réponse aux questions de son propre avocat, M. Mohamed a déclaré qu’il n’avait pas de carte d’identité de Somalie comme celle de son frère, car ce dernier l’avait obtenue dans le cadre de sa demande de passeport, ce que M. Mohamed n’a apparemment jamais fait. Il a également affirmé à la SPR que la lettre d’appui reçue de la Loyan Foundation était fondée sur sa connaissance générale de la Somalie ainsi que de son clan et de son appartenance à ce dernier.

II.  Décision de la Section de la protection des réfugiés

[18]  Le 14 mars 2019, après une audience d’une journée, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Mohamed.

[19]  La SPR a conclu que M. Mohamed n’avait pas prouvé qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Plus précisément, la SPR a conclu qu’il n’avait pas établi son identité ni le fondement de sa demande d’asile. La SPR a conclu que toute l’histoire de M. Mohamed n’était ni crédible ni digne de foi.

[20]  La SPR a constaté que M. Mohamed n’avait pas de passeport. Il lui a été demandé de prouver son identité par d’autres moyens. La SPR a conclu que la présomption de véracité avait été réfutée en raison de graves préoccupations relatives à la crédibilité de M. Mohamed et du témoin. La SPR a également souligné que M. Mohamed a admis avoir menti au sujet de son appartenance à un clan à trois occasions distinctes dans des procédures de demande d’asile. Elle estime que son explication – qu’il craignait d’être renvoyé comme membre d’un clan majoritaire s’il disait la vérité – était déraisonnable, car elle démontrait une tendance à la fraude en matière d’immigration.

[21]  La SPR a conclu que cette déclaration inexacte antérieure minait la prétention d’appartenance à un clan de M. Mohamed, dont les renseignements qu’il a fournis à la Loyan Foundation qui constituent le fondement de la lettre de recommandation de cette dernière. La SPR n’a donc accordé aucun poids à la lettre de la fondation parce qu’elle ne faisait que confirmer l’appartenance de M. Mohamed à un clan sur la base de la déclaration de M. Mohamed lui‑même.

[22]  La SPR a tenu compte du retour de M. Mohamed en Somalie, en 2010, le considérant comme une réintégration volontaire en raison des conditions de vie difficiles en Italie. La SPR n’a pas jugé qu’il s’agissait d’une explication raisonnable de son retour en Somalie, vu l’absence de preuve que M. Mohamed était en situation de risque en Italie, que le fondement de sa demande d’asile n’aborde aucunement cette question, que l’Italie était un pays sûr à l’époque et que le groupe Al Chabaab ciblait les rapatriés en Somalie. La SPR se serait attendue à ce que M. Mohamed tente de se rendre au Canada ou aux États‑Unis en 2010 plutôt que de retourner volontairement en Somalie.

[23]  De l’avis de la SPR, M. Mohamed a nui à ses tentatives de vérification de son statut en Europe lorsqu’il a signé un formulaire de consentement autorisant la SPR à obtenir des renseignements sur « Hassan Husein Mohamed », alors qu’il savait qu’il était connu des fonctionnaires européens sous le nom de « Hassan Husein », fait qu’il n’a jamais admis jusqu’au moment de l’audience. La SPR estime que la déclaration de M. Mohamed selon laquelle il s’est souvenu à l’audience que c’était ainsi que son nom était enregistré en Europe n’est pas raisonnable.

[24]  La SPR a ajouté que les explications de M. Mohamed concernant son manque d’efforts pour obtenir des documents des autorités européennes ou d’Ethiopian Air étaient déraisonnables. Elle a déduit que tout renseignement tiré des allégations européennes de M. Mohamed aurait mené à des renseignements défavorables sur son identité et le fondement de sa demande et a conclu qu’il n’était pas un témoin crédible.

[25]  De l’avis de la SPR, le témoin présenté à l’appui de l’identité de M. Mohamed n’était pas cohérent, crédible ou digne de foi. La SPR n’a pas jugé raisonnable que le témoin ait mentionné la persécution de M. Mohamed fondée sur un projet d’énergie solaire avant de mentionner la persécution fondée sur le soccer. La SPR a fait remarquer que le projet d’énergie solaire ne figurait pas dans le formulaire de demande d’asile de M. Mohamed et qu’il s’agissait plutôt d’une question secondaire. En raison de cette divergence, la SPR a conclu que le témoin n’était pas crédible. La SPR a eu de la difficulté à accepter l’incapacité du témoin d’expliquer comment il savait que M. Mohamed était qui il affirmait être, se fiant plutôt à la lignée et à l’amitié de leurs parents.

[26]  La SPR a tiré d’autres conclusions concernant la crédibilité de M. Mohamed en se fondant sur des incohérences entre son témoignage et celui du témoin. Le fait que M. Mohamed croyait que l’inclusion d’une photographie du prétendu projet solaire était suffisante pour être utilisée dans le cadre de sa demande n’a pas été jugé raisonnable par la SPR. La SPR a fait remarquer que, malgré d’autres modifications, M. Mohamed n’a jamais mis à jour son formulaire de fondement de la demande d’asile pour y inclure ces renseignements, et son frère ne les a pas mentionnés dans sa déclaration. La SPR a écarté la déclaration du frère parce qu’elle ne faisait que répéter le récit de M. Mohamed.

[27]  La SPR a rejeté tous les autres documents parce qu’ils n’étaient pas fiables :

  • Elle a rejeté la carte d’identité du frère de M. Mohamed au motif qu’il avait fait une erreur dans la date de naissance de certains des autres membres de sa famille;

  • Elle a rejeté la carte d’identité de soccer de M. Mohamed et la déclaration du frère, au motif qu’il ne s’agissait pas d’originaux et que le courriel d’envoi n’était pas inclus. De l’avis de la SPR, la carte d’identité de soccer ressemblait à ce que quelqu’un aurait pu faire avec un ordinateur, la déclaration de son frère était simplement fondée sur l’histoire déjà discréditée de M. Mohamed, et il était difficile d’établir si le timbre apposé sur le rapport de police était authentique;

  • Elle n’a pas tenu compte des photographies remises par M. Mohamed, puisqu’il est impossible d’établir où elles ont été prises;

  • Elle a rejeté une saisie d’écran de YouTube parce qu’il n’était pas crédible que M. Mohamed sourie et pose dans des photos, un mois après avoir reçu une menace de la part d’Al Chabaab, et qu’il n’était pas possible d’établir l’endroit où la vidéo avait été prise ni s’il venait de cette région.

[28]  La SPR a conclu qu’elle ne disposait d’aucune preuve crédible et digne de foi de l’identité de M. Mohamed ni du fondement de sa demande d’asile. Elle a conclu qu’il n’était pas crédible, que les documents qu’il avait présentés n’avaient pas de poids et que, par conséquent, par application du paragraphe 107(2) de la LIPR, il n’y avait aucun motif crédible donnant à M. Mohamed qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger.

III.  Quelle est la norme de contrôle?

[29]  La Cour suprême du Canada a récemment adopté un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’un tribunal judiciaire se penche sur le fond d’une décision administrative.

[30]  Ce cadre d’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Les cours de révision ne devraient déroger à cette présomption que lorsqu’une indication claire de l’intention du législateur ou la primauté du droit l’exige (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux para 10, 16 et 17 [Vavilov]; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au para 27). Aucune circonstance ne justifie en l’espèce une dérogation à la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[31]  L’examen du caractère raisonnable concerne à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu. La cour qui procède à l’examen d’une décision administrative doit déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et si la décision possède les caractéristiques de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, aux para 12, 86 et 99; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47 [Dunsmuir]).

[32]  Si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable et il ne rentre pas dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux para 59 et 61).

[33]  La présente demande a été entendue avant la récente décision de la Cour suprême dans l’affaire Vavilov. Bien que les observations des parties aient été présentées dans le cadre de l’arrêt Dunsmuir, les parties ont eu l’occasion, après l’audience, de présenter d’autres observations écrites touchant la norme de contrôle. Aucune des parties n’a laissé entendre dans ses observations présentées après l’audience que la norme applicable était autre que la norme de la décision raisonnable.

[34]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à l’examen des conclusions de la SPR concernant la crédibilité du demandeur et l’absence de minimum de fondement d’une demande d’asile est celle de la décision raisonnable (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 267 au para 5; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 598 au para 22; Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 230 au para 12). Cette jurisprudence antérieure à l’arrêt Vavilov continue de donner un aperçu de la norme de contrôle applicable (Vavilov, au para 143).

IV.  Observations des parties

A.  Observations de M. Mohamed

a)  Identité

[35]  Selon M. Mohamed, l’importance que la SPR a accordée à l’inexactitude touchant l’appartenance à son clan a influencé l’analyse de sa crédibilité et de son identité. M. Mohamed affirme que la SPR l’a injustement blâmé de ne pas s’être présenté au consulat de l’Italie pour demander un exemplaire de ses documents d’asile.

[36]  M. Mohamed affirme que la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion en sa défaveur, en se fondant sur sa croyance, communiquée à l’audience, que son nom de famille n’avait peut‑être pas été consigné en Europe. Selon M. Mohamed, la SPR n’a pas jugé qu’il était sincère et qu’il avait simplement signé le document qui lui avait été remis lorsque la SPR avait besoin de son autorisation pour vérifier ses dossiers en Europe.

[37]  M. Mohamed affirme que la SPR a également commis une erreur en rejetant la lettre de la Loyan Foundation au motif qu’il n’avait pas déclaré sa supercherie antérieure au sujet de son appartenance à un clan en Europe et que c’est lui qui avait fourni les renseignements à la fondation. Selon M. Mohamed, la SPR n’a pas tenu compte des directives de la Cour selon lesquelles la connaissance du pays d’origine et de la langue maternelle sont des facteurs valides pour vérifier l’identité. Il ajoute que la Cour a accepté des conclusions relatives à la nationalité dans des lettres semblables à celles de la Loyan Foundation.

[38]  De l’avis de M. Mohamed, la SPR a rejeté de façon déraisonnable le témoignage du témoin au sujet de l’identité de M. Mohamed. Selon M. Mohamed, la SPR a rejeté ce témoignage parce que le témoin n’a présenté que des généralités, même si le témoin a expliqué que leurs parents étaient amis et qu’ils étaient liés par la lignée.

[39]  M. Mohamed affirme que la SPR a commis une erreur en rejetant divers éléments de preuve documentaire. Il conteste la conclusion hypothétique selon laquelle la carte d’identité de soccer aurait pu être créée par n’importe qui, au moyen d’un ordinateur. Selon M. Mohamed, la SPR n’a jamais examiné l’ensemble de la preuve.

b)  Crédibilité

[40]  M. Mohamed souligne que la SPR a accordé beaucoup de poids aux déclarations inexactes qu’il a émises au sujet de son clan en Europe. Il prétend que la SPR a eu tort de déclarer qu’il avait fait de fausses déclarations à trois reprises au sujet de son appartenance à un clan, puisqu’il n’avait en fait pas été autorisé à présenter des demandes en Suède et en Norvège une fois que ses empreintes digitales avaient été jumelées à sa demande d’asile en Italie. M. Mohamed observe également que la SPR a rejeté les raisons qu’il a données pour expliquer pourquoi il aurait affirmé appartenir à un clan minoritaire, mais n’a pas expliqué pourquoi elle avait rejeté son explication.

[41]  Selon M. Mohamed, la déclaration inexacte concernant le clan, qu’il a admis avoir faite dans le fondement de sa demande d’asile, a influencé la décision de la SPR, en ce sens qu’elle a été citée à de nombreuses reprises comme une justification pour ne pas le croire, ne pas croire son témoin et rejeter son témoignage. Selon M. Mohamed, chaque élément de preuve doit être évalué individuellement et ne doit pas être teinté par un mensonge. La SPR n’a pas procédé à une telle évaluation.

[42]  M. Mohamed soutient que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a rejeté la preuve d’identité du témoin en se fondant sur la déclaration inexacte concernant le clan. À son avis, la SPR a rejeté de façon déraisonnable le témoignage du témoin, car ce dernier s’est attardé au projet d’énergie solaire. Selon M. Mohamed, il s’agissait d’une omission mineure de son formulaire Fondement de la demande d’asile qui n’aurait pas dû être utilisée comme fondement à d’autres conclusions sur la crédibilité.

[43]  M. Mohamed affirme que la SPR a indûment attaqué sa crédibilité en raison de son retour en Somalie en 2010. Il soutient que la SPR n’a pas tenu compte des réalités de la vie en tant que demandeur d’asile débouté ou du fait que la raison pour laquelle il avait fui la Somalie n’existait plus.

c)  Absence de minimum de fondement

[44]  De l’avis de M. Mohamed, la conclusion de la SPR selon laquelle le témoignage d’un demandeur d’asile n’est pas crédible n’entraîne pas automatiquement une conclusion d’absence de minimum de fondement. M. Mohamed fait remarquer que le seuil pour une telle conclusion est élevé et que ce n’est que s’il n’y a aucun élément de preuve documentaire indépendant ou crédible qu’il est approprié de tirer une telle conclusion. M. Mohamed affirme que cela signifie qu’il faut évaluer tous les éléments de preuve.

[45]  M. Mohamed ajoute qu’une grande quantité de renseignements ont été présentés à la SPR au sujet d’Al Chabaab et sur les groupes ciblés et persécutés par cette organisation et sur les difficultés des rapatriés en Somalie. À la lumière de ces documents, M. Mohamed soutient que la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion d’absence de minimum de fondement.

B.  Observations du défendeur

a)  Identité

[46]  De l’avis du défendeur, M. Mohamed n’a pas fourni de documents acceptables pour prouver son identité, puisqu’aucun des éléments de preuve n’était fiable ou crédible. Il était donc raisonnable, selon le défendeur, que la SPR ne juge pas crédible l’identité de M. Mohamed. Le défendeur ajoute que le témoin sur l’identité de M. Mohamed n’était pas crédible en raison des divergences entre son témoignage et celui de M. Mohamed.

[47]  Le défendeur souligne que la lettre écrite par la Loyan Foundation n’a reçu aucun poids parce qu’elle était fondée sur l’identité d’un clan fournie par M. Mohamed et sur une omission. Le défendeur ajoute qu’il était raisonnable que la SPR rejette le reste de la preuve documentaire en se fondant sur des incohérences. De l’avis du défendeur, M. Mohamed demande simplement à la Cour de soupeser de nouveau la preuve.

b)  Crédibilité

[48]  Le défendeur soutient que la SPR a droit à ce que l’on fasse preuve de déférence dans son évaluation de la crédibilité. Selon le défendeur, la SPR a offert des motifs clairs fondés sur la preuve pour appuyer ses conclusions. De l’avis du défendeur, M. Mohamed n’a fourni absolument aucun élément de preuve corroborant.

[49]  Selon le défendeur, les conclusions de la SPR liées à la réintégration appuient le manque de crédibilité de M. Mohamed. Comme la demande est fondée sur le risque qu’il soit ciblé à titre de rapatrié, son retour en Somalie en 2010 manque de cohérence. Le défendeur ajoute que M. Mohamed n’a fourni aucune preuve que lui‑même ou d’autres demandeurs d’asile seraient exposés à un risque en Italie.

c)  Absence de minimum de fondement

[50]  Le défendeur affirme qu’il faut des éléments de preuve crédibles ou dignes de foi pour empêcher d’en arriver à une conclusion d’absence de minimum de fondement. Selon le défendeur, M. Mohamed n’a présenté absolument aucun élément de preuve digne de foi ou crédible à l’appui de sa demande, et la conclusion d’absence de minimum de fondement n’était pas déraisonnable.

V.  Analyse

[51]  Les conclusions de la SPR étaient déraisonnables. Sa décision ne peut être maintenue.

[52]  Comme M. Mohamed le fait remarquer, la SPR a accordé beaucoup d’importance à la déclaration inexacte concernant son appartenance à un clan dans ses demandes d’asile en Europe. Bien que M. Mohamed affirme qu’il n’y a eu qu’une seule demande d’asile et que la SPR a commis une erreur en faisant mention de trois demandes, il a clairement déclaré au cours de son témoignage qu’il avait présenté une demande d’asile en Italie, en Suède et en Norvège. Le fait qu’il y ait eu ou non des demandes réelles ou formelles en Suède et en Norvège n’a aucune importance dans l’analyse globale. Le fait que la SPR se soit trop appuyée sur ce fait l’a amenée à tirer des conclusions déraisonnables.

[53]  L’analyse par la SPR de l’explication donnée par M. Mohamed concernant la déclaration inexacte était déraisonnable. La SPR a jugé son explication déraisonnable, disant qu’elle démontrait une tendance constante et répétée à la fraude en matière d’immigration. Cette analyse n’est pas raisonnable, car la SPR n’a pas dit si elle croyait cette explication; elle a simplement dit que l’explication constituait une preuve de fraude en matière d’immigration et, par conséquent, qu’il ne s’agissait pas d’une explication raisonnable. Cela n’est pas compréhensible.

[54]  Même si la SPR avait certainement le droit de remettre en question la crédibilité de M. Mohamed compte tenu de sa supercherie antérieure, elle n’a jamais expliqué pourquoi il aurait menti au sujet de son appartenance à un clan, puisque sa demande d’asile ne tournait aucunement autour de son appartenance à un clan. L’absence d’explication à cet égard de la part de la SPR est déraisonnable.

[55]  La façon dont la SPR a traité la lettre de la Loyan Foundation était également déraisonnable. Premièrement, cette lettre a été présentée non pas pour prouver l’identité personnelle, mais plutôt comme preuve de la nationalité somalienne de M. Mohamed. Il était déraisonnable pour la SPR de ne pas accorder de poids à cette lettre et de ne pas se demander si elle appuyait l’identité de M. Mohamed en tant que ressortissant somalien; C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de demandeurs d’asile provenant de pays où les documents d’identité posent souvent problème et sont parfois difficiles à obtenir ou carrément inaccessibles (Warsame c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 118, au para 18).

[56]  La SPR a également rejeté la lettre de la Loyan Foundation en raison de ce qu’elle ne disait pas – à savoir si M. Mohamed avait dit qu’il avait déjà menti au sujet de son appartenance à un clan – plutôt qu’en raison de ce qu’elle disait au sujet du processus d’évaluation de l’appartenance à un clan, et a tiré une conclusion à cet égard. Il était déraisonnable pour la SPR de ne pas tenir compte de la lettre pour ce qu’elle ne disait pas (Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 729, au para 11).

[57]  Les motifs invoqués par la SPR pour ne pas croire le témoignage du témoin sur l’identité étaient déraisonnables. La SPR a reproché au témoin le fait qu’il a seulement pu fournir des généralités sur la façon dont il a rencontré M. Mohamed en Somalie, soulignant qu’il ne s’agissait manifestement pas d’un lien étroit. Pourtant, le témoin a déclaré que lui et M. Mohamed ont des ancêtres communs remontant à six ou sept générations. Le témoin estimait qu’ils avaient un lien parental étroit. La SPR a rejeté ce témoignage de façon déraisonnable parce qu’elle s’attendait à ce que M. Mohamed soit mentionné de façon plus précise dans les conversations entre le témoin et son père. La SPR n’a jamais expliqué pourquoi elle s’attendait à des détails autres que ceux fournis par le témoin.

[58]  Enfin, la SPR a confondu ses conclusions quant à la crédibilité de M. Mohamed et une conclusion relative à l’absence de minimum de fondement. La SPR a omis d’évaluer soigneusement s’il existait un élément de preuve crédible quelconque qui étayait la demande d’asile.

[59]  Avant d’arriver à une conclusion d’absence de minimum de fondement, la SPR doit examiner s’il existe quelque élément que ce soit de preuve crédible ou digne de foi susceptible d’étayer les allégations du demandeur (Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, au para 26). La SPR ne peut conclure à l’absence de minimum de fondement au titre du paragraphe 107(2) de la LIPR que « si le seul élément de preuve dont dispose la SPR est le témoignage du demandeur ». Par conséquent, s’il y a une preuve indépendante et crédible qui est en mesure d’appuyer la demande d’asile, alors la demande aura un « minimum de fondement même si le témoignage du demandeur est déclaré non crédible » (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, au para 16 [soulignement dans l’original]).

[60]  La conclusion de la SPR selon laquelle M. Mohamed n’est pas crédible ne pousse pas nécessairement à conclure à l’absence de minimum de fondement (Foyet c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1591, aux para 23 à 26). Le seuil à atteindre pour conclure à l’absence de minimum de fondement est élevé, car cette conclusion écarte la possibilité d’interjeter appel à la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR en vertu de l’alinéa 110(2)c) de la LIPR. Les demandeurs qui demandent le contrôle judiciaire d’une décision défavorable de la SAR bénéficient d’un sursis automatique à l’exécution de la mesure de renvoi en vertu du paragraphe 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, sauf s’ils sont des ressortissants d’un pays qui fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1) de la LIPR.

[61]  La SPR doit examiner des éléments de preuve documentaire objectifs avant de pouvoir tirer une conclusion d’absence de minimum de fondement à l’égard d’une demande d’asile. Comme il a été mentionné dans la décision Behary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 794, au paragraphe 53 : « Ce n’est que s’il n’y a aucun élément de preuve documentaire indépendant ou crédible ou que si ces éléments de preuve ne permettent pas de rendre une décision favorable que la SPR peut tirer une telle conclusion. »

[62]  La SPR a rendu sa décision de vive voix après avoir obtenu de nouveaux renseignements pour la première fois à l’audience. Elle s’est empressée de prendre une décision d’absence de minimum de fondement en se fondant en partie sur ces nouveaux renseignements sans revenir sur les éléments de preuve pour établir s’il y avait des renseignements corroborants.

[63]  La SPR disposait d’éléments de preuve documentaire, notamment des rapports du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, mentionnés dans le cartable national de documentation (30 avril 2018), qui pouvaient appuyer la demande de M. Mohamed. Toutefois, la SPR a établi que sa demande d’asile ne reposait sur aucun fondement crédible, sans évaluer les éléments de preuve documentaire indépendants et crédibles pouvant étayer la demande d’asile. La décision de la SPR à cet égard n’était ni raisonnable ni justifiée.

VI.  Conclusion

[64]  La demande de contrôle judiciaire de M. Mohamed est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire.

[65]  Aucune question n’est certifiée, puisque les parties n’en ont proposé aucune.


JUGEMENT

LA COUR DÉCLARE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que le dossier est renvoyé à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen, conformément aux motifs du présent jugement; aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2599‑19

 

INTITULÉ :

HASSAN HUSEIN MOHAMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 19 décembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

Le juge Boswell

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 31 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Lina Anani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Knapp

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lina Anani

Cabinet d’avocats Lina Anani

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDEur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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