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Date : 20200204


Dossier : IMM-2142-19

Référence : 2020 CF 195

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 février 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

DEENA ABDELSALAM,

LOAY SAMEH BADR AHMED MOHAMED et

HAMZA SAMEH BADR AHMED MOHAMED

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision du 8 mars 2019 [la décision contestée] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs.

II.  LE CONTEXTE

[2]  Les demandeurs, Mme Abdelsalam et ses deux fils, Loay et Hamza, sont citoyens de l’Égypte. Ils résident actuellement à Windsor, en Ontario, près du frère de Mme Abdelsalam et de ses trois enfants. Le mari de Mme Abdelsalam, le père de Loay et de Hamza, demeure toujours au Caire, en Égypte.

[3]  Mme Abdelsalam est entrée au Canada le 21 mai 2016, munie d’un visa valide. Ses fils, Loay et Hamza, l’ont ensuite rejointe au Canada le 23 juin 2016. Les demandeurs ont présenté leur demande d’asile près de deux mois plus tard, soit le 17 août 2016. Le même jour, une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre eux.

[4]  Les demandeurs ont prétendu qu’ils étaient des réfugiés et des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR parce qu’ils risqueraient sérieusement d’être persécutés et de subir un préjudice s’ils retournaient en Égypte. La principale allégation des demandeurs, c’est qu’ils risqueraient de subir un préjudice de la part des Frères musulmans, notamment en raison de leur interprétation libérale de l’islam, de leur opposition aux Frères musulmans et du fait que Mme Abdelsalam a conservé des documents incriminants pour les membres et les partisans des Frères musulmans.

[5]  Le 16 janvier 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté les demandes d’asile des demandeurs au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi permettant d’établir leur demande d’asile, notamment pour démontrer qu’ils sont menacés par des membres des Frères musulmans et qu’ils sont incapables d’obtenir une protection adéquate de l’État en Égypte. Essentiellement, la SPR a conclu que les allégations des demandeurs n’étaient pas crédibles en raison du temps considérable qu’il a fallu aux demandeurs pour quitter l’Égypte ainsi que des nombreuses incohérences et invraisemblances dans le témoignage de Mme Abdelsalam. De plus, après avoir examiné le cartable national de documentation sur l’Égypte, la SPR n’était pas convaincue que les demandeurs ne pourraient pas recevoir une protection adéquate de l’État s’ils étaient menacés par les Frères musulmans à leur retour.

[6]  Les demandeurs ont porté la décision de la SPR en appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le 31 juillet 2017, la SAR a toutefois rejeté l’appel des demandeurs. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle les allégations des demandeurs n’étaient pas crédibles, en grande partie pour les mêmes motifs. Elle a également conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État en Égypte. Les demandeurs n’ont pas présenté de demande de contrôle judiciaire à la Cour à l’encontre de la décision de la SAR.

[7]  Les demandeurs ont toutefois présenté une demande de statut de résident permanent au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire le 14 novembre 2017, et une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] le 5 janvier 2019.

[8]  Les demandeurs ont fondé leur demande de résidence permanente sur les motifs d’ordre humanitaire suivants :

  1. leur établissement au Canada;

  2. le risque de préjudice de la part des Frères musulmans s’ils retournaient en Égypte;

  3. les conditions défavorables en Égypte, y compris la situation des femmes;

  4. les répercussions sur leur santé mentale s’ils étaient obligés de retourner en Égypte;

  5. l’intérêt supérieur des enfants de Mme Abdelsalam, Loay et Hamza.

[9]  Le 28 février 2019, un agent principal d’immigration a rejeté la demande d’ERAR des demandeurs. Un addenda à la décision sur l’ERAR a été fourni le 5 mars 2019, à la lumière d’éléments de preuve accompagnant la demande de statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs.

[10]  Le 8 mars 2019, le même agent a refusé la demande de statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire. Une convocation indiquant le 27 avril 2019 comme date de renvoi a été signifiée, mais le juge Brown a ordonné un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi le 26 avril 2019.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[11]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs contestent la décision de l’agent principal d’immigration de rejeter la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’ils ont présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[12]  Essentiellement, l’agent a conclu, après une évaluation globale de tous les facteurs d’ordre humanitaire présentés, que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir des motifs d’ordre humanitaire suffisants justifiant l’octroi d’une dispense d’application des exigences de la LIPR relativement à la présentation d’une demande de résidence permanente à partir du Canada.

[13]  Bien que l’agent ait conclu qu’il était possible que les demandeurs puissent, à un moment donné, subir les effets négatifs des conditions défavorables en Égypte, il a fondé sa décision sur les motifs suivants : (1) le degré insuffisant d’établissement des demandeurs au Canada; (2) l’absence d’éléments de preuve démontrant un risque de préjudice aux mains des Frères musulmans; (3) le caractère suffisant des soins de santé mentale offerts en Égypte; (4) l’absence de toute preuve médicale concernant la santé mentale actuelle des demandeurs ou leurs besoins futurs en matière de santé mentale; (5) l’absence de répercussions négatives importantes sur Loay et Hamza, ainsi que sur les trois neveux de Mme Abdelsalam, si les demandeurs étaient obligés de retourner en Égypte.

[14]  L’agent a reconnu les conditions défavorables en Égypte. De fait, après avoir examiné les rapports de recherche et les articles présentés, l’agent a conclu que la preuve démontrait un certain nombre de difficultés sérieuses en Égypte, y compris la conduite abusive des forces de sécurité, les restrictions imposées par le gouvernement à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, ainsi que le degré élevé de violence et de harcèlement dont les femmes sont victimes. L’agent a également reconnu que le système de santé de l’Égypte n’est pas aussi complet que celui du Canada. À la lumière des éléments de preuve présentés, l’agent a conclu qu’il était possible que de telles conditions défavorables puissent avoir une incidence négative sur les demandeurs à un moment donné. L’agent a toutefois tiré la conclusion suivante :

[traduction]

[...] l’existence de conditions défavorables en Égypte n’est qu’un des facteurs à prendre en considération dans le contexte de la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ma décision n’est pas fondée sur un seul facteur, mais plutôt sur une évaluation globale de tous les facteurs d’ordre humanitaire que les demandeurs ont présentés.

[15]  À la lumière de son analyse, l’agent a conclu qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée.

[16]  Premièrement, l’agent a conclu que les documents des demandeurs ne démontraient aucun établissement important au Canada. L’agent a souligné que l’attachement des demandeurs n’était pas plus grand que celui qu’aurait toute personne se trouvant dans une situation semblable. L’agent a accordé un poids positif aux liens familiaux de Mme Abdelsalam au Canada, à son emploi, à ses efforts pour améliorer ses compétences en anglais, à son travail bénévole et à ses liens d’amitié au Canada, ainsi qu’à l’inscription de ses fils à l’école et à leur participation à des activités parascolaires. L’agent a toutefois souligné que trois ans au Canada représentent une courte période et que les demandeurs maintiennent des liens familiaux en Égypte, où le mari de Mme Abdelsalam (le père de Loay et de Hamza) continue d’habiter et de travailler.

[17]  Deuxièmement, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils seraient personnellement exposés à un risque de préjudice de la part des Frères musulmans s’ils retournaient en Égypte. L’agent a accordé beaucoup de poids aux conclusions de la SPR et de la SAR concernant la crédibilité des allégations des demandeurs au sujet des Frères musulmans, et il a également fait référence à la décision antérieure relative à l’ERAR. De plus, en réponse à l’affirmation des demandeurs selon laquelle le mari de Mme Abdelsalam aurait été attaqué à plusieurs reprises par les Frères musulmans, l’agent a mentionné que les demandeurs n’avaient fourni aucune preuve documentaire à l’appui de cette affirmation. L’agent a également constaté que le rapport de recherche présenté par les demandeurs ne contenait que des renseignements généraux sur les Frères musulmans en Égypte.

[18]  Troisièmement, l’agent a souligné que, en l’absence de documents médicaux concernant l’état de santé mentale actuel des demandeurs ou leurs besoins futurs en matière de santé mentale, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils seraient incapables d’obtenir les soins de santé mentale dont ils ont besoin en Égypte. L’agent a conclu que le rapport psychologique concernant Mme Abdelsalam datait de plus d’un an et n’indiquait pas suffisamment qu’elle serait incapable d’obtenir les soins de santé mentale dont elle a besoin en Égypte. L’agent a également souligné que les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve indiquant que Mme Abdelsalam avait assisté aux séances bihebdomadaires recommandées dans le rapport. L’agent a par ailleurs reconnu que des services de counselling avaient été approuvés pour Hamza, mais il a constaté qu’aucun élément de preuve n’indiquait qu’il avait assisté à des séances de counselling ou qu’il éprouvait actuellement des problèmes de santé mentale.

[19]  L’agent a de plus rejeté l’allégation selon laquelle Loay a subi un traumatisme lié à son prétendu enlèvement en Égypte (l’agent a souligné que la SPR et la SAR n’ont pas jugé ce fait crédible) ainsi que l’allégation selon laquelle Loay souffre d’un traumatisme depuis qu’il a été menacé à la pointe d’un couteau à Windsor. L’agent a souligné qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour établir que Loay souffre de problèmes de santé mentale ou qu’il aura besoin de traitements en santé mentale.

[20]  Quatrièmement, l’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne justifiait pas l’octroi de la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. En ce qui concerne l’intérêt supérieur de Loay et de Hamza, la décision contestée est fondée sur les liens des enfants avec l’Égypte ainsi que sur l’absence d’éléments de preuve démontrant un risque de préjudice en Égypte. L’agent a constaté qu’ils avaient tous les deux été élevés en Égypte avant de venir au Canada, que leur père y vit actuellement et que rien n’indique que leurs parents ne seraient pas en mesure de s’occuper pleinement d’eux en Égypte. Les demandeurs ont allégué que les conditions défavorables dans le pays porteraient atteinte à l’intérêt supérieur de Loay et de Hamza, tout comme les châtiments corporels infligés par les enseignants, le service militaire obligatoire, le mauvais système d’éducation en Égypte, la culture et l’attitude socialement conservatrices à l’égard des femmes, ainsi que le préjudice émotionnel découlant de la séparation d’avec leurs cousins à Windsor. Bien que l’agent ait reconnu l’effet négatif potentiel des conditions défavorables dans le pays, il a rejeté les autres allégations, tirant les conclusions suivantes :

  • les demandeurs n’ont présenté aucune preuve indiquant que les enfants avaient subi des châtiments corporels de la part d’enseignants en Égypte, et les rapports fournis ne traitaient que des châtiments corporels dans les écoles primaires, que les demandeurs ne fréquenteraient pas, ainsi que des châtiments corporels infligés par les parents et les personnes qui s’occupent des enfants;

  • il existe des exemptions possibles au service militaire obligatoire en Égypte, et Loay et Hamza pourraient y être admissibles dans trois à quatre ans;

  • les documents soumis n’établissent pas, de manière satisfaisante, que Loay et Hamza ne pourraient pas avoir accès à une éducation de qualité en Égypte, puisque le premier article sur la question présenté par les demandeurs ne mentionne pas les titres de compétence de l’auteur, tandis que le deuxième article remonte à plus de cinq ans;

  • peu de choses dans les documents des demandeurs démontrent que Mme Abdelsalam et son mari seraient incapables de contrer les [traduction] « croyances culturelles limitatives » auxquelles Loay et Hamza pourraient être confrontés en Égypte, ou qu’ils seraient incapables d’encourager le respect à l’endroit des femmes;

  • Loay et Hamza pourraient rester en communication avec leurs cousins et leur oncle à Windsor grâce aux moyens de communication modernes;

  • Rien n’indique que le frère de Mme Abdelsalam est incapable de s’occuper pleinement des neveux de Mme Abdelsalam et que les moyens de communication modernes ne permettraient pas aux neveux de rester en contact avec les demandeurs.

[21]  Après avoir évalué tous ces facteurs d’ordre humanitaire, l’agent a conclu qu’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR n’était pas justifiée. Par conséquent, la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs a été rejetée.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[22]  En l’espèce, les questions en litige sont les suivantes :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son application du critère juridique applicable aux décisions relatives aux motifs d’ordre humanitaire?

  2. L’agent a-t-il suffisamment analysé la question de savoir si Mme Abdelsalam subirait un préjudice fondé sur le sexe en Égypte?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que les demandeurs auraient accès à des soins de santé mentale adéquats en Égypte?

  4. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de Loay et de Hamza?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[23]  La présente demande a été débattue avant que la Cour suprême du Canada ne rende les récents arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Le jugement de la Cour en l’espèce a été mis en délibéré. Les observations des parties sur la norme de contrôle ont donc été présentées en fonction du cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Toutefois, compte tenu des circonstances en l’espèce et des directives énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 144, la Cour a conclu qu’il était nécessaire de demander aux parties de présenter de nouvelles observations sur la norme de contrôle. J’ai appliqué le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov dans mon examen de la demande. Bien que l’arrêt ait modifié la norme applicable à l’examen par la Cour de la question de savoir si l’agent a commis une erreur dans son application du critère juridique applicable aux décisions relatives aux motifs d’ordre humanitaire, ma conclusion est la même.

[24]  Dans l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 23 à 32, les juges majoritaires ont cherché à simplifier la façon dont les tribunaux choisissent la norme de contrôle applicable aux questions qui lui sont soumises. Les juges majoritaires ont choisi de ne pas appliquer l’approche fondée sur le contexte et les catégories adoptée dans l’arrêt Dunsmuir en faveur de la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique. Toutefois, les juges majoritaires ont souligné que cette présomption peut être réfutée (1) s’il existe une intention claire du législateur de prescrire une norme de contrôle différente (Vavilov, aux para 33 à 52) et (2) dans les cas où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, par exemple à l’égard des questions constitutionnelles, des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et des questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux para 53 à 64).

[25]  Autant les demandeurs que le défendeur ont initialement fait valoir que la norme de la décision raisonnable s’appliquait à toutes les questions en litige en l’espèce. Le 16 janvier 2020, les parties ont été invitées à présenter des observations écrites sur la norme de contrôle qui devrait s’appliquer à la lumière de l’arrêt Vavilov. Encore une fois, les deux parties ont fait valoir que la norme de la décision raisonnable continuait à s’appliquer à mon examen de toutes les questions en litige en l’espèce.

[26]  Je conviens avec les deux parties que la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer à mon examen de toutes les questions en litige, car rien ne permet de réfuter la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique.

[27]  Par le passé, les tribunaux ont souvent conclu que la norme de la décision correcte s’appliquait lorsqu’il était question d’établir si un décideur avait appliqué le bon critère juridique. Voir, par exemple, Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068, au para 25 [Ibabu]; Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 881, au para 14. Toutefois, à la suite de l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada, l’application d’un critère juridique par un décideur ne fait pas partie des exceptions énumérées à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique, sauf s’il s’agit d’une question de droit comportant une dimension constitutionnelle ou d’une question de droit générale « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ». Toutefois, un libellé clair dans un régime législatif applicable et un important arsenal jurisprudentiel établissant un certain critère juridique applicable imposent des contraintes strictes au pouvoir discrétionnaire du décideur, et une dérogation à de telles contraintes serait généralement jugée déraisonnable en l’absence de motifs explicites et convaincants justifiant une telle dérogation. Voir Vavilov, aux para 105 à 114 et 129 à 132. Le paragraphe 111, en particulier, est ainsi libellé :

Il coule de source que le droit — tant la loi que la common law — limitera l’éventail des options qui s’offrent légalement au décideur administratif chargé de trancher un cas particulier : voir Dunsmuir, par. 47 et 74. Par exemple, le décideur administratif qui interprète la portée de son pouvoir de réglementation dans le but de l’exercer ne peut retenir une interprétation incompatible avec les principes de common law applicables en ce qui concerne la nature des pouvoirs législatifs : voir Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810, par. 45-48. Un organisme chargé par la loi d’évaluer un taux d’imposition applicable conformément à un régime fiscal existant en particulier ne peut non plus faire fi de ce régime ni baser ses calculs sur un système « fictif » qu’il a créé arbitrairement : Montréal (Ville), par. 40. Lorsqu’une relation est régie par le droit privé, il serait déraisonnable de la part du décideur de faire abstraction de ce fait lorsqu’il se prononce sur les droits des parties dans le cadre de cette relation : Dunsmuir, par. 74. De la même manière, lorsque la loi habilitante prévoit l’application d’une norme bien connue en droit et dans la jurisprudence, une décision raisonnable sera généralement conforme à l’acception consacrée de cette norme : voir, p. ex., l’analyse des « motifs raisonnables de soupçonner » dans l’arrêt Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, par. 93-98.

[28]  Pour ce qui est de l’examen des autres questions par la Cour, l’application de la norme de la décision raisonnable à ces questions est aussi conforme à la jurisprudence établie avant l’arrêt Vavilov rendu par la Cour suprême du Canada. Voir, par exemple, Ibabu, au para 26, et Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158, au para 22.

[29]  Lorsqu’une décision est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse vise à déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). La norme de la décision raisonnable constitue une norme unique qui varie et « qui s’adapte au contexte » (Vavilov, au para 89, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solutions qu’il peut retenir » (Vavilov, au para 90). Autrement dit, pour intervenir, la Cour doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La Cour suprême du Canada mentionne deux catégories de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable : (1) le manque de logique interne du raisonnement du décideur et (2) le caractère indéfendable d’une décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au para 101).

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[30]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

[…]

Non-application de certains facteurs

Non-application of certain factors

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

VII.  LES ARGUMENTS DES PARTIES

A.  Les arguments des demandeurs

[31]  Les demandeurs affirment que la décision contestée devrait être annulée, car l’agent n’a pas appliqué le critère juridique tel qu’il a été établi par la Cour suprême du Canada et, de toute façon, il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve essentiels qui contredisaient directement ses conclusions. Par conséquent, ils soutiennent que la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie et que la demande devrait être renvoyée à un autre décideur.

(1)  Le critère juridique applicable aux décisions relatives aux motifs d’ordre humanitaire

[32]  Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas évalué leur demande en fonction des difficultés auxquelles ils seraient confrontés si une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas accordée. En réalité, ils affirment que l’agent n’a même pas mentionné une seule fois ces difficultés dans sa décision et qu’il a clairement omis d’évaluer si des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées » avaient été démontrées.

[33]  Les demandeurs soutiennent que la Cour suprême du Canada a clairement énoncé le critère juridique applicable dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux para 25 et 26 [Kanthasamy] :

[25]  Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Baker, par. 74-75).

[26]  Pour obtenir la dispense fondée sur le par. 25(1), le demandeur doit, selon les Lignes directrices, démontrer l’existence de difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Sont « inhabituelles et injustifiées » les difficultés qui sont « non envisagées » par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou son règlement d’application et qui sont « le résultat de circonstances indépendantes de [la] volonté [du demandeur] ». Quant aux « difficultés démesurées », ce sont celles qui « auraient un impact déraisonnable sur le demandeur en raison de sa situation personnelle » (Citoyenneté et Immigration Canada, Traitement des demandes au Canada, « IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire » (en ligne), section 5.10).

(2)  Analyse du risque fondé sur le sexe

[34]  Les demandeurs font valoir que l’agent n’a pas bien analysé les difficultés fondées sur le sexe auxquelles Mme Abdelsalam serait confrontée en tant que femme en Égypte. Ils soutiennent que l’agent n’a pas analysé : (1) les difficultés auxquelles Mme Abdelsalam pourrait être confrontée en tant que femme ayant des valeurs libérales dans une société socialement conservatrice et (2) la grave menace de violence et de harcèlement à laquelle les femmes sont confrontées en Égypte, comme le montrent les rapports et les articles présentés.

[35]  Premièrement, les demandeurs soulignent le fait que des membres et des partisans des Frères musulmans, avec qui Mme Abdelsalam travaillait, ont déjà dit à cette dernière de cesser de porter des pantalons, du maquillage et des couleurs vives. Ils ont insisté pour qu’elle porte une tenue plus conservatrice. Par conséquent, les demandeurs soulignent que Mme Abdelsalam, en tant que femme ayant des valeurs libérales, continuera d’être confrontée à de telles difficultés si elle retourne en Égypte.

[36]  Deuxièmement, les demandeurs soutiennent également que l’abondance de rapports et d’articles présentés démontre clairement que l’Égypte n’est pas un pays sûr pour les femmes. Ils citent en particulier des articles et des rapports faisant état du taux élevé de violence et de harcèlement auquel les femmes sont confrontées en Égypte. Par conséquent, les demandeurs soutiennent que la décision contestée est déraisonnable parce qu’elle va à l’encontre cette preuve objective, qui n’est même pas mentionnée dans la décision. Ils font valoir qu’il est [traduction] « bien établi en droit que les explications qui ne sont pas manifestement invraisemblables doivent être prises en compte ».

(3)  Analyse des soins de santé mentale accessibles en Égypte

[37]  Les demandeurs soutiennent également que l’agent a évalué de façon déraisonnable : (1) les conséquences que leur retour en Égypte aurait sur leur santé mentale et (2) le caractère adéquat des soins de santé mentale auxquels ils auraient accès en Égypte.

[38]  Premièrement, les demandeurs affirment que les éléments de preuve présentés montrent clairement que les demandeurs ont des problèmes de santé mentale importants, qui seraient exacerbés s’ils étaient obligés de retourner en Égypte. Ils mentionnent notamment le rapport d’évaluation d’un psychologue, M. Carreria, qui, selon eux, indique clairement que Mme Abdelsalam reçoit un traitement actif en santé mentale et démontre les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle était obligée de retourner en Égypte.

[39]  Deuxièmement, les demandeurs affirment que l’agent a évalué de façon déraisonnable l’accessibilité à des soins de santé mentale adéquats en Égypte. L’agent s’est en grande partie fié à une étude désuète de 2003 et n’a pas tenu compte des éléments de preuve plus pertinents et plus récents qui faisaient état des mauvais établissements de santé mentale en Égypte et décrivaient les préjugés face à la maladie mentale et la faible priorité accordée à la santé mentale en Égypte compte tenu du climat politique actuel. Encore une fois, les demandeurs affirment qu’il est bien établi en droit que les explications qui ne sont pas manifestement invraisemblables doivent être prises en compte.

[40]  Les demandeurs soutiennent également que l’approche adoptée par l’agent n’était pas conforme à l’analyse faite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 47 et 48.

[47]  On comprend mal que, après avoir fait droit au diagnostic psychologique, l’agente exige quand même de Jeyakannan Kanthasamy une preuve supplémentaire quant à savoir s’il a ou non cherché à obtenir des soins ou si de tels soins étaient même offerts, ou quant aux soins qui existaient ou non au Sri Lanka. Une fois reconnu qu’il souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble d’adaptation et de dépression en raison de ce qu’il a vécu au Sri Lanka, exiger en sus la preuve de l’existence de soins au Canada ou au Sri Lanka met à mal le diagnostic et a l’effet discutable d’en faire un facteur conditionnel plutôt qu’important.

[48]  De plus, en s’attachant uniquement à la possibilité que Jeyakannan Kanthasamy soit traité au Sri Lanka, l’agente passe sous silence les répercussions de son renvoi du Canada sur sa santé mentale. Comme l’indiquent les Lignes directrices, les facteurs relatifs à la santé, de même que l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux dans le pays d’origine, peuvent se révéler pertinents (Traitement des demandes au Canada, section 5.11). Par conséquent, le fait même que Jeyakannan Kanthasamy verrait, selon toute vraisemblance, sa santé mentale se détériorer s’il était renvoyé au Sri Lanka constitue une considération pertinente qui doit être retenue puis soupesée, peu importe la possibilité d’obtenir au Sri Lanka des soins susceptibles d’améliorer son état (Davis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97; Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1295). Rappelons que Jeyakannan Kanthasamy a été arrêté, détenu et battu par la police sri‑lankaise, ce qui lui a laissé des séquelles psychologiques. Pourtant, malgré la preuve claire et non contredite de ce préjudice dans le rapport d’évaluation psychologique, lorsqu’elle applique le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » au facteur individuel de l’accessibilité de soins médicaux au Sri Lanka — et conclut que requérir de tels soins ne satisferait pas à ce critère —, l’agente minimise les problèmes de santé de Jeyakannan Kanthasamy.

(4)  Analyse de l’intérêt supérieur des enfants

[41]  Enfin, les demandeurs soutiennent que l’agent a analysé de façon déraisonnable l’intérêt supérieur de Loay et de Hamza. Ils prétendent : (1) que l’agent a commis une erreur en déclarant que la SPR et la SAR ont conclu que l’enlèvement de Loay n’était pas crédible et (2) que les éléments de preuve démontrent manifestement qu’il est dans l’intérêt supérieur de Loay et Hamza de demeurer au Canada.

[42]  Premièrement, les demandeurs affirment que l’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR et la SAR portait sur la participation des Frères musulmans à l’enlèvement et non sur l’enlèvement lui-même. Ils soutiennent donc qu’il est déraisonnable pour l’agent de rejeter les difficultés potentielles auxquelles les enfants de Mme Abdelsalam seraient confrontés à la suite de cet incident et d’invoquer simplement la conclusion défavorable de la SPR et de la SAR quant à la crédibilité.

[43]  Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que les éléments de preuve établissent de façon écrasante que Loay et Hamza excellent au Canada et qu’ils seraient confrontés à d’importantes difficultés en Égypte. Les demandeurs soutiennent que les éléments de preuve démontrent que la santé mentale des enfants souffrirait probablement et que ces derniers seraient probablement confrontés à des difficultés en raison de la culture conservatrice actuelle en Égypte. Par conséquent, ils affirment que les conclusions de l’agent sont déraisonnables à la lumière des éléments de preuve et de leur témoignage.

B.  Les arguments du défendeur

[44]  Le défendeur soutient pour sa part que la décision contestée était raisonnable et que l’agent a appliqué, selon l’arrêt Kanthasamy, le critère juridique approprié pour se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire. De plus, la décision tient compte à juste titre des conclusions de la SPR et de la SAR, et elle traite de tous les éléments de preuve présentés d’une manière qui est conforme à la jurisprudence actuelle. L’octroi aux termes du paragraphe 25(1) d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire. Étant donné qu’il incombait aux demandeurs de convaincre l’agent qu’ils étaient admissibles à une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, mais qu’ils n’ont pas réussi à le faire, le défendeur soutient que le contrôle judiciaire devrait être rejeté.

(1)  Le critère juridique applicable aux décisions relatives aux motifs d’ordre humanitaire

[45]  Le défendeur n’est pas d’accord avec l’argument des demandeurs selon lequel l’agent n’a pas appliqué le bon critère juridique pour se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire. Le défendeur souligne que la Cour a récemment déclaré ce qui suit dans la décision Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187, au para 31 :

Par conséquent, lorsqu’on examine les considérations d’ordre humanitaire uniquement selon la perspective des difficultés, cela n’est plus suffisant et l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » ne doit pas être utilisée par les agents d’immigration de manière à limiter leur capacité d’examiner et d’accorder du poids à toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans une affaire précise (Kanthasamy, au paragraphe 33). La cour de révision doit donc être convaincue que l’approche soulignée dans l’arrêt Kanthasamy se dégage des motifs et que, dans son analyse, le décideur a adéquatement tenu compte non seulement des difficultés, mais aussi de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans un sens large.

[46]  Par conséquent, le défendeur conclut que l’agent, en adoptant une approche holistique pour évaluer les facteurs d’ordre humanitaire en l’espèce, n’a pas commis d’erreur dans l’application du critère juridique requis.

(2)  Analyse du risque fondé sur le sexe et des soins de santé mentale en Égypte

[47]  Le défendeur affirme que l’analyse de l’agent sur la possibilité de difficultés fondées sur le sexe pour Mme Abdelsalam en Égypte et sur l’accessibilité à des soins de santé mentale suffisants en Égypte était raisonnable.

[48]  Premièrement, le défendeur affirme que ce sont les demandeurs qui avaient le fardeau de démontrer qu’ils seraient confrontés en Égypte à des difficultés suffisamment graves qui justifieraient une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Après avoir examiné les renseignements présentés par les demandeurs, l’agent a conclu que ces derniers n’avaient pas réussi à démontrer que les services de santé mentale en Égypte n’étaient pas suffisants pour répondre à leurs besoins, pas plus qu’ils n’avaient réussi à démontrer que Mme Abdelsalam était exposée à un risque de difficultés suffisant, fondé sur le sexe.

[49]  Deuxièmement, le défendeur fait valoir que la Cour a reconnu qu’un décideur est présumé avoir examiné l’ensemble de la preuve dont il dispose. La Cour a également formulé une mise en garde contre l’obligation pour les décideurs de mentionner tous les éléments de preuve pertinents. Le défendeur invoque la décision Kakurova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 929 :

[18]  […] Il serait trop lourd pour la Commission de mentionner chacun des éléments de preuve n’allant pas dans le sens de ses conclusions. Tout ce qu’elle avait l’obligation de faire était d’examiner la preuve et de fonder raisonnablement ses conclusions sur les documents qui lui ont été présentés, et c’est ce qu’elle a fait.

[50]  Le défendeur soutient qu’une [traduction] « lecture impartiale » de la décision démontre que l’agent a examiné la preuve et a raisonnablement fondé ses conclusions sur les documents qui lui ont été présentés.

(3)  Analyse de l’intérêt supérieur des enfants

[51]  Enfin, le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agent de rejeter, en s’appuyant sur les conclusions de la SPR et de la SAR, les allégations des demandeurs concernant les Frères musulmans, y compris celle concernant l’enlèvement de Loay. Pour appuyer son argument, le défendeur cite la décision Zingoula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 201 [Zingoula] :

[11]  Il est donc possible d’invoquer, au soutien d’une demande CH, des faits qui avaient précédemment été invoqués au soutien d’une demande d’asile qui a été rejetée. Encore faut-il que la SPR ou la SAR aient jugé crédible la preuve de ces faits. Il est bien établi qu’un agent CH peut rejeter des éléments de preuve qui ont été jugés non crédibles par la SPR ou la SAR : Nwafidelie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 144 au paragraphe 22; Jang c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 996 au paragraphe 19. Évidemment, si un demandeur présente de nouveaux éléments de preuve, l’agent CH doit les analyser. Tout de même, si un demandeur cherche à présenter essentiellement le même récit qui a été jugé non crédible dans son ensemble par la SPR ou la SAR, l’agent CH est en droit de le rejeter : Miyir au paragraphe 25.

VIII.  ANALYSE

[52]  Les demandeurs ont soulevé une pléthore de questions, et la plupart ne découlent pas d’une simple lecture de la décision.

[53]  Par exemple, les demandeurs affirment ce qui suit :

[traduction]

34.  Il n’est pas clair si l’agent a lu et analysé les documents qui lui ont été présentés à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, notamment l’affidavit et les observations, étant donné les mentions répétées des observations relatives à l’« ERAR » et de l’affidavit relatif à l’« ERAR ».

35.  De plus, l’agent ne mentionne pas une seule fois le terme « difficultés » dans sa décision. L’agent a clairement appliqué le mauvais critère. Par conséquent, la Cour doit intervenir.

36.  Pour ce qui est des Frères musulmans, l’agent confond les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité avec un manque total de crédibilité en l’espèce, malgré une pléthore de documents objectifs sur les conditions dans le pays qui ont été présentés et qui traitaient des difficultés.

[54]  Une simple lecture de la décision contestée montre que l’agent explique très clairement pourquoi il est approprié en l’espèce d’examiner certaines des observations relatives à l’ERAR dans le contexte des motifs d’ordre humanitaire. L’agent souligne qu’il est le décideur autant pour la demande d’ERAR que pour la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, que [traduction] « certaines des questions soulevées dans les énoncés de risque que les demandeurs ont présentés dans le cadre de leur demande d’ERAR ont aussi été soulevées par les demandeurs dans le contexte de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (par exemple des questions liées aux conditions défavorables dans le pays ou à l’intérêt supérieur des enfants), et que la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire tient donc compte de ces questions dans ce contexte ». Rien ici ne permet de croire que l’agent a omis de tenir compte des documents présentés à l’appui de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et qui sont mentionnés tout au long de la décision contestée.

[55]  De plus, la décision contestée montre clairement que l’agent a tenu compte des difficultés que poserait le retour des demandeurs en Égypte. Dans un contexte post-Kanthasamy, il est compréhensible que l’agent évite d’affirmer ou de laisser entendre qu’il applique un critère relatif aux difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, ou qu’il examine d’autres facteurs sous l’angle des difficultés.

[56]  L’agent ne confond pas non plus les conclusions de la SPR ou de la SAR sur le manque de crédibilité de Mme Abdelsalam avec tout ce qui est soulevé dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent ne confond rien; il s’en remet raisonnablement à la SPR et à la SAR lorsqu’il traite des affirmations sur le risque que présentent les Frères musulmans pour les demandeurs en Égypte et des questions de protection par l’État, parce que ces questions ont déjà été traitées par la SPR et la SAR. Voir la décision Zingoula, au para 11. L’agent se méfie, à juste titre, des affirmations vagues de Mme Abdelsalam, et il cherche constamment des éléments de preuve objectifs à l’appui. Étant donné qu’il incombe aux demandeurs d’établir leur demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, il s’agit d’une approche tout à fait raisonnable pour l’examen des éléments de preuve qui ont été présentés en l’espèce, ou qui ne l’ont pas été.

[57]  Pour ce qui est des allégations des demandeurs concernant les traitements en santé mentale et les établissements de santé mentale en Égypte, la décision contestée est fondée sur le fait qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les demandeurs ont actuellement des besoins quelconques en santé mentale qui ne pourraient pas être traités adéquatement en Égypte. Les demandeurs n’ont pas établi à mes yeux qu’il s’agissait d’une conclusion déraisonnable.

[58]  L’affirmation des demandeurs selon laquelle l’agent a fait preuve de zèle pour trouver des contradictions dans les éléments de preuve des demandeurs et qu’il a été trop vigilant dans son examen microscopique de la preuve, n’est pas non plus corroborée. Rien dans la décision contestée ne permet d’appuyer cette simple affirmation.

[59]  En outre, l’affirmation selon laquelle [traduction] « les principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy n’ont pas du tout été respectés » n’est ni expliquée ni corroborée. Les demandeurs n’ont pas tenté d’expliquer cette affirmation, et je ne trouve rien dans la décision contestée qui la justifie.

[60]  Une autre affirmation générale est celle selon laquelle l’agent a omis de tenir compte de certains documents généraux sur le pays qui minent ses conclusions. L’agent est présumé avoir tenu compte de tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés, et les demandeurs n’ont pas démontré comment les principes énoncés dans la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), aux para 14 à 17, [1998] ACF no 1425 (QL), s’appliquent aux faits en l’espèce.

[61]  De façon générale, les questions et les arguments soulevés par les demandeurs dans la présente demande ne jettent sur la décision aucun éclairage qui me permettrait de déceler une erreur susceptible de révision. Les demandeurs soutiennent par écrit [traduction] « qu’il est clair que l’agent n’a pas examiné les documents dont il disposait de façon “holistique” ». Toutefois, en l’absence d’exemples précis de ce que cela signifie et des éléments que la Cour doit examiner, cette simple affirmation ne suffit pas pour que la Cour modifie la décision de l’agent.

[62]  Comme ils l’ont fait dans les observations qu’ils ont présentées dans le dossier IMM‑2143-19, qui portait sur la décision défavorable relative à l’ERAR, les demandeurs insistent ici sur les difficultés alléguées qui ont été soulevées relativement à l’égalité des sexes ainsi que sur leur état de santé mentale.

[63]  Contrairement à ce qu’ils peuvent faire dans la demande d’ERAR, les demandeurs peuvent citer et invoquer, dans leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, les conditions générales défavorables dans le pays pour les femmes, bien que l’analyse relative à la santé mentale soit à peu près la même.

[64]  En l’espèce, les demandeurs se plaignent du traitement réservé par l’agent à la situation générale des femmes en Égypte. Ils affirment que cet élément n’est pas suffisamment défini ou n’a pas été pris en compte.

[65]  Il est vrai que l’agent a traité seulement brièvement du risque fondé sur le sexe. Toutefois, cela ne signifie pas que son analyse n’était pas suffisante ou qu’il n’a pas tenu compte de la preuve présentée. À juste titre, l’agent mentionne [traduction] « la violence et le harcèlement à l’endroit des femmes » ainsi que les conditions défavorables auxquelles sera confrontée Mme Abdelsalam si elle retourne en Égypte. Il est clairement ressorti du dossier, et plus précisément mentionné dans la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire, que Mme Abdelsalam avait présenté très peu d’éléments de preuve démontrant qu’elle avait subi personnellement des blessures physiques par le passé.

[66]  Devant moi, l’avocate des demandeurs a souligné les conséquences extrêmement négatives pour les femmes du climat social général qui prévaut en Égypte. Mme Abdelsalam dit qu’elle a déjà eu des problèmes en raison de son habillement. Cependant, aucun élément de preuve n’indique que Mme Abdelsalam a été opprimée dans sa propre famille. Cela ne veut évidemment pas dire qu’elle n’aurait pas de problèmes à l’extérieur du foyer. Néanmoins, la SPR et la SAR n’ont pas cru qu’elle avait eu des problèmes avec les Frères musulmans, et les demandeurs n’ont pas contesté ces décisions devant la Cour. Comme la décision contestée l’indique clairement, l’agent doit tenir compte du fait que Mme Abdelsalam a été jugée non crédible. Cela ne veut pas dire que cette dernière ne sera pas confrontée à des problèmes d’ordre culturel ou à d’autres problèmes à l’avenir, mais l’agent a pleinement reconnu ce fait et a indiqué clairement qu’il en avait tenu compte dans son analyse :

[traduction]

Quoi qu’il en soit, après avoir examiné les rapports de recherche et les articles que les demandeurs ont présentés, je reconnais que les demandeurs, s’ils devaient être renvoyés en Égypte, pourraient à un moment donné être touchés négativement par les conditions défavorables qui existent dans ce pays.

Je souligne toutefois que l’existence de conditions défavorables en Égypte n’est qu’un des facteurs à prendre en considération dans le contexte de la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ma décision n’est pas fondée sur un seul facteur, mais plutôt sur une évaluation globale de tous les facteurs d’ordre humanitaire que les demandeurs ont présentés.

[67]  Comme il a été démontré précédemment, l’agent indique clairement que les éléments de preuve sur la violence et le harcèlement à l’égard des femmes en Égypte ont été acceptés et pris en compte. Cela signifie que les demandeurs ne sont tout simplement pas d’accord avec l’agent sur le poids que celui-ci a accordé aux éléments de preuve dans son évaluation globale. La jurisprudence indique clairement que la Cour ne peut pas intervenir dans l’appréciation de la preuve et tirer ses propres conclusions sur cette question. Voir Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 :

[18]  La décision faisant l’objet du contrôle n’est pas irréprochable. Je suis néanmoins parvenu à la conclusion qu’elle appelle la retenue. Cette décision appartient aux issues possibles acceptables et elle est donc raisonnable. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve ou de remettre l’affaire en litige (Legault, précité, au par. 11). Le critère est celui de la décision raisonnable, et non de la décision correcte. Je souscris à l’opinion exprimée par le juge Boswell dans la décision Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194, au par. 9 :

[9]  [...] Lorsqu’il rend une décision en vertu du paragraphe 25(1), l’agent jouit d’un pouvoir hautement discrétionnaire puisque cette disposition [traduction] « prévoit un mécanisme pour répondre aux circonstances exceptionnelles » et la Cour [traduction] « doit faire preuve de beaucoup de retenue envers l’agent » (Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4, [2016] ACF n1305; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15, [2002] 4 CF 358).

[68]  Comme dans la décision relative à l’ERAR rendue par l’agent dans le dossier IMM‑2143‑19, les facteurs liés à la santé mentale sont bien cernés dans la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire de l’agent, et celui-ci en a tenu compte. Il est possible d’être en désaccord avec les conclusions de l’agent, mais je ne crois pas qu’il soit possible de dire que les demandeurs ont établi une erreur susceptible de contrôle en l’espèce.

[69]  J’ai examiné toutes les observations des demandeurs à l’égard de la décision contestée, ainsi que les observations qu’ils ont présentées à l’agent. Je peux voir une possibilité de désaccord, mais aucune erreur susceptible de contrôle.

IX.  QUESTION À CERTIFIER

[70]  Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2142-19

LA COUR DÉCLARE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2142-19

 

INTITULÉ :

DEENA ABDELSALAM ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 NOVEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 FÉVRIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Jane Campigotto

Avocate

Windsor (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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