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Date : 20200127


Dossier : IMM‑2484‑19

Référence : 2020 CF 138

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

MD MASUDUR RAHMAN,

JAHANARA BEGUM et

MUNSIF RAHMAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 28 mars 2019 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a jugé que les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2]  La SAR a conclu que la demande d’asile des demandeurs n’était pas suffisamment établie et que ceux‑ci disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs soutiennent que : i) les conclusions que la SAR a tirées quant à la crédibilité reposent sur des constatations déraisonnables en matière de vraisemblance, qu’elle a fait abstraction d’éléments de preuve et qu’elle a appliqué le mauvais fardeau de preuve, et ii) que ces conclusions quant à la crédibilité ont amené la SAR à analyser erronément la question de la disponibilité d’une PRI.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR n’était pas déraisonnable, et je rejette donc la demande de contrôle judiciaire.

II.  Faits et historique judiciaire

[4]  Les demandeurs, citoyens du Bangladesh, sont une famille formée des membres suivants : MD Masudur Rahman [le demandeur principal], son épouse, Jahanara Begum [la demanderesse], de même que leur fils et leur fille. Le demandeur principal est un homme d’affaires dans le secteur des TI.

[5]  À l’automne de 2016, le demandeur principal, son épouse et leur fille ont présenté une demande de visa en vue de rendre visite à la famille de l’épouse au Canada, pendant la période des Fêtes. La demande de visa a été acceptée.

[6]  Le 11 janvier 2017, l’épouse et la fille du demandeur principal ont été enlevées en vue du versement d’une rançon, à Dacca (Bangladesh). Les ravisseurs ont exigé un million de taka (15 000 $ canadiens). Le demandeur principal a ensuite reçu le même jour une lettre de menaces et deux appels téléphoniques de menaces. La rançon a été payée le soir même, et l’épouse et la fille ont été libérées. Le lendemain, le demandeur principal a déposé une plainte, consignée dans le registre général d’un poste de police de l’endroit.

[7]  Le demandeur principal croit que les ravisseurs étaient membres de la police ou des forces de sécurité. Bien qu’il ait signalé l’enlèvement à la police, aucune mesure n’a été prise.

[8]  À la suite de l’incident, les demandeurs ont fait des plans pour quitter le Bangladesh. Le 17 janvier 2017, ils ont réservé leurs billets d’avion. Le 26 janvier 2017, le demandeur principal a reçu des visas des États‑Unis pour la famille. Le même jour, les demandeurs ont obtenu de nouveaux passeports et réuni des fonds en prévision du voyage. Ils ont quitté le pays le 21 février 2017.

[9]  Après leur arrivée au Canada, les demandeurs ont déposé leurs formulaires Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] le 9 avril 2017. Ils ont relaté l’enlèvement et déclaré qu’ils craignaient de [traduction] « continuer d’être pris pour cible par les ravisseurs » ou que ces derniers leur [traduction] « fassent du mal » ou les tuent. Ils ont déposé le reste de leurs demandes d’asile en mai 2017.

[10]  Le 27 juin 2017, les demandeurs ont changé leurs exposés circonstanciés pour faire état d’un incident menaçant qu’ils avaient vécu au Bangladesh. Il semblerait qu’en mai 2017, pendant que les demandeurs se trouvaient au Canada, un homme non identifié ait abordé la belle‑sœur du demandeur principal, à Dacca, et lui ait demandé où se trouvait sa famille. Lors de cet incident, la belle‑sœur a également vu trois autres hommes dans une fourgonnette.

[11]  À l’audience devant la SPR, les demandeurs ont dit qu’ils croyaient que, étant donné qu’ils avaient pu payer la rançon, les ravisseurs les prendraient pour cible ultérieurement, en vue de les extorquer.

[12]  La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs.

[13]  Premièrement, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils risquaient d’être persécutés pour un motif prévu par la Convention, au sens de l’article 96 de la LIPR. De plus, ils n’avaient pas établi qu’ils seraient personnellement exposés aux risques énoncés à l’article 97 de la LIPR, car ils avaient accès à une PRI viable où ils seraient à l’abri des agents de persécution.

[14]  Dans son analyse, la SPR a jugé crédible la preuve des demandeurs au sujet de l’enlèvement et du paiement de la rançon, mais elle n’a pas ajouté foi à l’inférence qu’ils faisaient, à savoir que les agents de persécution étaient des membres des forces de sécurité bangladaises, et non pas de vulgaires criminels. En conséquence, tout en concluant que les demandeurs s’exposeraient peut‑être à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, la SPR a appliqué le critère à deux volets relatif à la PRI et a conclu qu’ils disposaient d’une PRI viable à Chittagong (Bangladesh).

[15]  Les demandeurs ont porté en appel la décision de la SPR devant la SAR.

III.  Décision faisant l’objet du présent contrôle

[16]  Devant la SAR, les demandeurs ont cherché à introduire en preuve une lettre datée du 24 juillet 2018, venant de l’ami du demandeur principal, ainsi qu’une lettre datée du 24 juillet 2018, venant de la belle‑sœur du demandeur principal. La SAR a refusé d’accepter les nouveaux éléments de preuve, car ceux‑ci contenaient simplement des informations qui auraient raisonnablement pu être soumises à la SPR avant le rejet de la demande d’asile. Cela étant, la demande d’une audience devant la SAR a été rejetée elle aussi. Les demandeurs n’ont pas contesté cette décision devant moi.

[17]  Le 28 mars 2019, la SAR a rejeté l’appel. Elle a confirmé la décision de la SPR au sujet de l’article 96 de la LIPR et conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien entre les faits qu’ils avaient décrits et les motifs d’asile.

[18]  Quant au fait de savoir si les demandeurs avaient la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas assez d’éléments probants pour conclure que les ravisseurs étaient membres de la police ou des forces de sécurité et, sur ce fondement, elle a confirmé qu’il existait une PRI viable à Chittagong.

IV.  Questions en litige

[19]  La présente affaire soulève deux questions :

  • 1) La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle dans sa conclusion concernant l’identité probable des ravisseurs?

  • 2) Le cas échéant, cette erreur a‑t‑elle entaché l’analyse qu’a faite la SAR de la PRI?

V.  Norme de contrôle applicable

[20]  Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a reconnu qu’en ce qui concerne le bien‑fondé d’une décision administrative, il est présumé que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Cette présomption peut être réfutée en présence des situations suivantes : 1) le législateur exprime clairement l’intention de prescrire une norme de contrôle différente, ou 2) il s’agit du type de questions pour lesquelles la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte, comme les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique, ainsi que les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’un ou plusieurs organismes administratifs (Vavilov, aux para 33 à 64).

[21]  Les demandeurs font valoir que les conclusions de fait de la SAR sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, tandis que sa décision relative à la norme de preuve applicable est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, parce qu’elle se rapporte à une question de droit générale qui déborde le cadre de l’expertise de la SAR prévu par la loi.

[22]  Je ne suis pas d’accord, et ce, pour deux raisons. Premièrement, la manière dont la SAR a traité la question du fardeau de preuve ne constitue pas le genre de circonstances rares qui justifient un contrôle selon la norme de la décision correcte. Le choix du fardeau de preuve que fait la SAR s’inscrit dans le cadre du pouvoir qui lui est délégué et a peu de chances de produire des effets d’entraînement en dehors du contexte de la SAR (Vavilov, aux para 58 à 62). Deuxièmement, la manière dont les demandeurs présentent les questions en litige repose sur une distinction artificielle entre les conclusions de fait de la SAR et la manière dont celle‑ci est arrivée à ces conclusions. Cette distinction est incompatible avec la méthode préconisée dans l’arrêt Vavilov, qui incite les cours de révision à évaluer l’analyse par laquelle le décideur est arrivé au résultat ainsi que le résultat lui‑même, et à se demander si la décision est acceptable (Vavilov, aux para 83 et 85).

[23]  C’est donc dire que la décision de la SAR doit être contrôlée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 73 à 143). Le simple fait qu’une décision soit d’« intérêt public général » n’implique pas automatiquement un contrôle fondé sur la décision correcte (Vavilov, au para 61).

VI.  Analyse

A.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle dans sa conclusion concernant l’identité probable des ravisseurs?

[24]  Les demandeurs font valoir que les conclusions que la SAR a tirées en matière de crédibilité constituent la principale question en litige dans la présente affaire. Je tiens à souligner au départ que je ne souscris pas à l’affirmation des demandeurs selon laquelle la crédibilité est l’enjeu déterminant en l’espèce. Ces derniers font valoir que les conclusions relatives à la crédibilité sont d’une importance cruciale pour l’analyse que fait par la suite la SAR à propos du lien entre la persécution alléguée par les demandeurs et le motif de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR.

[25]  Pour ma part, je ne crois pas que la crédibilité soit une considération en l’espèce.

[26]  Il y a une distinction entre la notion de crédibilité et celle de valeur probante. La valeur probante « concerne la capacité qu’a la preuve d’établir le fait que l’on cherche à prouver » (R c MT, 2012 ONCA 511 (CanLII), au para 43).

[27]  Comme l’a expliqué le juge Grammond dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza]), la notion de crédibilité a trait au degré de « confiance » que l’on attribue à une source d’information, tandis que la notion de valeur probante concerne la « solidité » des « inférences » (aux para 16 à 26). Il est important de faire une distinction entre ces deux notions, car les « critères qui sont employés pour apprécier la crédibilité et la valeur probante sont fondamentalement différents » (Magonza, au para 24).

[28]  Comme l’ont confirmé les deux parties, dans la décision de la SAR, la question fondamentale était l’identité des ravisseurs. La SAR a déclaré qu’elle [traduction« conclut que le demandeur principal et son épouse ont généralement témoigné de manière crédible ». Cependant, a‑t‑elle ajouté :

[traduction]
Bien que le tribunal conclue que ces demandeurs d’asile étaient en général crédibles, cela ne veut pas dire qu’il souscrit aux inférences que ces derniers peuvent avoir tirées de ce qu’ils ont vécu au Bangladesh. Par exemple, comme il est analysé ci‑après, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile ont prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que des membres des forces de sécurité étaient impliqués dans l’enlèvement.

[29]  Les demandeurs n’ont pas pu identifier les ravisseurs, mais ils ont fait valoir qu’il y avait des éléments de preuve qui leur permettaient d’inférer raisonnablement que l’enlèvement avait été perpétré par des membres de la police ou des forces de sécurité au Bangladesh.

[30]  La SAR a jugé que les demandeurs n’avaient tout simplement pas réussi à établir l’identité des ravisseurs selon la prépondérance des probabilités. De plus, elle a aussi jugé invraisemblable leur affirmation selon laquelle ils seraient allés voir la police s’ils croyaient aussi que cette dernière ou les forces de sécurité étaient à l’origine de l’enlèvement.

[31]  Dans sa décision, la SAR n’a pas mis en doute la crédibilité des demandeurs au sujet de la réalité de l’enlèvement, pas plus qu’au sujet des éléments de preuve présentés par ces derniers sur l’identité des ravisseurs. À l’instar de la SPR, la SAR a conclu que le lien allégué entre, d’une part, la description des ravisseurs et leur mode opératoire et, d’autre part, le fait que ceux‑ci étaient membres de la police ou des forces de sécurité n’était qu’une simple conjecture de la part des demandeurs.

[32]  Selon moi, il ne s’agit pas là d’une question de crédibilité, mais plutôt d’une question de valeur probante ou de caractère suffisant de la preuve, c’est‑à‑dire : la preuve étaye-t-elle, ou non, selon la prépondérance des probabilités, les inférences que les demandeurs souhaitent tirer de ces éléments de preuve?

[33]  Quant à l’invraisemblance du fait que les demandeurs se sont présentés à la police pour signaler l’incident, elle ne serait devenue un problème de crédibilité que si la SPR et la SAR n’avaient pas souscrit à l’affirmation selon laquelle le demandeur principal s’était bel et bien présenté à la police pour déposer une plainte sur l’enlèvement. Comme je l’explique plus loin, je ne suis pas vraiment sûr de ce que la SPR et la SAR ont réellement conclu à cet égard.

1)  La conclusion de la SAR au sujet des éléments de preuve relatifs à l’identification des ravisseurs

[34]  En règle générale, les juges des faits sont mieux placés qu’une cour de révision pour tirer des inférences de la preuve (Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 481 (CAF)).

[35]  Les demandeurs ont fait valoir qu’il y avait des preuves évidentes qui permettaient d’inférer de manière raisonnable que l’enlèvement était le fait de membres de la police ou des forces de sécurité au Bangladesh :

  • les ravisseurs portaient les cheveux courts;

  • la fourgonnette impliquée dans l’enlèvement n’avait pas de plaque d’immatriculation;

  • les ravisseurs se comportaient de manière calme et ne semblaient pas inquiets;

  • les demandeurs avaient reçu deux appels téléphoniques venant d’un numéro inscrit sous la forme suivante : « 00000 »;

  • la preuve documentaire au dossier faisait état d’enlèvements perpétrés par les forces de sécurité au Bangladesh.

[36]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a rejeté sans motif valable le témoignage du demandeur principal selon lequel les forces de sécurité bangladaises étaient impliquées dans l’enlèvement de son épouse et de sa fille. Selon les demandeurs, c’est la conclusion de la SAR sur l’identité des ravisseurs, et non l’inférence qu’eux‑mêmes ont tirée, qui n’est rien de plus qu’une conjecture, car elle ne tient pas compte de la preuve documentaire corroborante sur la croyance généralisée qu’au Bangladesh, les forces de sécurité se livrent à des enlèvements en vue d’obtenir une rançon.

[37]  Les demandeurs soutiennent que la facilité avec laquelle la SAR a écarté la preuve montre qu’elle a appliqué une norme qui est assimilable à celle de la preuve hors de tout doute raisonnable, soit une norme de preuve plus stricte que celle de la prépondérance des probabilités.

[38]  Le défendeur fait valoir que les demandeurs n’ont tout simplement pas établi que les agents de persécution étaient des agents de police ou des membres des forces de sécurité. Il affirme également que les demandeurs n’ont pas démontré que la SAR avait appliqué une norme de preuve inexacte ou que l’une quelconque des conclusions qu’elle avait tirées était déraisonnable.

[39]  Ce qui est clair, c’est que les demandeurs n’ont pu identifier de manière positive les agresseurs ni montrer que ceux‑ci étaient bel et bien des membres de la police ou des forces de sécurité. Ils ont tenté d’inférer ces conclusions à partir d’autres éléments de preuve.

[40]  Après avoir examiné le dossier, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR, à savoir que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir que les ravisseurs étaient des agents de police ou des membres des forces de sécurité. Pour arriver à cette conclusion, la SAR a passé en revue chacun des éléments de la prétention des demandeurs.

a)  La coupe de cheveux des ravisseurs

[41]  Premièrement, pour ce qui est de la coupe de cheveux des ravisseurs, la SAR « convient avec la SPR qu’il n’y a aucun élément de preuve corroborant au dossier qui démontre que la police ou les forces de sécurité du Bangladesh coiffent leurs cheveux d’une façon en particulier ou adopte [sic] une coupe particulière » [non souligné dans l’original].

[42]  Les demandeurs font valoir que la SAR, en exigeant une preuve corroborante, leur imposait en fait une norme de preuve applicable en droit pénal, celle de la preuve hors de tout doute raisonnable.

[43]  Je conviens que la SAR ne devrait pas imposer à un demandeur un fardeau de preuve plus exigeant que ce que la loi requiert (Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, aux para 5 à 11 [Alam]). Mais ce n’est pas ce que la SAR a fait. Cette dernière a simplement dit qu’il n’y avait aucun élément de preuve corroborant l’inférence que les demandeurs lui demandaient de tirer. Rien dans le dossier ne donne à penser que la SAR a refusé de tirer cette inférence en se fondant uniquement sur l’insuffisance d’éléments de preuve corroborants et indépendants sur la question, pas plus qu’elle n’a pas souscrit à la preuve documentaire où l’on donne des exemples de membres des forces de sécurité bangladaises qui ont commis des enlèvements en vue d’obtenir une rançon.

[44]  Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion de la SAR.

b)  L’absence d’une plaque d’immatriculation

[45]  Deuxièmement, la SAR s’est dite d’accord avec la SPR au sujet de l’absence d’une plaque d’immatriculation sur la fourgonnette, et a établi qu’« [e]n ce qui concerne l’absence de plaque d’immatriculation sur la fourgonnette utilisée par les ravisseurs, la SAR convient également avec la SPR que cela ne signifiait pas pour autant que le véhicule appartenait à des membres de la police ou des forces de sécurité ». La SAR a ajouté qu’elle n’était au courant d’aucune preuve documentaire sur le pays à l’égard du fait que l’absence d’une plaque d’immatriculation était associée à un véhicule appartenant à la police ou aux forces de sécurité. Elle a donc refusé de souscrire à l’inférence que proposaient les demandeurs.

[46]  Là encore, je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion.

c)  Le comportement des ravisseurs

[47]  Troisièmement, la SAR a également conclu qu’il était conjectural d’inférer, à partir du comportement des ravisseurs, que ceux‑ci étaient des agents de l’État :

La SAR a tenu compte des allégations des appelants selon lesquelles les ravisseurs semblaient calmes, ce qui démontrait, selon eux, qu’ils étaient membres de la police ou des forces de sécurité. La SAR estime que cette conclusion est très hypothétique puisqu’il existe plusieurs raisons pour lesquelles des personnes peuvent paraître calmes, dans une situation donnée.

[48]  Cette conclusion n’est pas déraisonnable, compte tenu surtout des difficultés ou des « lacunes caractéristiques » inhérentes qui entrent en jeu lorsqu’on infère l’état mental d’une personne ou sa situation dans la société en prenant pour base son attitude ou son comportement lors de la perpétration d’une activité criminelle (R c White, 2011 CSC 13, au para 75; Sidney N. Lederman, Alan W. Bryant et Michelle K. Fuerst, dans Sopinka, Lederman & Bryant, The Law of Evidence in Canada, 5e édition, Toronto, LexisNexis Canada, 2018, 2.33 à 2.35).

d)  Le numéro de téléphone « 00000 »

[49]  Quatrièmement, la SAR n’a pas vu de lien entre le numéro de téléphone « 00000 » et des agents de l’État. Voici ce qu’elle a écrit au paragraphe 21 de sa décision :

Quant au fait que le numéro de téléphone des ravisseurs ne comporte que cinq zéros, la SAR constate que les appelants n’ont présenté aucun élément de preuve documentaire sur les conditions dans le pays afin d’appuyer leur allégation selon laquelle ce type de numéro de téléphone ne pouvait être utilisé par des citoyens ordinaires. Il n’est pas clair comment les appelants savaient ou avaient obtenu cette information. La SAR est d’accord avec la SPR pour dire que le numéro de téléphone ne comportant que cinq zéros démontre qu’il était masqué d’une façon ou d’une autre, mais ne démontre pas que ce masquage était effectué par la police ou les forces de sécurité.

[50]  Vu l’absence de preuve au sujet de l’emploi, par la police ou les forces de sécurité, de numéros d’identification téléphoniques masqués ou que de simples citoyens ne pourraient pas utiliser ce genre d’identification téléphonique, il n’est pas déraisonnable de conclure qu’un numéro masqué n’établit pas, selon la prépondérance des probabilités, que les ravisseurs étaient des agents de l’État.

e)  La preuve documentaire

[51]  Cinquièmement, la SAR a résumé la conclusion de la SPR au sujet de la preuve documentaire portant sur les enlèvements perpétrés par les forces de sécurité au Bangladesh. Pour ce qui est du Cartable national de documentation concernant le Bangladesh, la SPR a écrit, au paragraphe 15 de sa décision :

La SPR a examiné la preuve documentaire selon laquelle les forces de sécurité au Bangladesh commettent des enlèvements, et elle a constaté qu’il est fait état d’une augmentation alarmante du nombre de cas de disparitions forcées dans le pays, dont certaines mettent en cause des organismes d’application de la loi. Toutefois, la SPR a conclu que les forces de sécurité n’étaient pas les seules impliquées dans les enlèvements au Bangladesh et qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve convaincant démontrant que les forces de sécurité étaient impliquées dans l’enlèvement de l’appelante associée et de sa fille.

[52]  La preuve documentaire confirme qu’au Bangladesh, la police, les forces de sécurité et d’autres groupes se livrent souvent à des enlèvements et à de l’extorsion. Un grand nombre des enlèvements visent des enfants et des gens d’affaires.

[53]  La SAR n’a mentionné cette preuve nulle part ailleurs dans sa décision, malgré le fait que les demandeurs aient fait état de cette preuve documentaire lors de l’appel devant la SAR.

[54]  Les demandeurs soutiennent que, bien qu’il soit possible que la SAR tire une conclusion semblable à celle de la SPR, il aurait fallu qu’elle précise dans sa décision pourquoi elle rejetait cette preuve. En fait, soutiennent‑ils, il est déraisonnable de ne pas avoir analysé cette preuve, car cela fait abstraction d’importantes circonstances culturelles faisant ressortir les conditions du pays qui donnent le ton aux demandes d’asile des demandeurs (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 (CanLII), aux para 7 à 9 [Valtchev]; Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 805 (CF 1re inst); Henin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 766, au para 20).

[55]  Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs. En fait, la SAR n’a pas fait expressément référence à la preuve documentaire, à part reproduire les conclusions de la SPR; cependant, elle n’a pas tiré de conclusion incompatible avec cette documentation. Ni la SAR ni la SPR n’ont contesté que, au Bangladesh, les forces de sécurité se livrent parfois à des enlèvements en vue d’obtenir une rançon. Ce que la SAR a toutefois refusé de faire, c’est de conclure que cette documentation était suffisante pour justifier l’inférence que proposaient les demandeurs, à savoir que les ravisseurs étaient membres de la police ou des forces de sécurité.

[56]  Quant à l’examen de la preuve dans son ensemble, les demandeurs soutiennent que la SAR a appliqué la mauvaise norme de preuve et que, en mettant en doute la question de savoir si les ravisseurs étaient membres de la police ou des forces de sécurité au vu de la preuve des demandeurs, la SAR a imposé la norme de preuve « hors de tout doute raisonnable ». Comme la SAR a appliqué le mauvais critère à l’évaluation de leur preuve, il y a lieu d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à la SAR en vue d’une nouvelle décision (Ramanathy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 511).

[57]  Il est évident que des personnes qui demandent l’asile ont le fardeau d’établir les faits qu’ils invoquent en fonction de la norme de preuve civile, soit la prépondérance des probabilités. Pour ce qui est du risque de persécution, tout ce qui est exigé à l’article 96 de la LIPR c’est que le demandeur prouve qu’il y a une « chance raisonnable », ou « plus qu’une simple possibilité » ou de « bonnes raisons de croire » qu’il risque d’être persécuté (Alam, au para 8; Cortez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1993] ACF no 882 (CF 1re inst) [Cortez]; Yip c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1285 (CF 1re inst).

[58]  Je ne vois toutefois pas où la SAR a appliqué, en réalité, une norme plus exigeante.

[59]  Les demandeurs soutiennent qu’aucune preuve ne contrait leur affirmation selon laquelle les agresseurs étaient des membres de la police ou des forces de sécurité, et qu’il convient donc de leur accorder le bénéfice du doute. À l’appui de cette thèse, ils citent la décision Cortez, rendue par la Cour.

[60]  La décision Cortez étaye la thèse suivante : quand un demandeur d’asile (dans cette affaire‑là, un demandeur au titre de l’article 96 de la LIPR) prétend avoir été agressé et menacé par des membres de la police, la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] de ne pas souscrire à cette affirmation quant à l’identité des agresseurs doit reposer sur plus qu’un simple doute de sa part.

[61]  Dans l’affaire Cortez, le demandeur d’asile affirmait avoir été battu par des agents de la police chilienne et avoir reçu d’eux des menaces de mort. La Commission a déclaré que la preuve documentaire confirmait que la police chilienne était responsable de sévices et de tortures, mais que la plupart des victimes étaient membres de groupes d’opposition armés. Le demandeur d’asile n’était pas membre d’un tel groupe. La Commission a donc dit douter que les agresseurs du demandeur d’asile étaient membres de la police.

[62]  Toujours dans cette affaire, la preuve documentaire n’excluait pas expressément la possibilité que le groupe dont le demandeur d’asile était membre soit pris pour cible par la police, et la Cour a conclu que de simples doutes exprimés par la Commission, sans tirer de conclusion sur la question de l’identité des agresseurs, imposaient au demandeur d’asile le fardeau déraisonnable de produire sur cette question une preuve hors de tout doute raisonnable.

[63]  En l’espèce, la SAR n’a pas exprimé de doutes, mais elle aurait pu le faire. Cependant, le fait d’avoir traité de la question de l’identification des ravisseurs sous l’angle du caractère suffisant de la preuve, plutôt que d’exprimer simplement des doutes quant à l’identité, est une distinction qui ne fait aucune différence.

[64]  Fait plus important, je crois, il n’est pas clair si, dans la décision Cortez, le demandeur d’asile affirmait que ses agresseurs étaient membres de la police parce qu’il les avait positivement identifiés comme tels, ou si, comme c’est le cas en l’espèce, il tirait simplement une inférence à partir d’autres éléments de preuve dignes de foi et extrinsèques.

[65]  Dans la décision Cortez, le juge Noël a indiqué clairement que, dans ces circonstances, il faut considérer que le témoignage des demandeurs est digne de foi; ce fut d’ailleurs le cas en l’espèce. Les éléments de preuve que les demandeurs ont fournis au sujet de l’enlèvement, du comportement et de l’aspect physique des ravisseurs, de même que de la manière dont ils agissaient, ont tous été acceptés par la SAR.

[66]  Là où la SAR a divergé d’opinion avec les demandeurs, c’est quand le moment est venu d’inférer, à partir de la preuve, que les ravisseurs étaient bel et bien membres de la police ou des forces de sécurité. Il est fort possible que d’autres décideurs aient souscrit à cette inférence, mais je ne peux pas dire que la SAR, en ne faisant pas le saut entre la preuve et l’inférence que les demandeurs tentaient de formuler, a agi de manière déraisonnable.

[67]  Les demandeurs citent le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (HCR/IP/4/Fre/REV.1) réédité, Genève, janvier 1992, UNHCR 1979). Les paragraphes 196 et 197 de ce document indiquent ce qui suit :

196. C’est un principe général de droit que la charge de la preuve incombe au demandeur. Cependant, il arrive souvent qu’un demandeur ne soit pas en mesure d’étayer ses déclarations par des preuves documentaires ou autres, et les cas où le demandeur peut fournir des preuves à l’appui de toutes ses déclarations sont l’exception bien plus que la règle. Dans la plupart des cas, une personne qui fuit la persécution arrive dans le plus grand dénuement et très souvent elle n’a même pas de papiers personnels. Aussi, bien que la charge de la preuve incombe en principe au demandeur, la tâche d’établir et d’évaluer tous les faits pertinents sera‑t‑elle menée conjointement par le demandeur et l’examinateur. Dans certains cas, il appartiendra même à l’examinateur d’utiliser tous les moyens dont il dispose pour réunir les preuves nécessaires à l’appui de la demande. Cependant, même cette recherche indépendante peut n’être pas toujours couronnée de succès et il peut également y avoir des déclarations dont la preuve est impossible à administrer. En pareil cas, si le récit du demandeur paraît crédible, il faut lui accorder le bénéfice du doute, à moins que de bonnes raisons ne s’y opposent.

197. Ainsi, les exigences de la preuve ne doivent pas être interprétées trop strictement, et cela compte tenu des difficultés de la situation dans laquelle se trouve le demandeur du statut de réfugié. Cependant, cette tolérance ne doit pas aller jusqu’à faire admettre comme vraies les déclarations qui ne cadrent pas avec l’exposé général des faits présenté par le demandeur.

[Non souligné dans l’original.]

[68]  J’admets que, à moins de bonnes raisons indiquant le contraire, il convient d’accorder aux demandeurs le bénéfice du doute au sujet de la preuve. Il y a toutefois une différence entre une preuve qui repose sur les connaissances directes d’un demandeur et les inférences que ce dernier cherche à tirer de cette preuve. Il est présumé de façon générale que les allégations d’un demandeur d’asile sont véridiques, sauf s’il existe des raisons de douter de leur véracité (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF)).

[69]  Cependant, cette présomption a trait à la crédibilité (c.‑à‑d., la véracité), et non à la valeur probante. Comme le juge Grammond l’explique dans la décision Magonza, les règles qui régissent la crédibilité et la valeur probante sont différentes. C’est pour cela que les tribunaux peuvent croire en la véracité des prétentions ou du témoignage d’un demandeur d’asile et décider quand même que ce dernier n’a pas fourni d’éléments suffisants à l’appui des inférences qu’il cherche à tirer de la preuve.

f)  La conclusion d’invraisemblance que la SAR a tirée était‑elle raisonnable?

[70]  Je suis d’avis que la conclusion d’invraisemblance que la SAR a tirée était déraisonnable; toutefois, cela n’est pas déterminant quant à la principale question qui est en litige en l’espèce.

[71]  En règle générale, une cour de révision devrait s’abstenir d’intervenir dans les conclusions relatives à la vraisemblance, à la condition que celles‑ci soient étayées par la preuve et ne fassent pas abstraction d’éléments pertinents (Ismaeli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 573; Vavilov, au para 83).

[72]  Dans la décision Valtchev, le juge Muldoon a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 7 et 8 :

[7] Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[8] Dans le jugement Leung c. M.E.I., (1994), 81 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), voici ce que le juge en chef adjoint Jerome déclare à la page 307 :

[14] […] Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

[15] Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l’espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non‑crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances [sic] et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l’à‑propos d’une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous‑tendent ses conclusions […] La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance.

[Non souligné dans l’original.]

[73]  Selon les demandeurs, la conclusion que la SAR a tirée au sujet de la crédibilité repose sur sa croyance selon laquelle il était peu vraisemblable que, dans les circonstances, le demandeur principal ait porté plainte auprès de la police. Les demandeurs soutiennent que cette conclusion d’invraisemblance est trop superficielle et qu’elle ne tient pas compte de leur explication, à savoir que le retard avec lequel ils avaient sollicité l’aide de la police était dû au fait qu’ils croyaient que celle‑ci était impliquée dans l’enlèvement. Ils font également valoir que la SAR n’a pas pris en compte une lettre écrite par l’ami du demandeur principal, qui corrobore cette explication.

[74]  Le défendeur soutient que l’argument d’« invraisemblance » du demandeur ne soulève pas une question défendable, car la conclusion de la SAR découle du bon sens. Aux yeux du défendeur, il est logique que, si le demandeur principal croyait que la police était responsable de l’enlèvement, il n’aurait pas porté plainte auprès de la police après la libération de son épouse et de sa fille si les ravisseurs l’avaient averti de ne pas le faire.

[75]  Cette question ne devient un problème de crédibilité que si l’on considère que, par leurs décisions, la SPR et la SAR n’ont pas admis que le demandeur principal s’était bel et bien présenté, comme il a dit l’avoir fait, au poste de police le lendemain de l’enlèvement pour déposer une plainte sur l’incident.

[76]  Selon la preuve, le demandeur principal a reçu l’avis de rançon à 17 h le 11 janvier 2017. Le montant de la rançon a été payé vers 20 h ce soir‑là, et sa famille a été libérée. Le demandeur principal n’est pas allé voir la police après avoir reçu l’avis de rançon; il a attendu le lendemain, après la libération de sa famille, pour aller voir la police.

[77]  Pour ce qui est de la raison pour laquelle il n’est pas entré aussitôt en contact avec la police après avoir reçu l’avis de rançon, le demandeur principal a déclaré dans son formulaire FDA que [traduction« la police au Bangladesh était le plus souvent incompétente et corrompue ».

[78]  Quand on lui a demandé pourquoi il s’était présenté à la police le lendemain, le demandeur principal a répondu qu’il l’avait fait pour [traduction« obtenir une protection, éviter cet enlèvement plus tard », ce qui concorde avec le formulaire FDA, qui mentionne que le demandeur principal a déposé sa plainte le lendemain parce qu’il espérait que cela [traduction« contribue à assurer la protection, advenant que les ravisseurs nous prennent de nouveau pour cible ».

[79]  Dans sa décision, la SPR n’indique pas clairement si elle a bel et bien admis, ou non, le fait que le demandeur principal s’était réellement présenté à la police pour signaler l’incident. Après avoir répété les commentaires du demandeur principal, selon lesquels la police a tendance à être incompétente et corrompue, la SPR a indiqué, au paragraphe 36 de sa décision :

[traduction]
Quand il s’est présenté à la police, l’opinion qu’avait le demandeur principal de la police n’avait pas changé. Il est donc illogique qu’il se soit présenté à la police juste un (1) jour après l’incident. Si les membres de sa famille ou lui‑même devaient être pris pour cible dans l’avenir, il aurait à interagir avec le même corps de police « incompétent et corrompu » qui, croyait‑il plus tôt, ne pouvait pas les protéger, sa famille ou lui.

[Non souligné dans l’original.]

[80]  D’après ce commentaire, on pourrait dire que la SPR n’a pas cru que le demandeur principal s’était bel et bien présenté au poste de police.

[81]  Cependant, au paragraphe 38, la SPR a écrit :

[traduction]
Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que si le demandeur principal croyait vraiment que les ravisseurs étaient membres des forces de sécurité, il n’aurait pas déposé une plainte auprès de la police. Le tribunal conclut que la crédibilité de cette allégation, à savoir que les ravisseurs étaient membres des forces de sécurité, est sérieusement minée par la disposition du demandeur principal à entrer en contact avec la police et à déposer une plainte.

[Non souligné dans l’original.]

[82]  Selon ce paragraphe de la décision de la SPR, on pourrait dire que la SPR a admis l’idée que le demandeur principal s’était présenté à la police pour déposer une plainte, mais a jugé que cette mesure renforçait davantage sa conclusion antérieure selon laquelle les ravisseurs n’étaient pas membres de la police ou des forces de sécurité.

[83]  Les conclusions auxquelles mènent les décisions de la SPR et de la SAR ne précisent pas clairement si le demandeur principal s’est bel et bien rendu au poste de police pour déposer une plainte au sujet de l’enlèvement.

[84]  Au paragraphe 22 de sa décision, la SAR a écrit :

La SAR a tenu compte du fait que l’appelant principal a porté plainte à la police au moment où il croyait que les personnes ayant commis l’enlèvement étaient des policiers ou des membres d’une force de sécurité. La SAR convient avec la SPR qu’il semble invraisemblable qu’il ait porté plainte, compte tenu de son allégation selon laquelle la police est incompétente et corrompue et qu’il avait été averti par les ravisseurs de ne pas s’adresser à la police. Cependant, la SAR a traité de la preuve de manière incomplète.

[Non souligné dans l’original.]

[85]  S’il me faut considérer que la décision de la SAR signifie que cette dernière n’a pas admis que le demandeur principal s’était bel et bien présenté à la police, que dois‑je donc faire de l’inscription faite dans le registre général (rapport de police)? La SPR semble admettre cette inscription sans autre commentaire, et la SAR écrit que « [l’]appelant principal avait bel et bien demandé à ce qu’une entrée soit faite dans le registre général ».

[86]  Le registre général est une preuve directe que le demandeur principal s’est bel et bien rendu au poste de police le lendemain de l’enlèvement. Il était loisible à la SAR de n’accorder aucun poids à ce document ou de mettre en doute son authenticité; toutefois, étant donné que le document contredit directement une conclusion de fait concernant la présence du demandeur principal au poste de police, la SAR aurait dû le traiter directement.

[87]  L’absence d’analyse de la preuve pertinente peut amener à inférer qu’on a fait abstraction de cette dernière. L’affirmation de la SAR, à savoir qu’elle a pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui étaient soumis, ne suffit pas pour éviter de tirer cette inférence, compte tenu surtout de l’importance de la lettre de l’ami pour ce qui est de l’explication que les demandeurs ont donnée quant au retard (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), au para 27).

[88]  Si, en revanche, il faut considérer que la SPR et la SAR, dans leurs décisions, admettent que la visite au poste de police a bel et bien eu lieu et que la décision prise par le demandeur principal de se rendre à la police pour déposer une plainte tend à étayer la théorie que, d’après la prépondérance des probabilités, les ravisseurs n’étaient pas membres de la police ou des forces de sécurité, cela veut dire que la SAR n’a pas pris en compte un élément de preuve qui étaye l’explication que le demandeur principal a donnée. La lettre de l’ami de ce dernier explique : 1) le retard à solliciter l’aide de la police avant d’obtenir la libération des membres de sa famille, et 2) la raison pour laquelle il s’est présenté le lendemain à la police pour déposer une plainte.

[89]  Dans une version traduite de la lettre, l’ami explique que le demandeur principal n’a pas voulu demander l’aide de la police pendant que son épouse et sa fille étaient encore retenues captives :

[traduction]
J’ai demandé à Masud [le demandeur principal] d’accepter l’aide de la police. Masud m’a dit que les ravisseurs semblent être très dangereux, ils savaient tout sur lui, il ne voulait prendre aucun risque à l’égard de son épouse et de sa fille. Les ravisseurs étaient dangereux, Masud m’a dit, sans cela ils ne lui auraient pas téléphoné ou ne lui auraient pas envoyé la lettre chez lui. Ils l’auraient appelé sur son cellulaire. Ils ont même masqué l’identification de l’appelant du téléphone dont ils se sont servis. […]

Le 12‑01‑2017, je suis retourné chez Masud et j’ai pu savoir qu’il avait fait une inscription au registre général, comme la police le lui avait conseillé. Masud était d’avis que, comme son épouse et sa fille étaient à la maison et en sécurité, il fallait maintenant qu’il informe la police de l’incident (l’enlèvement).

[90]  La SAR n’a pas contesté la crédibilité de la lettre de l’ami, et elle n’a pas expliqué pourquoi elle n’a pas traité de l’explication contenue dans ce document.

[91]  En ce qui me concerne, je trouve tout aussi vraisemblable que le demandeur principal ait décidé de ne pas faire appel à la police avant d’obtenir la libération de sa famille, parce que, comme il l’a déclaré, [traduction« la police était le plus souvent incompétente et corrompue ». On pourrait raisonnablement conclure qu’il ne voulait pas que la police intervienne de crainte qu’elle fasse une chose qui fasse courir plus de risques à sa famille ou, pire encore, qu’elle cherche à tirer profit de cette calamité.

[92]  Quant à la raison pour laquelle il s’était présenté à la police le lendemain de l’enlèvement, je considère comme vraisemblable l’explication qu’a donnée le demandeur principal, à savoir qu’il voulait [traduction] « obtenir une protection, pour se soustraire à un enlèvement futur ». Il n’est pas toujours facile de prévoir comment on peut réagir face à l’adversité, et encore moins d’essayer de comprendre la réaction d’autres personnes.

[93]  Il me semble qu’à la suite d’une expérience traumatisante comme l’enlèvement d’une épouse et d’un enfant, il y a deux options : rester tranquille, ne pas signaler l’incident et espérer que sa famille ne s’expose pas au risque d’être prise pour cible ultérieurement, ou tenter de montrer que les agissements de ce genre ne resteront pas sans réponse.

[94]  Quand on a affaire à de la tyrannie, il est souvent très sage de l’exposer au grand jour afin de montrer à ses agresseurs qu’on n’a pas peur, l’espoir étant qu’ils se tournent vers des proies plus faciles. Le témoignage du demandeur principal au sujet de ce qu’il a fait à la suite de l’enlèvement de son épouse et de sa fille semble concorder avec ce genre de réaction.

[95]  En résumé, comme il est expliqué dans la décision Valtchev, les conclusions d’invraisemblance ne devraient être tirées que dans les situations les plus claires, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

[96]  Tout cela pour dire que je suis d’accord avec les demandeurs. Cependant, quelle que soit la manière dont on interprète les décisions de la SPR et de la SAR quant au fait de savoir si le demandeur principal s’est bel et bien rendu à la police pour déposer une plainte, la conclusion d’invraisemblance n’était pas raisonnable.

[97]  Cela dit, et bien que je sois d’accord avec les demandeurs que la conclusion d’invraisemblance que la SAR a tirée est déraisonnable, je conclus aussi que la conclusion de vraisemblance, en soi, n’est pas déterminante quant à la conclusion, tirée par la SAR, que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de preuve qui leur incombait à l’égard de la question fondamentale.

[98]  Rien dans la décision de la SAR ne donne à penser que cette dernière a considéré que la présence du demandeur principal au poste de police était plus déterminante que son examen du reste de la preuve. Après avoir passé en revue la décision de la SPR, et fait sa propre évaluation, la SAR a simplement conclu que « [c]ompte tenu de l’ensemble de la preuve au dossier, la SAR conclut qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve probants pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les personnes qui ont enlevé l’appelante associée et sa fille étaient membres de la police ou des forces de sécurité ».

[99]  Je ne vois pas en quoi la présence du demandeur principal au poste de police, en vue de déposer une plainte, prouve, ou réfute, ce que les deux parties ont confirmé comme étant la question en litige fondamentale : si les ravisseurs étaient membres de la police ou des forces de sécurité au Bangladesh.

[100]  Dans les circonstances, les demandeurs ne m’ont pas convaincu que la décision de la SAR était déraisonnable (Vavilov, au para 100).

2)  Le cas échéant, cette erreur a‑t‑elle entaché l’analyse qu’a faite la SAR de la PRI?

[101]  Les deux parties conviennent que si j’en venais à conclure que la décision de la SAR sur l’identité des ravisseurs était raisonnable, il en était donc de même de sa décision sur la disponibilité d’une PRI. Il n’est donc pas nécessaire que j’analyse cette partie de la décision de la SAR.

VII.  Conclusion

[102]  Je conclus que la décision finale de la SAR n’a rien de déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2484‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2484‑19

 

INTITULÉ :

MD MASUDUR RAHMAN, JAHANARA BEGUM et MUNSIF RAHMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 DÉcembrE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Patricia Wells

 

POUR LES DEMANDEURS

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patricia Wells

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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