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Date : 20060131

 

Dossier : IMM‑5410‑04

 

Référence : 2006 CF 99

 

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2006

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

 

 

ENTRE :

                                                             DIONNE RITCHIE

 

                                                                                                                                    demanderesse

 

                                                                             et

 

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                                           défendeur

 

 

                                MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               La présente demande vise la décision du 26 mai 2004 de la Section de la protection des réfugiés (SPR), par laquelle celle‑ci a décidé que la demande d’asile fondée sur des motifs liés au sexe présentée par la demanderesse aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) devait être rejetée. Le commissaire de la SPR a formulé cette conclusion essentielle dans la décision attaquée :

La demandeure a présenté dans son FRP un long récit des abus que M. Holder [le conjoint de fait qui la maltraitait] lui a fait subir. Après examen de cette preuve et du témoignage de la demandeure, je n’ai pas la conviction que la preuve de la demandeure quant à ces abus est crédible.

 


 

Cette conclusion repose sur plusieurs incohérences de la preuve, sur l’absence de documentation adéquate à l’appui et sur des invraisemblances.

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 4.)

 

 

Après avoir formulé cette conclusion, le commissaire a statué que la demanderesse avait menti lorsqu’elle avait relaté les violences horribles qu’elle avait subies aux mains de son conjoint de fait.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’estime que cette conclusion générale défavorable à la crédibilité de la demanderesse est directement, et essentiellement, liée au fait que le commissaire qui était chargé de présider l’audience n’a pas attaché toute l’importance qu’il convenait d’accorder aux Directives concernant les « Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe » préparées par la présidente de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (dossier de demande de la demanderesse, aux pages 88‑105), dont la partie pertinente, à savoir la section « D. Problèmes spéciaux lors des audiences relatives à la détermination du statut de réfugié », est reproduite à l’annexe des présents motifs (les Directives).

 


[3]               Les Directrives ne sont pas juridiquement contraignantes, mais la présidente les a préparées en tenant pour acquis qu’elles devaient être suivies pour que les demandes fondées sur des motifs liés au sexe soient examinées de façon juste et équitable. Dans la décision attaquée, le commissaire n’a pas mentionné les Directrives et, à mon avis, il n’en a appliqué ni la lettre, ni l’esprit. Cette omission a entraîné une violation de la justice naturelle; la demanderesse n’a pas eu l’audience équitable à laquelle elle avait droit.

 

I.          Les preuves relatives au déni de justice naturelle

 

[4]               La demanderesse, âgée de 37 ans, est une citoyenne du Guyana et de Sainte‑Lucie et a présenté au commissaire des preuves concernant les agressions mentales et physiques qu’avait perpétrées sur elle M. William Holder pendant des années; elle décrit en détail dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) les incidents au cours desquels elle avait reçu des coups de couteau, un coup de bouteille sur la tête et avait été battue jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. En 2002, la demanderesse a quitté le Guyana avec quatre de ses six enfants pour se rendre à Sainte‑Lucie, où habite sa soeur. Au cours des mois qui ont suivi, M. Holder a communiqué avec elle deux fois par téléphone en lui promettant qu’il la retrouverait et qu’il la tuerait; elle est donc partie, seule, au Canada.

 

[5]               Dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de la présente demande, la demanderesse explique pourquoi elle estime qu’elle n’a pas eu une audience équitable :

[TRADUCTION]

 

 

5.     À l’audience, mes pires craintes se sont réalisées. J’étais terrifiée à l’idée qu’on pourrait me demander d’expliquer pourquoi mon conjoint me maltraitait et que je sois incapable de contrôler mes émotions à l’audience. Il m’a été très difficile de revivre toutes les années de mauvais traitements que j’ai vécues et on peut comprendre que j’étais très émue et nerveuse.

 

 


6.     Le commissaire qui m’a interrogée a montré dès le départ qu’il ne croyait pas à ma version des faits. Il faisait souvent des gestes pour m’inviter à accélérer. Pendant que je décrivais un incident horrible de violence dont j’avais été victime, il m’a demandé de lui expliquer pourquoi mon conjoint voulait me tuer. Il a suspendu la séance pour me crier de cesser de pleurer. Il a également déclaré à l’audience qu’il ne serait pas influencé par mes larmes. J’étais en fait incapable de contrôler mes larmes. J’ai fait beaucoup d’efforts pour essayer de ne pas pleurer, mais je n’ai pas réussi à le faire. Le commissaire a réagi de plus en plus vivement au fait que je souffrais.

 

 

(Dossier de la demanderesse, aux pages 13‑14.)

 

 

[...]

 

 

7.     Le commissaire a été très méchant envers moi et n’a pas été très compatissant pour moi. Il m’a accusée d’avoir abandonné mes enfants. Je lui ai dit que je n’avais pas abandonné mes enfants, mais il a poursuivi et a dit « en tout cas, on dirait bien que c’est ce que vous avez fait ». J’ai commencé à pleurer sans retenue à l’audience. À partir de ce moment‑là, je n’ai pas été en mesure de me contrôler. Je me demandais constamment si mes enfants se trouvaient dans les Caraïbes et pensaient que je les avais abandonnés. J’étais incapable de me concentrer et je me sentais très triste de ne pas avoir attendu davantage pour pouvoir les emmener tous avec moi au Canada. Je me demandais si mes enfants me pardonneraient un jour et je craignais qu’ils ne grandissent sans jamais comprendre les raisons pour lesquelles je les avais quittés. Un être humain n’a pas le droit d’être aussi méchant et même s’il pensait que j’avais abandonné mes enfants, il n’était pas obligé de me le dire à l’audience. Cela m’a fait beaucoup de peine.

 

 

(Dossier de la demanderesse, aux pages 14‑15.)

 

 

[...]

 

 

J’étais complètement désorientée. La transcription ne rend pas le ton ni les expressions grossières que prenait le visage du commissaire. Il utilisait en plaisantant des mots comme « pas de chance » et répétait constamment « je vais vous donner encore une chance ». Je me sentais tout à fait démunie et vulnérable.

 

 

(Dossier de la demanderesse, à la page 19.)

 

 

 

A.  Le manque de délicatesse des questions posées

 

[6]               Les Directrives indiquent pourquoi les commissaires de la SPR doivent faire preuve de compréhension lorsqu’il s’agit de femmes maltraitées. La demanderesse soutient que les passages suivants montrent que le commissaire a interrogé la demanderesse de façon peu délicate :


[TRADUCTION]

 

 

LE COMMISSAIRE :           Pourquoi, pourquoi cette attente? Pourquoi n’êtes‑vous pas partie dès que vous avez obtenu votre permis? Pourquoi avez‑vous attendu?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Je n’avais pas d’argent pour payer le voyage de mes enfants.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Madame, je sais que vous êtes bouleversée, mais vous devriez essayer de vous ressaisir.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Je n’avais pas d’argent [...]

 

 

LE COMMISSAIRE :           Non, non, je parle de vos larmes et du fait que vous êtes bouleversée; vous devriez vous ressaisir parce que l’audience va encore durer un moment.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Très bien, d’accord.

 

 

LE COMMISSAIRE :           J’essaie seulement de vous aider à vous ressaisir.

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 240.)

 

 

et :

Le commissaire : D’accord. Madame la conseil, Madame, très bien. Il est vraiment très difficile de comprendre ce que vous dites pendant que vous pleurez. J’essaie de comprendre ce qui se passe et ces larmes, je suis désolé de le dire, ces larmes n’aident vraiment pas votre cause, c’est bien vrai. J’ai besoin de renseignements, j’ai besoin d’explications, mais je n’ai pas besoin de larmes. Vous pouvez fort bien venir ici et pleurer pendant des heures, mais cela ne veut pas dire que je croirai pour autant ce que vous dites, comprenez‑vous? Ces larmes ne favorisent donc pas votre cause. Si vous avez besoin de pleurer, cela dépend de vous, mais il me semble que vous vivez un moment très difficile et je tiens à ce que vous sachiez qu’en ce qui me concerne, ces larmes n’auront aucun effet sur ma décision, comprenez‑vous? C’est pourquoi je vous demande de vous ressaisir pour que vous vous sentiez un peu mieux aujourd’hui.

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 246.)

 

 

 


[7]               Je ne peux retenir l’argument de l’avocate du défendeur selon lequel les mots utilisés par le commissaire indiquent que celui‑ci cherchait uniquement à aider la demanderesse à présenter son témoignage. À mon avis, il est raisonnable de voir dans les mots utilisés l’exercice d’un pouvoir de contrôle qui visait à mettre fin à une réaction à laquelle il faut s’attendre lorsqu’on entend une demande du genre que présentait la demanderesse, à savoir un témoin qui pleure en présentant des preuves extrêmement chargées émotivement.

 

[8]               Je reconnais que le contrôle que le commissaire de la SPR cherchait à exercer reflétait une attitude fort peu compréhensive et tout à fait inappropriée. Il aurait été très facile pour le commissaire de faire une pause suffisamment longue pour que la demanderesse se ressaisisse.

 

B.  L’utilisation de termes inappropriés

 

[9]               La demanderesse a déclaré qu’elle a été obligée de quitter Sainte‑Lucie sans son jeune fils, en raison de sa crainte subjective et objective de M. Holder. Il n’est pas difficile de comprendre que le fait d’avoir été obligée d’agir de cette façon ait eu des répercussions émotives très profondes sur la demanderesse. Par conséquent, il est évident que le commissaire aurait dû aborder ce sujet avec beaucoup de délicatesse et avec un esprit ouvert et compatissant. En fait, le commissaire devait examiner l’ensemble des preuves concernant la situation de la demanderesse en ayant à l’esprit les Directives, avant de tirer des conclusions au sujet du comportement de la demanderesse. Le déroulement de l’audience n’a pas été conforme à ces attentes.

 

[10]           Le passage suivant de la transcription porte sur le fait que la demanderesse a laissé son fils :


[TRADUCTION]

 

 

LE COMMISSAIRE :           Eh bien, si c’est le cas, pourquoi pensez‑vous que votre ex‑conjoint a attendu deux mois avant de vous appeler? Je pense que vous êtes partie, désolée, allez‑y.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce qu’il ne savait pas où j’étais.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Mais c’est exactement ce que je ne comprends pas, Madame. Vous avez laissé votre fils. Avez‑vous dit à Kenson que vous partiez?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Non.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Pourquoi pas?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce que le jour de mon départ, Kenson n’était pas avec moi. Il était en congé. Je ne voulais pas qu’il soit au courant de cela et qu’il sache tout.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Vous avez donc tout simplement abandonné votre fils?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Non, je ne l’ai pas abandonné.

 

 

LE COMMISSAIRE :           On dirait bien que c’est ce que vous avez fait.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Je me suis enfuie pour ne pas être tuée.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Très bien. Mais vous avez abandonné votre fils, vous avez quitté le pays, vous n’avez pas dit à votre fils où vous alliez?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce qu’il n’était pas avec moi le jour où je suis partie.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Oui, mais Madame, vous saviez que vous alliez au Guyana – à Sainte‑Lucie – avant le jour où vous êtes partie.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce que je pense qu’il aurait demandé à son père de m’empêcher de le faire.

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 253.)

 

 

 

[11]           L’utilisation du terme « abandonné », lu dans son contexte, laisse entendre que le commissaire estimait qu’il y avait lieu de critiquer la conduite de la demanderesse parce qu’elle n’avait pas agi comme une bonne mère en abandonnant son fils, ou qu’elle ne disait pas la vérité au sujet des raisons pour lesquelles elle n’avait pas emmené son fils avec elle. Quelle qu’ait été l’opinion du commissaire à ce sujet, son comportement reflétait pour la demanderesse la première interprétation, ce qui a eu pour effet, affirme‑t‑elle, de la troubler dans sa déposition. J’estime que la façon dont le commissaire a mené l’interrogatoire ainsi que l’utilisation du mot « abandonné » étaient tout à fait inappropriées, et constituent, à mon avis, un traitement inéquitable eu égard aux Directives.

 

C.  Le fait de poser des questions auxquelles il est impossible de répondre

 


[12]           Dans son FRP ainsi qu’au cours de son témoignage, la demanderesse a décrit les actes d’extrême violence que M. Holder avait commis à son endroit, notamment le fait qu’il avait menacé de la tuer. Si le commissaire de la SPR avait eu des connaissances dans la façon de traiter des éléments de preuve de ce genre, qui décrivent un phénomène bien connu dans les cas de violence conjugale, il aurait compris que la violence et les menaces reflétaient probablement un déséquilibre entre le pouvoir que détenait M. Holder et celui de la demanderesse, et que les gestes violents posés par M. Holder constituaient l’exercice intentionnel de ce pouvoir dans le but d’exercer un contrôle sur la demanderesse. En l’espèce, le comportement qu’a eu le commissaire au cours de l’audience ne reflète aucunement une connaissance de la façon de traiter ces éléments de preuve, ni même une compréhension de ces éléments. En fait, le commissaire a demandé à la demanderesse de décrire l’état d’esprit de M. Holder et a estimé que son incapacité à répondre à cette question était un facteur dont il fallait tenir compte pour tirer une conclusion défavorable relative à sa crédibilité, touchant l’ensemble du témoignage de la demanderesse.

 

[13]           Au cours de l’audience, les questions suivantes ont été posées à la demanderesse :

[TRADUCTION]

 

 

LE COMMISSAIRE :           Très bien. Pourquoi pensez‑vous que votre ex‑conjoint vous tuerait?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Pourquoi est‑ce que je pense cela? À cause du fait qu’il a toujours été brutal avec moi, je sais qu’il m’aurait tuée.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Non, non, pourquoi – et peut‑être qu’il ne pensait pas du tout à vous? Dites‑moi ce qui vous amène à croire qu’il ne fait pas que penser à vous mais qu’il va vous tuer?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce que s’il me retrouve, il me tuera.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Oui. Je ne vais pas vous reposer cette question, je vous l’ai déjà posée deux fois, pourquoi?

 

 

LA DEMANDERESSE :      À cause de la façon dont il m’a maltraitée auparavant, je sais qu’il m’aurait tuée.

 

 

LE COMMISSAIRE :           Très bien. Je vais passer à autre chose. Mais je n’ai toujours pas eu de réponse à la question de savoir pourquoi il vous tuerait, mais je vais passer à autre chose. Très bien. Madame, vous dites que vous avez été plusieurs fois à l’hôpital.

 

 

(Dossier du tribunal, aux pages 247‑248.)

 

 

 

Voici les conclusions qui reflètent cet échange dans la décision attaquée :


On a demandé à plusieurs reprises à la demandeure pourquoi M. Holder voulait la tuer. Elle n’a fourni aucune explication. Voilà qui n’est pas crédible. La demandeure devrait avoir une opinion sur les motifs de M. Holder, puisqu’elle le connaît depuis 1992.

 

 

Bien que la demandeure ait, en général, pu témoigner relativement aux événements décrits dans son FRP, les incohérences précitées et son incapacité de donner son opinion sur les raisons expliquant la violence de M. Holder m’incitent à douter de la crédibilité de son témoignage.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 7.)

 

 

 

[14]           Pour ce qui des efforts déployés par le commissaire pour se fonder sur l’incapacité de la demanderesse de « donner son opinion » au sujet du comportement violent de M. Holder, considérée comme un facteur à utiliser pour évaluer sa crédibilité, il existe deux autres exemples importants. L’argument concernant le premier exemple est exposé dans le mémoire des faits et du droit préparé par l’avocate de la demanderesse dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

 

 

16.     Pour ce qui est des menaces qu’elle a reçues à Sainte‑Lucie, Mme Ritchie a témoigné qu’elle s’était rendue à Sainte‑Lucie au mois de mars et qu’elle avait reçu le premier appel téléphonique de son conjoint en mai. Son conjoint lui demandait de revenir, ce qu’elle a refusé de faire. Il a également déclaré que s’il venait la chercher, elle retournerait au Guyana morte ou vive. Elle a reçu un autre appel au mois de juin au cours duquel son conjoint a déclaré : « Tu ne veux pas revenir. Je pourrais facilement m’acheter un billet pour aller à Sainte‑Lucie. Et tu ne sauras pas à quel moment j’arriverai. Je vais aller te chercher. » La demanderesse a alors pris des mesures immédiates pour quitter Sainte‑Lucie. Le commissaire a commis une erreur lorsqu’il a demandé à la demanderesse d’expliquer pourquoi son conjoint n’était pas venu entre le mois de mai et le 3 juillet, date à laquelle elle est partie pour le Canada.

 

 

 

Voici la transcription du témoignage auquel il est fait allusion :

[TRADUCTION]

 

 

LA CONSEIL :                      Très bien. Que pensez‑vous que cela voulait dire?

 


 

LA DEMANDERESSE :      J’avais tellement peur à cause de tous les mauvais traitements que j’avais subis, et je sais que s’il était venu, il m’aurait eue.

 

 

LE COMMISSAIRE :          De sorte que – je pense que votre conseil cherche à savoir ce que vous pensez qu’il voulait savoir lorsqu’il a dit qu’il pouvait venir et vous avoir n’importe quand, mais qu’il ne l’a pas fait [...] Pourquoi pensez‑vous qu’il s’est contenté de vous appeler sans vraiment faire ce qu’il disait pouvoir faire?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce qu’il a dit que s’il venait, il me ramènerait, il me ramènerait.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Très bien. Pourquoi pensez‑vous qu’il ne l’a pas fait?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce que je ne savais pas quand il viendrait.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Non, mais vous ne l’auriez pas su. Il savait, il savait où vous vous trouviez et il a dit qu’il pouvait venir et vous avoir [...]

 

 

LA DEMANDERESSE :      Il a dit [...]

 

 

LE COMMISSAIRE :          Un instant. Il a déclaré qu’il pouvait venir et vous avoir quand il le voudrait, mais il ne l’a jamais fait. Pourquoi pensez‑vous qu’il ne l’a pas fait?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Dans son dernier appel, il m’a dit que je ne saurais pas quand il viendrait.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Très bien.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Oui.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Mais il n’est jamais venu.

 

 

LA DEMANDERESSE :      Je ne savais pas quand il viendrait.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Très bien. Que vous le sachiez ou non, de toute façon, Madame la conseil?

 

 

LA CONSEIL :                      Mais que pensiez‑vous que cela voulait dire?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce qu’il m’avait maltraitée, je pense qu’il m’aurait tuée s’il était venu me voir.

 

 

LA CONSEIL :                      Très bien. Et cela, c’était au mois de juin?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Oui.


 

LA CONSEIL :                      Très bien. Et quand avez‑vous quitté Sainte‑Lucie?

 

 

LA DEMANDERESSE :      J’ai quitté Sainte‑Lucie le 3 juillet 2002.

 

 

LA CONSEIL :                      Très bien. Après l’appel du mois de juin, y a‑t‑il eu d’autres appels téléphoniques?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Non.

 

 

LA CONSEIL :                      Très bien. Après l’appel du mois de juin, qu’avez‑vous fait?

 

 

LA DEMANDERESSE :      J’avais tellement peur à cause des mauvais traitements que j’avais subis, et je le connaissais très bien. J’ai donc demandé à mes amis de m’aider. J’ai appelé ma tante. Elle a une tante au Canada et je l’ai appelée pour lui demander de m’aider. Je veux venir, mais je ne sais pas quoi faire et je suis partie le 3 ou le 4.

 

 

(Dossier du tribunal, aux pages 244‑245.)

 

 

 

[15]           Le deuxième exemple concerne un incident violent qui s’est produit à un moment où la demanderesse a trouvé M. Holder dans un cinéma avec une autre femme. Voici comment elle décrit cet incident dans son FRP :

[TRADUCTION]

 

 

Un jour, je suis allée au cinéma avec ma tante. Mon conjoint est venu au cinéma, m’a attrapée et m’a traînée sur la route sur un mille. J’étais toute contusionnée. Il a commencé à me donner des coups de pied. Ma soeur qui se trouvait là n’a rien pu faire pour moi parce qu’il l’a également menacée.

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 33.)

 

 

 

Le commissaire a interrogé la demanderesse au sujet de ce témoignage de la façon suivante :

[TRADUCTION]

 

 

LE COMMISSAIRE :          Très bien. Maintenant, Madame, vous dites – pourquoi dites‑vous qu’il a fait cela parce qu’il se trouvait au cinéma avec sa petite amie?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Oui.

 


 

LE COMMISSAIRE :          Et vous étiez là. Pourquoi aurait‑il voulu faire quelque chose?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce qu’il ne voulait pas que je voie qu’il avait une aventure avec cette femme.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Pourquoi, il ne faisait que regarder un film avec sa petite amie, pourquoi voudrait‑il [...]

 

 

LA DEMANDERESSE :      Parce qu’il ne voulait pas que je le voie.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Pourquoi pas?

 

 

LA DEMANDERESSE :      Je ne sais pas.

 

 

LE COMMISSAIRE :          Très bien. Il me semble qu’il a eu une réaction extrêmement vive, vous savez, parce qu’il a – je ne sais pas. Il va voir un film avec sa petite amie, il sait qu’il est marié avec vous, mais manifestement, cela ne veut pas dire grand‑chose pour lui parce qu’il va voir un film avec sa petite amie. Il voit que vous regardez le même film, pourquoi cela lui fait‑il quelque chose?

 

 

(Dossier du tribunal, aux pages 256‑257.)

 

 

 

[16]           Lorsque le commissaire examine le fait que la demanderesse a été incapable de répondre à ces questions et en tire une conclusion défavorable au sujet de sa crédibilité, il formule une conclusion capitale au sujet de la teneur du témoignage de la demanderesse sur l’incident qui s’est produit au cinéma. Voici comment se lit ce passage de la décision :

On a attiré l’attention de la demandeure sur l’incident décrit dans son FRP, selon lequel M. Holder l’a agressée dans une salle de cinéma, parce qu’il s’y trouvait en compagnie d’une autre femme. La demandeure n’a pu expliquer pourquoi M. Holder l’a agressée dans ces circonstances. On a demandé à la demandeure si son témoignage, selon lequel M. Holder l’a traînée sur la route pendant plus d’un kilomètre à cette occasion, était exagéré. La demandeure a vivement protesté. Elle a expliqué que M. Holder l’a traînée pendant plus d’un kilomètre, parce qu’il ne voulait pas se disputer avec elle. Voilà qui n’est pas crédible, étant donné la violence évidente de l’incident. Je tire donc une conclusion défavorable en ce qui a trait à la crédibilité générale de la demandeure.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

(Dossier du tribunal, à la page 6.)


 

 

Il semble que le commissaire ait cru que la demanderesse avait utilisé le mot [traduction] « traînée » littéralement, ce qui lui a fait venir à l’esprit l’image d’une femme que l’on traîne par terre pendant des centaines de mètres. Il semble que le fait qu’aucune preuve médicale n’ait été présentée sur ce point l’ait incité à tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de la demanderesse. Il est toutefois important de noter que cette interprétation ne repose sur aucune base probatoire solide. Dans son témoignage à l’audience, la demanderesse a utilisé le mot [traduction] « tirée » pour décrire les gestes de son agresseur. À mon avis, la modification de la description de l’événement ne veut pas dire que l’événement ne s’est pas produit; ce changement aurait appelé un éclaircissement qui n’a pas été obtenu.

 

[17]           Je conclus que les soupçons non fondés qu’a entretenus le commissaire à la suite de la relation de l’incident survenu au cinéma par la demanderesse, combinés au fait que le commissaire a demandé de façon déraisonnable à la demanderesse de répondre à ses attentes pour ce qui est de l’état d’esprit de M. Holder, indiquent qu’il a tiré une conclusion défavorable arbitraire au sujet de la crédibilité de la demanderesse. Étant donné que cette conclusion a joué un rôle important dans l’issue de la demande de la demanderesse, je conclus que le processus qui a conduit à cette décision était inéquitable.

 


[18]           Il ressort très clairement de la transcription que la demanderesse a fait de son mieux pour répondre aux questions du commissaire, mais qu’elle n’a pu répondre aux attentes de ce dernier dans ce domaine. Il semble que le commissaire ait voulu que la demanderesse décrive avec précision les raisons pour lesquelles M. Holder était violent envers elle, et lorsqu’elle a été incapable de le faire, il a pensé qu’elle mentait. La question des mobiles qui animaient l’agresseur de la demanderesse n’est pas en cause dans la demande présentée par la demanderesse; il s’agissait de savoir si la demanderesse avait besoin d’être protégée contre un homme très violent. Le commissaire aurait dû aborder le témoignage de la demanderesse en sachant que les motifs à l’origine des mauvais traitements infligés par M. Holder étaient bien connus : négation et contrôle de la personne la plus proche de lui par tous les moyens. Dans la décision attaquée, rien n’indique que le commissaire ait examiné la demande de cette façon, ce qui, à mon avis, a causé une injustice fondamentale à la demanderesse.

 

II.       Conclusion

 

[19]           Étant donné que l’audience au cours de laquelle a été examinée la demande de la demanderesse était inéquitable, et constitue, par conséquent, un déni de justice naturelle, je conclus que la décision attaquée est manifestement déraisonnable.

 


[20]           Dans la décision prononcée, le commissaire a cité un certain nombre d’incohérences dans le témoignage de la demanderesse auxquelles il a accordé de l’importance. Compte tenu du témoignage non contesté de la demanderesse dans son affidavit indiquant que la conduite du commissaire a eu un effet gravement préjudiciable sur sa capacité de présenter son témoignage avec précision au cours de l’audience relative à sa demande, les conclusions fondées sur ces incohérences sont sujettes à caution et il faudrait procéder à un nouvel examen pour pouvoir résoudre ces questions.

 

                                        ORDONNANCE

 

Par conséquent, j’annule la décision de la SPR et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

                                                                      « Douglas R. Campbell »                    

                                                                                                     Juge                                     

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                                Annexe

 

DIRECTIVES NO 4 :

 

REVENDICATRICES DU STATUT DE RÉFUGIÉ CRAIGNANT D’ÊTRE PERSÉCUTÉES EN RAISON DE LEUR SEXE

 

Directives données par la présidente en application du paragraphe 65(3) de la Loi sur l’immigration

 

 

 

D. PROBLÈMES SPÉCIAUX LORS DES AUDIENCES RELATIVES À LA DÉTERMINATION DU STATUT DE RÉFUGIÉ

 

 

Les femmes qui revendiquent le statut de réfugié font face à des problèmes particuliers lorsque vient le moment de démontrer que leur revendication est crédible et digne de foi. Certaines difficultés peuvent survenir à cause des différences culturelles. Ainsi,

 

1.   Les femmes provenant de sociétés où la préservation de la virginité ou la dignité de l’épouse constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes afin de garder leur sentiment de « honte » pour elles‑mêmes et de ne pas déshonorer leur famille ou leur collectivité28.

 

2.   Les femmes provenant de certaines cultures où les hommes ne parlent pas de leurs activités politiques, militaires ou même sociales à leurs épouses, filles ou mères peuvent se trouver dans une situation difficile lorsqu’elles sont interrogées au sujet des expériences de leurs parents de sexe masculin29.

 


3.   Les revendicatrices du statut de réfugié victimes de violence sexuelle peuvent présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol30 et peuvent avoir besoin qu’on leur témoigne une attitude extrêmement compréhensive. De façon analogue, les femmes qui ont fait l’objet de violence familiale peuvent de leur côté présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome de la femme battue et peuvent hésiter à témoigner31. Dans certains cas, il conviendra de se demander si la revendicatrice devrait être autorisée à témoigner à l’extérieur de la salle d’audience par affidavit ou sur vidéo, ou bien devant des commissaires et des agents chargés de la revendication ayant reçu une formation spéciale dans le domaine de la violence faite aux femmes. Les commissaires doivent bien connaître les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées32 publiées par le comité exécutif du HCR.

[...]

 

[NOTES EN FIN DE TEXTE]

28.      Le comité exécutif du HCR indique que les décideurs devraient éviter de demander aux revendicatrices du statut de réfugié des précisions sur les sévices sexuels commis à leur égard, car « l’important pour déterminer si la peur de la persécution est fondée est d’établir qu’une forme quelconque de sévices a bien été subie ». Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées, précitées, note 10, p. 27.

 

29.      Dans deux causes de la Cour fédérale du Canada, il a été traité de la question de la place de la femme au sein de la société et de son manque de connaissance des activités des membres de la famille mâles. Dans Roble c. M.E.I. (1994), 25 Imm.L.R. (2d) 186 (C.F. 1re inst.), la Cour a statué que, dans la culture somalienne, il arrive souvent qu’une femme n’ait pas accès à l’information concernant le travail de son mari. Dans Montenegro, Suleyama c. M.C.I. (C.F. 1re inst., IMM‑3713‑94), MacKay, le 29 février 1996, la Cour a blâmé la SSR de ne pas avoir tenu compte de l’explication de la revendicatrice suivant laquelle elle ne connaissait des activités de son mari au Salvador que ce qu’il avait bien voulu lui dire, soulignant que « au sein de leur ordre social, les femmes ne devaient poser aucune question sur les activités de leurs époux ».


30.      Dans les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées, précitées, note 10, p. 27, le comité exécutif du HCR examine les symptômes du syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol, lesquels incluraient entre autres, « la crainte permanente, la perte de confiance en soi et la dévalorisation, la difficulté de concentration, une attitude de culpabilité, un sentiment diffus de perte de contrôle, la perte de la mémoire ou la distorsion des sentiments. »

 

31.       F. Stairs & L. Pope, précité, note 5, p. 202, soulignent que les décideurs doivent être :

[TRADUCTION]

 

 

1⁄4 sensibilisées au fait que les femmes dont les enfants font partie de la revendication peuvent aussi être réticentes à donner des précisions sur la persécution vécue, en présence de leurs enfants. Sans compter que si la culture de la revendicatrice dicte qu’elle doit rester muette sur les mauvais traitements qu’elle reçoit, le recours à un interprète de sa collectivité peut l’intimider.

 

 

Une discussion sur le syndrome de la femme battue figure dans R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852. Dans Lavallee, le juge Wilson traite du mythe concernant la violence familiale : « Elle était certainement moins gravement battue qu’elle le prétend, sinon elle aurait quitté cet homme depuis longtemps. Ou, si elle était si sévèrement battue, elle devait rester par plaisir masochiste ». La Cour ajoute qu’une autre manifestation de cette forme d’oppression est « apparemment la réticence de la victime à révéler l’existence ou la gravité des mauvais traitements ». Dans Lavallee, la Cour a indiqué que la preuve d’expert peut aider en détruisant ces mythes et servir à expliquer pourquoi une femme reste dans sa situation de femme battue.

 


32.      À remarquer qu’Amnistie internationale recommande dans Les femmes aussi (New York: Amnesty International Publications, 1991) précité, note 1, à la p. 54 :

[TRADUCTION]

 

 

Dans les procédures de détermination du statut de réfugié, les gouvernements devraient fournir des préposés aux entrevues spécialement formés pour reconnaître les besoins précis en matière de protection des femmes réfugiées et en quête d’asile.

 

 


                                     COUR FÉDÉRALE

 

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5410‑04

 

 

INTITULÉ :                                                   DIONNE RITCHIE

c.

MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 25 JANVIER 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 31 JANVIER 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leslyn A. Lewis                                                POUR LA DEMANDERESSE

 

Ann Margaret Oberst                                       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Leslyn A. Lewis                                                POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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