Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200211


Dossier : IMM-3234-19

Référence : 2020 CF 236

Ottawa (Ontario), le 11 février 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

NEISSER GIANFRANCO MORA ALCCA

RODRIGO ENRIQUE MORA ALCCA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENTS ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont deux frères d’âge mineur. Ils sont ressortissants péruviens. Leur mère, monoparentale, a organisé leur départ du Pérou pour le Canada, où ils sont venus rejoindre une tante qui y vit depuis quelques années. La mère des demandeurs, qui est ingénieure de formation et gestionnaire d’une entreprise familiale œuvrant dans le domaine de la construction à Lima, la capitale, craint les représailles, dont certaines visaient directement les demandeurs, d’un syndicat de travailleurs et d’une organisation de placement de travailleurs à qui elle a décidé, en 2017, de ne plus verser la rente mensuelle qu’ils exigeaient d’elle afin d’assurer sa sécurité et celle de sa famille. Cette rente était versée depuis 2009. Également maman d’un troisième enfant, une fillette, née d’une autre union, la mère des demandeurs, n’ayant pu obtenir l’autorisation du père de la fillette, de qui elle est aussi séparée, pour quitter le pays, est demeurée au Pérou.

[2]  À leur arrivée au Canada, les demandeurs, aidés de leur tante, ont produit une demande d’asile basée, pour l’essentiel, sur la déclaration écrite de leur mère. Le 18 mars 2019, la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, a rejeté leur demande, étant d’avis qu’il y avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] pour eux à Chancay, une autre ville du Pérou.

[3]  Plus particulièrement, la SPR, qui a fait témoigner la mère des demandeurs, par téléphone, a jugé que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que les agents persécuteurs des demandeurs et de leur mère continueraient à s’intéresser à eux si cette dernière, en s’installant à Chancay, se trouvait un emploi dans un domaine autre que celui de la construction. Elle a ainsi rejeté l’explication de la mère des demandeurs voulant qu’elle ne souhaitait pas changer d’emploi puisque c’est dans ce domaine – celui de la construction - qu’elle avait développé tout au long de sa carrière son champ d’expertise. Ce faisant, la SPR a rappelé que le fait de ne pas pouvoir trouver un emploi convenable n’était pas suffisant pour écarter une PRI par ailleurs viable, réaliste et abordable.

[4]  La SPR s’est aussi dite d’avis que le statut monoparental de la mère des demandeurs ne suffisait pas davantage pour écarter la PRI à Chancay puisque le père des demandeurs – un homme violent - ne semblait plus présenter un danger pour eux, la preuve au dossier démontrant que les demandeurs ne voulaient plus qu’il s’occupe d’eux. La SPR a également jugé que l’absence de membres de la famille dans la PRI proposée n’était pas un facteur décisif aux fins de l’évaluation du caractère raisonnable de cette PRI, étant donné l’absence de preuve au dossier qu’une telle situation puisse mettre en danger la sécurité des demandeurs, lesquels bénéficieraient de toute façon de la présence et du soutien de leur mère.

[5]  Il est bien établi que le critère permettant d’évaluer la viabilité d’une PRI comporte deux volets. Le premier consiste à s’assurer qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région proposée pour le refuge interne. Si c’est le cas , il convient alors de s’assurer que les conditions régnant dans cette région sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable, à la lumière de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que ce dernier s’y réfugie (Ndimande c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1025 au para 27; Rasaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] CF 706 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]).

[6]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a erré dans son évaluation du deuxième volet de ce critère. Ils estiment, en effet, que la SPR a notamment omis de considérer le fait qu’ils sont mineurs, qu’ils dépendent financièrement de leur mère et que d’obliger celle-ci à tenter de se trouver un emploi dans un domaine autre que celui dans lequel elle a toujours œuvré mettrait en péril tant leur sécurité que leur développement. Ils ajoutent que si leur mère était contrainte de se trouver du travail dans le domaine de la construction à Chancay, pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants, elle continuerait – tout comme eux - à être la cible de ses persécuteurs, comme la preuve documentaire au dossier le démontre. Dans un cas comme dans l’autre, concluent-ils, leur sécurité, déjà menacée avant qu’ils ne quittent le Pérou, serait de nouveau à risque.

[7]  Il s’agit ici de déterminer si, comme le prétendent les demandeurs, la SPR, en concluant comme elle l’a fait, a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[8]  Au moment où cette affaire a été plaidée, la norme de contrôle applicable aux décisions de la SPR portant sur une PRI – la norme de la décision raisonnable, tel que définie dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] - ne posait pas problème (Omogie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1240 au para 6; Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 780 au para 9).

[9]  Toutefois, quelques jours après avoir pris le présent dossier en délibéré, la Cour suprême du Canada rendait jugement dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], une affaire qui s’est présentée à elle comme une « occasion de se pencher de nouveau sur sa façon d’aborder le contrôle judiciaire des décisions administratives » (Vavilov au para 1).

[10]  Aux termes d’une directive émise aux parties, je leur ai offert de produire des représentations écrites additionnelles sur l’impact que pouvait avoir cet arrêt sur la présente affaire, ce qu’elles ont fait. Les demandeurs soutiennent que la norme de la décision raisonnable continue à s’appliquer à des cas comme celui-ci, mais plaident qu’une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification de la décision. Le défendeur est aussi d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique à la présente affaire, puisqu’aucune des situations justifiant une dérogation à la présomption d’application de ladite norme, laquelle présomption a été cristallisée dans Vavilov, ne s’applique en l’espèce.

[11]  Effectivement, comme j’ai eu l’occasion de le dire dans Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 [Elusme], la Cour suprême, dans un souci de clarification et de simplification du droit applicable eu égard à la détermination de la norme de contrôle applicable dans un cas donné, a adopté, dans Vavilov, un cadre d’analyse qui « repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas » et qui tient pour acquis, en tant que fondement conceptuel de cette présomption, l’expertise du décideur administratif, considérée inhérente à ses fonctions spécialisées (Elusme au para 11).

[12]  Quant au contenu lui-même de la norme de la décision raisonnable, il s’inscrit, selon moi, dans la continuité des principes établis dans l’arrêt Dunsmuir bien qu’il faille s’assurer que l’application de ces principes dans un cas donné cadre avec ceux énoncés dans Vavilov, dont l’objectif ultime est de « développer et renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2 et 143). En bout de ligne, la cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[13]  Appliquant la norme de la décision raisonnable aux faits et aux circonstances de la présente affaire, je suis d’avis qu’il y a lieu d’intervenir et de casser la décision de la SPR.

[14]  Je suis conscient que le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant (Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21 [Baptiste]; Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1446 au para 14 ; Molina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 349 au para 14; Aznar Alvarez c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1164 au para 10). En effet, il lui faut démontrer rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. La preuve qu’il doit apporter à cet égard doit être réelle et concrète (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 au para 15 [Ranganathan]).

[15]  Je suis aussi conscient que, règle générale, la crainte de ne pas pouvoir trouver un emploi convenable ne suffit pas pour écarter une PRI par ailleurs viable, réaliste et abordable (Thirunavukkarasu au para 14).

[16]  Toutefois, cette règle n’est pas absolue comme en fait foi le jugement de cette Cour dans Fernandez Cuevas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1169 [Fernandez Cuevas], une affaire qui présente des similitudes importantes avec le présent dossier. Dans cette affaire, le demandeur d’asile était traqué par des guérilleros parce qu’il était un homme d’affaires. La Cour a jugé qu’on ne pouvait exiger de lui, pour échapper à ses agents persécuteurs, qu’il exerce, dans une ville refuge, un métier qu’il ne connaissait pas. Puisqu’il lui fallait bien travailler pour vivre, la Cour a jugé qu’on devait tenir pour acquis que le demandeur serait obligé de reprendre ses activités commerciales s’il devait retourner dans son pays d’origine, quel que soit l’endroit où il irait s’installer (Fernandez Cuevas au para 13).

[17]  À mon sens, la SPR aurait dû, dans le cadre de l’analyse du deuxième volet du critère, considérer parmi toutes les circonstances particulières de la présente affaire, la difficulté de la mère des demandeurs de se trouver, dans la région de Chancay, un emploi dans des domaines qu’elle ne connait pas, elle qui a œuvré toute sa carrière dans le monde de la construction à titre d’ingénieure et de gestionnaire, et la réelle possibilité qu’elle doive, en raison de cette difficulté, reprendre ses activités dans le monde de la construction pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. La SPR se devait également de considérer ces facteurs propres à la mère des demandeurs à la lumière du lien de dépendance existant entre elle et les demandeurs dans la mesure où la preuve démontre qu’elle est, au Pérou, leur seul soutien. Je suis d’accord pour dire que dans un cas comme dans l’autre, la sécurité des demandeurs, qui sont, je le rappelle, toujours mineurs, risquerait d’être compromise.

[18]  En somme, la SPR n’a pas expliqué en quoi la situation prévalant en l’instance différait, par exemple, de celle dont était saisie la Cour dans Fernandez Cuevas, compte tenu, notamment, du lien de dépendance existant toujours entre les demandeurs et leur mère. Le processus décisionnel emprunté par la SPR, sur un point central de sa décision, s’en trouve donc affecté. Cela suffit, à mon sens, dans les circonstances bien particulières de la présente affaire, pour annuler la décision de la SPR et lui retourner l’affaire pour qu’elle la considère de nouveau.

[19]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de questions à certifier. Je suis d’accord qu’il n’y a pas matière, en l’espèce, à le faire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3234-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée;

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 18 mars 2019, rejetant la demande d’asile des demandeurs, est annulée et l’affaire est retournée à ce tribunal, différemment constitué, pour qu’elle soit considérée de nouveau sur la base des présents motifs;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3234-19

 

INTITULÉ :

NEISSER GIANFRANCO MORA ALCCA, RODRIGO ENRIQUE MORA ALCCA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 décembre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 février 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Chantal Ianniciello

 

Pour les demandeurs

 

Me Simone Truong

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chantal Ianniciello

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.