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Date : 20200213


Dossier : IMM‑2445‑19

Référence : 2020 CF 234

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2020

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

AHMED ABDELWAHAB MEDAWI

MOHAMMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (LIPR), le demandeur conteste une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de rejeter sa demande d’asile.

I.  Faits

[2]  Le demandeur, Ahmed Abdelwahab Medawi Mohammed, est citoyen soudanais. Il est musicien et a un frère jumeau qui semble avoir joué un certain rôle au sein du service national du renseignement et de la sécurité (NISS) du Soudan. Des pressions ont été exercées sur lui pour qu’il espionne ses collègues du Programme alimentaire mondial des Nations Unies au profit du NISS. Ayant refusé cette « invitation », il a quitté le Soudan en septembre 2016, puis il a demandé l’asile au Canada, avec son épouse et ses enfants.

[3]  Selon le demandeur, une série d’incidents de harcèlement ont eu lieu au cours des mois qui ont suivi :

  • Le 4 octobre 2016, des agents du NISS ont arrêté le demandeur alors qu’il revenait chez lui après avoir assisté à une fête au cours de laquelle il jouait comme musicien. Les agents semblaient croire qu’il s’agissait en fait de son frère jumeau. Le demandeur a présenté une pièce d’identité aux agents, en leur disant que son frère avait fui le Soudan. Le demandeur déclare que les agents ont menacé de punir son frère.

  • Le 17 novembre 2016, le demandeur a de nouveau été arrêté par des agents du NISS pendant qu’il revenait chez lui, après avoir livré une prestation musicale à une fête. Les agents l’ont averti qu’il était contraire à la charia de jouer de la musique. Ils l’ont accusé d’être communiste, l’ont insulté et lui ont posé des questions au sujet de son frère.

  • Le 31 décembre 2016, le demandeur a une fois de plus été arrêté par les agents du NISS à l’occasion d’une fête de la veille du Nouvel An au cours de laquelle il jouait de la musique avec son ami, Yasir Abdullah. Son clavier a été saisi. Un agent l’a insulté et un autre l’a frappé. Il s’est fait dire d’arrêter de jouer de la musique. Le demandeur affirme qu’il a été forcé de signer une déclaration dans laquelle il s’engageait à ne plus jouer de musique.

Selon le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA), après que les agents du NISS ont arrêté le demandeur, ils l’ont amené à leur bureau où un agent l’a interrogé, l’accusant d’encourager des activités immorales et indécentes. Encore une fois, il a été accusé d’être communiste. Il semble que l’instrument du demandeur ait été confisqué. Le demandeur déclare dans son formulaire FDA qu’il a cessé de jouer de la musique à des fêtes. En effet, il trouvait que sa vie devenait de plus en plus difficile. Il a donc décidé de communiquer avec des amis et des connaissances en Arabie saoudite et à Dubaï afin qu’ils l’aident à obtenir des visas de travail.

  • Le 18 février 2017, le demandeur s’est encore fait arrêter lors de son retour à la maison après le mariage de son ami, Noor Aljaleel. On ne sait pas si ce nouvel incident impliquait trois agents ou un seul. En supposant qu’il n’y ait eu qu’un seul agent, cet agent aurait traité le demandeur de mécréant et de communiste. Cet agent l’a ensuite giflé. Cependant, il se peut qu’il y ait eu deux autres agents assis sur le camion lors de cet incident.

[4]  Le frère du demandeur, qui se trouvait au Canada à la fin d’octobre 2016, lui a dit, le 29 octobre 2016, qu’il avait été hospitalisé. Trois jours plus tard, il a avisé son frère jumeau qu’il avait reçu un diagnostic de leucémie. Cet élément est pertinent, parce que vers la fin de février 2017, le frère du demandeur a déclaré qu’il avait besoin d’une greffe de cellules souches; les deux frères sont tout à fait compatibles. Des dispositions ont donc été prises pour que le demandeur puisse venir au Canada au moyen d’un visa canadien. Pour 10 000 livres soudanaises, quelqu’un a accepté de faciliter son départ à l’aéroport international. Le demandeur a quitté le Soudan le 30 avril 2017 et il est arrivé au Caire, en Égypte, le même jour. Il a obtenu un visa de visiteur canadien, le 16 mai 2017, puis il a quitté l’Égypte, le 20 mai 2017. Le demandeur est marié et père de deux filles. Cependant, personne ne l’a accompagné au Canada. En vue de la demande d’asile, le formulaire FDA, daté du 12 juillet 2017, a été rempli quelque deux mois plus tard. Le formulaire FDA a été modifié une fois afin de tenir compte d’un changement d’adresse.

[5]  Toutefois, l’histoire ne s’arrête pas là. Le demandeur fait également état de deux activités auxquelles il a participé pendant son séjour au Canada, et qui pourraient donner lieu à une demande d’asile sur place. En premier lieu, le demandeur a participé le 31 janvier 2018 à l’enregistrement d’une chanson de protestation intitulée « No Restrictions » (pas de restriction). Selon lui, cette chanson est devenue assez populaire au sein de la communauté soudanaise du Canada et au Soudan même. La seconde activité a eu lieu le 18 avril 2018. Le demandeur a alors participé à un rassemblement à Toronto en faveur des détenus politiques au Soudan. Un autre frère, qui vit encore au Soudan, aurait reçu des appels de la part de partisans du gouvernement. Des agents du NISS se seraient également rendus chez ce frère pour exprimer du mécontentement à l’égard de ces activités.

II.  Décision de la Section d’appel des réfugiés

[6]  La décision de la SPR de refuser la prise de mesures spéciales a été rendue le 17 novembre 2017. L’appel devant la SAR s’est conclu par une décision en date du 26 mars 2019. La SPR a rejeté la prétention du demandeur selon laquelle il était persécuté par les forces de sécurité; il craint d’être détenu afin de forcer le retour de son frère au Soudan. La SPR a conclu que le demandeur manquait de crédibilité [traduction] « en se fondant sur des incohérences et des omissions importantes dans la preuve du demandeur d’asile et son témoignage à l’audience » (décision de la SPR, au par. 8).

[7]  Devant la SAR, le demandeur a cherché à présenter de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR. Le tribunal a également analysé certains éléments sous l’angle de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS / 2012‑257 (Règles de la SAR). Les paragraphes 3 et 4 s’appliquent en l’espèce :

Documents — nouvelle preuve

Documents — new evidence

(3) La personne en cause inclut dans la demande pour utiliser un document qui n’avait pas été transmis au préalable une explication des raisons pour lesquelles le document est conforme aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi et des raisons pour lesquelles cette preuve est liée à la personne, à moins que le document ne soit présenté en réponse à un élément de preuve présenté par le ministre.

(3) The person who is the subject of the appeal must include in an application to use a document that was not previously provided an explanation of how the document meets the requirements of subsection 110(4) of the Act and how that evidence relates to the person, unless the document is being presented in response to evidence presented by the Minister.

Éléments à considérer

Factors

(4) Pour décider si elle accueille ou non la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :

(4) In deciding whether to allow an application, the Division must consider any relevant factors, including

a) la pertinence et la valeur probante du document;

(a) the document’s relevance and probative value;

b) toute nouvelle preuve que le document apporte à l’appel;

(b) any new evidence the document brings to the appeal; and

c) la possibilité qu’aurait eue la personne en cause, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document ou les observations écrites avec le dossier de l’appelant, le dossier de l’intimé ou le dossier de réplique.

(c) whether the person who is the subject of the appeal, with reasonable effort, could have provided the document or written submissions with the appellant’s record, respondent’s record or reply record.

[8]  Le critère relatif à l’admission d’éléments de preuve est énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR :

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[9]  Des six éléments de preuve que le demandeur a voulu faire admettre devant la SAR, un seul a été rejeté :

  • 1) la déclaration non datée de M. Yasir Faroug Elkhatim Abdullah. Il s’agit de l’unique élément de preuve qui n’a pas été admis. En effet, la SAR a estimé que le demandeur ne lui avait pas expliqué adéquatement pourquoi cette lettre n’était pas accessible ni pourquoi il n’aurait pas pu la présenter à la SPR;

  • 2) des photographies (avec légendes) d’une séance d’enregistrement musical ayant eu lieu le 31 janvier 2018;

  • 3) une copie non datée des paroles de la chanson « No Restrictions »;

  • 4) une déclaration non datée de Mahmoud Abdelwahab Mudawi Mohamed, au sujet d’un incident qui aurait eu lieu le 27 février 2018, bien après la décision de la SPR;

  • 5) un affidavit d’Osman Badorahmed Bador, daté du 30 avril 2018, dans lequel ce dernier décrit sa participation à la séance d’enregistrement de la chanson « No Restrictions », le 31 janvier 2018, avec le demandeur;

  • 6) un affidavit du demandeur souscrit le 2 mai 2018.

[10]  La SAR a décidé de ne pas tenir d’audience parce qu’« aucun des documents admis en preuve ne soulève une question importante en ce qui concerne la crédibilité de l’appelant » (par. 25 de la décision de la SAR).

[11]  La SAR a abordé cinq points. Ils sont présentés dans les paragraphes qui suivent.

(1)  Risque prospectif de persécution au Soudan en tant que frère jumeau d’un dissident soudanais

[12]  Le demandeur n’est pas exposé à un risque prospectif de persécution : le demandeur a fait valoir devant la SAR que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu’il est le frère jumeau d’un dissident soudanais, de sorte que sa demande est fondée. La SAR a fait remarquer que la SPR avait fait allusion aux allégations du demandeur qui dit craindre que le NISS ne le détienne pour contraindre son frère jumeau à retourner au Soudan. Le demandeur a déclaré que les agents du NISS ont commencé à le harceler après que son frère eut quitté le Soudan. Or, ils l’ont questionné une seule fois au sujet de son frère jumeau et ils n’ont questionné personne d’autre de sa famille à son sujet. Par conséquent, la SAR a conclu que le demandeur n’est pas exposé à un risque prospectif de persécution au Soudan en raison de son frère jumeau. Voici ce que la SAR a écrit au paragraphe 36 de sa décision :

[36]  Le fait que l’appelant n’a été questionné au sujet de son frère qu’à une seule reprise, soit lors de sa détention et de son interrogatoire par les autorités soudanaises, ne donne aucunement lieu à une crainte qu’il soit ciblé de façon semblable à l’avenir, car il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que les autorités fassent allusion au frère de l’appelant lorsqu’elles ont interrogé l’appelant après ce premier incident, s’il est vrai qu’elles cherchaient activement le frère de l’appelant jusqu’au départ de l’appelant du Soudan. Les éléments de preuve n’appuient toutefois pas l’existence d’un risque prospectif. J’estime, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant n’est pas recherché par les autorités soudanaises en raison de sa relation avec son frère jumeau Mohammed.

(2)  Défaut d’obtenir la corroboration du témoin oculaire des événements qui seraient survenus le 31 décembre 2016

[13]  La SPR a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité parce que le demandeur n’a pas fourni de lettre de M. Abdullah, qui aurait été témoin de son arrestation. Le demandeur a déclaré à la SPR ne pas avoir demandé de lettre à M. Abdullah parce que celui‑ci se serait exposé à un risque en fournissant une telle lettre. Toutefois, comme l’a constaté la SAR, la SPR a souligné que le demandeur avait réussi à obtenir des lettres de plusieurs autres personnes à qui il avait demandé de s’exposer à un risque en les lui fournissant. En fait, le demandeur a déclaré qu’il avait songé au risque auquel s’exposeraient d’autres personnes en fournissant une lettre et qu’il leur avait quand même demandé ces lettres. De l’avis de la SAR, « [cela] mine la crédibilité de l’explication selon laquelle il était [traduction] “réticent à demander35” une lettre à M. Abdullah parce qu’il craignait que celui‑ci ait des problèmes avec les autorités soudanaises » (décision de la SAR, par. 43, note en bas de page omise). De plus, dans le mémoire qu’il a présenté à la SAR, le demandeur a écrit que « [traduction] “pendant qu’il était au Canada, [il] n’avait aucun contrôle sur l’obtention de documents du Soudan” » (décision de la SAR, par. 44). Cette déclaration a été jugé quelque peu boiteuse puisqu’il a reçu des documents à l’appui du Soudan après son arrivée au Canada (lettre de son épouse et lettre de Mahmoud Abdelwahab Mudawi Mohamed), ce qui a mené la SAR à la conclusion suivante :

[45]  Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison du défaut de l’appelant d’obtenir une lettre d’appui de M. Abdullah pour corroborer l’allégation voulant que l’incident du 31 décembre 2016 ait réellement eu lieu.

Au moment de l’audience de la SAR, M. Abdullah s’était enfui en Éthiopie et était donc en mesure de fournir une lettre à l’appui de l’appel interjeté par le demandeur à la SAR. Je remarque que la lettre de M. Abdullah n’a pas été admise en preuve, alors que les cinq autres documents l’ont été.

(3)  Témoignage du demandeur selon lequel il a signé, le 31 décembre 2016, un engagement par lequel il promettait de ne pas jouer de musique

[14]  Le demandeur a déclaré que, après son arrestation survenue le 31 décembre 2016, les agents du NISS l’ont contraint à signer un engagement par lequel il promettait de ne plus jouer de musique. Or, son formulaire FDA ne fait pas état de cette allégation. Le demandeur a déclaré que l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA lui avait été lu après la rédaction de la version préliminaire et qu’il se souvenait que la déclaration selon laquelle il avait été contraint de signer un engagement « [traduction] “se trouvait dans, dans le contenu, il, le document mentionne que je, j’ai, je me suis fait dire de ne pas, de ne pas jouer de musique” » (décision de la SAR, par. 49, au sujet de l’échange devant la SPR). Bien évidemment, le demandeur a été prié de fournir des éclaircissements et, selon la SAR, « lorsque la SPR lui a demandé une troisième fois pourquoi l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA ne faisait pas référence à cet engagement, il a répondu [traduction] “[qu’]il y avait cette mention, mais [qu’]elle était peut‑être incluse dans ce, dans ce, dans le contenu de cette idée de m’être fait dire de ne pas jouer de musique” » (décision de la SAR, par. 50).

C’est ainsi que la SAR est arrivée à la conclusion suivante aux paragraphes 53 et 54 de sa décision :

[53]  L’engagement est important dans mon examen de l’incident du 31 décembre 2016 puisque si la version de l’appelant était jugée crédible et cohérente, il s’agirait d’un élément de preuve à l’appui d’un incident où l’appelant a été directement ciblé par des agents du NISS au Soudan du fait de sa propre participation à des activités réputées violer les normes sociales du pays, et non pas de sa relation avec son frère et d’une opinion politique quelconque qui lui serait imputée en raison de cette relation. L’appelant aurait ainsi bénéficié d’un motif indépendant de toute relation avec son frère jumeau sur lequel fonder sa demande d’asile.

[54]  Cependant, les éléments de preuve de l’appelant au sujet de cet incident étaient intrinsèquement incohérents et les explications qu’il a données ne permettent pas de remédier à la divergence. J’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité. J’estime également, en me fondant sur cette omission importante, que le présumé incident du 31 décembre 2016 ne s’est pas réellement produit.

(4)  Divergence dans le témoignage du demandeur au sujet de l’incident du 18 février 2017

[15]  La SPR a rejeté la version de l’incident du 18 février 2017 donnée par le demandeur, la jugeant non crédible. Le formulaire FDA indique que, le 18 février 2017, un seul agent du NISS a arrêté et giflé le demandeur. Lorsqu’il a été question de l’incident durant son témoignage, le demandeur a déclaré que trois agents y avaient assisté. Pour expliquer cette divergence, il a dit avoir été arrêté par trois agents, mais giflé par un seul. La SAR a également rejeté cette explication et tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité. Elle a mentionné que, dans son témoignage, le demandeur n’avait pas répondu directement aux questions de la SPR au sujet de la divergence. Elle a ajouté que le formulaire FDA décrit d’autres interactions avec des agents du NISS au cours desquelles il se serait fait aborder par « [traduction] “[d]eux agents [...]” », « [traduction] “[...] des agents du NISS” » et des agents du Soudan. Autrement dit, le demandeur sait quand utiliser le pluriel. La SAR a fait observer que « [l]a SPR a souligné que, dans toutes les descriptions de ses autres interactions avec le service du renseignement du Soudan, l’appelant a affirmé clairement qu’il avait été arrêté par de nombreux agents. Elle a ajouté que sa description de l’incident du 18 février 2017 [traduction] “ne concordait pas avec la façon dont il a décrit l’incident dans son formulaire FDA ni avec la façon dont il a décrit les autres incidents” » (décision de la SAR, au par. 55).

La conclusion de la SAR se trouve au paragraphe 59, que voici :

[59]  Étant donné que l’appelant a mentionné que, lors de chacune de ses interactions antérieures, il y avait plusieurs agents du NISS, la description, dans son formulaire FDA, du dernier incident présumé, survenu le 18 février 2017, selon laquelle il n’y avait qu’un seul agent est importante. D’après mon examen, j’estime que la SAR n’a pas commis d’erreur en rejetant l’explication donnée par l’appelant pour justifier l’incohérence entre son témoignage au sujet de cet incident et la version figurant dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA. La conclusion de la SPR selon laquelle l’incident du 17 février 2018 n’a pas eu lieu doit donc être confirmée.

(5)  Évaluation par la SPR des documents à l’appui

[16]  La SPR a accordé un poids minime aux lettres de l’épouse et de l’ami du demandeur, qui font toutes deux mention de l’engagement que le demandeur affirme avoir signé. La SAR a confirmé l’évaluation faite par la SPR de ces lettres après avoir conclu, à la lumière des incohérences relevées dans le formulaire FDA et le témoignage dont il a été précédemment question, que le demandeur avait inventé l’allégation concernant cet engagement.

[17]  Par conséquent, la SPR a accordé peu de poids à la lettre d’Abdalsalam Nugdalla parce que, de toute évidence, ce dernier n’était pas présent lors de l’incident principal qui était au cœur de la demande d’asile. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en accordant peu de poids à la lettre de M. Nugdalla parce que cette lettre mentionnait simplement que les musiciens au Soudan sont généralement harcelés. Cela n’aide pas à établir que le NISS a harcelé M. Nugdalla ni d’ailleurs le demandeur.

[18]  Quant à la lettre de M. Ahmed, qui écrit qu’il a aidé le demandeur à fuir le Soudan, elle a peu d’importance puisqu’il n’a pas été établi que le demandeur aurait eu de la difficulté à quitter le pays ou qu’il en aurait été empêché. Le demandeur n’est pas d’accord et fait valoir que, selon le cartable national de documentation sur le Soudan, « [traduction] les voyageurs peuvent être empêchés de quitter le pays […] » (décision de la SAR, au par. 73). Ce n’est pas que la SAR n’était pas d’accord, mais elle a fait remarquer que seules certaines personnes peuvent être empêchées de quitter le pays, comme les politiciens, les journalistes et les défenseurs des droits de la personne. La SAR a également souligné que le demandeur a admis dans son témoignage que les autorités soudanaises ne l’avaient pas contraint à demeurer au Soudan. En fait, la décision de demander de l’aide pour quitter le pays s’explique par une crainte subjective d’être arrêté.

[19]  Quant au reste des documents présentés par le demandeur, la SPR n’a pas commis d’erreur en leur accordant peu de poids. Si ces documents (documents scolaires, documents d’emploi et photos) tendent à corroborer certaines activités au Soudan, ils ont peu d’incidence sur l’évaluation de la crédibilité des éléments de preuve relatifs aux questions en litige en l’espèce. En fait, comme il a déjà été souligné, la lettre de M. Nugdalla ne saurait avoir beaucoup de poids, car il n’était pas présent lors des incidents qui sont au cœur de la demande d’asile du demandeur.

[20]  La SAR a également examiné les nouveaux éléments de preuve qui ont été admis en l’espèce. Les photos de la séance d’enregistrement de la chanson « No Restrictions » et les paroles de cette chanson n’apportent pas grand‑chose à l’affaire. L’affidavit de M. Bador confirme qu’il a enregistré la chanson avec le demandeur et qu’elle a été transmise à la communauté soudanaise de Toronto et s’était même rendue au Soudan par Internet. Il dit que cette chanson a connu une certaine popularité au sein de la communauté soudanaise. Enfin, selon une déclaration non datée faite par le frère du demandeur (Mahmoud), celui‑ci a été abordé chez lui par des agents du service de la sécurité du Soudan, le 27 février 2018. Dans cette déclaration, Mahmoud allègue que les agents lui ont dit que la chanson produite par son frère incitait au chaos dans le pays. Un message très clair devait être transmis au demandeur : il devait arrêter, sans quoi sa famille en subirait les conséquences.

[21]  La SAR a accordé peu de poids à la déclaration du frère de M. Mohamed, la jugeant vague. Elle n’a même pas fait allusion de façon précise à la chanson « No Restrictions ». Il n’existe aucun éléments de preuve montrant l’ampleur de la diffusion de la chanson, ni aucun renseignement provenant d’une source objective à propos de la réaction du gouvernement soudanais à la chanson.

[22]  L’affidavit de M. Bador ne s’est vu accorder « aucun poids [...] pour ce qui est d’établir que la chanson “No Restrictions” de l’appelant est considérée comme une chanson de protestation politique par le gouvernement soudanais puisque les simples affirmations qu’il contient à cet égard ne sont pas corroborées par des éléments de preuve provenant de sources objectives qui n’ont aucun intérêt dans l’issue du présent appel » (décision de la SAR, au par. 91).

[23]  La SAR n’a pas accordé beaucoup plus d’importance à la participation du demandeur à un concert bénéfice en avril 2018. À ce sujet, la SAR a affirmé ce qui suit :

[92]  Il en va de même pour la mention dans l’affidavit de l’appelant de sa [traduction] « [participation] avec des amis musiciens à la promotion de messages sur la liberté et les luttes politiques au Soudan » après son arrivée à Toronto. J’admets que, en avril 2018, l’appelant a joué de la musique [traduction] « lors d’un événement de la communauté soudanaise où des dons étaient recueillis pour les prisonniers politiques au Soudan et leurs familles[83] », mais je me serais attendue à ce qu’il joigne en pièce à son affidavit des éléments de preuve objectifs corroborant sa participation à cet événement ou, du moins, à ce qu’il y donne plus de détails sur l’événement en tant que tel.

[Renvoi omis.]

[24]  S’appuyant sur la décision Teklewariat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1026, la SAR a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir l’existence d’un risque sur place fondé sur des activités au Canada, puisque pour faire valoir ce risque, le demandeur devait présenter des éléments de preuve montrant que ses activités au Canada avaient fait de lui une cible des autorités au Soudan. Or, aucun élément de preuve en ce sens ne figure au dossier.

[25]  Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR.

III.  Arguments et analyse

[26]  Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Le demandeur reconnaît que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, et le défendeur a traité l’affaire en partant du principe que c’est cette norme qui s’applique. Dans le récent arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé la présomption voulant que la norme applicable soit celle de la décision raisonnable (par. 16). Font exception à cette présomption les situations où le législateur a indiqué qu’il souhaite l’application d’une norme différente, et celles où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. C’est le cas pour trois catégories générales de questions de droit, à savoir les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, par. 17). Il n’y a rien de cela en l’espèce.

A.  Observations du demandeur

[27]  Le demandeur a présenté des observations au sujet d’une demande d’asile « sur place » ainsi que de la décision de rejeter sa demande d’asile fondée sur des incidents qui auraient eu lieu au Soudan.

[28]  En ce qui concerne la demande d’asile « sur place », le demandeur soutient que la SAR lui a en fait demandé de présenter une preuve qui va au‑delà des exigences à satisfaire pour établir le bien‑fondé de sa demande. Il suffit, selon lui, qu’il existe une preuve crédible des activités menées par le demandeur au Canada qui sont susceptibles d’établir qu’il courrait un risque de préjudice en cas de retour dans son pays. Il estime que de lui exiger une preuve que ses activités ont fait de lui une cible des autorités au Soudan est plus lourd que ce qu’exige la loi.

[29]  Deuxièmement, le demandeur conteste l’évaluation de la demande d’asile « sur place ». La lettre du frère du demandeur, à laquelle la SAR a accordé une importance minimale, mérite qu’on lui accorde plus d’importance, car elle a fait l’objet d’un examen [traduction] « beaucoup trop détaillé ». Le demandeur est d’avis que la lettre aurait dû être examinée au regard de l’affidavit de M. Bador, qui établit que le demandeur a participé à la composition de la chanson, qui a semblé jouir d’une certaine popularité. Dans le même ordre d’idées, le demandeur reproche à la SAR d’avoir accordé peu d’importance aux lettres écrites par des personnes avec lesquelles il a un lien personnel. Enfin, les conditions au Soudan appuient la demande d’asile « sur place ». Les autorités soudanaises surveillent les dissidents actifs à l’étranger, ce qui peut les exposer à des risques à leur retour au pays.

[30]  En ce qui concerne la demande d’asile fondée sur les incidents qui auraient eu lieu, aux dires du demandeur, au Soudan, il y a plus qu’une simple possibilité de persécution au Soudan. Le demandeur est en danger à la fois en raison des interactions de son frère jumeau avec le NISS et du fait qu’il est musicien. Il a donc un profil qui attirerait une attention non sollicitée au Soudan. De plus, des incohérences mineures ont été relevées de manière injustifiée au sujet de l’engagement du demandeur à ne pas jouer de musique et du manque de clarté quant au nombre d’agents (un ou trois) qui l’auraient arrêté dans l’un des incidents allégués. La lettre de la personne qui a aidé le demandeur à l’aéroport de Khartoum montre la crainte subjective du demandeur et aurait dû être prise en considération dans ce contexte. De même, le fait que M. Abdullah ait présenté une lettre seulement après que l’affaire eut été entendue par la SPR (affaire dans laquelle le demandeur a cherché à expliquer pourquoi M. Abdullah n’avait pas témoigné), parce que celui‑ci se trouvait alors en Éthiopie et non plus au Soudan, aurait dû être pris en considération étant donné le changement de circonstances.

B.  Observations du défendeur

[31]  Le défendeur estime que la décision de rejeter la demande d’asile « sur place » et la demande d’asile initiale est raisonnable. Il y avait des incohérences entre le formulaire FDA et le témoignage du demandeur devant la SPR : ne pas déclarer un engagement écrit dans le formulaire FDA est une omission importante, compte tenu de la nature détaillée du témoignage. De même, dans son formulaire FDA, le demandeur a déclaré avoir été harcelé par un agent dans l’un des incidents signalés (février 2017), alors que le nombre d’agents présents au moment de l’incident est passé à trois dans le témoignage du demandeur devant la SPR. Cet élément était par ailleurs au cœur de la demande d’asile, et nécessitait donc une présentation exacte des faits. La SAR n’était pas tenue d’accepter les explications et les conclusions sont raisonnables.

[32]  Le traitement de la preuve est également raisonnable. En particulier, la SAR a rejeté la lettre de M. Abdullah, qui lui a été présentée comme nouvel élément de preuve, parce qu’elle n’était pas datée et que l’explication fournie pour justifier son admission tardive était insuffisante. De façon plus générale, la SAR a clairement examiné le profil du demandeur, de même que chaque argument, et elle a expliqué pourquoi elle estimait que certains événements n’étaient pas crédibles, en plus d’expliquer comment elle avait traité la preuve.

[33]  Le défendeur affirme que la demande d’asile « sur place » n’est pas davantage fondée. S’appuyant sur la décision Eshetie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1036, le ministre conclut que la question principale est de savoir si les activités du demandeur au Canada sont susceptibles d’avoir attiré l’attention des autorités au Soudan. La SAR a conclu que ce n’était pas le cas. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque de persécution s’il devait retourner au Soudan, et ce, pour cinq raisons. Premièrement, dans sa déclaration, le frère du demandeur n’a pas désigné la chanson « No Restrictions » par son titre. Deuxièmement, aucun des éléments de preuve ne permet de savoir dans quelle mesure la chanson est connue. Troisièmement, M. Bador, dans son affidavit, n’a pas corroboré l’affirmation du demandeur selon laquelle la chanson constituait un acte de protestation politique. Quatrièmement, le demandeur n’a pas fourni de preuve objective de la prestation qu’il aurait offerte à l’appui des prisonniers politiques au Soudan. Cinquièmement, l’affidavit du demandeur n’établissait pas qu’il avait été ciblé par les autorités soudanaises. Pour les motifs qui précèdent, le défendeur soutient que la décision de la SAR est raisonnable.

[34]  La demande d’asile « sur place » a été raisonnablement rejetée en raison de l’absence d’éléments de preuve établissant que les autorités du pays d’origine du demandeur étaient au fait des événements survenus au Canada. Les décisions Huntley c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 573, Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 765, Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 877 [Li] et Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1064, notamment, appuient la proposition selon laquelle il faut plus que de simples conjectures pour démontrer une affirmation. Par exemple, dans la décision Li, la juge en chef adjointe de la Cour a écrit ce qui suit :

[30]  Quant à la conclusion subsidiaire de la SAR selon laquelle aucun élément de preuve ne démontre que les autorités chinoises aient été informées de la pratique du Falun Gong de Mme Li au Canada, j’estime qu’elle est raisonnable, comme l’enseigne la décision de notre Cour dans l’affaire Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 765, aux paragraphes 27 à 30. Dans cette instance, le juge Alan Diner a conclu qu’il était raisonnable de rejeter une demande sur place en l’absence de tout élément de preuve démontrant que la demande d’asile avait été portée à l’attention des autorités du pays d’origine.

L’élément de preuve fourni par le frère du demandeur était vague; en outre, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve objectif montrant dans quelle mesure la chanson était connue, de sorte qu’il serait possible de tirer une conclusion appropriée et qu’il serait déraisonnable de ne pas le faire.

C.  Analyse

[35]  Comme l’affaire a été entendue quelques jours seulement avant que l’arrêt Vavilov soit rendu, la Cour a demandé que d’autres observations soient autorisées à la suite de l’arrêt. L’avocat de M. Mohammed a présenté de courtes observations (5 pages), le 30 décembre 2019, tandis que l’avocate du défendeur a présenté des observations tout aussi concises, le 17 janvier 2020 (7 pages).

[36]  L’avocat du demandeur a axé ses observations sur la deuxième partie des motifs de la majorité dans l’arrêt Vavilov, le contrôle judiciaire selon la norme du caractère raisonnable. Il constate deux lacunes fondamentales dans la décision de la SAR qui en font une décision déraisonnable. Premièrement, le raisonnement doit être à la fois rationnel et logique (Vavilov, par. 102 et 103). L’avocat du demandeur soutient que la SAR a indûment écarté la prestation musicale offerte par son client lors d’un événement de la communauté soudanaise à Toronto faute d’éléments de preuve objectifs à l’appui. Ce n’est pas ainsi que j’interprète le paragraphe 92 des motifs de décision de la SAR. Comme l’événement faisait partie de la preuve présentée à l’appui de la demande d’asile « sur place », la SAR s’attendait à ce qu’il en soit davantage question dans l’affidavit. Après tout, il s’agissait ici d’établir que les activités du demandeur au Canada sont susceptibles d’avoir attiré l’attention des autorités du Soudan. En l’absence d’éléments de preuve corroborant la prestation musicale et ses répercussions, il est difficile de voir en quoi il est déraisonnable d’accorder peu de valeur probante à cette prestation.

[37]  On peut en dire autant du paragraphe 93 de la décision. Le demandeur fait valoir un argument présenté dans son exposé des faits et du droit, mais cette fois de façon quelque peu différente. Selon lui, le passage du paragraphe 93 où il est dit que « les demandeurs d’asile qui font valoir un risque sur place en se fondant sur des activités au Canada doivent présenter des éléments de preuve démontrant que leurs activités au pays ont fait d’eux une cible » place la barre plus haut que ce qui est raisonnable, car il est difficile d’obtenir des éléments de preuve établissant qu’il est une cible des autorités soudanaises. Le défendeur reconnaît qu’il s’agit d’une façon inélégante de tirer une conclusion, mais, lorsque ce passage est examiné dans son contexte, en tenant compte des conclusions auxquelles est parvenue la SAR, celle‑ci dit simplement que la preuve est insuffisante.

[38]  Certes, la jurisprudence de la Cour exige qu’il soit démontré que les activités du demandeur au Canada pourraient avoir des conséquences négatives au Soudan. Comme il a été dit au paragraphe 28 de la décision Gebremedhin c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 497, « (i)l ne faut pas confondre le critère juridique à remplir pour une demande d’asile sur place avec la norme de preuve ». Il ne suffit pas que le demandeur d’asile présente des éléments de preuve, il doit aussi convaincre le décideur que, selon la prépondérance des probabilités, il existe des éléments de preuve suffisants, et donc crédibles, qu’il est exposé à un risque sérieux de persécution en raison de ses activités au Canada. Il doit notamment prouver qu’il s’est fait remarquer des autorités. Il doit aussi prouver de quelle manière il pourrait être jugé par elles (Hannoon c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 448). À mon avis, les paragraphes 87 à 92 des motifs de la SAR expliquent adéquatement pourquoi la preuve ne permet pas de conclure qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution. Il est malheureux que l’emploi du mot « cible » ait pu avoir donné l’impression que l’intention des autorités étrangères était arrêtée. En effet, en lisant les paragraphes précédents, il me semble évident que la SAR ne voulait pas donner cette impression. C’est l’insuffisance de la preuve visant à démontrer que la chanson a eu une forte résonance au Soudan qui est importante. Et c’est la conclusion à laquelle est arrivée la SAR. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il était loisible à la SAR de conclure ainsi.

[39]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a souligné que le fardeau de preuve incombe au demandeur d’asile et, de surcroît, que des lacunes mineures ne suffisent pas pour infirmer une décision par ailleurs adéquate. La Cour suprême précise que « la cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (par. 100). En effet, la Cour suprême affirme une fois de plus que « le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une “une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur” : Pâtes & Papier Irving, par. 54, citant Newfoundland Nurses, par. 14 » (par. 102).

[40]  Le demandeur d’asile soutient également qu’il est impossible d’obtenir des éléments de preuve établissant que l’État soudanais le cible en particulier. À nouveau, je n’interprète pas le paragraphe 93 de la façon dont le suggère le demandeur d’asile. Si je comprends bien, il prétend que la SAR veut s’assurer qu’il est devenu une cible. L’importance accordée à l’utilisation du verbe « devoir » est trop grande. La SAR exige plutôt (« devoir ») qu’il y ait des éléments de preuve qui montrent que les activités du demandeur au Canada sont parvenues à la connaissance des autorités étrangères, ce qui pourrait avoir des conséquences négatives. Ainsi, la SAR ne faisait que reprendre les termes employés par la Cour dans la décision Teklewariat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1026 :

[15]  Ses arguments à l’effet que l’agent n’a pas examiné sa demande sur place ne sont par conséquent pas fondés. Il était raisonnable pour lui de conclure que la demanderesse ne présentait pas le profil d’une personne susceptible d’intéresser les autorités éthiopiennes ou que celles‑ci étaient au courant de ses activités au Canada. Même si la preuve documentaire montre la possibilité que le gouvernement éthiopien espionne les citoyens vivant à l’étranger, elle indique également que les victimes d’une telle surveillance reçoivent habituellement des appels téléphoniques. La demanderesse n’a pas fourni de preuve que ses activités au Canada en font une cible; en conséquence, les conclusions de l’agent sur ce point étaient raisonnables.

[Non souligné dans l’original.]

[41]  L’autre lacune fondamentale est que la décision faisant l’objet du contrôle est indéfendable au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes. Le demandeur d’asile fait remarquer que, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême conclut qu’il y a caractère déraisonnable lorsque « le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (par. 126). C’est l’argument qui est soulevé à l’égard de la demande d’asile sur place, mais jamais il n’y a eu de méprise fondamentale. Le demandeur d’asile conteste la décision et, pour utiliser ses propres mots, il estime que l’évaluation de la preuve est [TRADUCTION] « erronée ». Or, à mon avis, elle ne l’est pas. C’est plutôt que le demandeur d’asile conteste l’évaluation du décideur. La décision n’est pas déraisonnable pour autant.

[42]  Le demandeur d’asile insiste à juste titre sur le fait que les motifs doivent refléter les répercussions de la décision sur les droits de l’individu visé (Vavilov, par. 133). Cela dit, il ne faut pas croire pour autant qu’il s’agit d’une norme du caractère raisonnable différente. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a pris soin de souligner ce point :

[89]  Malgré cette diversité, la norme de la décision raisonnable demeure une norme unique, et les éléments du contexte entourant une décision n’altèrent pas cette norme ou le degré d’examen que doit appliquer une cour de révision. Le contexte particulier d’une décision circonscrit plutôt la latitude du décideur administratif en matière de décision raisonnable dans un cas donné. C’est ce que l’on entend quand on affirme que « [l]a raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte » : Khosa, par. 59; Catalyst, par. 18; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, par. 44; Wilson, par. 22, la juge Abella; Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 R.C.S. 80, par. 57, la juge Côté, dissidente, mais non sur ce point; Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293, par. 53.

En l’espèce, la décision de la SAR comporte un examen attentif des arguments soulevés et les motifs justifiant sa conclusion. Avant l’arrêt Vavilov, la norme applicable n’était pas celle de la perfection et ce ne l’est toujours pas (Vavilov, par. 91).

[43]  En ce qui concerne la demande d’asile sur place ainsi que les incidents allégués au Soudan, la preuve présentée par le demandeur est très ténue. Une fois prises en compte les omissions et les contradictions, il est difficile de voir en quoi la décision est déraisonnable. Les motifs de décision doivent être lus à la lumière du dossier. Les cours de révision doivent être attentives « à la manière dont le décideur administratif met à profit son expertise, tel qu’en font foi les motifs de ce dernier » (Vavilov, par. 93). La décision est justifiée, transparente et intelligible. Il est certainement possible de ne pas souscrire aux motifs, mais cela ne les rend pas déraisonnables.

IV.  Conclusion

[44]  Il importe de répéter qu’« (i)l est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir "d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur" » (Vavilov, par. 125). À mon avis, c’est exactement ce que le conseil du demandeur d’asile a cherché ingénieusement à faire dans la présente affaire. C’est dans ce contexte que la Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, exige qu’il soit démontré que le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte (par. 126).

[45]  Le demandeur d’asile ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait en contestant le caractère raisonnable de la décision. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier au titre de l’article 74 de la Loi. Je suis d’accord.


JUGEMENT dans IMM‑2445‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aucune question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour d’avril 2020.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2445‑19

INTITULÉ :

AHMED ABDELWAHAB MEDAWI MOHAMMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 décembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 13 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Benjamin Liston

POUR LE DEMANDEUR

Nicole Paduraru

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Refugee Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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