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Date : 20200218

Dossier : IMM-2563-19

Référence : 2020 CF 257

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

S. M. GOLAM RABBANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent des visas [l’agent] du haut-commissariat du Canada à Singapour. L’agent a rejeté sa demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie des investisseurs sélectionnés par le Québec parce qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention de s’établir au Québec.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen du Bangladesh. Le 9 novembre 2014, il a présenté une demande de visa de résident permanent dans le cadre du programme économique, au titre de la catégorie des investisseurs sélectionnés par le Québec. En plus de sa demande, il a présenté des copies des Certificats de sélection du Québec [CSQ] qui lui ont été délivrés, ainsi qu’à son épouse et à leurs deux enfants, le 5 septembre 2014. Au moment où il a présenté sa demande de visa, son fils était déjà au Canada alors qu’il étudiait à l’Université de Toronto.

[3]  Le 13 septembre 2016, à la suite d’un examen initial de son dossier, une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée au demandeur. Dans cette lettre, on lui demandait de fournir une preuve de son intention de s’établir au Québec. Le 10 octobre 2016, en réponse à cette lettre, le demandeur a présenté une confirmation d’inscription à un cours de français pour son épouse et ses enfants; des renseignements à jour concernant l’inscription de sa fille à l’Université de Toronto; des déclarations notariées signées par lui-même et son épouse, déclarant leur intention de s’établir au Québec; et des déclarations notariées signées par ses enfants, déclarant leur intention de demander un transfert de crédits à une université située au Québec une fois que la demande de leurs parents serait accueillie. Il a également présenté une copie d’une promesse d’achat d’une propriété à Montréal, datée du 7 octobre 2016, ainsi qu’une traite bancaire datée du 5 octobre 2016, concernant cette promesse d’achat.

[4]  Le 20 mars 2018, un examen plus approfondi du dossier du demandeur a amené un agent des visas à demander une preuve documentaire supplémentaire concernant son intention de s’établir au Québec. En réponse à cette demande supplémentaire, le demandeur a présenté des déclarations notariées de sa fille et de son épouse, déclarant qu’ils avaient tous deux terminé un cours de français en 2016. Encore une fois, sa fille et son fils ont déclaré qu’ils étaient disposés à demander que leurs crédits de l’Université de Toronto soient transférés à une université du Québec.

[5]  Le 15 novembre 2018, le demandeur a été informé qu’une entrevue en personne serait nécessaire. Les notes du Système mondial de gestion des cas [les notes du SMGC] indiquent qu’à cette période, l’agent des visas avait des préoccupations concernant l’intention du demandeur de s’établir au Québec. Ces préoccupations découlent du fait que les enfants du demandeur résident en Ontario et du lieu de résidence de ses deux frères, qui avaient déjà obtenu un visa de résident permanent dans la catégorie des investisseurs sélectionnés par le Québec, mais qui ne se sont jamais établis au Québec.

[6]  Le 31 janvier 2019, le demandeur a reçu la lettre de convocation à l’entrevue, qui était prévue pour le 24 février 2019. Le lendemain, le 1er février 2019, il a signé un contrat pour l’achat d’actions dans une épicerie à Montréal avec son frère aîné, qui vit en Ontario. Ce faisant, ils ont conclu un partenariat avec une autre personne, de sorte que le demandeur et son frère détenaient 50 % des actions de l’épicerie. De plus, le 21 février 2019, les deux frères ont acheté une propriété à Montréal.

[7]  Lors de l’entrevue, l’agent a réitéré ses préoccupations concernant l’intention du demandeur de s’établir au Québec. Par exemple, il a soulevé des préoccupations concernant le fait que les deux enfants du demandeur étudiaient à Toronto. Le demandeur a expliqué qu’ils n’étudiaient pas au Québec parce que son cousin au deuxième degré vit à Toronto. Il a également interrogé le demandeur au sujet du fait que son frère aîné, qui s’est vu accorder la résidence permanente dans la catégorie des investisseurs sélectionnés par le Québec et avec qui il avait acheté l’épicerie et la propriété à Montréal, n’est resté au Québec que trois ou quatre jours avant de déménager en Ontario. Enfin, l’agent a interrogé le demandeur au sujet du fait que son autre frère est retourné au Bangladesh après avoir obtenu le statut de résident permanent dans le cadre du même programme.

[8]  Le 7 mars 2019, l’agent a refusé la demande du demandeur parce qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait l’intention de s’établir au Québec ni qu’il répondait, par conséquent, à la définition d’un « investisseur sélectionné par une province » au sens du paragraphe 88(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-22 [le Règlement]. Étant donné que l’agent a conclu que le demandeur n’était pas un investisseur au sens de cette disposition, sa demande a été refusée et aucune autre évaluation n’était requise en vertu du paragraphe 90(2) du Règlement.

[9]  Plus particulièrement, l’agent a conclu que la preuve présentée par le demandeur concernant son intention de s’établir au Québec était vague, évasive et peu fiable. Il a souligné à cet égard ce qui suit :

[10]  Le demandeur soutient que l’agent a manqué à l’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à sa préoccupation selon laquelle l’achat des actions de l’épicerie et de la propriété à Montréal [traduction« a été conclu récemment et probablement à des fins d’immigration » (dossier certifié du Tribunal [le DCT], p. 7). Selon le demandeur, cette préoccupation porte sur sa crédibilité, mais elle ne lui a jamais été communiquée par l’agent, ce qui rend l’approche de l’agent injuste et non transparente.

[11]  Le demandeur soutient également que l’agent a refusé de façon déraisonnable sa demande de visa de résident permanent. Selon lui, la décision de l’agent reposait sur des hypothèses et non sur la preuve. Bien que le demandeur ait juré qu’il s’établirait au Québec, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il n’a pas cru à son témoignage, autrement que de mentionner les antécédents familiaux du demandeur et son manque de connaissances sur ses plans d’affaires futurs.

[12]  Enfin, le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique lors de l’évaluation de sa demande de visa de résident permanent. Toutefois, il a renoncé à cet argument lors de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire.

III.  Questions en litige

[13]  La présente affaire soulève selon moi les questions suivantes :

[14]  Dans ses observations écrites, le défendeur a fait remarquer que certains des documents que le demandeur a soumis à l’agent ne figuraient pas dans le DCT, mais il a soutenu que, puisque ces documents ont été longuement examinés par l’agent lors de l’entrevue, il n’y avait aucune preuve d’un manquement à l’équité procédurale en l’espèce et, par conséquent, aucune raison d’annuler la décision de l’agent pour ce motif. Cela ne semble pas poser de problème au demandeur. Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que le caractère incomplet du DCT en l’espèce ne justifie pas l’octroi d’un contrôle judiciaire puisque l’agent a pris en compte les documents manquants et que la Cour a accès à ceux-ci (Ajeigbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 534, para 18).

IV.  Norme de contrôle

[15]  Lorsque la présente affaire a été plaidée, la norme de contrôle applicable à ces deux questions n’était pas en cause. Les deux parties étaient d’avis que la première question était régie par la norme de la décision correcte, tandis que la deuxième question devait être évaluée par la Cour selon la norme de la décision raisonnable, et elles avaient raison (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, para 43; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, para 47 [Dunsmuir]; Dashtban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 160, para 31; Potdar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 842, para 12).

[16]  Toutefois, quelques jours après avoir pris l’affaire en délibéré, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], un pourvoi qui a donné à la Cour suprême « l’occasion de se pencher de nouveau sur sa façon d’aborder le contrôle judiciaire des décisions administratives » (Vavilov, para 1).

[17]  Les parties ont ensuite eu l’occasion de présenter d’autres observations écrites sur l’incidence, le cas échéant, que l’arrêt Vavilov pourrait avoir sur les normes de contrôle applicables en l’espèce. Ils ont tous deux déposé de telles observations.

[18]  Le demandeur est d’avis que les normes de contrôle pour ces deux questions demeurent les mêmes et réitère que la décision de l’agent est à la fois injuste sur le plan procédural, irrationnelle et illogique et, par conséquent, déraisonnable.

[19]  Pour sa part, le défendeur convient également que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen du bien-fondé de la décision. Il soutient qu’aucune des situations justifiant de s’écarter de la présomption, selon laquelle ladite norme s’applique à tous les cas où le bien‑fondé d’une décision administrative est contesté, ce qui a été cristallisé dans l’arrêt Vavilov, ne s’applique en l’espèce. En ce qui concerne la question de l’équité procédurale soulevée par le demandeur, le défendeur soutient que, puisque la question de l’équité procédurale n’a pas été abordée selon le cadre révisé établi dans l’arrêt Vavilov, la common law sur l’équité procédurale devrait s’appliquer pour déterminer si le processus décisionnel était équitable.

[20]  Je conviens que la norme de contrôle applicable aux deux questions en litige en l’espèce demeure la même. Afin de clarifier et de simplifier le droit applicable en ce qui concerne la détermination de la norme de contrôle applicable à une affaire donnée, la Cour suprême du Canada a adopté un cadre révisé pour déterminer la norme de contrôle, qui « repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas » (Vavilov, para 10 et 25). Ce cadre d’analyse suppose, comme fondement conceptuel de cette présomption, l’expertise des décideurs administratifs, qui est inhérente à leurs fonctions spécialisées (Vavilov, para 26-28).

[21]  Selon l’arrêt Vavilov, la présomption de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit expressément la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel d’une décision administrative devant une cour. En l’espèce, il s’agit de respecter la volonté du législateur (Vavilov, para 33).

[22]  La deuxième est celle où la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte. C’est le cas pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, para 17).

[23]  Il est clair qu’aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.

[24]  En ce qui concerne la réelle teneur de la norme de la décision raisonnable, le défendeur soutient que le cadre établi dans Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, telle qu’elle est énoncée dans Dunsmuir et dans des décisions subséquentes, qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Le demandeur n’a présenté aucune observation sur ce point particulier, autre que des observations supplémentaires sur le caractère déraisonnable de la décision de l’agent.

[25]  De manière générale, je suis en accord avec le défendeur sur ce point. Je vais seulement ajouter ce qui suit. Comme la Cour suprême l’a fait remarquer, « [u] ne cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème ». La Cour n’est plutôt appelée qu’à décider « du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, para 83).

[26]  À cet égard, la Cour suprême a fait remarquer que lorsqu’une cour de révision entreprend l’examen d’une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable, elle doit faire preuve de déférence à l’égard d’une telle décision (Vavilov, para 85) et s’abstenir d’entreprendre « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, para 102).

[27]  Essentiellement, la cour de révision doit, selon la Cour suprême, « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur », afin de déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, para 99).

[28]  Pour ce faire, la cour de révision interviendra uniquement en ce qui concerne les conclusions de fait du décideur administratif dans des « circonstances exceptionnelles », lorsque le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, para 125-126). Elle doit également se rappeler que les motifs écrits du décideur « ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » (Vavilov, para 91) parce que la justice administrative ne ressemble pas toujours à la justice judiciaire. En outre, lorsqu’elle évalue la qualité du raisonnement suivi par le décideur, tel qu’il ressort des motifs de sa décision, la cour de révision peut tenir compte, entre autres, de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ces motifs ont été rendus et de la preuve dont disposait le décideur (Vavilov, para 94).

[29]  Ce cadre d’analyse ne représente pas, à mon avis, un écart marqué par rapport aux principes énoncés dans l’arrêt Dunsmuir, bien qu’il faille veiller à ce que l’application de ces principes dans une affaire donnée soit conforme à celle énoncée dans Vavilov, dont l’objectif ultime est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov, para 2 et 143).

V.  Analyse

A.  La question relative à l’équité procédurale

[30]  Comme je l’ai indiqué précédemment, le demandeur soutient que l’agent aurait dû lui faire part, lors de l’entrevue, de sa préoccupation selon laquelle l’achat des actions de l’épicerie et de la propriété avait probablement été fait à des fins d’immigration. Selon le demandeur, il s’agissait d’une préoccupation quant à la crédibilité à laquelle il aurait dû avoir l’occasion de répondre.

[31]  Le demandeur soutient que la même situation s’est produite dans Ransanz c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1109 [Ransanz], où le contrôle judiciaire a été accueilli pour ce motif.

[32]  Toutefois, je ne suis pas convaincu que la situation en l’espèce est semblable à celle dans Ransanz. Dans cette affaire, l’agent des visas avait également des préoccupations concernant l’intention du demandeur de s’établir au Québec. Les motifs précis de ces préoccupations ont été soulevés lors de l’entrevue. En réponse à ces préoccupations, le demandeur a montré à l’agent un contrat d’intermédiaire non signé d’un cabinetconseil de Montréal, par lequel le demandeur retiendrait les services du cabinet pour trouver des pharmacies mises en vente à Montréal. Il a également expliqué à l’agent des visas que son épouse s’était rendue récemment à Montréal pour chercher des résidences et visiter des écoles où ils envisageaient d’inscrire leurs enfants (Ransaz, para 30). Ce demandeur a également déclaré dans son affidavit que l’agent a refusé de lire le contrat lorsqu’il a vu qu’il n’était pas encore signé.

[33]  En l’espèce, l’agent a évalué la preuve présentée par le demandeur concernant les contrats d’achat de la propriété et des actions de l’épicerie, mais il a conclu que le demandeur n’avait pas démontré son intention de s’établir au Québec.

[34]  Pour ce qui est de la préoccupation au chapitre de la crédibilité concernant la principale raison qui sous-tend ces transactions, les notes du SMGC montrent que l’agent l’a soulevée et a donné au demandeur la possibilité d’y répondre. L’agent a écrit ce qui suit (DCT, p. 7) :

[traduction]
Il a aussi fourni un contrat de vente d’actions datée du 1er février 2019 pour l’achat de l’épicerie.
Il convient de noter que toutes les transactions susmentionnées ont été effectuées récemment et probablement à des fins d’immigration. Cela s’explique par le fait que le demandeur principal (DP) n’a que peu d’information à offrir sur l’entreprise ou la raison de l’achat de la maison, puisque le DP a affirmé que son frère aîné a pris la décision alors qu’il se trouve au Canada, etc. J’ai informé le DP de mes préoccupations quant à savoir s’il s’établirait dans la province de Québec conformément à l’annexe 5 qu’il a signée. Comprenez‑vous toutes les questions posées? Oui. Avez-vous autre chose à ajouter? Non.

[Caractères gras ajoutés.]

[35]  Comme il est bien établi, les notes du SMGC font partie de la décision d’un agent des visas (Thedchanamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 690, para 17; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 284, para 6; Song c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 72, para 18). La mention de cette préoccupation dans les notes du SMGC apparaît juste après que l’agent a indiqué avoir reçu du demandeur des copies des contrats d’achat des actions de l’épicerie et de la propriété, datés respectivement du 1er février 2019 et du 21 février 2019.

[36]  Il m’apparaît clairement, lorsque les notes du SMGC sont lues dans leur ensemble, que l’agent a informé le demandeur de cette préoccupation particulière lorsqu’il a reçu ces contrats, puisque cette préoccupation est mentionnée dans la section des notes du SMGC qui résume le contenu de l’entrevue, les questions posées par l’agent et les réponses données par le demandeur.

[37]  Dans l’affaire Ransanz, la question de crédibilité concernait le voyage de l’épouse du demandeur à Montréal pour chercher une résidence et visiter des écoles pour les enfants. Lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat du défendeur a laissé entendre que l’agent des visas soupçonnait que ce voyage n’avait eu lieu que parce que le demandeur savait qu’il devait bientôt se présenter à une entrevue avec l’agent. Si tel était le cas, a déclaré la Cour, l’agent des visas aurait dû exprimer un tel doute auprès du demandeur et lui donner l’occasion de le dissiper. Sur ce point, l’affaire Ransanz se distingue donc de l’espèce.

[38]  Le demandeur soutient également que, puisque l’agent a écrit dans les notes du SMGC que l’entrevue visait à répondre aux préoccupations relatives à la [traduction« catégorie des époux » (DCT, p. 5), il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale. Toutefois, je ne crois pas que cette erreur justifie un contrôle judiciaire. Avant l’entrevue, le demandeur a reçu des lettres relatives à l’équité procédurale dans lesquelles on demandait des preuves de son intention de s’établir au Québec (DCT, p. 79 et 162).

[39]  En outre, il ressort clairement des notes du SMGC que la lettre ne portait pas sur les préoccupations relatives à la catégorie des époux, mais plutôt sur l’intention du demandeur de résider au Québec. Par conséquent, je suis convaincu que la mention maladroite dans les notes du SMGC de la catégorie des époux n’était qu’une fâcheuse erreur. Bien que cela puisse indiquer « un manque d’attention ou une façon de procéder expéditive », cela ne porte pas en soi un coup fatal à la décision, puisque le dossier montre que le demandeur était clairement au courant des véritables préoccupations de l’agent (Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245, para 24).

B.  Le caractère raisonnable de la décision de l’agent

[40]  Le demandeur soutient que l’agent a rejeté de façon déraisonnable sa demande de visa de résident permanent, en supposant qu’il ne s’établirait pas au Québec après avoir obtenu le statut de résident permanent, puisque ses frères qui avaient déjà obtenu un visa de résident permanent au titre de la catégorie des investisseurs sélectionnés par le Québec ne l’ont pas fait. Une telle analyse, selon le demandeur, est irrationnelle et illogique. Il soutient plutôt qu’il a présenté à l’agent de nombreux éléments de preuve très crédibles concernant son intention de s’établir au Québec.

[41]  Je ne suis pas d’accord.

[42]  Premièrement, selon le paragraphe 88(1) du Règlement, il y a deux exigences pour satisfaire aux conditions d’admissibilité de la catégorie d’investisseurs sélectionnés qui sont énoncées au paragraphe 90(2) du Règlement. Ces deux exigences sont les suivantes : (1) être visé par un certificat de sélection délivré par la province choisie; et (2) démontrer son intention de s’établir dans cette province. Toutefois, comme l’a déclaré le juge Martineau dans l’affaire Ransanz, le fait qu’un CSQ soit délivré par la province de Québec n’empêche pas les autorités fédérales de l’immigration d’évaluer si un demandeur avait l’intention de s’établir au Québec, conformément aux exigences du paragraphe 88(1) du Règlement :

[27]  En résumé, sous le régime de la Loi, il appartient au gouvernement fédéral d’accorder des visas de résident permanent aux étrangers. En l’espèce, l’agent a estimé que le demandeur ne satisfaisait pas aux critères d’admissibilité prévus au Règlement et à la Loi, et il a donc rejeté sa demande conformément au paragraphe 90(2) du Règlement. Dès lors, l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en rejetant la demande du demandeur, malgré le fait que la province de Québec avait délivré un CSQ. Par conséquent, l’agent n’avait pas à conclure que le demandeur était interdit de territoire, aux termes des articles 33 à 43 de la Loi, pour rejeter sa demande de visa de résident permanent (Qing c Canada (Ministre de de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1224 (CanLII), au paragraphe 7).

[43]  Étant donné que l’intention de s’établir dans une province choisie est un critère hautement subjectif, la Cour, dans Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 131 [Dhaliwal], a déclaré que l’évaluation de ces critères « peut tenir compte de tous les indices, y compris le comportement antérieur, les circonstances présentes et les plans futurs, au mieux de ce qui peut être confirmé selon les preuves et le contexte actuel » (Dhaliwal, para 31).

[44]  Une fois de plus, le demandeur soutient que l’agent a pris en compte comme étant un élément déterminant de sa décision le fait que ses enfants et ses frères vivaient actuellement à l’extérieur du Québec. Toutefois, je ne crois pas que ce fut le cas.

[45]  L’agent a pris en considération, tout comme il avait le droit de le faire à la lumière des enseignements de la Cour dans la décision Dhaliwal, les circonstances actuelles. Parmi les circonstances qui lui ont été présentées, l’agent a souligné le fait que les enfants du demandeur vivaient et étudiaient à Toronto et qu’ils n’avaient aucun plan quant à ce qu’ils feraient une fois à Montréal. Il a également fondé son évaluation de l’intention du demandeur de s’établir au Québec sur ses antécédents familiaux en matière d’immigration.

[46]  Sur ce point particulier, il convient de souligner que le demandeur a expliqué, en réponse à une lettre relative à l’équité procédurale lui demandant de fournir des éléments de preuve concernant son intention de s’établir au Québec, que deux de ses frères ont également demandé avec succès un CSQ dans le cadre du Programme des investisseurs du Québec (DCT, p. 153) :

[traduction]
Il est pertinent de mentionner que chacun des trois frères a présenté une demande d’immigration au Canada dans le cadre du Programme des investisseurs du Québec et a obtenu un CSQ.
(Dossier de CIC no Rabbani, S. M. Golam EP00162589, Quibria S. Golam, EP00157875 et Nomany, S.G. Shibly no EP00162593). (Des photocopies des documents pertinents sont jointes.)

[47]  Comme le statut d’immigrant des frères du demandeur a été porté à l’attention des autorités de l’immigration par le demandeur lui-même en vue d’appuyer son intention de s’établir au Québec, l’agent avait le droit d’examiner si ses frères sont restés ou non au Québec. Il a conclu que les deux ont quitté le Québec une fois qu’ils ont obtenu le statut de résident permanent dans la même catégorie. Par conséquent, je crois que l’agent pouvait tenir compte, entre autres facteurs, du profil des membres de la famille du demandeur en matière d’immigration lorsqu’il a évalué s’il avait vraiment l’intention de s’établir au Québec.

[48]  En outre, contrairement à ce que prétend le demandeur, je ne crois pas que l’agent lui ait demandé d’avoir une connaissance personnelle de ses plans d’affaires avant son immigration. L’agent a plutôt posé des questions de base concernant l’épicerie que le demandeur venait d’acheter avec son frère aîné et un autre partenaire.

[49]  Je comprends que les décisions rendues dans le contexte de l’entrepreneuriat diffèrent et ne peuvent s’appliquer aux cas où une demande de visa de résident permanent est présentée dans la catégorie des investisseurs, étant donné que les exigences de la Loi et du Règlement diffèrent.

[50]  Toutefois, en l’espèce, l’agent a fait remarquer que, même si le demandeur n’avait aucune connaissance du secteur de l’épicerie, il n’en savait pas beaucoup sur l’emplacement de ladite épicerie ni sur le nom de l’autre partenaire dans l’entreprise. À mon avis, ces questions sont très différentes de celles posées dans le contexte entrepreneurial, où les demandeurs sont invités à fournir des plans plus détaillés concernant leurs activités futures.

[51]  J’ai reproduit ci-dessous les questions posées par l’agent concernant l’achat de l’épicerie et les réponses du demandeur :

[traduction]
Quelle entreprise avez-vous achetée?
Une épicerie. Quelle épicerie? Poisson, viande, vaisselle et légumes. Quel est le nom de l’épicerie? Sonar Gaon. Combien d’employés compte ce commerce? Je ne connais pas les détails au sujet des employés. Qui s’occupe du commerce? Un partenaire. Quel est le nom du partenaire? Je ne sais pas. Combien avez-vous déboursé pour l’achat de ce commerce? J’ai payé 50 000 $ et mon frère 50 000 $ le 1er février 2019. Il s’agit d’une entreprise existante appartenant à votre frère; vous et votre frère aîné avez décidé de vous associer à lui? Le DP ne connaissait pas la réponse et a dit qu’il me montrerait les documents.

[Caractères gras ajoutés.]

[52]  J’estime qu’il s’agit de questions de base concernant son achat récent, et le demandeur n’a pas été en mesure de répondre à ces questions. Il semble juste de supposer que quelqu’un qui investit 50 000 $ dans une entreprise sera, à tout le moins, en mesure de nommer les personnes avec qui il a investi de l’argent et de discuter de certaines caractéristiques de base de cette entreprise. Comme le commande l’affaire Dhaliwal, l’agent a raisonnablement tenu compte, de concert avec d’autres facteurs, du fait que le demandeur n’avait aucune intention d’exploiter ce commerce et, par conséquent, de s’établir au Québec.

[53]  En outre, l’agent a tenu compte du fait que le demandeur ne parle pas français, mais il a reconnu que son épouse et sa fille ont suivi des cours de français.

[54]  Par conséquent, je ne crois pas que l’agent ait rejeté de façon déraisonnable la demande de visa de résident permanent du demandeur ou qu’il ait conclu de façon déraisonnable que le demandeur n’avait pas démontré son intention de s’établir au Québec. Je ne vois rien d’irrationnel ou d’illogique dans le raisonnement qui a amené l’agent à rejeter la demande de visa du demandeur.

[55]  La présente demande de contrôle judiciaire sera par conséquent rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.




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