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Date : 20200213


Dossier : IMM-6596-18

Référence : 2020 CF 247

Ottawa (Ontario), le 13 février 2020

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

TARIK HERRADI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Monsieur Tarik Herradi est devenu résident permanent du Canada en 2012. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] exige qu’il soit présent au Canada pour au moins 730 jours de chaque période quinquennale depuis ce temps. Pourtant, entre le 13 décembre 2012 et le 13 décembre 2017, M Herradi n’a été présent au Canada que pour environ un tiers de ce que prévoit la LIPR. Un agent d’immigration a conclu que M Herradi ne s’est pas conformé aux exigences de l’obligation de résidence, et que les circonstances d’ordre humanitaire ne justifiaient pas le maintien de son statut de résident permanent.

[2]  La Section d’appel de l’immigration (SAI) a rejeté l’appel de M Herradi, concluant que les motifs d’ordre humanitaire invoqués par M Herradi—y compris les raisons pour son absence, ainsi que son établissement au Canada, ses liens au Maroc et les difficultés que vivraient M Herradi et sa famille s’il perd son statut de résident permanent—ne justifiaient pas la non-conformité étendue de l’obligation de résidence.

[3]  M Herradi sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAI. Selon lui, l’agent d’immigration n’avait pas compétence pour statuer sur l’obligation de résidence, parce que la question était saisie en priorité par un autre agent de l’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) à Hamilton, en Ontario, qui traitait sa demande de renouvellement de sa carte de résident permanent. M Herradi argumente aussi que l’interprétation et l’évaluation des faits et des circonstances d’ordre humanitaire de la SAI étaient déraisonnables.

[4]  Je dois rejeter les arguments de M Herradi. L’agent au Maroc avait la compétence pour faire une détermination sur la conformité de M Herradi à son obligation de résidence lors de sa demande pour un titre de voyage, même si un autre agent au Canada traitait sa demande de renouvellement. En effet, le paragraphe 31(3) de la LIPR oblige l’agent d’être satisfait qu’un résident permanent hors du Canada remplit l’obligation de résidence avant de lui remettre un titre de voyage. Cette obligation n’est pas affectée par la demande de renouvellement déjà déposée ni par les lettres envoyées par l’IRCC lors de ce processus.

[5]  Quant à l’analyse des circonstances d’ordre humanitaire, la SAI a traité des faits et des soumissions présentées par M Herradi d’une façon raisonnable et à la lumière du bon cadre d’analyse, et le résultat était justifié dans les circonstances. M Herradi argumente que la SAI a ignoré certains aspects de son dossier, mais la SAI n’est pas obligée de faire référence à chaque élément de preuve ni chaque argument soumis par un appelant étayant son appel. M Herradi soulève aussi quelques erreurs factuelles dans la décision, mais celles-ci ne portent pas atteinte à son caractère raisonnable.

[6]  La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

II.  Questions en litige

[7]  Les soumissions de M Herradi soulèvent deux questions principales :

  1. Est-ce qu’un agent d’immigration à l’extérieur du Canada peut statuer sur l’obligation de résidence, malgré le fait qu’une demande de renouvellement de carte de résident permanent soit déposée au Canada et en cours de traitement ?

  2. Est-ce que la décision de la SAI était raisonnable, notamment en ce qui concerne le manquement à l’obligation de résidence et les considérations d’ordre humanitaire ?

III.  Analyse

A.  La compétence de l’agent d’immigration à l’étranger

(1)  Les faits pertinents et les dispositions pertinentes

[8]  M Herradi est un citoyen du Maroc. En juin 2012, il a obtenu le statut de résident permanent au Canada comme travailleur qualifié. Le statut de résident permanent comporte une obligation de résidence, prévue à l’article 28 de la LIPR. Cet article stipule qu’un résident permanent doit avoir été présent au Canada pour au moins 730 jours (l’équivalent de deux ans) au cours d’une période quinquennale, sauf si un agent constate que des circonstances d’ordre humanitaire justifient le maintien du statut malgré l’inobservation de l’obligation :

Obligation de résidence

Residency obligation

28 (1) L’obligation de résidence est applicable à chaque période quinquennale.

28 (1) A permanent resident must comply with a residency obligation with respect to every five-year period.

Application

Application

(2) Les dispositions suivantes régissent l’obligation de résidence :

(2) The following provisions govern the residency obligation under subsection (1):

a) le résident permanent se conforme à l’obligation dès lors que, pour au moins 730 jours pendant une période quinquennale, selon le cas :

(a) a permanent resident complies with the residency obligation with respect to a five-year period if, on each of a total of at least 730 days in that five-year period, they are

(i) il est effectivement présent au Canada,

(i) physically present in Canada,

[…]

[…]

c) le constat par l’agent que des circonstances d’ordre humanitaire relatives au résident permanent — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — justifient le maintien du statut rend inopposable l’inobservation de l’obligation précédant le contrôle.

(c) a determination by an officer that humanitarian and compassionate considerations relating to a permanent resident, taking into account the best interests of a child directly affected by the determination, justify the retention of permanent resident status overcomes any breach of the residency obligation prior to the determination.

[Je souligne; dispositions non-pertinentes omises.]

[Emphasis added; irrelevant sub-paragraphs omitted]

[9]  En 2012, M Herradi a reçu une carte de résident permanent valide pour une période de cinq ans, avec une date d’expiration du 15 août 2017 : Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR], art 54(1). Le RIPR exige que la demande et la délivrance de la carte de résident permanent, y compris les renouvellements, soient faites au Canada : RIPR, art 55, 56. Pendant un séjour au Canada en juillet 2017, M Herradi a déposé une demande de renouvellement de sa carte de résident permanent à Hamilton, en Ontario.

[10]  Après que l’IRCC à Hamilton lui a informé que le traitement de sa demande allait prendre du temps, il est retourné au Maroc en octobre 2017 pour renouveler son passeport marocain. M Herradi a reçu son nouveau passeport le 30 novembre 2017 et voulait retourner au Canada. Sans carte de résident permanent valide, il lui fallait un titre de voyage, conformément au paragraphe 31(3) de la LIPR :

Titre de voyage

Travel document

(3) Il est remis un titre de voyage au résident permanent qui se trouve hors du Canada et qui n’est pas muni de l’attestation de statut de résident permanent sur preuve, à la suite d’un contrôle, que, selon le cas :

(3) A permanent resident outside Canada who is not in possession of a status document indicating permanent resident status shall, following an examination, be issued a travel document if an officer is satisfied that

a) il remplit l’obligation de résidence ;

(a) they comply with the residency obligation under section 28;

b) il est constaté que l’alinéa 28(2)c) lui est applicable ;

(b) an officer has made the determination referred to in paragraph 28(2)(c); or

c) il a été effectivement présent au Canada au moins une fois au cours des 365 jours précédant le contrôle et, soit il a interjeté appel au titre du paragraphe 63(4) et celui-ci n’a pas été tranché en dernier ressort, soit le délai d’appel n’est pas expiré.

(c) they were physically present in Canada at least once within the 365 days before the examination and they have made an appeal under subsection 63(4) that has not been finally determined or the period for making such an appeal has not yet expired.

[11]  Comme indiqué dans cet article, le titre de voyage est seulement remis au résident permanent qui se retrouve hors du Canada (a) sur preuve que celui-ci a rempli son obligation de résidence; (b) si une décision positive au sujet des circonstances d’ordre humanitaire est prise; ou (c) le résident permanent a été présent au Canada pendant l’année précédente et si un appel d’une décision négative au sujet de l’obligation de résidence (ce qui est un « appel au titre du paragraphe 63(4) ») est interjeté ou est toujours disponible.

[12]  Le 13 décembre 2017, M Herradi a déposé une demande pour un titre de voyage, notant qu’il a déjà entamé la procédure de renouvellement de sa carte de résidence. Un agent d’immigration au Maroc a examiné sa demande et a déterminé que M Herradi avait seulement passé 248 jours au Canada pendant la période quinquennale précédant immédiatement le 13 décembre 2017, et donc ne se conformait pas à l’obligation de résidence. Par la suite, l’agent a examiné les motifs d’ordre humanitaire et a conclu qu’il n’y avait pas des circonstances hors du contrôle de M Herradi qui l’ont empêché de respecter son obligation de résidence. Notamment, l’agent souligne que M Herradi a choisi de poursuivre des études au Maroc plutôt qu’au Canada.

[13]  L’agent a donc envoyé une lettre à M Herradi le 8 janvier 2018 lui informant qu’il ne respectait pas son obligation de résidence. Cette lettre indique aussi que si M Herradi n’interjette pas appel de cette décision, cette lettre constituera une décision finale à ce sujet et causerait la perte de son statut de résident permanent conformément à l’alinéa 46(1)b) de la LIPR.

[14]  Toutefois, les éléments de l’alinéa 31(3)c) de la LIPR étaient présents : une décision sur l’obligation de résidence était faite hors du Canada par l’agent, le délai d’appel n’est pas expiré, et M Herradi a été présent au Canada pour au moins un jour pendant la période précédente de 365 jours. Alors, l’agent lui a émis un titre de voyage au titre de cet alinéa (qui est connu comme un titre de voyage « RX-1 »). Contrairement aux soumissions de M Herradi, le simple fait d’avoir été présent au Canada une fois au cours de l’année précédente ne signifie pas que l’agent ne devrait pas se pencher sur le contrôle vis-à-vis l’obligation de résidence. Au contraire, ce n’est qu’au moment que cette question soit tranchée que l’alinéa 31(3)c) puisse s’appliquer : LIPR, art 31(3)c), 63(4).

[15]  En février 2018, M Herradi a fait appel de la décision de l’agent à la SAI. Entre autres, il argumente qu’il n’était pas informé que l’agent pourrait statuer sur son dossier, et que l’agent d’immigration à l’extérieur du Canada avait outrepassé sa compétence en statuant sur l’obligation de résidence puisque le processus pour renouveler le statut de résident permanent avait déjà été initié au Canada.

[16]  La SAI a tenu une audience le 14 novembre 2018 par téléconférence. Lors de l’audience, M Herradi a fait référence à une lettre qu’il a reçue le 24 août 2018 de l’IRCC à Hamilton, lui indiquant que sa nouvelle carte de résidence permanente était prête au Canada. Par contre, une copie de cette lettre n’était pas au dossier devant la SAI.

[17]  La SAI a rejeté l’appel de M Herradi dans sa décision du 17 décembre 2018. La SAI n’a pas tranché la question de compétence de l’agent d’immigration, indiquant seulement qu’elle n’a pas compris la position de M Herradi à ce sujet, malgré les efforts de clarification.

(2)  L’agent d’immigration à l’étranger avait compétence pour statuer sur l’obligation de résidence

[18]  M Herradi argumente que l’IRCC avait une « saisie prioritaire » sur la question de son obligation de résidence, parce que la question s’est soulevée pendant sa demande de renouvellement de sa carte de résident permanent. En autres mots, M Herradi croit qu’il n’est pas approprié pour un agent hors du Canada de statuer au sujet de l’obligation de résidence alors que le processus de renouvellement est déclenché au Canada et la question de l’obligation de résidence y est abordée.

[19]  Le postulat de M Herradi est erroné à la lumière des dispositions pertinentes de la LIPR.

[20]  L’article 27 de la LIPR indique que le droit d’un résident permanent d’entrer au Canada et d’y séjourner est sous réserve des autres dispositions de la loi : LIPR, art 27(1). Parmi ces autres dispositions se retrouve l’article 28, soit l’obligation de résidence. Une détermination à ce sujet est suite à un contrôle : LIPR, art 28(2)b), c).

[21]  Ce contrôle peut être effectué au Canada ou hors du Canada. Si un résident permanent hors du Canada sans carte de résident permanent demande un titre de voyage, le paragraphe 31(3) exige qu’un contrôle au sujet de l’obligation de résidence ait lieu. C’est alors l’agent hors du Canada qui doit entreprendre ce contrôle. Il n’y a pas d’exception dans ce paragraphe permettant l’agent d’ignorer l’obligation de résidence, ni de remettre un titre de voyage lorsque le résident permanent hors du Canada a déposé une demande de renouvellement de sa carte de résident permanent. Le fait que la même question soit pertinente au renouvellement de la carte de résident permanent n’affecte pas la compétence, et même l’obligation, de l’agent hors du Canada de déterminer si l’obligation de résidence est satisfaite avant de remettre un titre de voyage.

[22]  Je note que ceci ne crée pas une situation où une décision sur l’obligation de résidence sera prise simultanément par deux agents différents. Pour recevoir sa nouvelle carte, le résident permanent doit être au Canada : RIPR, art 55, 58(3), 59(1)c). Pour quelqu’un qui se retrouve au Canada, une décision finale sur l’obligation de résidence n’est pas prise avant qu’un rapport sur son inadmissibilité soit établi selon les articles 41 et 44(1) de la LIPR ; et qu’une mesure de renvoi soit prise, soit par le ministre, soit à la suite d’une enquête par la Section de l’immigration : LIPR, art 41, 44(1), 45. Ainsi, l’agent de l’IRCC à Hamilton ne peut pas déterminer si M Herradi a respecté l’obligation de résidence, encore moins prendre une décision finale, avant que M Herradi revienne au Canada, ce qui ne peut pas se produire sans qu’il reçoive un titre de voyage d’un agent au Maroc.

[23]  Alors, la loi envisage deux modes distincts pour une décision sur l’obligation de résidence qui emportent perte du statut de résident. Pour un résident permanent hors du Canada, la décision est prise hors du Canada; pour un résident permanent au Canada, la décision est prise au Canada en forme de mesure de renvoi : LIPR, art 46(1)b), c). M Herradi se retrouvait dans la première situation, même si les agents au Canada traitaient de sa demande de renouvellement.

[24]  À cet égard, M Herradi réfère à deux lettres qu’il a reçues de l’IRCC à Hamilton. La première, du 1er novembre 2017, lui demandait de compléter son dossier de renouvellement de carte de résident permanent en soumettant des documents au sujet de sa résidence entre le 28 juin 2012 et le présent. Le dossier ne contient pas sa réponse à l’IRCC, s’il y en a eu. Je note que cette lettre indique que si M Herradi n’est pas actuellement au Canada, il pourrait être nécessaire pour lui de revendiquer un titre de voyage, ce qu’il a fait.

[25]  La deuxième, du 24 août 2018, qui était mentionnée lors de l’audience devant la SAI, indique que sa nouvelle carte de résident permanent était prête et disponible au Canada. Contrairement aux soumissions de M Herradi, cette lettre ne constitue pas une décision sur son statut ni une indication que sa carte était émise. Au contraire, la lettre dit que la carte a été préparée et était prête à être émise (« A Permanent Resident Card has been prepared and is ready to be issued to you ») [je souligne], mais elle réitère que tout résident permanent doit respecter leur obligation de résidence pendant la période quinquennale, qu’il fallait amener des documents justificatifs lorsque celui-ci vient chercher sa nouvelle carte, et que des questions pourraient lui être posées à ce sujet.

[26]  Même si sa nouvelle carte avait été délivrée, ce qui n’est pas le cas, la jurisprudence de cette Cour est claire que l’émission ou la simple possession d’une carte de résident ne constitue pas une preuve concluante quant au statut d’une personne au Canada : Ikhuiwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 35 au para 19 ; voir aussi Salewski c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 899 au para 20. Par analogie, la possession par M Herradi d’une lettre lui informant que sa carte est prête ne constitue pas une décision à l’égard de son statut de résident permanent, et ne peut suffire pour rétablir son statut.

[27]  J’observe que, d’une façon ou l’autre, le résultat serait le même pour M Herradi. Que la décision sur l’obligation de résidence soit faite hors du Canada par l’agent traitant de sa demande pour un titre de voyage ou au Canada par l’entremise d’une mesure de renvoi, il aurait droit à un appel devant la SAI en ce qui concerne l’obligation de résidence : LIPR, art 63(3), (4). Ce n’est qu’après une détermination de l’appel qu’il perdrait son statut de résident permanent : LIPR, art 46(1)b), c), 49(1); Ikhuiwu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 344 aux para 13-16.

[28]  Pour ces motifs, je rejette l’argument de M Herradi en ce qui concerne la compétence de l’agent d’immigration au Maroc. Je passe maintenant à la question à l’égard de la raisonnabilité de la décision de la SAI compte tenu des circonstances d’ordre humanitaire dans le cas de M Herradi.

B.  La raisonnabilité de la décision de la SAI sur les circonstances d’ordre humanitaire

(1)  La résidence de M Herradi entre 2012 et 2017

[29]  M Herradi a une éducation en droit, avec un diplôme en droit du Maroc et deux maitrises des universités en France. Après avoir obtenu le statut de résident permanent en juin 2012, M Herradi est passé quelques semaines au Canada avant de retourner en France pour continuer son travail comme conseiller pédagogique auprès de l’Éducation nationale. Il a aussi séjourné au Canada en 2013, 2015 et 2017, mais n’était présent que pour des périodes de moins de trois mois dans chacune de ces années.

[30]  Selon les soumissions de M Herradi, son but ultime était de devenir « un avocat international au Canada ». À cette fin, il participait à quelques activités au Canada telles qu’un cours d’une semaine en droits de la personne, et une formation en anglais. Il a aussi réussi aux examens écrits et oraux au Maroc en 2015, lui permettant de commencer une période de stage de trois ans afin d’accéder à la profession d’avocat au Maroc. Il a commencé ce stage au Barreau de Casablanca en février 2016, qui se poursuivait encore au moment de son appel à la SAI.

[31]  Pendant ce temps, M Herradi s’est informé auprès de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada au sujet des échéances pour devenir avocat au Canada. Dans une lettre datée le 16 février 2016, la Fédération lui a répondu que son éducation juridique au Maroc ne serait pas reconnue, et qu’il était nécessaire que M Herradi obtienne une formation juridique en common law (soit au Canada ou ailleurs) pour pouvoir pratiquer le droit au Canada. Malgré ces conseils, M Herradi a conclu qu’il serait avantageux pour lui de poursuivre son stage au Maroc.

[32]  En plus de sa formation juridique, M Herradi prenait soin de sa mère veuve et ses deux sœurs au Maroc, dont l’une est atteinte d’un trouble de développement depuis sa naissance. Il avait aussi une partenaire allemande d’un pacte civil de solidarité qui habitait en France, et il séjournait en France souvent, des fois pendant des périodes de plusieurs mois.

[33]  En raison de ces décisions, M Herradi a vécu majoritairement au Maroc et en France entre 2012 et 2017, et a seulement vécu au Canada entre 248 et 260 jours. Cette période est nettement inférieure à l’obligation de résidence de 730 jours. Le chiffre exact est contesté : M Herradi a déclaré qu’il était présent 260 jours au Canada, tandis que l’agent au Maroc, ayant vérifié les dates avec l’Agence des services frontaliers du Canada, a conclu qu’il n’était présent au Canada que pour 248 jours. Cette différence n’a pas d’importance. Même s’il s’agit d’une erreur de la part de l’agent—ce qui n’est pas évident à la lumière du dossier—il existe néanmoins un manquement d’au moins 470 jours à l’obligation de résidence. Une différence de 12 jours dans ces circonstances ne peut changer l’analyse, le résultat, ou la raisonnabilité de la décision.

(2)  L’appel à la Section d’appel de l’immigration

[34]  Lors de son appel à la SAI, M Herradi a argumenté que l’agent n’avait pas examiné son dossier dans sa globalité, qu’il s’est basé sur des erreurs comme un mauvais calcul des jours au Canada, et qu’il a mal compris ou ignoré les raisons pour lesquelles il restait hors du Canada. Il constate qu’il n’était pas capable de compléter son obligation de résidence en raison de son stage au Maroc, fait pour mieux préparer sa réussite professionnelle au Canada, ainsi que ses engagements vers sa famille. Il a aussi réitéré ses plans et son désir constant de faire sa vie au Canada.

[35]  Dans sa décision du 17 décembre 2018, la SAI confirme qu’elle a traité l’appel comme audition de novo, acceptant de la nouvelle preuve qui n’était pas devant l’agent d’immigration, dont le témoignage de M Herradi lors de l’audience. Ainsi, la SAI a fait sa propre évaluation des circonstances d’ordre humanitaire. Elle a noté que M Herradi ne contestait pas qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence, et que son appel invoquait les circonstances d’ordre humanitaire. Après avoir considéré les facteurs pertinents, la SAI a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. Conséquemment, la SAI a rejeté l’appel de M Herradi.

(3)  La décision de l’agent était raisonnable

[36]  Les parties sont d’accord que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Une décision qui porte sur les circonstances d’ordre humanitaire est par sa nature discrétionnaire et attire un haut niveau de déférence de la part des cours de révision. Ce niveau de déférence s’applique également à l’exercice de l’agent en vertu de l’alinéa 28(2)c) de la LIPR : Samad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 30 au para 20.

[37]  Comme l’a souligné M Herradi, la jurisprudence a établi que les facteurs énoncés dans l’affaire Ribic (tels que reformulés dans l’arrêt Ambat en ce qui concerne le défaut de respecter l’obligation de résidence) conditionnent l’exercice de cette discrétion : Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL) au para 14; Ambat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292 aux para 27, 30; Sanchez Zapata c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1250 au para 4. Ces facteurs non exhaustifs sont :

  1. l’étendue du manquement à l’obligation de résidence ;

  2. les raisons du départ et du séjour à l’étranger ;

  3. le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience ;

  4. les liens familiaux avec le Canada ;

  5. si l’appelant a tenté de revenir au Canada à la première occasion ;

  6. les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si l’appelant est renvoyé du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays ;

  7. les difficultés que vivrait l’appelant s’il est renvoyé du Canada ou s’il se voit refuser l’admission au pays ;

  8. l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales ; et

  9. l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, si applicable.

[38]  M Herradi soutient que la décision de la SAI était déraisonnable parce qu’elle ignore ses efforts pour réussir son projet d’immigration au Canada et des éléments qui soutiennent son application, et parce qu’il y avait des erreurs factuelles.

[39]  Je trouve que la décision de la SAI est raisonnable. La SAI a évalué tous les facteurs pertinents, sans ignorer la preuve et les prétentions de M Herradi, et a conclu que la raison pour son absence, ses liens au Canada et au Maroc, et les difficultés que vivraient M Herradi et sa famille ne l’emportaient pas sur la non-conformité importante à l’obligation de résidence.

[40]  D’abord, la SAI a indiqué que la non-conformité de M Herradi à son obligation de résidence était élevée. M Herradi allègue que l’agent a erré dans son calcul de la durée de la résidence au Canada : 260 jours plutôt que 248 jours. Il soutient que cette erreur rend la décision de la SAI déraisonnable. Comme je l’ai mentionné, peu importe s’il s’agit d’une erreur, la distinction entre 248 jours et 260 jours n’a aucun effet sur la détermination finale. Il demeure que M Herradi était présent au Canada pour bien moins que la moitié du temps requis, et ces quelques jours de différence ne sont pas suffisants pour modifier ce résultat. Étant donné cette insuffisance importante, la SAI n’a pas erré en indiquant qu’il serait plus difficile pour M Herradi de justifier son manquement à l’obligation de résidence.

[41]  La SAI a aussi examiné de manière raisonnable les raisons pour le départ de M Herradi. Selon la SAI, sa motivation principale pour son départ était sa carrière plutôt que sa famille. Cette détermination de la SAI était raisonnable compte tenu de la preuve devant elle et le fait que les soumissions principales de M Herradi étaient au sujet de son cheminement professionnel. Contrairement aux soumissions de M Herradi, la SAI n’a pas ignoré ses efforts ni son plan déclaré de devenir avocat au Maroc pour mieux s’intégrer au Canada. Elle n’a simplement pas accepté que ce plan fût un facteur positif dans son cas, étant donné l’avis de la Fédération qu’il devait compléter une éducation en common law afin de progresser son cheminement professionnel dans une province de common law. Je suis conscient de la pratique du droit civil au Canada, mais M Herradi a fait sa demande auprès de la Fédération, et n’a déposé aucune preuve d’avoir demandé des renseignements sur l'accréditation au Québec. L’analyse de la SAI à ce sujet était raisonnable, même si M Herradi souhaitait que les raisons données pour son absence soient considérées comme un facteur militant en sa faveur.

[42]  De même, l’analyse de l’établissement de M Herradi au Canada, et de ses liens au Maroc, était raisonnable. La preuve de M Herradi était claire qu’il avait peu de liens au Canada. Même si M Herradi insistait sur son intention de vivre au Canada, celui-ci a créé peu de liens lors des cinq ans de son statut de résident permanent. Le fait qu’il n’avait pas des liens au Canada en raison de son stage professionnel ne change pas que ce facteur ne milite pas en sa faveur, et la SAI n’était pas obligée de faire référence à chaque élément de preuve qui portait sur ce sujet (son compte bancaire, ses impôts canadiens) afin que sa décision soit raisonnable. La preuve démontrait également que tous les liens familiaux de M Herradi, notamment sa mère et ses sœurs, se situent à l’extérieur du Canada.

[43]  La SAI a aussi noté qu’il n’y avait aucune preuve de bouleversement pour M Herradi ou sa famille si celui-ci ne pouvait pas renouveler son statut de résident permanent. M Herradi soumet qu’il perdrait l’habileté de fournir pour sa mère et sa sœur, mais la preuve suggère qu’il n’a jamais travaillé au Canada. Au contraire, comme discuté, il terminait son stage de qualification pour le Barreau de Casablanca. Dans ces circonstances, l’affirmation de M Herradi que son cheminement professionnel serait ruiné n’est pas convaincante. Certainement, ses plans de devenir avocat au Canada sont affectés, mais ceci est une conséquence de sa décision de rester au Maroc, peu importe que ce soit une bonne décision pour lui sur le plan professionnel. La conclusion de la SAI que la perte de son statut de résident permanent n’occasionnerait pas de difficultés importantes à M Herradi et sa famille était donc raisonnable.

[44]  M Herradi prétend aussi que deux autres erreurs factuelles rendent la décision déraisonnable : que la SAI a identifié le 13 novembre 2017 plutôt que le 13 décembre 2017 comme date de référence; et que la SAI s’est appuyée sur ses relations avec sa partenaire, malgré le fait que ce partenariat a terminé le 8 juin 2018. Ni l’un ni l’autre n’affecte la raisonnabilité de la décision. Quant à la première, il s’agit d’une erreur mineure de date qui n’a aucun effet sur la décision ni sur sa raisonnabilité. Quant à la deuxième, la preuve de M Herradi devant la SAI indiquait que le couple était toujours ensemble. M Herradi n’a pas présenté à la SAI de preuve à ce sujet, telle que la Déclaration de dissolution d’un pacte civil de solidarité qu’il avait déposé devant cette Cour. Au contraire, à plusieurs reprises, il a témoigné devant la SAI d’une façon suggérant que sa conjointe était toujours sa partenaire.

[45]  À la lumière de ces facteurs, je ne peux conclure que la SAI a erré dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire. M Herradi a choisi de poursuivre ses études au Maroc malgré que cela pourrait entraver à sa capacité de respecter son obligation de résidence et, conséquemment, son but de devenir avocat international au Canada. Le simple fait que la décision de M Herradi ne lui a pas porté fruit ne justifie pas une intervention de cette Cour.

IV.  Conclusion

[46]  La décision de la SAI était raisonnable. M Herradi ne s’est pas acquitté de son obligation de résidence et il n’a pas démontré la présence de motifs d’ordre humanitaire qui justifient une dérogation à l’application de la LIPR.

[47]  La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

V.  Question certifiée

[48]  Lors de l’audience, j’ai informé M Herradi, qui était auto représenté, ce que constitue une question certifiée, et je lui ai demandé s’il avait une question qu’il voulait certifiée en l’espèce. En réplique, M Herradi a demandé à cette Cour de certifier la question suivante :

Est-ce qu’un agent d’immigration à l’extérieur du Canada est compétent pour statuer sur l’obligation de résidence d’un individu lorsqu’une demande de renouvellement a déjà été déposée au Canada et en cours de se faire traiter par un autre agent ?

[49]  Selon l’alinéa 74d) de la LIPR, un jugement n’est susceptible d’un appel que si « l’affaire soulève une question grave de portée générale ». Cette question « doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » : Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46.

[50]  Les dispositions de la LIPR exigent clairement un contrôle sur l’obligation de résidence avant de remettre un titre de voyage à un résident permanent hors du Canada qui n’est pas muni d’une carte de résident permanent. En même temps, il n’est pas évident que la situation de M Herradi—d’un résident permanent hors du Canada sans carte de résident permanent, mais qui a déjà fait une demande de renouvellement qui soulève la question de l’obligation de résidence—risque se produire fréquemment. Dans ces circonstances, je ne peux souscrire à l’opinion que la question posée satisfait aux exigences nécessaires pour être certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6596‑18

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6596-18

 

INTITULÉ :

TARIK HERRADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AUDIENCE D’UNE DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE LE 23 OCTOBRE 2019 À PARTIR DE MONTRÉAL (QUÉBEC) ET DE Casablanca (MAROC)

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 février 2020

COMPARUTIONS :

Tarik Herradi

 

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE,

PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

 

Suzanne Trudel

 

LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

LE DÉFENDEUR

 

 

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