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Dossier : IMM‑3161‑19

Référence : 2020 CF 266

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 février 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

OVWIGHO KINGSLEY OHWOFASA

ESEOGHENE OHWOFASA

(alias ESEOGHEME OHWOFASA)

EFEMENA MICHELLE OHWOFASA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], concerne une famille originaire du Nigéria. Le demandeur principal, Ovwigho Kingsley Ohwofasa, est le père, tandis que le deuxième demandeur est son épouse. Efemena est leur fille.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a entendu la demande d’asile une première fois, mais la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a renvoyé l’affaire pour réexamen. La décision relative au réexamen, rendue de vive voix le 28 mai 2018, le jour même où le demandeur principal et son épouse ont été entendus, a fait l’objet d’un autre appel devant la SAR. Cette décision a été rendue le 3 mai 2019. C’est à l’égard de cette décision de la SAR que l’autorisation a été accordée de demander un contrôle judiciaire. La seule question dont la Cour est saisie consiste à déterminer s’il était raisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs disposent d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Nigéria. Étant donné que la question à trancher est limitée, seul un résumé de l’allégation suffira à fournir un contexte.

I.  Les faits

[3]  Le demandeur principal était, pendant un certain temps, photographe dans l’État du Delta au Nigéria. Il semble qu’il ait fait de la photographie pour le parti Congrès progressiste (l’APC), le parti duquel il est devenu membre en 2014 dans l’espoir d’obtenir davantage de contrats.

[4]  Il est allégué que, en avril 2015, au cours d’une élection tenue dans l’État du Delta, le demandeur principal a pris des photos montrant un autre parti, le Parti démocratique populaire (PDP), en train de se livrer à des pratiques électorales malhonnêtes. Selon la décision de la SAR, les pratiques malhonnêtes comprenaient des agressions contre les électeurs et le retrait des urnes.

[5]  Par conséquent, soutient le demandeur principal, des hommes armés se sont présentés chez lui et ont menacé et agressé son épouse (le demandeur principal n’était pas présent). L’événement a été signalé à la police. S’en sont suivis des appels téléphoniques menaçants de personnes se présentant comme appartenant au Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger (MEND). On nous dit qu’ils sont des bandits associés au PDP.

[6]  Il n’a pas fallu longtemps aux demandeurs pour décider de chercher refuge au Canada parce qu’ils ont quitté le Nigéria quelques semaines plus tard, pour arriver au Canada le 16 juin 2015. Leur demande d’asile a été entendue pour la première fois le 5 novembre 2015.

II.  La décision de la SAR visée par le contrôle

[7]  Comme il a déjà été mentionné, la première décision de la SPR a été annulée par la SAR. La deuxième décision de la SPR a de nouveau été portée en appel devant la SAR; c’est cette décision, et rien d’autre, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. La SAR était saisie de deux questions : la crédibilité des demandeurs et la possibilité de refuge intérieur.

[8]  La SAR a dû composer avec les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur. Sur le fondement de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés (DORS/2012‑257) et du paragraphe 110(4) de la Loi, certains de ces nouveaux éléments de preuve n’ont pas été acceptés et d’autres nouveaux éléments de preuve ont été jugés inadmissibles (décision de la SAR, par. 29). La SAR a également commenté l’analyse de la crédibilité menée par la SPR. Toutefois, cette analyse a peu d’importance puisque la SAR a conclu que la question déterminante était la PRI.

[9]  La SAR a conclu qu’il existe une PRI à Lagos, la ville la plus peuplée du Nigéria (un pays de plus de 200 millions d’habitants) : les demandeurs ne sont donc ni des réfugiés ni des personnes à protéger. Leur appel a été rejeté.

[10]  Le critère permettant de conclure à l’existence d’une PRI comporte deux volets : (1) il n’y a aucune possibilité sérieuse de persécution dans la PRI proposée; (2) il ne serait pas déraisonnable d’y déménager. De l’avis de la SAR, il n’y a tout simplement aucune possibilité sérieuse de persécution à Lagos parce que les agents de persécution mènent leurs activités dans une autre partie du pays, l’État du Delta; les menaces se situent dans l’État du Delta. Pour reprendre les termes de la SAR, au paragraphe 42, « les appelants ne sont pas parvenus à prouver que ces personnes vont chercher à les retrouver ou ont les moyens de les trouver à l’extérieur de Sapele ». En effet, l’incident initial concernait une élection contestée dans la région du delta du Niger. Par conséquent, le premier volet du critère n’est pas satisfait.

[11]  En outre, le profil du demandeur principal n’est pas susceptible d’accroître le risque : il est photographe et n’occupe aucun poste important au sein de son parti, le parti de la majorité qui domine le Sénat et la Chambre des représentants. Lagos est une ville tentaculaire d’au moins 13 millions d’habitants située à des centaines de kilomètres de Sapele et de la région du Delta.

[12]  La SAR a également examiné le deuxième volet du critère. Les questions linguistiques, la discrimination à l’égard des non-autochtones et les activités du groupe terroriste Boko Haram ont été soulevées par les demandeurs et rejetées par le décideur, essentiellement parce que l’analyse de la SPR n’était pas erronée. Quel que soit le préjudice que pourrait causer le déménagement à Lagos, il n’est pas déraisonnable pour les demandeurs d’y déménager.

III.  Arguments et analyse

[13]  L’avocat des demandeurs a présenté, la veille de l’audience de la présente affaire, un recueil de jurisprudence contenant des documents sur le Nigéria dont la SPR et la SAR n’étaient pas saisies. L’avocat du défendeur s’est opposé à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve. Comme je l’ai expliqué à l’audience, le rôle d’une cour de révision dans le cadre du contrôle judiciaire consiste à contrôler la légalité de la décision rendue par un tribunal. Dans l’arrêt Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, la Cour d’appel fédérale a expliqué en détail pourquoi, en règle générale, la preuve dont le décideur n’était pas saisi n’est pas admissible devant une cour de révision. Comme le souligne la Cour d’appel, un tribunal et une cour de révision ont des rôles différents (voir également l’arrêt Première nation de Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149).

[14]  Il y a des exceptions à la règle, mais cette affaire ne relève d’aucune d’entre elles. En fait, l’avocat des demandeurs n’a pas cherché à justifier l’inclusion des documents figurant dans le recueil de jurisprudence en vertu de l’une ou l’autre des exceptions.

[15]  Par conséquent, j’ai indiqué à l’audience que les avocats ne pouvaient se fier à aucun de ces documents à moins qu’ils ne figurent dans le dossier certifié du tribunal (le DCT). Les renvois, si nécessaires, doivent être faits aux pages du DCT.

[16]  Contrairement à ce qu’ont soutenu les demandeurs, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], par. 16). Il s’ensuit que le fardeau qui incombe au demandeur est de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la décision est déraisonnable, puisqu’elle manque de justification, de transparence et d’intelligibilité. Le décideur doit faire preuve d’une certaine retenue (Coldwater Première Nation c Canada (Procureur général), 2020 CAF 34).

[17]  Le concept de PRI est tout simplement inhérent à la définition de « réfugié ». Le réfugié doit être un réfugié d’un pays, et non d’une région d’un pays (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 [Rasaratnam], p. 710). Comme la Cour d’appel fédérale l’a dit il y a plus de 25 ans, « (s]'il leur est possible de chercher refuge dans leur propre pays, il n’y a aucune raison de conclure [que les demandeurs de statut] ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de ce pays » (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukasu] à la p. 593). Le pays étranger n’entre dans l’équation qu’en cas d’échec du soutien national (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689). Une fois informé que le ministre prétend qu’il existe une PRI, « il appartient [au demandeur de statut] de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans tout le pays, y compris la partie qui offrait prétendument une possibilité de refuge » (Thirunavukkarasu, à la p. 595).

[18]  À mon avis, trois éléments importants doivent être reconnus lorsque la question d’une PRI est soulevée. Premièrement, le fardeau de la preuve en ce qui concerne le critère en deux volets repose sur les épaules du demandeur d’asile. La question a été bien résumée dans Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201, au paragraphe 15 :

[15]  La notion de PRI fait partie inhérente de la définition de réfugié au sens de la Convention, parce que le demandeur doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région d’un pays (voir Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1992] 1 CF 706, au paragraphe 6). Une fois que la Commission envisage une PRI, elle doit en déterminer la viabilité en fonction du critère à deux volets décrit dans l’arrêt Rasaratnam. Il incombe au demandeur de prouver qu’il n’y a aucune PRI ou qu’elle est déraisonnable dans les circonstances. Le demandeur doit en fait persuader la Commission, selon la prépondérance de la preuve, soit qu’il risque sérieusement d’être persécuté à l’endroit proposé par la Commission pour la PRI, soit qu’il serait déraisonnable pour lui de se réfugier à cet endroit étant donné sa situation particulière.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  Deuxièmement, le critère est bien connu, mais il vaut la peine de le répéter. Il a d’abord été énoncé dans l’arrêt Rasaratnam (précité) :

À mon avis, en concluant à l’existence d’une possibilité de refuge, la Commission se devait d’être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelant ne risquait pas sérieusement d’être persécuté à Colombo et que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, la situation à Colombo était telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour l’appelant d’y chercher refuge.

(p. 711)

[20]  Troisièmement, et peut-être plus important encore, le deuxième volet du critère est censé avoir un seuil très élevé. Dans l’arrêt Thirunavukkarasu (précité), la Cour d’appel a donné des précisions assez importantes sur les éléments constitutifs du critère. S’il y avait un doute sur les exigences, elles ont de nouveau été affirmées fermement et sans équivoque dans l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 [Ranganathan], une autre décision de la Cour d’appel fédérale.

[21]  Dans l’arrêt Ranganathan, la Cour cite divers passages de l’arrêt Thirunavukkarasu. Après avoir insisté sur le fait que les demandeurs sont censés se prévaloir de refuges dans leur propre pays, la Cour, dans l’arrêt Ranganathan, reproduit des paragraphes entiers tirés des pages 597 à 599 de l’arrêt Thirunavukkarasu, mais une partie des paragraphes est soulignée. Je reproduis les mêmes passages que ceux du paragraphe 13 de l’arrêt Ranganathan :

[13]  Permettez-moi de préciser. Pour savoir si c’est raisonnable, il ne s’agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d’un tel déménagement. Il ne s’agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu’un nouveau pays. Il s’agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs [...]

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.

En conclusion, il ne s’agit pas de savoir si l’autre partie du pays plaît ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s’attendre à ce qu’il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d’aller chercher refuge dans un autre pays à l’autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j’ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu’ils craignent d’être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d’origine et ce, dans n’importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s’il n’est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d’obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays. [Non souligné dans l’original.]

[22]  Cela suppose que, dans l’arrêt Ranganathan, la Cour accepte que l’absence de membres de la famille dans la région sécuritaire puisse être prise en compte comme un facteur, mais qu’il en faut plus pour rendre la PRI inadéquate. Comme l’affirme la Cour, « [l]orsqu’une personne doit abandonner la douceur de son foyer pour aller s’installer dans une autre partie du pays, y trouver du travail et recommencer sa vie loin de sa famille et de ses amis, elle est assurément confrontée à des épreuves, et même à des épreuves indues. Toutefois, ce ne sont pas là les épreuves indues dont notre Cour fait état dans l’arrêt Thirunavukkarasu » (par. 14).

[23]  On peut se demander quel type d’épreuves serait jugé inapproprié, voire déraisonnable, pour une PRI. L’arrêt Thirunavukkarasu parle de traverser des lignes de combat, se cacher dans des régions isolées, par exemple dans une caverne dans les montagnes, dans le désert ou dans la jungle : il ne peut y avoir d’obligation de faire face à un grand danger ou de subir des difficultés pour y rester. Dans l’arrêt Ranganathan, la Cour parle ainsi de vie ou de sécurité menacée comme étant là où il faille placer la barre :

[15]  Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haut lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. L’absence de parents à l’endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d’autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne.

[Non souligné dans l’original.]

[24]  Comme le dit la Cour d’appel fédérale, le simple fait que les conditions au Canada soient meilleures, que ce soit physiquement, économiquement ou émotionnellement, n’est pas la norme : le seuil est plus élevé et doit demeurer élevé parce que la ligne de démarcation entre les demandes d’asile et les demandes pour motifs d’ordre humanitaire ne doit pas être floue.

[25]  Ces pouvoirs sont contraignants pour la Cour. Il s’ensuit que les considérations que les demandeurs voudraient soulever en l’espèce ne respectent pas le seuil qu’exigent nos lois.

[26]  Les demandeurs soutiennent qu’ils seront menacés à Lagos par des membres d’un parti d’opposition. Il leur incombe de démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans la PRI proposée. Ils ont également le lourd fardeau de démontrer qu’il ne serait pas raisonnable d’avoir à s’installer dans une région du pays qui offrirait une PRI. Malheureusement, les demandeurs échouent sur les deux volets.

[27]  Relativement au premier volet, les demandeurs laissent entendre qu’en tant que photographe politique, le demandeur principal pourrait être reconnu à Lagos, une ville située à plusieurs centaines de kilomètres de la région du Delta. Rien n’appuie cette affirmation : il a pris des photos lors d’une élection régionale qui a eu lieu à des centaines de kilomètres de là. Rien n’indique qu’il avait une certaine notoriété qui ne pourrait qu’engendrer la possibilité sérieuse qu’il soit recherché. En effet, l’affirmation suppose qu’il doit redevenir photographe, un emploi qu’il n’a certainement pas occupé au Canada : ce n’est tout simplement pas le cas. Le demandeur peut envisager d’autres emplois, comme il l’a fait lorsqu’il est venu au Canada. La SAR n’a pas omis de tenir compte de l’emploi que le demandeur principal prétend maintenant vouloir occuper dans la PRI. Rien n’explique pourquoi le demandeur principal pratiquerait la photographie comme emploi. En outre, les demandeurs soulèvent le spectre de l’utilisation, par l’agent de persécution, des médias sociaux pour découvrir où ils se trouvent actuellement au Nigéria : ce n’est, au mieux, qu’une conjecture, mais loin d’être une possibilité sérieuse. Compte tenu de la norme de la décision raisonnable, les demandeurs n’ont pas démontré que les motifs ne relèvent pas d’un raisonnement intrinsèquement cohérent ni qu’ils ne sont pas justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au par. 2). Que la SAR n’a pas accepté l’argument des demandeurs était tout à fait raisonnable, et elle a donné des motifs qui satisfont au critère de la décision raisonnable : les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau.

[28]  Il en va de même pour le deuxième volet. Les demandeurs se plaignent que la SAR a accepté le raisonnement de la SPR. Je ne vois rien de mal à être convaincu, selon la norme de la décision correcte qui s’applique à la décision de la SAR, que la SPR a eu raison, la SAR ayant mené son propre examen.

[29]  Ayant reconnu la norme stricte et en mettant l’accent sur le fait qu’on ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans la PRI ou pour y demeurer (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au par. 24, où les demandeurs citent l’arrêt Thirunavukkarasu), les demandeurs qualifient les possibilités d’emploi à Lagos comme étant [traduction« une tâche difficile » (par. 26). Les demandeurs ne tiennent pas compte de la décision rendue dans l’arrêt Ranganathan (précité). Le paragraphe 15 de cette décision place la barre haute, « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr »; la Cour ajoute que « (c]ela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d’un emploi ou d’une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d’une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d’une personne » (Ranganathan, au par. 15). Les demandeurs soulèvent également la difficulté de maintenir leur hébergement à Lagos, où les coûts de location seraient élevés. Encore une fois, la question n’est pas de savoir si Lagos est plus ou moins attrayante. De toute évidence, des millions de Nigérians vivent à Lagos : les demandeurs n’ont pas produit de preuves réelles et concrètes, comme il est exigé, des conditions qui rendent la PRI déraisonnable. La commodité et l’attractivité de la PRI ne sont pas suffisantes pour atteindre le seuil établi par la Cour d’appel. Les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de la SAR est déraisonnable au regard du seuil.

[30]  Les demandeurs se sont surtout appuyés sur deux décisions : Okonkwo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1330, et Ambrose-Esede c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1241, deux affaires qui se sont penchées sur la situation de demanderesses pour lesquelles des PRI avaient été relevées au Nigéria. Dans ces deux affaires, les décisions ont été annulées par la Cour.

[31]  J’ai demandé à l’avocat du ministère public s’il prétendait que ces décisions récentes étaient erronées. L’avocat a prétendu qu’il n’était pas nécessaire d’aller aussi loin, étant donné que les faits dans ces deux affaires étaient complètement différents de ceux en l’espèce. Je suis du même avis. Les faits dans ces deux affaires, comme dans Okoloise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1008, sont si différents qu’ils ne peuvent pas servir de précédents en l’espèce. Néanmoins, je constate qu’aucune de ces affaires ne renvoie, contrairement à l’affaire Adebayo c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 330, à l’arrêt Ranganathan (précité), dans lequel la Cour d’appel fédérale insiste sur le seuil élevé qu’elle a établi dans des décisions antérieures. Le seuil a été maintes fois appliqué et il n’a pas été établi par inadvertance. La Cour est liée par ce critère.

[32]  Enfin, les demandeurs prétendent que la SAR s’est [traduction« largement appuyée sur le guide jurisprudentiel relatif à la PRI » (mémoire des faits et du droit, au par. 32), qu’ils ont ensuite tenté de distinguer de la présente affaire. Deux observations méritent d’être faites. Tout d’abord, à mon avis, la SAR ne s’est pas largement appuyée sur le guide jurisprudentiel. Ce guide vient simplement appuyer les conclusions déjà formulées. Deuxièmement, il est mentionné dans le contexte d’une crainte des acteurs non étatiques au Nigéria, alors que la SAR reconnaît d’emblée dans sa décision que seuls certains faits sont semblables. On peut soutenir que les faits dans le guide jurisprudentiel sont plus favorables que ceux de l’espèce, toutefois, ces circonstances ont donné lieu à l’existence d’une PRI. Comme la SAR l’a indiqué au paragraphe 54, « [l]e guide jurisprudentiel traite d’un éventail de préoccupations, comme l’emploi, l’éducation, les déplacements, l’hébergement et l’identité autochtone. J’adopte le raisonnement du guide jurisprudentiel dans mon analyse et je conclus que, bien qu’il puisse y avoir des difficultés pour eux à Lagos [les demandeurs soutiennent que les deux principales différences entre l’affaire en cause et celle présentée dans le guide jurisprudentiel sont que cette dernière concerne une seule femme et aucun enfant, et que, dans le guide jurisprudentiel, les questions étaient le mariage forcé et la mutilation génitale féminine, de sorte que ces différences rendraient le guide jurisprudentiel inapplicable], il n’est pas déraisonnable pour les appelants d’y déménager ». Lorsque des conclusions sont tirées, il n’est pas déraisonnable, à mon avis, que des questions comme l’emploi, l’hébergement ou l’identité autochtone, soient transférables dans une certaine mesure à d’autres causes, même lorsque les faits ne sont pas exactement les mêmes. Le guide jurisprudentiel n’est rien de plus qu’un outil créé par le président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en vertu de l’alinéa 159(1)h) de la Loi, pour aider les commissaires à s’acquitter de leurs fonctions. Ce n’est pas une panacée. Ce qui importe, c’est que, en fin de compte, la norme établie par la Cour d’appel est celle qui est appliquée par les tribunaux d’instance inférieure. Les faits doivent être suffisamment semblables pour faciliter la comparaison entre deux séries de circonstances différentes. Il n’y a pas deux causes exactement identiques. Toutefois, il se peut que certaines décisions de la Commission soient utiles à d’autres commissaires (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1126, au par. 4).

[33]  Le guide jurisprudentiel n’a pas indûment servi de fondement. En fait, on peut soutenir que la SAR ne s’est pas fondée sur d’autres causes semblables, mais y a seulement trouvé appui.

[34]  La décision de la SAR est raisonnable puisqu’elle est justifiée, transparente et intelligible.

[35]  Les parties ont convenu qu’il n’y a pas de question à certifier au titre de l’article 74 de la Loi. La Cour est de ce avis.

 




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