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Date : 20200220

Dossier : IMM-2195-19

Référence : 2020 CF 280

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 février 2020

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

GHILAD PAZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  M. Ghilad Paz sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de rejeter sa demande d’asile fondée sur ses opinions politiques.

[2]  Le demandeur, un activiste né en Israël, prétend que son appui au mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) l’expose à un risque de persécution par des concitoyens et responsables israéliens.

[3]  Il soutient que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve relatifs à la persécution croissante au sein de la société israélienne et par l’État à l’égard des dissidents comme lui‑même, ainsi que des nouveaux éléments de preuve montrant que sa demande d’asile a été largement couverte par les médias israéliens en 2016 et 2017. Il soutient en outre que la SAR a commis une erreur en concluant que l’État d’Israël était capable de le protéger et disposé à le faire.

II.  Faits

[4]  Les faits suivants proviennent de la décision de la SAR et de l’affidavit du demandeur.

[5]  En 2014, le demandeur s’est engagé dans un parti politique de gauche appelé Meretz, ainsi qu’au sein d’Amnistie internationale et du mouvement BDS, qui préconise des boycotts, des désinvestissements et des sanctions contre l’État d’Israël. Il a commencé à se servir des médias sociaux pour exprimer ses opinions, critiquant les opérations israéliennes dans la bande de Gaza et déclarant qu’Israël avait commis des crimes de guerre contre les Palestiniens.

[6]  En 2016, des ministres du gouvernement israélien ont commencé à contrer le mouvement BDS, affirmant que les activistes israéliens impliqués dans ce mouvement en paieraient le prix, que les activistes étrangers ne seraient pas autorisés à entrer en Israël tandis que ceux qui se trouvaient déjà sur le territoire seraient expulsés.

[7]  En raison de ces critiques publiques, le demandeur a quitté Israël, craignant pour sa sécurité et redoutant que des responsables israéliens intentent contre lui des actions civiles ou pénales. Arrivé au Canada le 11 août 2016, il a présenté une demande d’asile à son arrivée. Il a donné des entrevues à des journalistes au sujet de sa demande d’asile, et se sert encore des médias sociaux pour exprimer ses opinions et couvrir sa demande d’asile au Canada.

[8]  La SPR a refusé la demande d’asile de M. Paz. Ce dernier a déclaré devant la SAR qu’il avait encore plus peur de retourner en Israël en raison des actes qu’il avait posés au Canada et de l’animosité grandissante des citoyens et des autorités gouvernementales en Israël contre les activistes pro‑palestiniens de gauche.

III.  Décision contestée

[9]  La SAR a confirmé la décision de la SPR, estimant que son analyse quant à la protection de l’État dont M. Paz pouvait se prévaloir n’était pas erronée. La SAR a également examiné les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur et même s’il en a admis certains, le commissaire a déterminé qu’aucune raison ne justifiait la tenue d’une audience.

A.  Éléments de preuve présentés en appel

[10]  Le demandeur a présenté plusieurs nouveaux éléments de preuve à la SAR, y compris de nombreux articles de presse. Cependant, il ne s’est pas conformé aux articles 29 et 37 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, aux termes desquels l’appelant doit obtenir l’autorisation du tribunal avant de soumettre de nouveaux éléments de preuve; cette demande doit se faire par écrit et être appuyée par un affidavit; et il doit notamment expliquer dans ses observations en quoi l’élément de preuve remplit les exigences énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et le concerne.

[11]  Bien que le demandeur n’ait pas respecté la procédure voulue pour soumettre de nouveaux éléments de preuve en appel, la SAR a conclu que certains des éléments de preuve étaient admissibles. Comme certains articles contenaient des renseignements crédibles et pertinents sur des événements survenus après le rejet de sa demande d’asile, les articles suivants ont été admis :

Orly Noy, « ‘Spilling enemy blood is allowed’: After settler attack, Israeli activists speak out » [Verser le sang de l’ennemi est permis : des activistes israéliens s’expriment après des attaques perpétrées par des colons] +972 Magazine, 26 août 2018;

Mordechai Kremnitzer, « Shin Bet’s Harassment of Left-wing Activists Serves Political Interests – and Not for the First Time » [Le harcèlement d’activistes de gauche par le Shin Bet sert des intérêts politiques ‑ et ce n’est pas la première fois], Haaretz, 16 août 2018;

Isabel Kershner, « Israeli Airport Detention of Prominent U.S. Jewish Journalist Prompts Uproar » [La détention à l’aéroport israélien d’un éminent journaliste juif américain suscite l’indignation], The New York Times, 14 août 2018;

Edo Konrad, « In Israel, American Jews can kiss their privilege goodbye » [En Israël, les Juifs américains peuvent dire adieu à leur privilège] +972 Magazine, 9 août 2018;

Éditorial, « The Shin Bet State is Here » [L’État du Shin Bet est advenu], Haaretz, 8 août 2018;

Jonathan Ofir, « Adi Shosberger called Israeli soldiers ‘terrorists’ – and Israel has turned on her », [Adi Shosberger a traité des soldats israéliens de terroristes – Israël s’en est pris à elle], Mondoweiss.net, 27 avril 2018;

Noa Landau, « Israel to Deny Tax Breaks, Government Bids from Local Groups Calling for Boycott » [Israël refuse les soumissions de groupes locaux appelant au boycott et ne leur accorde pas d’allégement fiscal], Haaretz, 15 février 2018.

[12]  Cependant, la SAR a conclu que les éléments de preuve qui ne traitaient pas directement des activistes israéliens de gauche et de la question de savoir si les autorités étaient capables de les protéger et disposées à le faire étaient inadmissibles, étant donné qu’ils n’étaient pas pertinents aux fins de l’appel, dont la question déterminante concernait la protection de l’État.

B.  Tenue d’une audience devant la SAR

[13]  Au départ, le demandeur n’a pas sollicité d’audience devant la SAR; cependant, dans l’une de ses demandes visant à soumettre de nouveaux éléments de preuve, il a demandé à ce qu’une audience soit tenue pour statuer sur leur admissibilité.

[14]  Même si la SAR a jugé que les éléments de preuve soulevaient une question sérieuse touchant à la crédibilité du demandeur, ils n’étaient pas essentiels au regard de la décision et donc ne remplissaient pas les critères du paragraphe 110(6). La SAR a également déterminé que les nouveaux éléments de preuve ne justifieraient pas de faire droit à la demande d’asile étant donné qu’ils ne contenaient pas suffisamment de renseignements quant à la capacité de l’État d’Israël de protéger adéquatement ses citoyens.

C.  Analyse de l’appel

[15]  La SAR a ensuite entrepris d’examiner la décision de la SPR en appliquant la norme de la décision correcte et en menant sa propre analyse du dossier. Elle a conclu pour plusieurs raisons que l’analyse de la SPR quant à la protection de l’État israélien n’était pas erronée.

[16]  La SAR a commencé par rappeler que les États sont présumés être en mesure de protéger leurs citoyens, à moins d’un effondrement complet de l’appareil étatique (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689). Pour prouver que la protection de l’État n’est pas disponible, le demandeur doit présenter des éléments de preuve clairs et convaincants établissant que son pays n’est pas en mesure de le protéger ou qu’il refuse de le faire; lorsqu’une protection est disponible, les demandeurs d’asile doivent s’adresser à l’État pour l’obtenir. Plus les institutions d’un État donné sont démocratiques, plus lourd sera le fardeau incombant au demandeur d’asile d’épuiser toutes les possibilités de protection dont il peut se prévaloir.

[17]  La SAR a examiné les circonstances personnelles du demandeur à la lumière des articles et des autres éléments de preuve qu’il a soumis; elle a relevé des éléments de preuve attestant que les activistes israéliens qui réunissent des renseignements sur l’essor des colonies et protègent les Palestiniens étaient attaqués par des colons et que l’armée s’opposait à leurs activités. Elle a également constaté que les services de sécurité israéliens avaient convoqué des activistes de gauche et les avaient avertis de ne pas aller « trop loin » dans leurs activités. Les tribunaux israéliens ont approuvé ces pratiques, certaines ayant été critiquées et jugées comme étant de portée trop vaste.

[18]  De plus, les articles soumis traitent de lois adoptées en Israël en 2017, qui interdisent l’entrée au pays des étrangers ayant posé des actes visant à favoriser le mouvement BDS, ce qui s’inscrivait dans une campagne d’opposition plus large du pays contre les ONG comme Amnistie internationale, qui accuse Israël d’occuper illégalement les territoires palestiniens.

[19]  Compte tenu de la preuve documentaire présentée par le demandeur, la SAR a conclu qu’Israël est un pays démocratique confronté à des problèmes touchant aux droits de la personne. Le cartable national de documentation (CND) de 2017 sur Israël comprend notamment des renseignements concernant un membre fondateur du mouvement BDS ayant fait l’objet d’attaques personnelles dans les déclarations de ministres du gouvernement; ces derniers avaient également menacé de révoquer sa résidence permanente et lui ont fait craindre pour sa sécurité et celle de sa famille. Cependant, les civils israéliens dont la vie ou la sécurité est menacée ont accès à des recours légaux et administratifs devant des juges indépendants, et des organisations gouvernementales et des ONG peuvent aider les gens dont les droits ont été violés.

[20]  La SAR a également traité d’une loi israélienne qui permet d’intenter une action en justice contre quiconque appelle au moindre boycott de l’État, avec ou sans preuve attestant que le demandeur a subi un préjudice direct en découlant. La Cour suprême d’Israël a confirmé la constitutionnalité de cette loi. Cependant, la SAR a noté que M. Paz n’avait pas fait l’objet d’une action de ce genre, et que si ce devait être le cas, il pourrait se prévaloir de recours en Israël; ces mêmes recours s’offrent également aux ONG ciblées.

[21]  Une autre loi israélienne permet au ministre des Finances d’imposer des sanctions à ceux qui appellent au boycott d’Israël, y compris des restrictions de participation à des appels d’offres pour obtenir des contrats gouvernementaux. L’appelant a fait valoir que son père a perdu sa cote de sécurité et son emploi en 2016 à cause des actions de son fils contre l’État d’Israël. La SAR a déclaré qu’aucun élément de preuve n’attestait que son père n’avait pas pu contester son congédiement, d’autant plus qu’il n’était pas impliqué lui‑même dans le mouvement BDS.

[22]  À ce titre, la SAR a conclu que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver qu’il ne pouvait pas se prévaloir d’une protection de l’État en Israël. La SAR a également conclu qu’il n’avait pas montré qu’il s’était prévalu de toutes les options qui s’offraient à lui pour obtenir la protection des autorités israéliennes et que rien ne l’empêchait d’utiliser les options en question pour obtenir la protection de son pays natal.

IV.  Question préliminaire

[23]  Le défendeur cite deux documents joints à l’affidavit du demandeur qui, selon lui, n’ont pas été présentés à la SAR et doivent donc être radiés : (1) une note du psychologue du demandeur, M. Letsas, datée du 27 décembre 2017 et (2) un billet médical du Dr Lespérance daté du 12 avril 2019. Le demandeur fait valoir que de graves motifs expliquent le dépôt de ces documents de M. Paz à l’extérieur des délais requis, notamment le fait qu’il a été hospitalisé trois fois dans un hôpital psychiatrique.

[24]  Un examen du dossier certifié du tribunal (DCT) montre que le demandeur a soumis la lettre de M. Letsas à la SAR le 17 janvier 2018. La décision a été rendue le 23 janvier 2019 et même si cette lettre n’y est pas mentionnée en particulier, elle est contenue dans le DCT et a donc clairement été déposée plus d’un an avant la publication de la décision. Par conséquent, aucune raison ne semble justifier de la radier, étant donné qu’elle se trouvait dans le DCT et que la SAR en disposait donc au moment où elle a rendu sa décision.

[25]  Cependant, le billet du Dr Lespérance ne figure pas dans le DCT, car il a été rédigé et soumis après que la SAR eut rendu sa décision. À ce titre, comme le demandeur n’a pas présenté à la Cour de requête expliquant pourquoi ce nouvel élément de preuve devait être admis au titre des circonstances étroites prévues par les Règles des Cours fédérales et la jurisprudence, la Cour a décidé de radier le billet du Dr Lespérance.

V.  Questions en litige et norme de contrôle

[26]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve présentés par le demandeur?

  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en n’accordant pas d’audience au demandeur?

C.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État? En d’autres mots, la SAR a‑t‑elle raisonnablement apprécié le risque auquel serait exposé le demandeur en cas de retour?

[27]  Comme la présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable ne peut être réfutée, cette norme régira les questions en litige (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

VI.  Analyse

A.  La SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve présentés par le demandeur?

[28]  La SAR a accepté plusieurs éléments de preuve du demandeur, mais a refusé d’accepter les articles suivants, ou n’a pas explicitement indiqué qu’elle les acceptait :

Marissa Newman, « Ministers back bill for companies to sue Israel boycotters » [Des ministres soutiennent un projet de loi autorisant des entreprises à poursuivre ceux qui boycottent l’État d’Israël], Times of Israel, 5 novembre 2017

Marissa Newman, « Bill opening up Israeli BDS activists to lawsuits advances » [Le projet de loi qui rend possible la poursuite en justice d’activistes du mouvement BDS va de l’avant], Times of Israel, 22 novembre 2017

Jonathan Lis, « Israeli Lawmakers Push Prison Time for Pro-boycott Activists » [Des législateurs israéliens réclament des peines d’emprisonnement pour les activistes qui soutiennent le boycott], Haaretz, 29 novembre 2017

[29]  Le demandeur a également soumis plusieurs articles consacrés à son activisme et à sa demande d’asile, ainsi qu’une note de son psychologue, des messages Facebook traduits du responsable israélien Avi Ovadia, une pétition visant à offrir à M. Paz [traduction] « un billet pour Gaza », et d’autres articles consacrés à la répression menée contre les activistes favorables au BDS, notamment par des arrestations, la création d’une base de données d’activistes, l’interdiction d’entrer en Israël et même les propositions d’un ministre qui appelle à [traduction] « l’assassinat ciblé » de chefs du mouvement BDS.

[30]  Il est certainement établi en droit que le décideur n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve pour montrer qu’il en a dûment tenu compte. De plus, le demandeur n’a pas suivi la procédure requise pour soumettre des éléments de preuve en appel, suivant laquelle il devait notamment démontrer que les documents étaient pertinents et nécessaires aux fins du paragraphe 110(4) de la LIPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 (CanLII), au para 45).

[31]  La SAR a cité la décision Galamb c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1230, dans laquelle, comme en l’espèce, le demandeur n’avait fourni aucune observation expliquant en quoi l’élément de preuve soumis remplissait les exigences de la LIPR. Comme l’a déclaré le juge Denis Gascon dans la décision Galamb :

Dans les circonstances, on ne peut pas dire que la conclusion de la SAR de refuser d’admettre le nouvel élément de preuve n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il incombait à M. Galamb et à Mme Ganyi de soumettre des observations complètes et détaillées pour démontrer comment le nouvel élément de preuve déposé répondait à l’exigence prévue au paragraphe 110(4) et comment le nouvel élément de preuve était lié à leur cas, ce qu’ils n’ont pas fait. […]

[32]  Par conséquent, même si elle a décidé d’accepter certains des nouveaux éléments de preuve présentés malgré l’absence d’observations du demandeur quant à leur nouveauté ou à leur pertinence, la SAR a agi raisonnablement compte tenu des exigences claires énoncées dans les Règles et la LIPR.

B.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en n’accordant pas d’audience au demandeur?

[33]  Même si je conviens avec le demandeur que la présente affaire soulève certainement d’importantes questions comme la liberté d’expression, l’importance des enjeux n’entre pas dans l’appréciation qu’effectue la SAR pour décider de tenir ou non une audience.

[34]  Comme le met de l’avant le défendeur, le paragraphe 110(3) de la LIPR énonce la norme générale suivant laquelle la SAR procède en se fondant sur le dossier de la SPR. Le paragraphe 110(6) prévoit une exception lorsque le nouvel élément de preuve soumis (1) soulève une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur; (2) est essentiel pour la prise de la décision relative à la demande d’asile; et (3) à supposer qu’il soit admis, justifierait que la demande d’asile soit accueillie ou refusée, selon le cas. Cependant, même si ces critères sont remplis, la SAR peut tout de même décider, aux termes du paragraphe 110(6), de ne pas tenir d’audience.

[35]  Le demandeur n’a avancé aucun argument pour expliquer en quoi le paragraphe 110(6) s’applique aux éléments de preuve qu’il a soumis, et la SAR a effectué une appréciation approfondie du droit existant. Ainsi, je conclus que sa décision de ne pas tenir d’audience était raisonnable.

C.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État? En d’autres mots, la SAR a‑t‑elle raisonnablement apprécié le risque auquel serait exposé le demandeur en cas de retour?

[36]  La jurisprudence relative à la protection de l’État est claire et sans équivoque : un État est présumé être en mesure de protéger ses citoyens à moins qu’un demandeur ne réfute cette présomption. Pour cela, il devra démontrer qu’il a épuisé tous les recours dont il pouvait se prévaloir pour obtenir la protection de l’État. Plus les institutions de l’État sont démocratiques, plus lourd est le fardeau dont il devra s’acquitter pour montrer qu’il a épuisé toutes les options en la matière.

[37]  Je conviens avec le demandeur que la situation des droits de la personne en Israël ‑ en particulier en ce qui concerne l’approche de l’État à l’égard des dissidents et des activistes qui critiquent son traitement des Palestiniens ‑ peut être préoccupante. Il est certain que plusieurs lois en vigueur en Israël ne sont pas favorables à la position du demandeur en tant qu’activiste du mouvement BDS. Cependant, les mesures prises par ce pays à l’égard des dissidents n’attestent pas qu’il s’agit d’un État non démocratique ni que le demandeur s’est acquitté de son fardeau de montrer qu’il a tenté d’obtenir une protection de l’État. Comme le fait remarquer la SAR au paragraphe 28 de sa décision :

[…] Cela étant dit, les forces de sécurité et les policiers [israéliens] agissent sous le contrôle effectif des autorités civiles. Lorsque leurs droits fondamentaux sont violés, y compris lorsqu’ils reçoivent des menaces à leur vie ou à leur sécurité ou encore lorsqu’ils estiment que des crimes graves sont commis, y compris des crimes de guerre ou des actes pouvant être qualifiés de torture, les citoyens israéliens peuvent exercer des recours administratifs et judiciaires. Les juges sont indépendants. Des organisations gouvernementales et des ONG font des enquêtes et peuvent aider les personnes dont les droits ont été bafoués notamment en s’adressant directement à la Cour suprême.

[38]  L’efficacité de la protection de l’État israélien a été appréciée plusieurs fois par la Cour. Comme l’affirme le juge LeBlanc dans la décision Komatsia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 695 :

[11] Dans l’affaire Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], la Cour suprême du Canada rappelait que le droit international relatif aux réfugiés a été établi « afin de suppléer à la protection qu’on s’attend à ce que l’État fournisse à ses ressortissants ». L’on voulait ainsi que les demandeurs d’asile « soient tenu[e]s de s’adresser à leur État d’origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d’autres États ne soit engagée ». Ce droit ne devait donc s’appliquer « que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement » (Ward, à la p 709).

[12] Ainsi, en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu, selon une jurisprudence constante, de présumer que la protection de l’État est offerte au demandeur d’asile. […]

[13] Il n’est pas contesté, en l’espèce, que cette présomption s’applique à l’État d’Israël, un état démocratique doté d’une force policière professionnelle et d’une magistrature indépendante. Or, pour repousser cette présomption, le demandeur se devait de démontrer soit qu’il a épuisé tous les moyens objectivement raisonnables pour obtenir la protection de l’État, soit qu’il lui aurait été objectivement déraisonnable de le faire (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au para 46). En d’autres termes, remettre en doute l’efficacité de la protection de l’État sans vraiment la mettre à l’épreuve ou simplement faire valoir une réticence subjective à faire intervenir cette protection ne suffit pas à réfuter ladite présomption (Ruszo, au para 33).

[39]  Le demandeur a présenté des éléments de preuve attestant une animosité sanctionnée par l’État à l’égard d’activistes comme lui‑même et montrant que la police et les tribunaux ne protègent pas nécessairement les activistes qui sollicitent leur aide (voir en particulier l’article de Jonathan Ofir « Adi Shosberger called Israeli soldiers ‘terrorists’ – and Israel has turned on her » sur Mondoweiss). Il a également soumis des éléments de preuve établissant que deux responsables israéliens l’ont menacé; bien que ces éléments de preuve n’aient pas été directement pris en considération par la SAR, la SPR leur a accordé une attention particulière aux paragraphes 36 à 47 de sa décision.

[40]  Toutefois, le demandeur n’a pas démontré qu’il a personnellement cherché à obtenir la protection de l’État ou de l’aide à la suite de ces menaces, ni que ses demandes ont été traitées avec indifférence ou qu’il n’a pas reçu de protection adéquate.

[41]  Encore une fois, le demandeur a été interviewé par des journalistes qui ont rapporté ce qui suit :

[traduction]

« On raconte que les gens comme moi vont payer le prix, et si j’en crois certaines déclarations publiques faites par le ministre, il existe à présent une équipe juridique au ministère des Affaires stratégiques qui cherche toutes sortes de moyens de nuire légalement à des gens comme moi ‑ que ce soit par des méthodes civiles ou pénales. Je suis très curieux, mais d’un autre côté, je ne suis pas masochiste. J’ai donc décidé de ne pas attendre que l’État d’Israël prenne cette décision et au lieu de cela j’ai pris des mesures préventives. »

Ynetnews.com, 24 août 2016

« L’avocat Gilad Paz, 34 ans, fonde sa demande sur les efforts déployés par le ministre de la Sécurité publique, Gilad Erdan, et le ministre de l’Intérieur, Arye Dery. Ce mois‑ci, MM. Erdan et Dery ont déclaré mettre sur pied un groupe de travail pour empêcher les activistes du mouvement BDS d’entrer dans le pays, tout en cherchant à expulser ceux qui se trouvaient sur le territoire.

[…]

Quelques jours après l’annonce faite par les deux ministres, M. Paz a acheté un billet d’avion, fait ses bagages et s’est rendu à Montréal. Immédiatement après l’atterrissage, il a déposé une demande d’asile. »

Haaretz, 24 août 2016

Un Israélien demande l’asile au Canada en affirmant être persécuté en raison de son activisme au sein du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions. La légitimité de ses réalisations au sein de mouvement est toutefois remise en question.

[…]

Plus tôt ce mois‑ci, M. Erdan a annoncé la mise sur pied d’un groupe de travail gouvernemental chargé d’expulser les activistes étrangers appelant au boycott d’Israël et qui tentera également de trouver des mesures punitives contre les citoyens israéliens ou résidents légaux qui les soutiennent.

« Nous avons formé une équipe juridique qui examinera ce qui peut être fait contre les organisations, même israéliennes, qui soutiennent le boycott », a‑t‑il déclaré à la radio de l’armée. « Bien entendu, c’est plus compliqué en raison d’un conflit avec la liberté d’expression ». Néanmoins, a‑t‑il poursuivi, « nous prendrons des mesures réelles contre eux ».

[…]

Bien que la page Facebook de M. Paz soit remplie de messages pro-BDS, ses opinions ne semblent pas autrement confirmées et M. Paz a reconnu durant son entretien avec le Post que la plupart de son activisme se fait « via les médias sociaux ».

D’après les activistes du mouvement BDS contactés par le Post, Gilad Paz est inconnu dans leurs cercles.

The Jerusalem Post, 24 août 2016

[42]  Le demandeur reconnaît dans ces articles qu’il a quitté Israël avant que des sanctions n’aient été prises contre lui et d’autres activistes israéliens et, évidemment, avant qu’une sanction prévue par la loi puisse être contestée devant les tribunaux.

[43]  Après avoir apprécié l’ensemble des éléments de preuve, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle Israël est capable de protéger ses citoyens et disposé à le faire. La Cour n’a pas pour rôle de soupeser à nouveau la preuve, mais d’évaluer si la décision est justifiable, intelligible et transparente et si elle appartient aux issus possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47; Vavilov, au para 99).

[44]  À ce titre, comme la SAR a attentivement considéré les nombreux éléments de preuve additionnels du demandeur ainsi que ceux provenant du cartable national de documentation, et comme elle a correctement appliqué la jurisprudence relative à la protection de l’État, je ne crois pas que son appréciation de la question soit déraisonnable. Même s’il est possible que le demandeur rencontre des difficultés dans son pays natal, aucune preuve au dossier ne montre qu’il a tenté d’obtenir une protection et que cette protection lui a été refusée. La preuve démontre également qu’il existe plusieurs recours dont lui et sa famille peuvent se prévaloir pour demander la protection de l’État d’Israël s’ils devaient subir la moindre persécution.

VII.  Questions proposées aux fins de certification

[45]  À la fin de l’audience, l’avocat du demandeur a sollicité un délai supplémentaire pour formuler des questions de portée générale qu’il jugeait propres à être certifiées.

[46]  Dans une lettre datée du 20 décembre 2019, il a proposé les deux questions suivantes :

[traduction]
La Section d’appel des réfugiés est‑elle fondée d’examiner la question de la protection de l’État en se basant uniquement sur la question générale de la protection de l’ensemble des citoyens israéliens ou doit‑elle prendre en compte les caractéristiques personnelles du demandeur qui a été visé par des menaces directes proférées par le ministre de la Sécurité publique et d’autres hauts responsables du gouvernement israélien?

La Section d’appel des réfugiés est‑elle tenue d’examiner le cadre juridique actuel en Israël, suivant lequel les activistes favorables au mouvement BDS sont passibles de poursuites graves et probables? La Section d’appel des réfugiés est‑elle tenue d’aborder le refus du gouvernement israélien de défendre les droits des activistes du mouvement BDS?

[47]  Je conviens cependant avec le défendeur que ces questions ne remplissent pas le critère établi par la Cour d’appel fédérale pour être dûment certifiées. Ces questions ne seraient pas déterminantes quant à l’issue de l’appel, elles ne transcendent pas l’intérêt du demandeur et ne portent pas sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lewis c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2017 CAF 130, au para 36).

[48]  Premièrement, les critères aux fins de l’analyse de la protection de l’État ont été examinés plusieurs fois par la Cour d’appel fédérale et sont à présent établis en droit (Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178).

[49]  Deuxièmement, la SAR s’est posé la question de savoir si les circonstances personnelles du demandeur l’empêcheraient de se prévaloir de la protection de l’État s’il devait retourner en Israël.

[50]  Aucune question n’est déterminante quant à l’issue de la présente demande, ni ne serait déterminante quant à l’issue d’un appel. À ce titre, les questions ne seront pas certifiées.

VIII.  Conclusion

[51]  L’appréciation par la SAR des nouveaux éléments de preuve du demandeur et sa décision de ne pas tenir d’audience vu ces éléments de preuve étaient raisonnables. Le demandeur n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État en Israël. Son fardeau de preuve était clairement établi et comme il ne s’en est pas acquitté, il ne peut obtenir l’asile au Canada. À ce titre, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-2195-19

LA COUR DÉCLARE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

« Jocelyne Gagné »

 

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-2195-19

 

INTITULÉ :

GHILAD PAZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRéal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA juge en chef adjointe GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 février 2020

 

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

Myriam Roy-L’Écuyer

 

pour le demandeur

 

Amélia Couture

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

pour le demandeur

 

Ministère de la Justice du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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