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Date : 20060321

Dossier : IMM‑5656‑04

Référence : 2006 CF 368

ENTRE :

YURI SOROKIN

MICHAL OMER

ADAM OMER (un mineur représenté par son tuteur à l’instance Yuri Sorokin)

ROMI OMER (une mineure représentée par son tuteur à l’instance Yuri Sorokin)

HEN HALAHMI (un mineur représenté par son tuteur à l’instance Yuri Sorokin)

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LA JUGE SIMPSON

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 9 juin 2004, qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger, expressions définies aux articles 96 et 97 respectivement de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

[2]               Yuri Sorokin et Michal Omer (les demandeurs adultes) et leurs trois enfants mineurs (collectivement les demandeurs) sont de nationalité israélienne. Yuri Sorokin (le demandeur) est né en Russie, mais s’est installé en Israël avec sa première épouse en 1990. Alors qu’il était en Russie, le demandeur a effectué trois ans de service militaire obligatoire entre 1976 et 1979. Après avoir divorcé de sa première épouse selon la loi russe, il a rencontré Michal Omer, une femme juive israélienne, et a vécu avec elle en Israël de 1996 à 2001.

 

[3]               Le demandeur est un chrétien orthodoxe, et il est allégué que les demandeurs ont subi la persécution en Israël aux mains d’extrémistes orthodoxes juifs parce qu’ils ne sont pas de la même religion. Le demandeur a été agressé par des extrémistes orthodoxes à deux reprises, en janvier 1997 et en juin 1999 (ci‑après les agressions). Le domicile des demandeurs a également été vandalisé en mars 2001; l’Étoile de David a été peinte sur les murs intérieurs pendant que la famille dormait à l’étage (ci‑après les actes de vandalisme). Tous ces incidents ont été signalés à la police, et les demandeurs affirment que rien n’a été fait. La famille a déménagé deux fois par suite de ces attaques, mais ils sont restés dans la même ville, et le lieu de travail du demandeur n’a jamais changé.

 

[4]               Les demandeurs prétendent qu’ils sont des objecteurs de conscience. Le demandeur allègue que les autorités israéliennes ont tenté à plusieurs reprises de lui signifier des appels sous les drapeaux pour qu’il fasse un service militaire en Israël, mais il dit avoir échappé à la conscription en déménageant souvent et en demandant à son épouse de dire aux autorités qu’il n’était pas à la maison.

 

[5]               Les demandeurs adultes souhaitaient avoir des enfants, mais, comme le divorce obtenu par le demandeur en Russie n’était pas reconnu selon la loi israélienne, ils n’ont pas pu se marier en Israël et ont dû par conséquent s’adresser à un hôpital privé plutôt qu’à un hôpital public pour obtenir des traitements contre la stérilité. Ils n’avaient pas les moyens de payer les traitements en question, et Michal Omer a donc donné huit de ses ovules en contrepartie. Les demandeurs adultes disent craindre que, s’ils devaient retourner en Israël, leurs enfants, qui sont demi‑frères et demi‑sœurs, ne se rencontrent par inadvertance et se marient.

 

[6]               En juin 2001, Michal Omer et sa fille Hen Halami ont été témoins d’un attentat‑suicide. Cet événement a causé un traumatisme à l’enfant, pour lequel elle a été soignée.

 

[7]               Les demandeurs sont arrivés au Canada en septembre 2001 et ont demandé l’asile en septembre 2002.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

 

[8]               La Commission a jugé que la preuve ne suffit pas à montrer que le demandeur était recherché pour faire un service militaire en Israël. La Commission a aussi relevé que la conscription elle‑même n’est pas considérée comme une persécution et que le refus de s’engager ne serait pas, selon la loi israélienne, puni d’une peine d’emprisonnement inusitée ou lourde. La Commission n’a pu constater l’existence d’aucune conviction éthique, morale, politique ou religieuse interdisant au demandeur de porter les armes, et elle a relevé qu’il n’avait jamais en Israël exprimé son opposition à l’idée d’être soldat.

 

[9]               La Commission a estimé que les agressions et les actes de vandalisme n’équivalaient pas à de la persécution et que la police était intervenue quand elle avait été priée d’enquêter à ce sujet. La Commission a conclu qu’en Israël, l’État offre une protection adéquate.

 

[10]           La Commission a estimé que les demandeurs n’étaient exposés qu’à un risque généralisé d’attaques terroristes et que les autorités israéliennes prenaient véritablement les moyens de protéger la population contre les auteurs d’attentats‑suicides.

 

[11]           La Commission n’a pas accepté le témoignage du demandeur selon lequel son divorce obtenu en Russie ne serait pas reconnu par la loi israélienne, et cela parce que la preuve documentaire indiquait le contraire. Elle a aussi considéré que les demandeurs avaient choisi de donner les ovules de l’épouse pour payer les traitements requis contre la stérilité, et que l’accès à tels traitements n’est pas un droit fondamental. En outre, elle a jugé que la crainte des demandeurs adultes de voir leurs enfants épouser leurs demi‑frères ou demi‑sœurs n’est pas un motif pouvant fonder une demande d’asile.

 

[12]           Finalement, la Commission a estimé que les demandeurs avaient tardé à quitter Israël et à demander l’asile au Canada. Ils avaient aussi voyagé en dehors d’Israël à plusieurs reprises avant d’arriver au Canada, mais n’avaient jamais présenté une demande d’asile ni ne s’étaient jamais mariés dans aucun des pays qu’ils avaient visité.

 

LES POINTS LITIGIEUX

 

[13]           Les demandeurs disent que la décision de la Commission devrait être annulée pour les raisons suivantes :

i)                    il y a une crainte raisonnable de partialité;

ii)                   la Commission ne s’est pas demandé si Israël était coupable de crimes contre l’humanité;

iii)                 la décision ne faisait pas état de la crainte de persécution ressentie par les demandeurs adultes en raison de leurs opinions politiques;

iv)                 la décision ne faisait pas état de la preuve documentaire relative à la persécution religieuse;

v)                  la Commission a refusé de croire, au mépris de la preuve produite, que le demandeur est un objecteur de conscience;

vi)                 la Commission ne s’est pas demandé si les expériences vécues en Israël par les demandeurs équivalaient cumulativement à de la persécution;

vii)               la Commission a commis une erreur en accordant du poids au fait que les demandeurs avaient tardé à demander l’asile au Canada, qu’ils avaient tardé à demander l’asile aux États‑Unis et qu’ils s’étaient réclamés à nouveau de la protection offerte par Israël;

viii)              la Commission a conclu qu’Israël offre à sa population une protection contre les attentats‑suicides, mais cette conclusion n’est pas appuyée par la preuve.

 

EXAMEN

            i)          La crainte de partialité

 

[14]           Quatre mois avant l’audience de la Commission, un article daté du 15 mai 2003 avait paru dans le National Post (ci‑après l’article). Il faisait état d’une décision antérieure de la Commission par laquelle la Commission avait jugé qu’Israël s’était rendu coupable de crimes contre l’humanité. On pouvait lire ensuite dans l’article que le ministre de l’Immigration (le ministre) avait dit que la décision de la Commission était [traduction] « contraire à la politique officielle d’Ottawa ».

 

[15]           Les demandeurs disent que cette critique du ministre les autorise raisonnablement à craindre que la Commission, dans la présente affaire, n’ait pas considéré d’une manière impartiale, de peur d’être censurée par le ministre, leur preuve qu’Israël commet des crimes contre l’humanité dans ses rapports avec le peuple palestinien. Les demandeurs disent aussi que, puisque le ministre peut, en application de l’article 176 de la LIPR, décider si des mesures disciplinaires ou correctives s’imposent à l’égard d’un commissaire, une crainte raisonnable de partialité doit être constatée.

 

[16]           Je suis arrivée à la conclusion que la question de la partialité n’a pas à être étudiée ici puisque la décision de la Commission ne concernait pas le point de savoir si l’armée israélienne (l’armée) avait commis des crimes contre l’humanité.

 

ii)         Les crimes contre l’humanité

 

[17]           Le demandeur prétend que des atrocités, y compris des crimes contre l’humanité, auxquelles s’est livrée l’armée sont la raison pour laquelle il est un objecteur de conscience. Toutefois, la Commission n’a pas cherché à savoir si son refus d’accomplir le service militaire était ou non authentique, parce qu’elle n’a pas cru que l’armée avait cherché à recruter le demandeur au cours de ses onze années passées en Israël. Il n’y a aucune raison de contester cette conclusion. La Commission a aussi estimé que, étant donné son âge, il n’était guère probable qu’il soit appelé sous les drapeaux. Au vu de la preuve, il était loisible à la Commission de tirer cette conclusion. Pour ces motifs, la Commission n’était pas tenue de se demander si l’armée avait commis des crimes contre l’humanité.

 

iii)        Les opinions politiques

 

[18]           Les demandeurs adultes ont tous deux exprimé une crainte subjective de persécution de la part du gouvernement israélien, mais aucun d’eux n’a pu donner le détail de sa crainte. Après examen de leurs formulaires de renseignements personnels (FRP) et de leurs témoignages, il semble que ce qu’ils ont dit, c’est qu’ils n’avaient pas le sentiment de pouvoir s’exprimer contre les politiques d’Israël à l’endroit des Arabes et des Palestiniens. Au début de l’audience de la Commission, tout ce que l’avocat des demandeurs a dit sur le sujet était ceci :

[traduction]

L’autre question a trait aux opinions politiques parce que le refus d’une personne d’accomplir son service militaire est une forme d’expression de ses opinions politiques. Les opinions politiques présumées sont également source de préoccupation.

 

[19]           Durant son témoignage, le demandeur a dit que l’armée avait détruit les maisons d’auteurs d’attentats‑suicides et tué des représentants palestiniens ainsi qu’un journaliste. Toutefois, il faisait ces observations en réponse à des questions sur son opposition au service militaire pour cause de crimes contre l’humanité.

 

[20]           Dans son FRP, la demanderesse se disait en désaccord avec la politique israélienne envers les Arabes et les Palestiniens et se décrivait comme une objecteur de conscience. Durant son témoignage, elle a dit que le gouvernement israélien commet des crimes contre les Palestiniens et qu’elle ne pouvait pas exprimer librement son opposition. Elle a dit que, par crainte, elle n’avait pas participé à la politique israélienne, mais elle n’a pas prouvé que le gouvernement israélien persécutait des manifestants ou des militants.

 

[21]           Sur cette toile de fond, il s’agit de savoir si la Commission a commis une erreur en ne considérant pas comme un sujet distinct la crainte de persécution ressentie par les demandeurs en raison de leurs opinions politiques. À mon avis, la Commission n’a pas commis cette erreur parce que la question ne lui a pas été présentée d’une manière qui nécessitait une évaluation distincte.

 

iv)        La preuve documentaire – Persécution religieuse

 

[22]           Selon les demandeurs, la Commission a laissé de côté trois documents (les documents) qui, disent‑ils, confirmaient leur témoignage selon lequel des extrémistes juifs orthodoxes avaient agressé le demandeur parce qu’il était un chrétien partageant la vie d’une femme juive.

 

[23]           Il s’agit de savoir si l’un quelconque des documents aurait dû être mentionné dans les motifs de la Commission. Le premier, qui semble avoir été affiché sur un site Web, fait état de menaces de mort proférées contre un rabbin qui donnait des conférences, le second est un article de presse qui ne parle nulle part de persécution à l’endroit de couples dont les conjoints sont de religion différente. Le troisième est un rapport du 7 octobre 2002 du Département d’État des États‑Unis sur la liberté religieuse, où l’on pouvait lire que les juifs ultra‑orthodoxes harcelaient les chrétiens et les musulmans. Le rapport en question fait état de liaisons entre personnes de religion différente, mais uniquement quand l’une est chrétienne et l’autre musulmane, et finalement il fait état de plaintes de chrétiens évangéliques (entre autres) selon lesquelles des Juifs ultra‑orthodoxes avaient vandalisé leurs édifices. Aucun des documents ne disait que les relations entre chrétiens et juifs étaient la cible de juifs ultra‑orthodoxes et, puisque les documents ne confirmaient pas le témoignage des demandeurs, je suis d’avis que la Commission n’était pas tenue d’en faire état dans sa décision.

 

v)         La crédibilité

 

[24]           La Commission a tiré deux conclusions négatives sur la crédibilité des demandeurs. Selon elle, il y avait insuffisance d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi montrant que le demandeur avait jamais été recherché pour accomplir un service militaire en Israël ou qu’il avait été recherché en tant que personne désirant éviter ses obligations militaires. À mon avis, la Commission pouvait parfaitement tirer ces conclusions. Aucun des documents produits ne montre que le demandeur avait été approché par l’armée et, puisqu’il avait vécu dans la même ville durant toutes ses années passées en Israël et qu’il avait toujours travaillé au même endroit, on peut très bien imaginer que, si l’armée l’avait recherché comme conscrit ou comme personne désirant éviter ses obligations militaires, elle l’aurait trouvé.

 

vi)        Les événements cumulatifs

 

[25]           Les demandeurs disent que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas considéré comme de la persécution passée l’effet cumulatif des agressions et des actes de vandalisme. Je ne suis pas persuadée par cet argument. Les deux agressions ont eu lieu à deux ans d’intervalle, et les actes de vandalisme se sont produits près de deux ans après la seconde agression. Dans ces conditions, il n’était pas nécessaire pour la Commission de les considérer comme des événements cumulatifs équivalant à de la persécution.

 

vii)       La lenteur à demander l’asile

 

[26]           À la page 963 du dossier du tribunal, la Commission, après avoir entendu le demandeur expliquer les raisons pour lesquelles il avait attendu plus d’un an au Canada pour demander l’asile, a tenu les propos suivants : [traduction] « C’est bien. Cela répond à la question concernant votre lenteur à demander l’asile ». Cependant, dans sa décision, la Commission écrivait ce qui suit :

Le tribunal conclut que le fait qu’il n’ait pas demandé l’asile aux États‑Unis, qu’il se soit réclamé à nouveau de la protection d’Israël et qu’il ait attendu avant de présenter sa demande d’asile au Canada font douter de sa crainte subjective, et le tribunal conclut en outre que sa motivation, en venant au Canada, était d’immigrer et non pas de fuir la persécution.

 

[27]           Le défendeur reconnaît que la Commission a commis une erreur en tirant un argument de la lenteur du demandeur à demander l’asile, mais il dit que l’erreur est sans conséquence parce que les deux autres conclusions, le fait pour le demandeur de s’être réclamé à nouveau de la protection de l’État en Israël et le fait de ne pas avoir demandé l’asile aux États‑Unis, étaient fondées. Toutefois, je n’ai pas retenu cet argument parce que les raisons données par les demandeurs pour s’être réclamés à nouveau de la protection de l’État en Israël et pour ne pas avoir demandé l’asile aux États‑Unis ne sont pas mentionnées dans la décision de la Commission.

 

[28]           Il s’agit de savoir si ces erreurs sont importantes, vu qu’elles sont précédées de conclusions qui rejettent fermement l’allégation des demandeurs selon lesquelles ils ont une crainte subjective de persécution. Selon moi, vu les circonstances de la présente affaire, les conclusions qui concernent la lenteur à demander l’asile, le fait de s’être réclamé à nouveau de la protection de l’État en Israël et le fait de ne pas avoir demandé l’asile aux États‑Unis n’étaient pas déterminantes et n’autorisent pas la Cour à accueillir la demande de contrôle judiciaire.

 

viii)      La protection de l’État

 

[29]           La Commission a conclu que « [b]ien que la protection contre les attaques terroristes aveugles et imprévisibles visant des civils juifs en Israël ne soit pas parfaite, Israël fait néanmoins de sérieux efforts pour protéger ses citoyens ».

 

[30]           Les demandeurs disent que c’est là une conclusion manifestement déraisonnable, et qu’Israël n’offre pas une protection efficace contre les auteurs d’attentats‑suicides parce que, malgré les moyens pris par Israël, les attentats dévastateurs persistent.

 

[31]           Selon moi, si les demandeurs sont exposés aux actes commis aveuglément par les auteurs d’attentats‑suicides, c’est parce qu’ils vivent en Israël. Le risque est généralisé et tous ceux qui sont présents en Israël y sont exposés, sans égard à leur origine ethnique ou à leur religion. D’ailleurs, les étrangers et les touristes eux‑mêmes sont exposés à ce risque, qui n’est pas lié à une persécution. Il m’est donc impossible de dire que la Commission a commis une erreur dans sa manière d’analyser cet aspect.

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

le 21 mars 2006

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5656‑04

 

 

INTITULÉ :                                       YURI SOROKIN ET AUTRES

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 14 NOVEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 21 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Roger Rowe

 

            POUR LES DEMANDEURS

Stephen Jarvis

 

            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Roger Rowe

Toronto (Ontario)

 

            POUR LES DEMANDEURS

John H.Sims

Sous‑procureur général du Canada

Toronto

 

            POUR LE DÉFENDEUR

 

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