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Date : 20200225


Dossier : IMM‑5202‑19

Référence : 2020 CF 302

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 février 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

UMIT DEMIRTAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire vise la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR); cette dernière avait rejeté la demande d’asile du demandeur et conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur est un citoyen de la Turquie qui allègue craindre d’y être persécuté en raison de son origine ethnique kurde, de sa foi alévie et de son affiliation à un parti pro‑Kurdes, le Parti démocratique des peuples (le HDP).

[2]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en n’examinant pas adéquatement la preuve nouvellement admise. Le demandeur soutient aussi que la SAR a commis une erreur dans ses conclusions défavorables sur la crédibilité et en concluant que la preuve du demandeur relativement à un élément central de sa demande d’asile était contradictoire.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Les faits

A.  Le demandeur

[4]  Monsieur Umit Demirtas (le demandeur), un citoyen de la Turquie âgé de 43 ans, craint d’être persécuté en Turquie en raison de son origine ethnique kurde, de sa foi alévie et de son affiliation au HDP. Dans sa demande d’asile, le demandeur a déclaré être un homme d’affaires prospère et a affirmé que, pendant cinq ans, il a donné d’importantes sommes d’argent — environ 65 000 à 80 000 $ CAN — en guise de soutien financier au HDP. Le demandeur a allégué que ses contributions financières ont suscité l’intérêt de la police à son égard et qu’il ne pouvait pas retourner en Turquie par crainte d’être tué par la police. Le demandeur a affirmé qu’en avril 2017, il a été interrogé par la police au sujet de son affiliation au HDP. En mai 2017, une descente a eu lieu dans la maison du demandeur et les policiers l’ont perquisitionnée, ce qui a été l’élément [traduction« déclencheur » de la crainte du demandeur relativement à sa sécurité. Après cet incident, le demandeur s’est rendu en Europe et aux États‑Unis, mais n’a présenté une demande d’asile dans aucun de ces pays, et, chaque fois, il est retourné en Turquie. En fin de compte, le demandeur est arrivé au Canada et y a présenté une demande d’asile.

[5]  Les audiences de la SPR ont eu lieu le 30 novembre 2017 et le 26 janvier 2018. Dans une décision datée du 5 février 2018, la SPR a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

B.  La décision de la SPR

[6]  Une des conclusions principales de la SPR était que le demandeur [traduction« n’était pas crédible en général » et qu’il n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisamment fiables pour étayer sa crainte d’être persécuté en Turquie. La SPR n’était pas convaincue que le demandeur craignait de retourner en Turquie ou qu’il était affilié au HDP comme il le prétendait.

[7]  En particulier, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’explication crédible quant à savoir pourquoi il s’était rendu dans plusieurs pays européens et aux États‑Unis, mais était retourné en Turquie alors que ces voyages avaient eu lieu après l’élément qui avait servi de [traduction« déclencheur » à sa crainte pour sa vie. La SPR a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il avait voyagé pour établir des antécédents de voyage afin d’obtenir un visa du Canada, et elle a conclu que le fait qu’il ait voyagé dans quatre pays sûrs sans même y demander l’asile et qu’il soit subséquemment retourné dans le pays où il disait craindre d’être persécuté correspondait davantage au comportement d’une personne qui éprouvait très peu de crainte en Turquie. Bien que le demandeur ait témoigné qu’il était venu au Canada pour offrir une vie meilleure et plus sûre à sa famille, la SPR a conclu que son témoignage était incompatible avec le fait qu’il ait choisi de venir seul au Canada, alors qu’il aurait pu s’enfuir vers un pays de l’espace Schengen avec son épouse et ses enfants, qui étaient munis de visas Schengen.

[8]  De plus, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé qu’il était affilié au HDP, car il n’avait fourni aucune preuve de son soutien financier à ce parti et la preuve qu’il avait présentée quant au moment où il est devenu membre du parti était contradictoire. Dans son exposé circonstancié, le demandeur n’a pas précisément allégué être membre du HDP, mais a souligné qu’il apportait un [traduction« soutien financier » à ce parti. Toutefois, dans l’annexe A de son formulaire, le demandeur a déclaré qu’il était membre du HDP depuis juillet 2017. Pendant son témoignage, le demandeur a donné de nombreuses réponses vagues et incompatibles quant au moment où il est devenu membre du parti. De plus, le demandeur a livré un témoignage contradictoire quant à savoir s’il était membre du parti lorsqu’il a parlé aux policiers et quant à ce qu’il leur a dit au sujet de son affiliation au HDP lorsque les policiers l’ont interrogé. Compte tenu de ces incohérences, la SPR n’a pas cru que le demandeur avait été interrogé par les policiers.

[9]  Qui plus est, la SPR n’était pas convaincue que le demandeur avait fait des dons au HDP, car il n’avait pas réussi à prouver qu’il avait donné d’importantes sommes d’argent au HDP et avait été incapable de fournir une explication raisonnable pour justifier l’absence de documents à cet égard.

[10]  Le 1er mars 2018, le demandeur a interjeté appel à la SAR. Celle‑ci a rejeté l’appel dans une décision datée du 30 juillet 2019.

C.  La décision de la SAR

[11]  Dans le cadre de l’appel, la SAR a admis les cinq nouveaux éléments de preuve suivants :

  1. un affidavit personnel fait sous serment par [le demandeur] dans lequel il affirme que son épouse a été sommée de se présenter à la police, qui l’a interrogée au sujet des allées et venues de son époux et de son affiliation au HDP;

  2. une copie d’une citation à comparaître demandant à l’épouse [du demandeur] de se présenter au bureau du procureur public;

  3. l’enregistrement audio et la transcription d’un appel téléphonique de la police;

  4. une capture d’écran des résultats de recherche pour les mandats d’arrestation dans une base de données de la police turque;

  5. des photos de la visite de l’épouse [du demandeur] à la police.

[12]  La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en ne mentionnant pas précisément le témoignage de vive voix de M. Dimen, le beau‑frère du demandeur, et a aussi conclu que ce témoignage n’avait pas permis de dissiper les autres préoccupations de la SPR en matière de crédibilité. La SAR a souligné que le témoignage de M. Dimen avait pour but d’établir les circonstances dans lesquelles le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de la Turquie et la raison pour laquelle il n’avait pas demandé l’asile ailleurs, ce que la SPR a adéquatement examiné. Bien que le demandeur ait insisté sur la valeur probante du témoignage de M. Dimen pour établir son profil en tant que partisan du HDP, la SAR a accordé une très faible valeur probante à ce témoignage puisqu’il ne portait pas principalement sur cette question. En outre, la SAR a conclu que la preuve du demandeur soulevait de sérieux problèmes de crédibilité quant à un aspect essentiel de sa demande d’asile et que la faible valeur probante du témoignage de M. Dimen ne permettait pas de dissiper ces préoccupations quant à la crédibilité.

[13]  La SAR a aussi conclu que les nouveaux éléments de preuve du demandeur étaient insuffisants pour outrepasser les problèmes de crédibilité ou pour établir le bien‑fondé de sa demande d’asile. La SAR a admis que le demandeur avait fait l’objet d’une enquête et d’un mandat d’arrestation en Turquie, mais n’a accordé aucun poids à ses déclarations non étayées concernant le fait qu’il était recherché par les autorités en raison de son affiliation au HDP, au motif qu’il manquait de crédibilité. Sur la foi de la preuve contradictoire du demandeur sur son affiliation au HDP, de son témoignage contradictoire au sujet de ses interactions avec les policiers concernant son affiliation au HDP et de l’absence d’éléments de preuve corroborant ses dons au HDP, la SAR n’a pas cru les allégations du demandeur concernant son affiliation politique au HDP ni les raisons qu’il a avancées pour justifier l’intérêt des autorités à son égard.

[14]  Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur dans la manière dont elle a traité la nouvelle preuve et que cette preuve n’a pas été adéquatement examinée. Le demandeur soutient aussi que la SAR a commis une erreur dans ses conclusions sur la crédibilité tirées à son égard.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[15]  La question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable, et en particulier :

  1. si la SAR a commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité;

  2. si la SAR a commis une erreur quand elle a examiné si le demandeur s’était prévalu de nouveau de la protection de la Turquie;

  3. si la SAR a commis une erreur dans la manière dont elle a traité la nouvelle preuve.

[16]  Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [Vavilov], rendu récemment par la Cour suprême du Canada, la norme de la décision raisonnable s’appliquait généralement au contrôle de l’analyse menée par la SAR à l’égard des conclusions de la SPR ainsi qu’aux conclusions tirées par la SAR relativement à la crédibilité, comme c’est le cas en l’espèce : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 (CanLII), aux par. 30, 34‑35; Ilias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 661 (CanLII), au par. 30; Walite c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 49 (CanLII), au par. 30; Deng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 887 (CanLII), aux par. 6‑7. Il n’y a pas lieu de s’écarter de la norme de contrôle adoptée dans la jurisprudence, puisque l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov commande l’adoption de la même norme de contrôle, celle de la décision raisonnable.

[17]  Comme les juges majoritaires de la Cour suprême l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti », (Vavilov, au par. 85). En outre, « la cour de révision doit être convaincue [que la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

A.  Les conclusions relatives à la crédibilité

(1)  Le soutien financier au HDP

[18]  Le demandeur reconnaît qu’il a fait des déclarations contradictoires quant à savoir s’il avait admis à la police son affiliation au HDP. Lors de l’audience de la SPR, le demandeur avait d’abord déclaré qu’il avait dit à la police qu’il était membre du HDP, mais qu’il n’avait pas apporté de soutien financier à ce parti. Au contraire, il ressort de l’exposé circonstancié du demandeur que ce dernier a dit à la police qu’il n’était pas affilié au HDP et qu’il n’en était pas un donateur. Subséquemment, dans son témoignage, le demandeur a affirmé qu’il avait dit à la police qu’il ne soutenait [traduction« en aucune manière » le HDP — qu’il n’en était pas membre, et qu’il ne le soutenait pas financièrement.

[19]  Toutefois, le demandeur affirme que son témoignage — quant à savoir s’il avait déclaré être un donateur du HDP pendant l’interrogatoire de la police — n’était pas contradictoire et que la SAR a commis une erreur en concluant que la preuve qu’il avait présentée relativement à un élément central de sa demande d’asile était contradictoire. Le demandeur soutient aussi que la SAR a commis une erreur en concluant qu’il pouvait apporter la preuve de son soutien financier au moyen de documents. Le demandeur affirme que son témoignage permettait d’étayer son argument selon lequel il ne pouvait pas fournir de documents corroborant les dons qu’il avait faits au HDP : il a donné son argent personnel, de sorte que ces dons n’apparaissaient pas dans les registres de son entreprise; il n’avait pas envoyé de virements bancaires, de sorte qu’il n’y avait aucune trace de ces dons dans ses comptes bancaires; il avait fait des dons ici et là, de sorte qu’aucune somme importante n’avait été retirée de ses comptes bancaires; et les personnes qui pouvaient corroborer son soutien financier étaient toutes détenues. Le demandeur fait valoir que ni la SPR ni la SAR n’ont pris en compte la situation dangereuse dans laquelle se trouvent le HDP et ses partisans, qui incite quiconque craint les descentes policières à éviter toute trace de soutien financier.

[20]  Le demandeur invoque les décisions Khamdamov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1148 (CanLII) [Khamdamov], aux paragraphes 13 et 16, et Guven c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 38 (CanLII) [Guven], aux paragraphes 53 et 54, pour affirmer que la SAR a commis une erreur en se fondant sur l’absence d’éléments corroborants pour douter de sa crédibilité dès le début de son analyse sur cette question.

[21]  Le défendeur avance que la demande d’asile du demandeur contenait des incohérences concernant son affiliation au HDP et ses déclarations à la police. Il était loisible à la SAR de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur. Le demandeur a reconnu qu’il avait livré un témoignage contradictoire quant à savoir s’il avait révélé son affiliation au HDP à la police. Le défendeur affirme que même si le demandeur plaide que cette incompatibilité n’est pas importante, son affiliation au HDP était un aspect essentiel de sa demande d’asile parce que les contradictions dans les éléments de preuve sont prises en compte dans l’évaluation globale de la crédibilité.

[22]  De plus, le défendeur affirme que comme il a été conclu que le demandeur manquait de crédibilité relativement à plusieurs aspects de sa demande d’asile, la présomption selon laquelle il disait la vérité avait été renversée, et la SAR était en droit d’exiger une preuve corroborant son soutien financier au HDP (Elfar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 51 (CanLII), au par. 4). Le défendeur invoque le paragraphe 20 de la décision Guzun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 FC 1324 (CanLII), pour soutenir qu’il n’est pas déraisonnable d’exiger une preuve documentaire étayant les aspects importants de la demande d’asile d’un demandeur.

[23]  Je souscris à la thèse du demandeur selon laquelle la SAR a commis une erreur en concluant que la preuve qu’il avait présentée relativement à un élément central de sa demande d’asile était contradictoire. Même si le témoignage du demandeur relativement à la question de savoir s’il avait révélé son affiliation au HDP à la police était contradictoire, son témoignage selon lequel il avait nié être un donateur du HDP pendant l’interrogatoire de la police était cohérent. À mon avis, l’élément central de la demande d’asile du demandeur résidait dans son statut en tant que donateur du HDP. Dans son affidavit, le demandeur explique que, [traduction« après la tentative de coup d’État de juillet 2016 en Turquie, le fait d’être un donateur du HDP était véritablement perçu comme de la trahison par le gouvernement turc ». Au‑delà du fait d’être un simple membre du HDP, le danger pour le demandeur découlait de ses contributions financières qui pouvaient aider le HDP à promouvoir ses objectifs.

[24]  En outre, la SAR a commis une erreur en concluant que le demandeur pouvait produire des documents corroborant son soutien financier. Les décisions Khamdamov et Guven sont utiles en l’espèce. Dans la décision Khamdamov, la Cour a conclu que la SAR avait commis une erreur en exigeant que le demandeur produise des éléments de preuve documentaire corroborants, alors qu’elle n’avait aucun motif de conclure que la preuve du demandeur n’était pas fiable (Khamdamov, au par. 16). Dans la décision Guven, la Cour a conclu qu’il n’y avait ni véritable contradiction ni incohérence dans la preuve de la demanderesse et que la SPR avait commis une erreur en fondant ses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur l’absence de preuve corroborante. En l’espèce, la SAR a déraisonnablement rejeté l’élément central de la demande d’asile du demandeur et a donc commis une erreur en exigeant que le demandeur produise des éléments de preuves corroborant son soutien financier au HDP.

(2)  La lettre du HDP

[25]  Le demandeur soutient que la SAR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve. Il fait précisément valoir qu’une lettre du HDP énonçant qu’il était membre du parti, ainsi que la nouvelle preuve démontrant que les autorités étaient à sa recherche, établissaient qu’il était probable qu’il soit recherché en raison de son affiliation au HDP. Le demandeur affirme que comme la lettre de son frère indiquait que les policiers le menaçaient à son lieu de travail, la SAR aurait dû en conclure que ceux‑ci agissaient de manière à le persécuter ou que [traduction« des politiciens véreux » avaient l’intention de le persécuter.

[26]  En ce qui concerne la lettre du HDP, le défendeur fait observer que la SAR est présumée avoir pesé et considéré toute la preuve dont elle disposait. La SAR n’est pas obligée de mentionner chacun des documents mis en preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CA); Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317, [1992] ACF no 946 (CA); Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF)).

[27]  À mon avis, la SAR n’a pas pris en compte l’ensemble de la preuve. Bien qu’elle ait admis la lettre du HDP, ainsi que les lettres des amis et des membres de la famille du demandeur, elle n’a pas analysé la preuve de manière globale. Les divers éléments de preuve ont été examinés en vase clos, sans aucune considération pour la manière dont chacun des éléments s’agençait dans l’ensemble du récit.

B.  Se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie

[28]  Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en rejetant les explications raisonnables qu’il a fournies quant à savoir pourquoi il n’a pas présenté de demande d’asile en Europe ou aux États‑Unis, nommément qu’il voulait être réuni avec les membres de sa famille au Canada. Le demandeur soutient en outre que la SAR a répété l’erreur commise par la SPR en concluant que le demandeur aurait pu quitter la Turquie avec les membres de sa famille munis des leurs visas Schengen pour demander l’asile tous ensemble. Le demandeur fait remarquer qu’il a quitté la Turquie le 30 juillet 2017 lorsqu’il a appris que la police allait l’arrêter, alors que les membres de sa famille n’ont obtenu leurs visas Schengen que le 2 ou le 3 août. Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable que la SPR tire des conclusions défavorables quant à sa crédibilité parce qu’il n’avait pas demandé l’asile en Europe.

[29]  Le défendeur avance que la SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que le retard du demandeur à présenter sa demande d’asile et le fait qu’il a effectué plusieurs allers et retours en Turquie ne traduisaient pas une crainte immédiate et subjective de persécution (Murugesu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 819 (CanLII), au par. 23; Ortiz Garzon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 299, au par. 30; Duarte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 988, au par. 14; Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 197, au par. 21). Le défendeur soutient que, comme le demandeur n’a pas présenté de demande d’asile à deux occasions distinctes en Europe et aux États‑Unis, il était loisible à la SAR de rejeter son explication. Aussi, le demandeur aurait pu présenter sa demande d’asile avec les membres de sa famille en Europe en août 2017, plutôt que de le faire tout seul au Canada à la fin du mois de juillet 2017. Le défendeur avance que la SAR a raisonnablement conclu que les actions du demandeur ne traduisaient pas une crainte subjective de persécution.

[30]  À mon avis, la SAR a commis une erreur en rejetant les explications raisonnables fournies par le demandeur pour justifier pourquoi il n’a pas demandé l’asile à la première occasion. Le demandeur a expliqué que son beau‑frère était déjà établi au Canada et y vivait, et que ce dernier pouvait l’aider à y présenter une demande d’asile. Comme la Cour l’a conclu dans la décision Alekozai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 158 (CanLII) [Alekozai], le fait de tenter d’être réuni avec sa famille est un motif valable pour ne pas demander l’asile à la première occasion (Alekozai, au par. 12). En outre, lorsque le demandeur a quitté la Turquie parce qu’il craignait une arrestation imminente de la police, il ne savait pas que les membres de sa famille obtiendraient leurs visas Schengen quelques jours plus tard. Compte tenu des circonstances factuelles, il est déraisonnable que la SAR ait accepté la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur aurait pu quitter la Turquie pour un pays de l’espace Schengen avec les membres de sa famille afin d’y demander l’asile ensemble — il était illogique de s’attendre à ce que le demandeur prévoit de quelque manière que ce soit le moment où les membres de sa famille recevraient leurs visas Schengen, lorsque le demandeur s’est enfui de la Turquie.

C.  Le traitement des nouveaux éléments de preuve

[31]  Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur dans sa manière de traiter les nouveaux éléments de preuve admis. Il soutient que la SAR a mal appliqué le critère applicable à une conclusion factuelle : certes, la SAR a correctement énoncé que le critère juridique était la prépondérance des probabilités, mais elle a conclu qu’il est « possible » que le demandeur soit recherché pour des raisons qui n’ont rien à voir avec des motifs liés à la protection des réfugiés. Le défendeur affirme que les arguments du demandeur ne sont pas fondés et qu’ils constituent un examen à la loupe de la décision de la SAR. Le terme « possible » entre dans le champ d’application de la norme [traduction] « plus probable que le contraire ».

[32]  Étant donné que d’autres éléments de la décision de la SAR la rendent déraisonnable, je ne vois aucune raison d’examiner cette question.

V.  La question à certifier

[33]  On a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous deux affirmé qu’il n’y en avait pas, et je suis d’accord avec eux.

VI.  Conclusion

[34]  La SAR n’a pas adéquatement examiné l’ensemble de la preuve dans son évaluation des allégations du demandeur. La SAR a commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité et en concluant que la preuve du demandeur relativement à un élément central de sa demande d’asile était contradictoire. La SAR a aussi commis une erreur en rejetant les explications raisonnables que le demandeur a fournies pour justifier pourquoi il n’avait pas pu fournir une preuve corroborant ses contributions financières au HDP. Enfin, la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a rejeté les explications raisonnables du demandeur quant à savoir pourquoi il n’avait pas demandé l’asile à la première occasion.

[35]  La décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5202‑19

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mars 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5202‑19

INTITULÉ :

UMIT DEMIRTAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 février 2020

Jugement et motifS :

Le juge AHMED

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 25 février 2020

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Pour le demandeur

Christopher Araujo

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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